Archives de la catégorie : Témoignage sur Serge Antoine

Bettina Laville Conseiller d’État sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Je vais commencer par une anecdote qui date de 1978. Je sortais d’une école assez vilipendée pour que je ne la nomme pas, et ma première réunion, au titre du ministère de l’Éducation, visait à être tancée par la Datar. J’arrivais donc un peu tremblante et j’ai été reçue par trois personnes : Serge Antoine, Bernard Latarget et Jean-Pierre Duport. Il s’agissait de monter toutes sortes d’actions entre l’Aménagement du territoire et l’Environnement et seul, un peu comme d’habitude, le ministère de l’Éducation renâclait et j’avais hérité du dossier. Je me suis un peu défendue, mais en fait, j’étais tout à fait d’accord avec eux, j’avais déjà compris que l’Éducation nationale ne se remuait pas assez pour l’environnement et j’ai fini par craquer – j’étais très jeune après, on ne craque plus – en disant : « Vous avez raison, je suis d’accord. » Tous les trois ont éclaté de rire, Serge m’a reconduite à la porte et m’a dit : « C’est dur les débuts dans l’administration », et je lui ai confié : « Oui, c’est très dur. Je me demande même si je vais rester. » Il m’a dit : « Vous savez, finalement, dans l’administration, on surmonte tous les obstacles quand on a une passion. » J’hésitais beaucoup, pendant deux ou trois mois, mais cela m’a fait rester. Je crois que c’est le message le plus extraordinaire que l’on peut donner à un très jeune administrateur qui s’interroge, c’est aussi un message de passion sur la fonction publique.
Un peu étonnée qu’on m’ait donné cette partie « territoire », mais très contente de la partager avec vous, j’ai donc décidé de vous parler de Serge dans ce territoire qu’est l’administration française. Finalement, c’est un peu autour de ce parcours administratif que j’ai le mieux connu Serge avant d’avoir eu l’honneur, avec mesdames Veil et Bouchardeau, de lui demander de présider ce que nous venions de fonder, c’est-à-dire le Comité 21.
D’abord, j’ai essayé de réfléchir en me disant que Serge était « territoire », et je ne reviendrai pas sur tous les témoignages précédents, mais pour symboliser un peu ce qu’étaient les territoires pour Serge, je dirais trois choses.
Serge, ne nous y trompons pas, occupait le territoire, mais il l’occupait quand il y avait un vide et qu’il considérait, avec sa culture, son humanité, sa connaissance de ce pays, de son territoire, de son aménagement du territoire, et sa connaissance du monde, qu’on ne s’occupait pas assez du problème X du moment. Et le problème X du moment devenait sa passion !… Je trouve que c’est un trait de caractère très particulier et très extraordinaire.
Tellement de gens envahissent leur propre territoire ou, même dans l’administration, envahissent le territoire des autres… mais lui, il occupait le sien et occupait des territoires qui étaient en jachère. Il avait horreur de la jachère, alors qu’il considérait qu’à un moment donné, le territoire en question devait être cultivé et que finalement, la création humaine, administrative, juridique, devait l’envahir pour en faire quelque chose, pour en faire un véritable sujet pour améliorer le sort des gens, de ce pays et de l’environnement. Jamais il n’envahissait le territoire car il était extrêmement respectueux du fait que c’était véritablement le peuple, les gens de la base, les associations, l’ensemble des acteurs qui, en fait, construisaient ce territoire et que nous, hauts fonctionnaires, devions être simplement des facilitateurs. C’est pour cela que jamais il n’envahissait un territoire lorsqu’il s’en occupait, mais qu’il était toujours respectueux de la parole des autres, du mot des autres et parfois, des sourires ou des chagrins des autres. En effet, je crois qu’il faut aussi se souvenir de sa grande humanité.
Et puis, encore plus étrange, dans ce monde étrange qu’est l’administration, il quittait les territoires quand il pensait qu’il avait transmis, quand il pensait que d’autres pouvaient faire aussi bien que lui. Et comme il était modeste, avec humour quand même, il disait très souvent : « Mieux que moi. » Nous pensons tous que ce n’est pas mieux que lui, mais il nous a transmis à nous tous beaucoup de choses parce qu’il avait fait, il avait joué son rôle, il avait construit et il pensait qu’il fallait que d’autres continuent à construire.
Voilà ce que j’aurais à dire sur les territoires, mais je voudrais, sur le territoire administratif, insister sur le fait que Serge a été un très grand administrateur de mission. L’administration de mission est un terme qui se perd. À cette époque où les Premiers ministres, quand ils sont énarques s’excusent de l’être, et quand ils ne le sont pas en font une gloire, on peut parfaitement considérer que l’administration est critiquée, souvent vilipendée, et parfois paraît très éloignée des gens malgré les efforts de proximité que l’ensemble des responsables administratifs pratiquent. Le problème c’est que l’on a oublié cette conception, rappelée par Jérôme Monod ce matin, de l’administration de mission, et là aussi, on rejoint le territoire. Quand il y a un vide dans l’action publique, il faut le remplir. Et c’est vrai que Serge a été véritablement ce formidable administrateur de mission ; à la Datar d’abord, cela a été rappelé par beaucoup, notamment par Jean-François Théry, au ministère de l’Environnement qui était au début administration de mission et qui, parfois, le reste encore.
C’est vrai que, de temps en temps, l’administration de mission produit ce que vous avez appelé du « droit gazeux » et comme la Présidente de la section des travaux publics du Conseil d’État est dans la salle, je ne ferai évidemment pas l’éloge du droit gazeux – bien que je m’y étais préparée – parce que je risquerai d’être tancée ensuite. Mais quand même, le droit gazeux permet parfois de mettre un peu d’esprit dans des textes sévères, et également un peu de novation dans des institutions qui sont souvent, sur nos sujets de développement durable, difficiles à appréhender sur le plan juridique, un peu « passion ».
Quand je pense à Serge, je pense souvent à ce vers : « Les nuages, les nuages, les merveilleux nuages », mais il ne faut pas croire que Serge était un rêveur, il était un homme d’utopie au sens le plus noble du terme. Il avait les pieds dans la réalité, la tête dans les nuages et le cœur à côté des êtres, de ceux qu’il estimait, de ceux qui lui étaient chers. C’est une de ses grandes qualités. En tout cas, il a illustré cette administration de mission de manière que je me permets de trouver totalement pleine d’enseignements pour les jeunes. Dans cet hommage, j’aperçois quelques jeunes, il faudrait qu’il y en ait plus parce que c’est évidemment cette grande leçon qu’il a à transmettre : l’administration est une mission qui honore complètement ceux qui la pratiquent, à condition, pensait-il, qu’elle ne soit pas paralysée par beaucoup de lourdeurs.
Serge, dans les nombreux territoires qu’il a investis, était un militant. Je l’ai vécu personnellement quand j’ai lancé le festival du film. Serge Antoine était de tous les festivals du film, pourtant j’étais une jeune militante inconnue à l’époque, mais cela l’intéressait. Je crois que le grand principe de Serge est que quand cela l’intéressait, il venait et ne se demandait pas à quel titre il venait.
Pour ma part, je l’ai connu dans les années 1980, il était proche de toutes les personnes qui avaient dirigé la France au cours des quinze dernières années. Il n’empêche qu’il a fait un compagnonnage extrêmement fructueux et riche avec Michel Crépeau, Huguette Bouchardeau, Brice Lalonde. Soyons francs, nous nous sommes beaucoup interrogés sur ses opinions politiques. Combien de fois ai-je entendu : « Mais finalement, Serge est-il de droite ou de gauche ? » Je ne crois pas qu’il était apolitique, mais peut-être savez-vous ce qu’il était ? Moi, je ne le sais pas, et je n’ai jamais voulu le savoir. Je ne pense pas qu’il était apolitique, mais il était quelque chose qui se perd aussi et qu’il faudrait largement réhabiliter, il était « asectaire ». Je crois qu’il s’en enorgueillissait et qu’il faudrait suivre cette leçon.
Pour finir, deux ou trois anecdotes, notamment des souvenirs personnels.
J’étais directeur de cabinet de la Francophonie. Là, c’est la manière de Serge de servir l’État. En effet, il se dit : « Il y a une grande cause et il y a une copine. » Il appelle la copine et lance la conférence de Tunis sur la francophonie et l’environnement. S’il y a eu, deux ou trois ans auparavant, à Marrakech un sommet des chefs d’État francophones qui s’est occupé d’environnement et de développement durable, c’est à cause de l’idée de Serge sur la conférence de Tunis.
Ensuite, sur la préparation de la conférence de Rio, je ne rappellerai pas le rôle éminent qu’il y a joué. Mais j’ai retrouvé un petit papier qu’il m’avait envoyé quand j’étais à Matignon au moment de Rio, je vous le lis parce que c’est tout Serge : « Bettina, ça va mal. Il faut alerter le président de la République. Les pays du Sud n’acceptent pas de reconnaître les méfaits de notre mode de civilisation, ça va capoter là-dessus. » Après, il me décrivait le point des négociations, et il terminait par cette phrase que je trouve superbe : « C’est normal. Comment a-t-on pu croire un instant qu’on ferait célébrer la pauvreté par les pauvres ? »
Un autre souvenir avant de terminer. C’était au retour de Rio et là, immédiatement, il se remet à l’ouvrage. Il fait, avec Martine Barrère, cet ouvrage tout à fait passionnant, la Terre entre nos mains, qui a été véritablement l’acte qui a complètement diffusé, en France, les résultats de la conférence de Rio. J’avais l’impression, à cette époque, qu’il avait une certaine hâte à ancrer les résultats de Rio dans notre pays si réticent au développement durable et qui, dans ces années-là, a pris quelque retard avant de reconnaître le concept. Cela a été considérable, et Serge est le plus grand acteur du post-Rio. Il a complètement animé ces cinq années, si bien que lorsque les trois associations se sont réunies pour devenir le Comité 21, Simone Veil et moi principalement, madame Bouchardeau étant déjà retirée de la présidence de son association, sommes tombées immédiatement d’accord pour lui offrir la présidence du Comité 21 qui avait eu deux patrons, couple improbable mais réel, Michel Barnier et Ségolène Royal.
Pour conclure sur les territoires, Serge a été le ministère de l’Environnement. Il faudrait dire à madame Olin et à ses prédécesseurs, et il faudra dire à ses successeurs, que lorsqu’ils prennent le ministère, ils sont un peu chez Serge Antoine. Je me permets de lancer l’idée qu’il faudrait peut-être matérialiser, d’une manière ou d’une autre, le fait qu’il a habité, au sens spirituel du terme, ce ministère.
Serge était un savant au sens d’Edgar Morin et ce qui m’a toujours fascinée c’est à quel point ce savoir ne l’entravait pas ; mais au contraire, il démultipliait avec une grande facilité ce savoir dans ce monde si complexe. Parfois, la complexité du monde nous inhibe mais lui, avec son optimisme naturel, cela le faisait avancer dans toutes sortes de directions où il ne se perdait pas.
Il m’a souvent fait penser à ce que la littérature allemande appelle un Wanderer, c’est-à-dire quelqu’un qui, à la fois, se promène, chemine et avance. Ce mot ne peut se traduire en français, mais ce Wanderer qui hante toute la littérature allemande, d’Hermann Hesse à Rilke, et à beaucoup d’autres, c’est celui qui, comme les artistes du Moyen Âge, marche et apprend sur lui-même, et apprend aux autres en marchant.
Quand on a comme cela l’art du voyage sans jamais s’arrêter, c’est qu’on a, au fond de soi, un immense équilibre. Je pense que sa famille lui procurait cet équilibre et il faut saluer ici cette famille qui lui a permis de faire tant de choses, en particulier Aline. Exactement comme les gens qui cheminent en semant des graines dont, parfois, nous ne sommes pas toujours tout à fait conscients, il faut dire qu’il ne s’arrête jamais, et ce que nous pouvons souhaiter c’est que le territoire de Serge continue de s’étendre.

Publié dans Comité 21, Sommet de Rio, Témoignage sur Serge Antoine | Laisser un commentaire

Thierry Chambolle Ancien conseiller du président du groupe Suez pour le développement durable sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

J’ai rencontré Serge Antoine virtuellement, pour la première fois, en 1975 quand je suis entré à la Datar. En effet, il n’y était plus, mais notre premier séminaire s’était passé à Arc-et-Senans et la maison Datar était encore toute pleine de ses idées.
Peu de temps après, je suis entré au cabinet de Michel d’Ornano, au ministère de l’Environnement, à l’époque ministère de la Culture et de l’Environnement, et c’est là que je l’ai rencontré et que nous avons commencé à travailler ensemble, chargés d’une tâche un peu bizarre : la préparation d’une charte de la qualité de la vie. D’ailleurs, Jean-François Saglio me disait : « Comment quelqu’un de sérieux comme toi peut travailler sur un document aussi gazeux ? » Heureusement, Serge Antoine était là et nous avons pu travailler ensemble sur ce sujet. Nous avions préparé un grand nombre de mesures dont certaines ont été appliquées et, grâce à lui, nous avions prévu deux mesures qui, naturellement, n’ont pas été retenues par le gouvernement. La première était d’autoriser les radios libres, elles ne l’étaient pas à cette époque et le sont devenues depuis, mais c’était une proposition qui figurait grâce à lui dans notre document. La deuxième proposition, peut-être un peu plus farfelue bien qu’elle commence à se réaliser, était de prévoir des vestiaires dans les entreprises pour que les gens puissent venir à vélo et se changer après leur trajet. J’entendais encore, tout récemment sur France Inter, un certain nombre de déclarations sur ce sujet.
C’était une période joyeuse pour lui, comme pour nous. C’était en 1977, nous avions appris par une indiscrétion qu’il avait cinquante ans à ce moment-là, nous avions acheté un gros gâteau d’anniversaire pour le partager avec lui dans l’hôtel de Sully, pendant la préparation de cette charte. C’est vraiment un souvenir qui reste.
Au ministère de l’Environnement, c’était un très bon camarade, un très bon ami pour tout le monde parce que, comme l’a très bien dit Bettina Laville, au fond, il ne guignait le poste de personne. Il était persuadé, de toute façon, que l’exercice de l’autorité et de la gestion, à un certain degré, était l’ennemi mortel de l’innovation et de l’imagination. Par conséquent, ce n’était pas vraiment sa tasse de thé et donc, les relations avec lui étaient sans aucune ambiguïté, sans difficulté.
Je voudrais apporter deux témoignages parce que, parmi les gens qui travaillaient dans cette direction de la prévention des pollutions et qui avaient un rapport avec lui, il y avait Jacqueline Aloisi de Larderel. Elle m’a envoyé un long courriel pour me dire combien, étant aux États-Unis, elle était désolée de ne pas pouvoir participer à cette journée et elle me chargeait de vous transmettre toute l’affection qu’elle avait pour lui. J’ai reçu un autre courriel de quelqu’un que vous connaissez peut-être moins, qui s’appelle Jean-François David. Il avait échangé une correspondance avec Serge Antoine qui lui avait renvoyé un petit mot sur lequel il avait écrit :
Les droits de l’homme sont de même nature que l’environnement, bien fragiles.
Cela représente bien sa pensée, il n’a jamais essayé d’opposer l’homme et l’environnement, et a toujours regardé cela comme un ensemble. Les droits de l’homme et l’environnement, c’était pour lui un peu le même combat.
Au fond, à force de fréquenter les hommes politiques, il aurait pu s’en lasser et il aurait même pu penser qu’on ne pouvait rien attendre d’eux. Cela n’a jamais été le cas et, quels que soient ces hommes politiques, qu’ils soient de droite ou de gauche, il les a toujours interpellés démocratiquement, il a toujours manifesté vis-à-vis d’eux une impertinence ou une exigence démocratique. Même si je reste persuadé qu’à la maison ou en lui-même, il bougonnait contre pas mal de gens, notamment d’hommes politiques, il avait un respect démocratique pour eux. Pour ma part, c’est le souvenir que je garde de lui, de ces années que nous avons passées à travailler ensemble.
Comme nous avons révélé ce matin son amour pour la poésie, amour que je partage, je lui dédis ce vers d’Hölderlin : « Il faut habiter poétiquement la Terre. » Selon moi, c’est ce qu’il a voulu faire.

Publié dans Environnement, Témoignage sur Serge Antoine | Laisser un commentaire

Danielle Poliautre Maire-adjoint de Lille, chargée du développement durable sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

La dernière fois que j’ai vu Serge Antoine, c’était lors des dix ans du Comité 21. J’étais assise près de lui parce que, souvent, nous bavardions quand nous nous rencontrions, j’appréciais beaucoup. Il était affaibli, mais pas amoindri et toujours dans une joyeuse combativité. J’ai été vraiment surprise, quelques mois plus tard, quand Anne-Marie Sacquet m’a annoncé son décès. J’ai d’ailleurs envoyé un petit mot qui résume un certain nombre de sentiments que j’avais dans cette relation avec Serge Antoine que j’ai découvert plus tard ainsi que nombre d’entre vous.
Je disais : « C’est avec beaucoup de peine que je viens de prendre connaissance de la disparition de Serge. Je le considérais un peu comme mon père spirituel du développement durable et j’avais toujours avec lui beaucoup de complicité. Par-delà sa réflexion qui ouvrait toujours les questions et les possibles, sa gentillesse et sa modestie en faisaient un vrai pédagogue, un sage qui contribue à nous construire. »
J’avais souhaité transmettre le message à sa famille et j’ai eu une réponse de son fils, Emmanuel Antoine, que je connaissais sans avoir jamais fait le lien avec Serge que j’avais connu un certain nombre d’années auparavant. Nous n’avions pas eu l’occasion d’en parler.
J’ai commencé à découvrir Serge Antoine lors de la préparation de Rio. À l’époque, j’étais – comme on dit, dans la société civile – animatrice d’un collectif de préparation de la conférence de Rio, participant d’ailleurs aussi à un collectif national animé, à l’époque, par Patrick Legrand, de France nature environnement, le collectif « Environnement et développement international ». C’est donc à cette occasion que je l’ai rencontré et, au fur et à mesure des années, puisque le développement durable est aussi pour moi un combat très important, je l’ai croisé de plus en plus souvent, de plus en plus régulièrement, dans ce qui a été l’évolution à travers la constitution de réseaux, les réseaux nationaux (Comité 21, 4D) mais aussi des réseaux européens, voire internationaux, auxquels d’ailleurs la France participe encore trop faiblement.
C’est vrai que j’avais toujours avec lui une relation presque filiale. Pour moi, il était un peu celui qui m’apportait une tranquillité dans la réflexion et, en même temps, l’ouvrait très fortement. Ce lien s’est fait aussi beaucoup sur mon histoire, parce qu’il appréciait beaucoup la place de la société civile, et l’importance de la démocratie, pas seulement parmi les élus et les administrations qui évidemment ont un rôle important, mais aussi à travers le rôle de chacun pour apporter le meilleur de lui-même dans cette recherche d’un nouveau développement durable et solidaire dans cette coconstruction qui est en cours et, encore aujourd’hui, trop faible.
Depuis 2001, je suis adjointe au développement durable dans l’équipe de Martine Aubry. J’avais participé à l’animation et l’élaboration d’un Agenda 21 lillois qui a été signé en 2000, et Serge était très attentif à ce qui se passait à Lille et le suivait avec beaucoup d’intérêt. Les collectivités locales sont devenues, depuis quinze ans, parmi les acteurs les plus actifs dans la mise en œuvre du développement durable. Elles sont les premiers maillons du territoire, au plus près des citoyens, pouvant au mieux peut-être les impliquer non seulement dans la compréhension des enjeux, mais aussi dans leur rôle, dans ce que l’on appelle aujourd’hui la nouvelle gouvernance. Cette notion, auprès des citoyens, de solidarité dans le temps et dans l’espace qui est constituante du développement durable, au-delà de la démocratie, était très forte chez Serge. Nous avons parlé tout à l’heure de la prospective, et non de la prospective en tant qu’étude, mais bien de la façon d’inscrire le court terme dans le long terme. Et nous savons combien aujourd’hui, notamment autour des questions de la ville durable, ces questions sont importantes. À Lille, nous travaillons sur des notions d’éco-quartiers, dans le cadre du renouvellement urbain. Comme le dit Martine Aubry : « Comment construire un nouvel art de vivre ensemble ? » Selon moi, cette notion de solidarité dans le temps, avec les générations futures, est extrêmement importante. La difficulté est de savoir comment concilier démocratie, inscrire le temps de la démocratie, avec l’urgence des réponses à apporter. Dans les villes, nous avons de vraies questions concrètes à traiter, et comment avoir les moyens de construire la ville durable en impliquant fortement les citoyens ?
Cette notion de temps est donc une question forte, comme celle de la solidarité dans l’espace. Là aussi, c’était quelque chose de très important pour Serge, notamment avec cette notion d’empreinte écologique. À Lille, nous menons une étude pour analyser flux, matière, énergie pour voir ce que nous prélevons sur d’autres territoires. Nous savons que 20 % de la population mondiale consomme 80 % des ressources et nous ne pourrons pas continuer, si nous voulons un développement durable, à consommer sur nos territoires sans penser à l’évolution des autres territoires, qu’ils soient autour de nous, dans les intercommunalités, mais aussi à l’échelon mondial.
Ces deux notions de solidarité dans le temps et l’espace étaient des notions très fortes et nous avions eu l’occasion d’en parler, notamment dans le réseau de la francophonie, puisque j’étais avec lui à Beyrouth en 2001. Cela conciliait pour lui, encore une fois, deux notions importantes : celle de la citoyenneté, d’ouverture au monde, et cet aspect de la culture.
Je finirais sur un des derniers aspects qui m’a beaucoup émue chez Serge Antoine. Nous étions à Paris dans une préparation de l’Agenda 21 parisien et j’ai annoncé que Lille, qui a été capitale européenne de la culture en 2004, avait intégré un volet consacré à la culture dans son Agenda 21. On aurait dit qu’il savourait un bon gâteau ou un bon vin, d’une manière gourmande ! Il était très joyeux, il avait beaucoup apprécié. On peut toujours avoir le débat pour savoir si la culture est un pilier supplémentaire ou si c’est le tout, on parle de « culture de développement durable ». Selon moi, nous sommes dans un carrefour de changement de civilisation et effectivement, tout cela est très culturel et il avait, là encore, peut-être anticipé.
L’intérêt de Serge Antoine est qu’il savait être dans la pratique quotidienne, sur le changement de comportements avec des citoyens, mais il savait aussi être critique dans les différents niveaux d’organisation de la société. Je suis aussi tout à fait d’accord sur l’idée qu’il est essentiel que les citoyens changent de comportement, l’écocitoyenneté est une notion importante, mais on ne peut pas seulement renvoyer aux citoyens les changements qui appellent aussi des changements aux différentes échelles, depuis notre territoire local jusqu’au territoire national, européen ou mondial. Ceux qui ont des responsabilités importantes doivent aussi être cohérents, nous ne pouvons pas continuer à demander aux citoyens de la cohérence si les pouvoirs publics, en tant que tels, ne montrent pas cet exemple de cohérence. À quelques jours de la « Journée sans voitures », quand on pense que l’on continue à construire des infrastructures qui sont des appels d’air pour le développement de la voiture, je pense qu’il faut que l’on montre aux citoyens que la cohérence ce n’est pas seulement au niveau de leur vie quotidienne, mais qu’il y a des responsabilités à prendre.
Pour terminer, je saluerais l’homme. En effet, tout ce qu’il a fait a été largement présenté, mais je saluerais l’humaniste. Parce que le développement durable, finalement, c’est croire en l’homme, en sa capacité d’organiser l’intelligence collective. Je le dis souvent, mais selon moi, la ressource la plus renouvelable, la plus abondante et peut-être la moins bien utilisée c’est l’intelligence humaine, l’intelligence collective ; comment cette intelligence collective va être mobilisée, appelée, il y a là un gros challenge et c’était vraiment au cœur de ce que pensait Serge Antoine.
Il était aussi un intellectuel, et combien de pistes intéressantes a-t-il ouvertes et qui, heureusement, se sont aussi concrétisées.
Mais il était également un militant joyeux. En effet, quand on parle de développement durable, on parle de problèmes, mais lui parlait de solutions, avec beaucoup de joie, de passion. C’est bien d’avoir de l’espérance à vingt ans, mais quand on arrive en fin de vie et qu’on continue à transmettre l’espérance dans le futur, l’espérance d’un avenir futur commun qui peut être plus durable et plus solidaire, je crois qu’il nous a laissé là un beau message.
J’espère, en tout cas, que sa trace sera indélébile et que tout ce qu’il a suscité et permis de mettre en place trouvera des prolongements et des amplifications. C’est tout ce que je souhaite.

Publié dans Collectivité locale, Développement durable, Témoignage sur Serge Antoine, Tous les articles | Laisser un commentaire

Christian Garnier Vice-président de France nature environnement sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Serge Antoine aurait certainement été amusé et c’est une espèce de clin d’œil qu’Anne-Marie Sacquet et moi-même nous retrouvions parmi les derniers participants de cette réunion. En effet, finalement, nous avons la place qui nous revient, celle des agitateurs, de ceux qui essayent de brasser les idées dans la société civile et qui ont permis, comme l’a dit Madame la ministre, à ce ministère même d’exister, et avec qui Serge Antoine a su tisser les liens qui font qu’aujourd’hui, nous sommes de ce côté-ci alors que vous êtes de ce côté-là. L’inverse aurait pu être vrai pour nombre d’entre vous.
Avant le ministère de l’Environnement, avant même le rapport Armand dont Serge Antoine a bien voulu tirer un petit coup de chapeau amical aux auteurs, il y a eu une vie pour l’environnement, notamment ces années 1960 qui ont été la genèse de l’environnement. Pour ma part, à l’aube des années 1960, à la fin des années 1950, j’avais envie de trouver un métier dans la protection de la nature et je ne savais pas encore que je voulais travailler dans l’environnement. Aujourd’hui, je suis professeur dans une école d’architecture qui a créé, depuis déjà deux décennies, le premier pôle « architecture-environnement-développement durable » en France. Ceci m’aurait peut-être permis de recroiser Serge Antoine parce que j’ignorais, à l’époque où avec mes étudiants, dans les années 1973-1974, nous étions en train de remettre la Bièvre à ciel ouvert dans Paris sur l’îlot Poliveau qu’il avait cette passion pour son territoire, sous cette forme-là.
Pour ma part, j’ai fréquenté les milieux qui portaient cette pensée à l’époque, les milieux scientifiques, le service de conservation de la nature du muséum et bien d’autres, mais aussi les associations qui allaient former ce qui devait devenir la Fédération que j’ai l’honneur de vice-présider, France nature environnement, le réseau territorial profond de la protection de la nature et de l’environnement dans ce pays. Avec une poignée d’amis, j’ai eu la chance, en mars 1964, de fonder le centre interdisciplinaire de socio-écologie. Évidemment, quand la nouvelle est arrivée jusque sur les bureaux de la Datar, quand nous sommes entrés en relation par l’intermédiaire du Muséum national d’histoire naturelle, le tissu associatif qui portait l’environnement à l’époque dont personne ne parlait puisque ce mot n’existait même pas dans la langue française, a très vite retrouvé le chemin de tous les pionniers, notamment au sein de l’administration. Sur ce point, je ne vais pas refaire le récit de ce qu’a fait Serge Antoine.
Pour avoir pu participer aux fameuses journées de Lurs qui ont été ce bouillonnement extraordinaire qui a été le moment où la politique de l’environnement a commencé à s’écrire dans le paysage français médiatique et institutionnel, j’ai pu mesurer les nombreuses qualités de Serge Antoine, et je vais en souligner quelques-unes parce qu’aujourd’hui, elles sont en danger dans la société internationale et dans la société française. Nous ne vivons plus du tout dans le même monde que celui où nous vivions à l’époque de ces années 1960-1970.
Ce qui était tout à fait extraordinaire chez Serge Antoine c’était son immense curiosité, le fait de s’intéresser beaucoup aux jeunes, et l’âge moyen de cette salle, auquel je participe aussi, fait que c’est une interrogation importante et ce, même si beaucoup de jeunes s’investissent dans des associations de terrain. À cette époque, nous avons aussi énormément apprécié l’impertinence institutionnelle de Serge Antoine, et sa capacité à parler des choses difficiles, ce que l’on évacue bien souvent dans le débat social et politique. Je ne reviens pas sur son intérêt, sur la diversité et le respect qu’il portait aux personnes, mais il ne se contentait pas d’écouter, il intégrait. Il était à l’écoute au sens le plus profond du terme, et c’était un extraordinaire alambic du développement durable, en ce sens qu’il nourrissait beaucoup les autres et il savait énormément se nourrir des autres en les écoutant. Par rapport aux questions de politique d’environnement, de développement durable et de vie en société, c’est un message tout à fait important. Il avait l’intelligence des bons compromis, le sens de la transversalité, il savait comprendre l’équilibre entre ménager et aménager le territoire. J’ai fait un mémoire d’ingénieur, dans les années 1960, sur le thème de l’agriculture citadine et la colère d’Orsay me rappelle qu’il avait apporté sa vision des choses à propos des projets d’Orsay.
Je ne vais pas reprendre tous les messages importants qu’il me paraît devoir être repris et portés par nous dans la société et sur la scène publique, mais il y a une chose dont nous avons assez souvent parlé avec Serge, notamment dans sa petite voiture qui le ramenait des très nombreux réunions et colloques où nous avions l’occasion de nous croiser, à savoir que la société française oppose un certain nombre d’obstacles structurels profonds à la dynamique du développement durable, même s’il y a des gens formidables qui font des choses formidables. Je n’ai pas le temps de développer, mais je crois qu’il va falloir poser les questions qui seront très difficiles à résoudre dans notre société et qui n’existent pas dans d’autres sociétés européennes qui ont leurs propres problèmes selon leur identité et leur histoire. Serge était très conscient de ces problèmes structurels et cela ne le rendait pas toujours gai.
Je garde aussi en mémoire son amitié pour les francs tireurs, son goût du risque et sa confiance. Il se trouve que dans l’équipe de Maurice Strong et de Marc Nerfin qui préparaient la conférence de Stockholm, j’étais en charge du premier document sur les dimensions socioculturelles des politiques de l’environnement. Pendant qu’Ignacy Sachs, avec son équipe, travaillait sur « environnement et développement », une autre équipe dont je m’occupais travaillait sur cette dimension. Ce rapport soulevait quelques questions difficiles sur la dimension culturelle, notamment sur les minorités et la question de leur prise en compte. Nous avons vu les dictatures les plus dures de la planète à l’époque se lever ensemble pour que nous retirions des passages de ce rapport introductif, d’une part l’empire soviétique, d’autre part la dictature des généraux brésiliens. Serge Antoine, évidemment, est venu à la rescousse, a fait de la diplomatie. Nous pouvions compter sur son soutien, non seulement pour faire de beaux discours sur la diversité culturelle, mais aussi pour s’affronter aux problèmes réellement durs et difficiles.
Il a aussi – ce qui pour nous, associatifs et professionnels, représente un intérêt certain – fait preuve d’un engagement personnel. Il l’a fait en tant que professionnel, mais aussi en tant que citoyen, avec beaucoup de bonne humeur et un sens de toutes les difficultés du monde. Je me souviens avoir visité avec lui quelques banderoles comme celles qui se promenaient sur le pont de Galata en 1996 quand il y a eu la grande manifestation au moment de la conférence « Habitat II » sur les questions de droit au logement pour tous.
Je n’ai jamais pu vraiment l’interviewer sur cela, mais je crois que Serge Antoine avait une certaine sympathie pour un terme lancé lors d’une conférence internationale à Barcelone en 1991, autour de cette Méditerranée qui lui était chère, de « développement durable et désirable ». Par rapport à une vision culturelle, solidaire et chaleureuse, c’était sa conception du développement durable.

Publié dans Développement durable, Environnement, Témoignage sur Serge Antoine | Laisser un commentaire

Anne-Marie Sacquet Directrice générale du Comité 21 sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Chère Aline, chers amis, chers adhérents,

Je vais évoquer le grand privilège, le grand bonheur que j’ai eu à travailler quotidiennement avec Serge pendant dix ans, à partager avec lui les enthousiasmes, les utopies toujours concrètes, les avancées que nous pouvions constater au Comité 21 et ailleurs, et aussi souvent les indignations.
C’est vrai que Serge était quelqu’un de très optimiste et résolument tourné vers l’avenir et l’action, ce qui permettait de renouveler en permanence l’énergie qu’il transmettait à tous les partenaires et acteurs qu’il savait mobiliser. Mais il manifestait aussi, de plus en plus, son indignation par rapport à un certain nombre de ruptures qui n’arrivent pas à se produire dans ce pays. Je crois d’ailleurs que l’une des raisons pour lesquelles il était si attaché à la démocratie participative est qu’il était profondément convaincu que les changements allaient pouvoir s’opérer quand, véritablement, les contre-pouvoirs citoyens seraient en mesure de jouer leur rôle, et notamment de bousculer un certain nombre d’inerties qui font que, malgré les constats que vous avez faits, malgré l’adhésion sur le constat que nous pouvons faire depuis maintenant quarante ans – nous l’avons vu ce matin à travers toute l’évocation des rencontres et de l’effervescence qui s’est construite sous l’impulsion de Serge, sur l’urgence des changements à opérer – ces changements ne seront vraiment opérables que si l’avenir appartient aux citoyens. Cela suppose que le citoyen soit écouté, mobilisé, mais aussi qu’il puisse bénéficier d’une véritable pédagogie des enjeux d’une part, et d’une véritable participation au choix d’autre part.
Depuis une dizaine d’années, Serge a beaucoup travaillé là-dessus et a transmis vigoureusement cette volonté de faire en sorte, de toute urgence, que le germe du développement durable et du changement se transmette, de plus en plus, dans le tissu français, c’est-à-dire chez les gens, chez les citoyens, à travers des relais bien sûr. Il était évidemment très content à chaque fois qu’un nouveau relais apparaissait, une association, un centre d’études, un comité de quartier. Quel que soit le relais, il était fondamental pour que la germination puisse se poursuivre et pour que cette prise de pouvoir des citoyens, de la société, contribue à rendre concrets tous ces changements qui sont plébiscités par tous, notamment cette prise en compte du long terme qui lui était si chère.
Ce que j’ai vu au Comité 21 avec lui, et les travaux sur lesquels nous avons beaucoup investi, c’était essentiellement la rencontre fructueuse entre l’ensemble des adhérents du Comité 21. Je crois que c’est le principal héritage qu’il nous laisse. À la création du Comité 21, il y avait une centaine d’adhérents, essentiellement des grandes entreprises, les premières qui s’investissaient à l’époque dans des réseaux du développement durable. C’étaient plutôt les secteurs pétrole, chimie, énergie. Il y avait aussi évidemment des collectivités territoriales, des associations et, au fil de ces années, et au fil des thèmes que nous abordions dans nos groupes de travail (le commerce international, l’alimentation, les énergies, les modes de concertation, etc.), Serge a réussi à insuffler, au sein de ces réseaux, l’envie, l’appétit de travailler ensemble. Il a distillé cette pédagogie de l’action collective et de la concertation d’une manière tout à fait discrète, en filigrane, mais avec une grande détermination. Il a appris aux entreprises à reconnaître le besoin d’expertise du monde associatif et la capacité des associations à prendre la mesure des attentes de la société, et à les porter bien sûr. Il a appris aux associations à passer du conflit à l’espace d’échange et d’écoute des attentes, des besoins, des blocages et à construire, peu à peu, des espaces de réflexion commune. Il a appris aux collectivités à démultiplier leurs espaces de pouvoir et d’échange avec tous les acteurs présents sur les territoires.
C’est un héritage extrêmement important parce que, face à un pessimisme que l’on peut parfois constater ici ou là, y compris chez nous sur certains sujets, nous pouvons nous dire qu’aujourd’hui, il y a au Comité 21, mais aussi dans tous les réseaux qu’il a construits ou semés, cette culture de la concertation et de l’action collective. C’est l’un des plus gros héritages qu’il nous laisse.
Il n’a eu de cesse de distiller cette culture, à la fois au sein du conseil d’administration où il a continuellement instauré un climat de dialogue réciproque, dans tous les groupes de travail, mais aussi au sein de l’équipe. Il était capable de consacrer une demi-journée d’échange avec un stagiaire qui venait d’arriver pour passer six mois au Comité 21. Pour lui, toute personne capable de porter le développement durable, d’apporter une partie des réponses, de transmettre cette envie, cet appétit de progrès était déterminant. Je crois que, pour nous, c’est ce qu’il est important de garantir, de transmettre, de disséminer. Il parlait souvent des acteurs non légitimes : alors bien sûr, il faut rassembler l’ensemble des acteurs, articuler les politiques de l’État, des instances internationales, des collectivités, des entreprises, des associations, mais il disait : « Attention, il y a des gens illégitimes qui ont aussi le droit à la parole, illégitimes parce que non reconnus, non représentés, mais ils constituent pourtant la force vive et aussi un des éléments des réponses concernant les changements à opérer. » C’est la raison pour laquelle il était si attaché à la diversité culturelle qui, pour lui, dépassait de loin l’exercice de la pratique culturelle, mais faisait référence à un énorme besoin de réformer les cerveaux, de manière à ce que nous soyons capables précisément de nous projeter dans l’avenir, ensemble, sans avoir de phénomène de culpabilisation à outrance vers les uns ou les autres, de se projeter vers l’avenir et de pouvoir s’appuyer sur des modes d’intervention, des expertises très complémentaires allant depuis l’agriculture paysanne jusqu’aux prospectivistes dont nous avons parlé précédemment. Pour lui, cette diversité culturelle était la condition sine qua non pour mobiliser une société apte à adopter ces changements et surtout en mesure d’exprimer ses désirs, ses attentes.
C’est un mot qui revenait souvent, y compris quand il parlait d’évaluation et de la nécessité de l’évaluation, de la pratique quotidienne de l’évaluation. Il regrettait que les indicateurs développés, tant au niveau national qu’européen, y compris ceux développés par la Commission du développement durable, n’intègrent pas d’indicateurs d’envie. Évidemment, ce ne sont pas des indicateurs quantitatifs, et il n’est pas évident d’évaluer l’envie, mais nous pouvons peut-être approcher ce chemin. Il a tenté de le faire, notamment en participant à des groupes locaux, régionaux, au sein de groupes de pilotage d’Agendas 21, de discussions dans les régions entre des consommateurs, des élus régionaux, des agriculteurs, des artisans, des commerçants. C’est peut-être cela les indicateurs d’envie, à savoir la capacité de mobiliser la population, les générations présentes, passées et futures et, autour de cela, d’être capable de faire émerger l’ambition de porter des changements, ceux qui seront si difficiles à mener au niveau national ou international. Il l’a souvent dit, je ne reviendrai donc pas là-dessus.
L’une de ses grandes joies récentes, parmi les nombreuses actions que nous avons pu mener ensemble, a été le lancement des réseaux d’Agendas 21 scolaires en France. Aujourd’hui, sur le territoire, il y a environ 200 démarches d’Agenda 21 d’établissements, de l’école primaire au campus. Serge jubilait totalement de l’émergence de ces démarches, et surtout, constat important, il jubilait de l’appétit manifesté par les jeunes à toutes ces échelles, par les communautés éducatives, y compris par les enseignants. Lors de la première réunion du groupe « éducation au développement durable », nous étions totalement sidérés parce qu’il y avait autour de la table des proviseurs, des responsables d’académie, des jeunes, des collectivités, des villes, des régions, des fondations d’entreprises, des responsables de l’Éducation nationale. Ce sont avant tout les enseignants qui ont manifesté le désir de ne plus être coupés de la société, d’apporter leur part à ces mutations qui s’imposent à tous, individuellement et collectivement. Je crois que la principale qualité de Serge était de désamorcer les handicaps, les peurs, de dialoguer avec l’autre, de donner à chacun sa légitimité, de lui permettre d’entrer dans l’action, de le faire avec d’autres parce qu’il y a un projet commun, un désir commun qui s’exprime. Dans ce cadre, toutes les inquiétudes, les inhibitions, après tout, peuvent se lever. En effet, quand on se sent engagé dans un projet avec d’autres et soutenu par d’autres, on est prêt peut-être à bousculer des montagnes. Selon moi, c’est la raison pour laquelle, la décentralisation, la démocratie participative et l’ancrage des Agendas 21 locaux, départementaux, régionaux étaient des ambitions très chères à Serge. C’est quand tout le corps social réagit que nous pouvons espérer aborder des changements significatifs, des changements qui nous permettront de résoudre tous les enjeux dont nous parlons depuis ce matin.
Au-delà de cette ambition forte d’organiser la germination, la contagion, le plus possible dans toutes les composantes de la société, il avait tout de même, de temps en temps, des colères. Je reviens à l’Éducation nationale, cette fois, pour être moins positive. Il regrettait la frilosité de l’apprentissage ou des processus opératoires de l’apprentissage des citoyens à ce qu’est le monde d’aujourd’hui. Nous manquons d’apprentissage des processus économiques dans les cursus de l’Éducation nationale, et il y a aussi une faiblesse de la pédagogie de la nature, du vivant, de la vie tout simplement. Il en parlait souvent, notamment lorsque nous évoquions la question de l’alimentation, un sujet sur lequel nous travaillons depuis deux ans maintenant. Là encore, il disait combien il était important de recadrer les pratiques alimentaires dans les pratiques culturelles, combien il était important de faire ressurgir le vivant et une articulation « désartificialisée » du consommateur par rapport à son alimentation, ce qui conduit bien évidemment, quand on déroule toute la pelote comme il le faisait pour tout sujet qu’il abordait, à traiter aussi des modes de production agricole, des maintiens de culture et d’artisanat et d’une relation directe des citoyens à l’agriculture et à l’aménagement des paysages.
Voici quelques-uns des messages que je souhaitais vous transmettre. Bien entendu, le Comité 21 mettra tous les moyens en œuvre pour perpétuer cet héritage. Nous le ferons avec tous nos adhérents, mais aussi avec d’autres, avec tous ceux qui le souhaitent. Je voudrais tout de même dire qu’il y a quelques germes qui sont construits et qui constituent autant d’acquis dès que les gens se les sont appropriés. Je crois qu’il faut poursuivre sur la voie des Agendas 21 scolaires et la renforcer encore, notamment avec l’ensemble des réseaux que nous constituons. Serge rêvait, depuis quelques années aussi, que nous mettions en place un réseau des Agendas 21 francophones. Je me tourne là vers Habib, je crois que nous sommes sur le point d’aboutir. Je pense qu’il n’est pas inutile que se tissent des liens entre des villes des cinq continents et des villes qui partagent une culture du développement durable telle que vous avez pu la porter au sein du monde francophone.
Avec l’Euro-Méditerranée de l’Agenda 21, un réseau commence à se construire. Le président du Comité 21 algérien en parlait ce matin, nous sommes maintenant jumelés avec la coordination italienne des Agendas 21 locaux, avec le réseau catalan des villes durables. Nous tissons des liens avec le Comité 21 algérien, et bientôt marocain. Je vous invite aussi à rejoindre cet effort de constituer des réseaux, non pas du bas vers le haut, mais des réseaux de collectivités et de citoyens qui partagent leurs outils, qui mutualisent leurs objectifs et leur désir de développement durable en Europe et en Méditerranée.

Publié dans Agenda 21, Comité 21, Témoignage sur Serge Antoine, Tous les articles | Laisser un commentaire

Bernard Glass Ancien directeur du Plan bleu sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Parler de Serge Antoine et du Plan bleu pour la Méditerranée, après que Mohamed Ennabli ait situé l’éminent rôle de Serge sur le champ de l’international méditerranéen, m’amène à faire état, d’une façon personnalisée, des liens entre un haut fonctionnaire atypique et une institution originale, dont il est le père fondateur, tout deux œuvrant pour un meilleur avenir des Méditerranéens.
Passionné par le travail de Serge à la Datar pour l’émergence d’une politique française de l’environnement je me suis retrouvé, jeune fonctionnaire, au premier ministère chargé de l’Environnement. Bien qu’en Alsace, comme délégué régional, j’ai eu l’occasion de travailler avec Serge dans la commission Delmon sur « la participation des Français à l’amélioration du cadre de vie » ; puis de le revoir sur le terrain au Parc national des Pyrénées et, vers Noël 1978, de parcourir avec son épouse Aline, un de ses fils et des amis, le Haut-Atlas marocain.
Nommé DDAF des Alpes-Maritimes je l’ai perdu de vue une dizaine d’années. Jusqu’en 1989 où un coup de téléphone de Serge m’a confirmé la mémoire impressionnante de son carnet d’adresses : « Glass ce serait bien si tu t’intéressais au Plan bleu ! » Je connaissais vaguement cet organisme car le préfet m’avait demandé mon avis sur son rapport de 1989 intitulé « Le Plan bleu : avenirs du Bassin méditerranéen ». Je trouvais l’ouvrage intéressant au plan des études prospectives mais éloigné des préoccupations concrètes des acteurs du terrain dont j’étais. D’où ma réponse à Serge : « Les études j’ai déjà donné. Je préfère me consacrer à l’inspection générale de l’Environnement. Ma réponse pour le Plan bleu est non. »
Sans acter ma position il m’a suggéré de rencontrer Michel Batisse, le président du Plan bleu, qui m’a convaincu de m’impliquer pour un quart de mon temps pour diriger l’équipe du Plan bleu à Sophia-Antipolis. Très rapidement le temps partiel est devenu pratiquement un temps plein surtout parce qu’en toile de fond le binôme Antoine-Batisse m’a stimulé pour relancer le Plan bleu menacé de disparition par les parties contractantes à la Convention de Barcelone qui considéraient que l’exercice, donc l’organisme, Plan bleu s’est achevé par la publication du rapport du même nom !
Au fil des années notre complicité a permis d’étoffer et de redynamiser l’équipe pour amener les pays riverains et l’Union européenne à confier au Plan bleu de nouvelles fonctions dont celle de l’Observatoire méditerranéen pour l’environnement et le développement.
Sous l’impulsion de Serge, le Plan d’action pour la Méditerranée a conforté les propositions du Plan bleu pour renforcer la composante terrestre de ses activités car la qualité de la mer est tributaire de celle d’un développement durable des États côtiers.
Je garde ainsi le souvenir d’un Serge omniprésent au Plan bleu, même retraité, pour conseiller, activer, orienter avec beaucoup d’exigence mais toujours avec le sourire. Pour lui le Plan bleu représentait la quintessence de ses convictions et de ses engagements environnementaux : la prospective et l’approche systémique pour éclairer les décisions des instances internationales, nationales et locales et pour mobiliser la société civile méditerranéenne, au-delà des risques géopolitiques, en faveur d’un développement durable du « berceau des civilisations ».
Une anecdote confirme sa forte motivation pour créer le Plan bleu en 1977 lors de la réunion des parties contractantes en Croatie de l’ex-Yougoslavie. Quand le mandat du Plan bleu, axé sur les relations à long terme entre environnement et développement, était débattu, les autorités yougoslaves voulaient que ce mandat soit intégré à celui d’un centre, le leur, prévu à Split et chargé du programme des actions prioritaires. Selon elles il était logique de lier la réflexion en amont et l’action en aval. Serge a passé une nuit blanche avec Mostafa Tolba, directeur exécutif du Programme des Nations unies pour l’environnement, pour mettre au point l’argumentaire inverse et faire créer le Centre d’activités régionales-Plan bleu, hébergé par la France et chargé de réfléchir aux futurs de la région méditerranéenne.
Durant une trentaine d’années Serge s’est consacré, entre autres, au Plan bleu en veillant notamment à lui faire jouer un rôle majeur à la Commission méditerranéenne du développement durable instaurée en 1994. Jusqu’à ses derniers instants il est resté en contact avec l’équipe du Plan bleu. Il a veillé à la continuité de l’institution avec la publication du deuxième grand rapport en 2005 : Méditerranée. Les perspectives du Plan bleu sur l’environnement et le développement et avec la nomination de Lucien Chabason comme président succédant à Michel Batisse, décédé en 2004. Aujourd’hui, un nouveau directeur, Henri-Luc Thibault, a en charge l’héritage et le futur du Plan bleu qui doit tant à Serge dont les mots clés demeurent : prospective, aménagement du territoire, environnement, développement durable du local au global et réciproquement.
À travers mon expérience et mes relations avec Serge au Plan bleu mon opinion sur lui, avec le respect et l’amitié que je lui dois, peut se résumer ainsi : un très grand serviteur de la cause environnementale ne supportant ni la routine, ni le cloisonnement institutionnel et capable d’imaginer et de créer ce que l’orthodoxie administrative ne permettait pas, pour être efficace.
En me référant au message d’adieu à Michel Batisse de Frederico Mayor, ancien directeur général de l’Unesco, je dirai que Serge Antoine fait partie de ceux qui, comme les étoiles, continuent à émettre de la lumière même quand ils ont disparu.

Publié dans Méditerranée, Plan Bleu, Témoignage sur Serge Antoine, Tous les articles | Laisser un commentaire

Paloma Agrasot WWF, Bureau de politique européenne (European Policy Office) sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Je voudrais féliciter et remercier les organisateurs d’avoir pris cette initiative. Je ne sais pas si c’est possible, mais en écoutant tout cela, on admire encore plus Serge Antoine. C’est vraiment une journée magnifique !
En préparant mon témoignage, j’ai retrouvé un livre de Serge Antoine : Méditerranée 21 : 21 pays pour le XXIe siècle. Développement durable et environnement. C’est un petit livre que Serge a fait en 1995, qu’il a dédicacé à tous ceux qui, en Méditerranée, dans les 21 pays riverains, militent pour que le sommet de Rio se cultive et que les fleurs du XXIe siècle soient dans les graines d’aujourd’hui. Cette dédicace est très belle et vraiment en rapport avec le thème d’aujourd’hui : Serge Antoine, semeur d’avenirs, et il faut croire qu’il aimait semer. Dans l’exemplaire que Serge m’a donné, il a fait une dédicace avec son écriture si caractéristique qui disait : « À Paloma, que son cœur européen porte sur la Méditerranée… » Je trouve que ces deux mots clés « Europe » et « Méditerranée » résument très bien la collaboration que j’ai eu la chance et l’honneur d’avoir avec Serge Antoine.
J’ai connu Serge Antoine au début des années 1990 grâce à Geneviève Verbrugge et je l’en remercie. J’étais au bureau européen de l’Environnement et je commençais à suivre la politique européenne en Méditerranée, au temps de la Charte de Nicosie qui promettait beaucoup mais qui n’a pas réussi. Nous avons commencé, avec Serge Antoine, à partager sur les projets, des idées, le lobbying – Serge était un lobbyiste incroyable – et ainsi, nous avons toujours continué. Je suis passée au WWF, mais la collaboration s’est poursuivie.
Pour revenir sur ce livre, j’ai une anecdote. En effet, Serge l’a fait en 1995. Il tenait vraiment à le faire, il m’a dit : « Quoi ! Les ONG, vous ne faites rien cette année sur la Méditerranée. – Non, pas à ma connaissance. – Je vais le faire parce que c’est une année charnière, il faut que cela se fasse. » Je pense qu’il a fait cela en une ou deux semaines. C’était assez fou, il l’a édité, l’a publié, l’a écrit. Pourquoi une année charnière ? Parce que, comme l’a dit Monsieur Ennabli, c’était l’année de la révision de la convention de Barcelone, c’était un moment important pour la Commission méditerranéenne de développement durable (CMDD), c’était l’année où la déclaration de Barcelone qui marquait le départ de l’Euro-Méditerranée a été signée.
Serge Antoine croyait fermement que les initiatives de l’Union européenne et celles des Nations unies devaient être plus complémentaires et plus cohérentes, et non concurrentes comme beaucoup d’autres le pensaient. Serge avait une vision très positive de la politique européenne et pensait qu’en influençant et en intégrant plus l’environnement et le développement durable, cela ferait du bien à la Méditerranée.
Serge croyait aussi très fermement au rôle des sociétés civiles. Au dos de son livre, il dit :
Le bassin méditerranéen appelle la mise en œuvre solidaire d’un développement durable porté par ses sociétés civiles.
Vraiment, il l’a mis en pratique et plusieurs orateurs l’ont dit aujourd’hui. Au niveau de la Méditerranée, Serge étant un lobbyiste terrible, il appuyait toutes nos idées et nos batailles pour intégrer l’environnement dans la politique européenne, il nous donnait des idées. Il est allé jusqu’à participer à des forums civils euro-méditerranéens sur l’environnement que nous avions organisés (Stuttgart, Marseille, etc.). Il est venu à Bruxelles pour une table ronde au Parlement européen où nous souhaitions mettre en avant la stratégie méditerranéenne de développement durable, et convaincre l’Union européenne que c’était quelque chose qu’elle devait intégrer. Comme cela a été dit, il a vraiment fait tout cela avec simplicité et humilité. Il se mêlait aux ONG, participait aux groupes pour donner ses idées.
Depuis les années 1990, personnellement, j’ai eu la chance de pouvoir monter des projets avec lui. Un projet lui tenait particulièrement à cœur : la création d’une maison de la Méditerranée à Bruxelles. Je ne sais pas s’il en a parlé, moi pas trop tant que ce n’était pas signé. Il y avait les anciens bâtiments de l’école vétérinaire, près de la Gare du Midi à Bruxelles. Cela faisait rénovation urbaine, tout ce qu’il aimait. Dans cette enceinte, il y aurait eu un éco-centre, l’administration de l’Environnement et une petite maison que nous pouvions avoir pour faire une Maison de la Méditerranée et du développement durable. Nous aurions pu y associer les populations maghrébines du quartier, les ONG, les missions, les ambassades. C’était vraiment une superbe idée qui n’a pas abouti pour des raisons politiques bruxelloises. C’est dommage, et c’est vraiment quelque chose que nous pourrions imaginer, à l’avenir, d’une autre manière.
Pour terminer, je voudrais rappeler que Serge Antoine était quelqu’un d’optimiste. Plusieurs l’ont dit, il le dit lui-même dans son livre. J’insiste beaucoup sur ce livre parce que je crois que c’est un peu son testament sur la Méditerranée et le développement durable. Il était optimiste, mais quand j’ai parlé avec lui, au début de cette année, il était très déçu et très sombre. Il m’a dit : « La Méditerranée va mal. » À ce moment-là, comme je suis optimiste aussi, je lui ai répondu : « Non ! D’ailleurs, il y a une nouvelle initiative de l’Union européenne pour la dépollution de la Méditerranée. Justement, un texte est soumis à consultation publique. » Cela l’a vraiment remis sur pieds et il a dit : « Envoyez-moi ce texte, je vais vous donner des commentaires. » En fait, j’aurais dû avoir ses commentaires, mais cela n’a pas été possible.
Je suis optimiste, mais je reconnais que beaucoup de choses vont mal. Il y a eu la crise libanaise, cet été, la pollution par les hydrocarbures, mais malgré tout, si Serge Antoine était encore là, j’aurais vraiment aimé partager avec lui toute une série de perspectives qui s’ouvrent maintenant au niveau de la Méditerranée et de la politique européenne. La Commission européenne vient de publier une stratégie environnementale pour la Méditerranée qui comprend un calendrier d’actions, un programme « Horizon 2020 » qui devrait rassembler l’Union européenne, les Nations unies, le PNUE, les ONG, la Banque mondiale. Serge serait très heureux de voir que l’Union européenne et le PNUE vont travailler de plus en plus ensemble, que le PNUE va agir comme agence d’implémentation de la stratégie marine et de « Horizon 2020 ». Il y a des perspectives telles que la nouvelle politique de l’Union européenne pour la Méditerranée qui est la politique de voisinage qui a une composante, en théorie, environnementale et d’appui à la société civile très importante. J’aurais voulu commenter ces perspectives avec Serge.
Il reste beaucoup de choses à faire, beaucoup d’efforts pour que tout cela parte dans la bonne direction, mais je pense que nous serons guidés par tout ce que Serge Antoine a fait et que nous pourrons réussir quelque chose de bien, tous ensemble.

Publié dans Méditerranée, Témoignage sur Serge Antoine, Tous les articles | Laisser un commentaire

Meriem Houzir sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

C’est une double responsabilité pour moi d’intervenir en fin de journée : la première étant qu’il me sera difficile de prendre la parole après des témoignages aussi riches en personnalités et en contenus ; la deuxième responsabilité concerne les trentenaires que je me permets de représenter, et dont on a beaucoup parlé depuis ce matin, étant donné qu’ils sont chargés de prendre la relève par rapport à tous les engagements initiés et menés par Serge Antoine.
Pour commencer, je tiens à dire que je suis privilégiée d’être parmi vous aujourd’hui pour témoigner en hommage à Serge Antoine, surtout privilégiée de l’avoir rencontré il y a presque dix ans. C’était lors d’un séminaire organisé par l’association 4D sur le thème « Le développement durable, bonne idée ou fausse route ». En tant que jeune chercheur, lors de ce débat, j’avais pris la parole. Pour moi, le développement durable représentait une nouvelle révélation, un nouveau combat, et je me suis exprimée en disant que le développement durable était encore un concept trop jeune pour l’enterrer, tant que nous n’avions pas exploré toutes les pistes pour le mettre en œuvre et lui laisser tout de même le temps de mûrir. Nous, jeunes, avions besoin d’un concept comme celui du développement durable pour continuer à croire à un monde meilleur et solidaire et il fallait donc nous laisser cette chance d’aller jusqu’au bout avant de juger de la pertinence ou non du développement durable, notamment à des échelles régionales comme la Méditerranée qui représente un intérêt commun avec Serge Antoine et dont je suis issue.
À la fin de ce débat, Serge Antoine est venu me voir et, depuis, j’ai eu l’immense plaisir de l’accompagner à travers diverses missions, autour de thématiques liées au développement durable. Il m’avait en particulier confié une étude sur les objectifs du Millénaire pour le développement durable en Méditerranée, et c’était vraiment passionnant de pouvoir mener une recherche en collaboration avec Serge Antoine, bien qu’il fût souvent difficile de suivre son rythme de travail. Ce qui l’intéressait le plus c’était de remonter un peu le temps pour voir l’évolution en termes de progrès pour la mise en place des objectifs du Millénaire, une approche rétrospective. Et il souhaitait une approche prospective afin de dégager des tendances et de comprendre, d’analyser et d’évaluer les perspectives de réalisation des objectifs du Millénaire pour le développement durable par les pays du nord, du sud et de l’est de la Méditerranée. À son grand regret, une des difficultés résidait dans les défaillances en termes de statistiques, pour essayer d’élaborer des scénarios sur la base d’une évolution du passé. Il voulait absolument que je trouve des chiffres, des données sur vingt ans concernant les cibles des objectifs du Millénaire, ce qui s’avérait laborieux et a engendré une grande frustration pour nous deux. L’enjeu était encore plus grand dans la mesure où Serge Antoine avait l’ambition de présenter les résultats de cette étude lors d’une rencontre des chefs d’État de la Méditerranée suite aux engagements qu’ils avaient pris au sommet de Johannesbourg en 2002.
Par la suite, j’ai eu le plaisir d’accompagner Serge Antoine à Barcelone, Nice, Marseille… notamment lors de réunions de la Commission méditerranéenne du développement durable sur les villes, le patrimoine, le tourisme et bien d’autres thèmes. J’ai eu aussi l’honneur qu’il ait répondu à mon invitation à ma soutenance de thèse de doctorat. C’était un grand privilège pour moi, jeune thésarde, d’avoir parmi les participants, à côté de Christian Brodhag qui était membre du jury, une grande personnalité comme Serge Antoine qui s’est rendu disponible et donnait beaucoup d’importance à mon travail de recherche. Je précise que c’était sur une thématique qui l’intéressait beaucoup : L’approche territoriale du développement durable dans les villes du Sud.
Il a toujours été présent pour m’encourager à continuer et croire à notre combat autour du développement durable, notamment ce qui nous liait beaucoup c’était la dimension de solidarité internationale Nord-Sud et la lutte contre la pauvreté, deux dimensions du développement durable dont il était très sensible.
Pendant toute cette période où je l’ai côtoyé et ai travaillé avec lui, Serge Antoine représentait pour moi le visionnaire ou, plutôt et surtout, le passeur. J’aime beaucoup ce terme, et pour moi, il représentait le passeur dans toute sa splendeur. Il m’a appris l’importance de l’articulation et de la conciliation entre différentes échelles : échelles temporelles à travers l’approche rétrospective et prospective, l’articulation entre les échelles spatiales et géographiques et donc entre le local et l’international. Dans toutes les missions que j’ai faites avec lui, à chaque fois, il fallait traduire les engagements internationaux au niveau national, régional et local. Il m’a appris également l’importance pour aller vers le changement de l’articulation des niveaux de décision, des grandes institutions à la société civile. Il m’a appris aussi la nécessité de toujours confronter la pertinence des concepts, la théorie, aux réalités du terrain.
Dans le domaine de la recherche, il regrettait amplement le manque d’une approche interdisciplinaire qui, pour lui, paraissait indispensable pour aller dans le sens du développement durable. Il critiquait beaucoup l’Académie française, dans l’enseignement, dans la mesure où effectivement, cela reste cloisonné, sectoriel. Pour lui, en termes de développement durable, nous ne pourrons pas aller de l’avant tant que nous n’aurons pas orienté la recherche vers des approches interdisciplinaires, au-delà de la pluridisciplinarité.
Ce que j’admirais également chez Serge Antoine, c’est qu’il croyait profondément à la transmission intergénérationnelle. Il savait valoriser et surtout donner leur place aux jeunes qui avaient la chance de le côtoyer. C’est un immense privilège de le connaître, notamment en début de parcours, parce qu’il permet de redonner l’optimisme et l’ambition nécessaires pour aller au bout de ses convictions.
Enfin, pour conclure, pour moi, Serge Antoine incarne, à travers son parcours personnel, professionnel et militant, les principes mêmes du développement durable que nous essayons de défendre tous, chacun à son niveau ici présent.
Quand on a eu la chance de rencontrer Serge Antoine, on n’en sort pas indemne, on est incarné, imprégné de plein de valeurs qui nous permettent d’aller de l’avant et continuer à croire au changement. En termes de valeurs, ce que je garde en mémoire de Serge Antoine c’est sa simplicité, son humanisme, sa grande écoute – portant intérêt à tout ce qu’on disait, quelle que soit la personne qui le disait, et quel que soit le contexte où cela se disait –, sa grande générosité, sa disponibilité – alors qu’il était sur d’immenses chantiers –, sa passion pour ce qu’il faisait, sa joie de vivre, sa persévérance. Quand on est jeune et qu’on commence à rencontrer toutes les difficultés inhérentes à la complexité du développement durable, on a tendance à laisser tomber ou à abandonner alors que, lui, quand on voit son parcours, on ne peut que continuer à y croire, à la ténacité. Surtout, ce qui m’a beaucoup marquée, ce sont ses exigences intellectuelles, son utopie réaliste. Pour moi, autant de grandes qualités d’un grand homme qui représente pour les jeunes, dont je fais partie, les qualités du parrain, du père idéologique dont on a tous rêvé.
Ce qui me désole, puisque nous sommes dans les perspectives, c’est que la plupart des jeunes n’ont pas eu l’occasion, la chance de connaître et de côtoyer Serge Antoine. Aujourd’hui, autour de moi, plusieurs jeunes qui sont dans le combat du développement durable ne connaissent pas Serge Antoine. La piste que je voudrais lancer concerne un projet auquel il avait participé, qui lui tenait à cœur mais que nous n’avons pas pu mener au bout, en collaboration avec Farid Yaker, Christian Brodhag et Michel Mousel. Il s’agit d’un film sur les Mémoires du développement durable. Le film se ferait à travers des témoignages auprès des penseurs-pionniers, des officiels-précusseurs, des témoins-passeurs, toutes ces personnalités qui ont contribué à l’émergence, à l’évolution et à la promotion du concept de « développement durable » car peu de supports visuels autour de ces personnalités existent aujourd’hui. Ce serait, en fait, un moyen de transmettre aux générations futures un éclairage sur les parcours, les motivations, les convictions qui les ont amenées vers le chemin du développement durable.
Pour finir, j’ai eu le plaisir aussi d’être accueillie par Aline Antoine à son domicile pour essayer de reconstituer la bibliographie de Serge. Pendant trois jours, j’ai planché sur une partie de ses archives et c’est extraordinaire de découvrir le nombre de dossiers, de thèmes, de problématiques sur lesquels il a pu écrire depuis 50 ans et qui restent aussi peu connus, et par les pairs et les experts du développement durable.

Publié dans Développement durable, Témoignage sur Serge Antoine, Tous les articles | Laisser un commentaire

Henri Beaugé Ancien directeur de la Saline royale d’Arc-et-Senans et de l’Abbaye royale de Fontevraud Les parcs naturels régionaux et la Saline royale d’Arc-et-Senans sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Serge Antoine a eu la chance, que nous sommes plusieurs à avoir partagée, d’appartenir à un organisme comme la Datar, dirigée par un leader comme Olivier Guichard, à une époque où la remise en ordre du territoire national orientait et stimulait les énergies. Serge et Olivier, au-delà des différences qui les distinguaient tous deux, appartenaient à cette catégorie d’« entrepreneurs » à l’intelligence exceptionnellement inventive et fertile.
Véritables « pourvoyeurs d’aventure », ils accordaient à ceux qui prenaient la route avec eux cette faculté d’entreprendre qu’accompagne la joie d’être responsable. Âpre joie qui vivifie l’entreprise et qui permet à chacun de se réaliser pleinement. Ce fut le cas pour de nombreuses actions qui ont marqué les années 1960 à 1980 :
– le Plan et l’indispensable « prospective » ;
– la division de la France en régions, la décentralisation ;
– les autoroutes ;
– l’aménagement du Languedoc-Roussillon ;
– l’environnement, les parcs naturels régionaux ;
– le Conservatoire du littoral et bien d’autres…
« Un poumon de verdure aux environs de Lille, une attention plus soutenue aux paysages naturels, voire à leur restauration, l’équipement culturel… la conversion des charbonnages du Nord est aussi à ce prix… » avait résumé Olivier en clôturant l’une des réunions habituelles du lundi matin à la Datar, rue de La Boétie. Tel fut le point de départ des premiers parcs naturels régionaux en 1963.
Chargé de cette mission, je passai quelques jours entre Lille et Saint-Amand, puis en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne dans la région du Luneburger Heide. Cette enquête dans des pays voisins dégagea l’idée d’un parc éducatif sur les territoires bouleversés et abandonnés des Houillères, comme en avait déjà créés l’Allemagne et la Belgique depuis plusieurs années.
Il restait à affiner le projet. L’intervention de Serge fut, à cet égard, déterminante. Chargé des études à la Datar, il avait une vue globale des projets de chacun de nous. Son inventivité, cette vision prospective qu’il portait aux idées qui lui étaient soumises, ses soucis permanents d’un environnement maîtrisé à long terme furent la chance de cette institution nouvelle. Quelques soirées dans son salon de Bièvres débouchèrent sur une énumération d’idées et de principes à soumettre à un groupe de travail puis à un congrès qu’il conviendrait de réaliser.
Ces parcs ne devraient-ils pas être, avant tout, une école, un laboratoire de l’environnement, naturel et humain, étroitement associés aux universités ?
Devraient-ils être de droit public, créés à l’initiative des collectivités locales ?
Véritables contrats d’aménagement, ils seront subordonnés à la signature d’une charte, conditionnant elle-même les interventions éventuelles des finances publiques.
Ils seront dits « naturels », le terme s’entendant évidemment dans le sens d’un espace habité où l’équilibre entre l’homme et la nature constituerait l’une des principales préoccupations des parcs.
Ils seront l’expression, la vitrine d’une région, ils seront interministériels.
Ils devront enfin se traduire dans une éthique par laquelle la gestion quotidienne de l’espace, naturel ou pas, sera constamment imprégné d’un souci de conservation ou de renouvellement des éléments naturels sans lesquels nous ne serions que des fabricants de déserts !
Ces principes approuvés par Olivier qui, à l’occasion, me rappela les inquiétudes que lui inspiraient la fragilité du Vacarès et des projets routiers en Camargue, les parcs naturels régionaux connurent un développement rapide :
– création sans délai des projets de Raisme et de Bretagne, qui seront les bancs d’essai des suivants ;
– recherche, étude des localisations les plus pertinentes ;
– recrutement de quinze directeurs à qui la République offrira, au-delà d’un stage de formation, un tour du monde des hauts lieux de la nature.
La réunion d’un congrès à Lurs, en Haute-Provence, d’hommes qui, par leur expérience dans l’administration du territoire national et par les multiples disciplines qui entrent nécessairement dans une œuvre éminemment collégiale, dira comment un tel projet peut s’insérer dans la réalité régionale.
Un décret, enfin, officialisera et réservera l’appellation « Parc naturel régional ». De Gaulle, qui en avait personnellement approuvé la publication, signera lui-même ce décret. Il fera autoriser les régions, dont le budget était alors exclusivement destiné aux opérations d’équipement, à subventionner les budgets de fonctionnement des parcs.
Le banc d’essai prévu en Bretagne devenait urgent ! Je dus m’établir en Finistère. Bernard Saillet et Carolle Delettrez prirent la suite auprès de Serge.
En 2008, la Fédération des Parcs naturels rappellera qu’en 40 ans la France créa 40 parcs…
Sans l’avoir, à vrai dire, jamais quitté (la création du parc d’Amorique me ramènera souvent dans les bureaux parisiens de la Datar), je retrouverais Serge cinq ans plus tard à la direction de la Saline d’Arc-et-Senans (propriété du département du Doubs) qu’il envisageait de restaurer pour en faire un centre de culture et de rencontre, et y établir la « Fondation Claude Nicolas Ledoux pour une réflexion sur le Futur » qu’il venait de créer.
Ce fut une nouvelle aventure ! Les débuts furent pittoresques ! Les énormes bâtiments de la saline étaient en piteux état, et encore partiellement occupés par une population sans titre et dépourvue de tous moyens d’entretien. Les Franc-Comtois comprenaient mal l’opportunité d’un projet soucieux de l’avenir alors qu’au centre du village la mort de l’usine de limes d’horlogerie, unique ressource des habitants, paraissait inévitable à très brève échéance.
Jérôme Monod fut le magicien qui parvint à faire racheter l’usine le jour même où des ballets coréens répétaient un spectacle sur la grande pelouse en hémicycle de la saline. Des manifestants qui déjà heurtaient la porte monumentale du centre, informés sur l’évolution des négociations parisiennes et surpris par ce spectacle idyllique des ballerines, transformèrent une démonstration qui se voulait hostile en un défilé de visiteurs intrigués et curieux. Des réunions de travail précisèrent, les jours suivants, les modalités d’un contrat de rachat et confirmèrent la vocation de cet extraordinaire monument qu’il fallait néanmoins reconstruire.
En deux ans, sous la conduite de Louis Jouven, architecte en chef des Monuments historiques et avec l’aide de l’État et du département du Doubs, la Fondation refit deux hectares de toiture, créa trois salles de conférence, une hôtellerie, des cuisines, trois logements de personnel puis celui du directeur dans le bâtiment de la Gabelle.
Les relations de Serge à Paris assurèrent une animation des lieux que complétèrent des activités culturelles, artistiques, industrielles et philosophique extrêmement variées :
– des voitures électriques à la « traction poids-lourds » de la SAVIEM ;
– des montgolfières au mime Marceau ;
– de la présentation des premiers ordinateurs qui exigea l’examen minutieux des dalles de béton de la salle de conférence qui devait en supporter le poids et en garantir la stabilité, aux réunions philosophiques des loges voisines de Genève subjuguées par la géométrie des créations architecturales de Claude Nicolas Ledoux… À l’issue de celle-ci Serge évoqua opportunément ses préoccupations environnementales en rappelant que « l’architecture (et, partant le cadre de vie qui nous entoure) a sur les êtres une influence dont ils ne peuvent se démettre ».
Par ces travaux qu’il a fallu coordonner, par ces animations variées et d’une richesse peu commune, par ces rapports d’une collaboration efficace et confiante j’ai connu un ami d’une rare qualité.
Si chacun de nous peut, en fin de course, s’interroger sur les êtres exceptionnels rencontrés aux carrefours de la vie, il en est certains, bien différents les uns des autres, qui ont marqué mon aventure. Serge est bien de ceux-là. Cet « énarque atypique » comme le disaient certains journalistes, atypique parce que, tout en étant conscient de ses aptitudes, il recherchait des collaborateurs inattendus, écoutait et donnait souvent aux projets qui lui étaient soumis la marque, la place, la dimension suggérée. Inventif et combien créateur, il y ajoutait une science qui lui était propre, et souvent l’originalité, la fantaisie. Son amitié pour Jean Blanc (berger des Hautes-Alpes qui a participé activement à la création des parcs régionaux), la considération qu’il portait à Georges-Henri Rivière (créateur du musée des Arts et Traditions populaires) comme à Noël Cannat (sociologue itinérant), disent, s’il en était besoin, son ouverture aux autres cultures. Enfin cette amitié fidèle et cette maison de Bièvres qu’avec Aline il ouvrait si souvent à notre ménage ont fait de ces années vécues ensemble les plus belles années des carrières de ceux qui l’ont approché.

Publié dans Aménagement du territoire, Parcs naturels régionaux, Saline Arc et Senans, Témoignage sur Serge Antoine | Laisser un commentaire

Florence Pizzorni-Itié Conservateur en chef du patrimoine, Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM), Paris/Marseille, sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

La manière japonaise qui consiste à retracer le parcours de vie d’un homme en lui donnant la forme métaphorique d’une rivière sied particulièrement bien à la destinée de Serge. Dans ses traces on se rendrait ainsi sur les rives méditerranéennes en suivant une petite rivière « Bièvre », qui prendrait sa source à Saint-Quentin-en-Yvelines, passerait par Paris en se chargeant des eaux de la Seine, son principal affluent et se jetterait en méditerranée. Serge n’aurait pas contredit cette vision emphatique de la rivière, lui qui, un peu espiègle, dans son Almanach se plaisait à expliquer qu’à une époque reculée, ce n’était pas la Bièvre qui était l’affluent de la Seine, mais bien la Seine qui était l’affluent de la Bièvre.
Le détour par la Bièvre pour accéder à la Méditerranée, n’est que géographiquement paradoxal : la pratique de la vie culturelle et de l’engagement citoyen, avec Serge, a suivi cet étrange chemin. À l’analyse, la Bièvre et sa vallée constituaient réellement une sorte de laboratoire expérimental sur le terrain de la relation avec les acteurs, les politiques, les citoyens, les associations. Avec un peu de recul, à l’aune de ce qu’il avait commencé à mettre en œuvre en Méditerranée, il s’avère qu’il tentait d’appliquer dans un contexte plus vaste et complexe, ce qu’il avait expérimenté, avec bonheur, sur les rives de cette petite rivière. Ainsi se confirme, encore une fois, l’une des caractéristiques fascinantes de l’engagement de Serge : sa capacité permanente à s’investir dans l’expérience de terrain la plus locale comme dans celle à dimension planétaire.
J’ai cité l’Almanach, parmi les nombreux « chantiers » ouverts par Serge autour de la Bièvre, parce que cet ouvrage est le dernier que nous ayons réalisé ensemble. Deux numéros, 2005 et 2006, en ont paru. Ce sont maintenant des « collectors » puisqu’il n’y en aura malheureusement pas de troisième. L’énergie de Serge n’étant plus avec nous pour cette prochaine année, nous n’avons pas suffisamment capitalisé pour pouvoir mettre en œuvre celui de 2007, mais cela reviendra probablement, peut-être sous d’autres formes. Cet Almanach, auquel il tenait beaucoup, livre un « concentré » de sa méthode de travail. En le consultant, vous remarquerez la place qui est donnée, dans de courts mais fréquents articles, à l’histoire et au patrimoine. Serge, on le sait, est un semeur d’avenirs, passionné de prospective, mais il est aussi géographe. Géographie, en France, n’allant pas sans histoire, il en est aussi féru. Il puisait ses ressources pour penser l’avenir dans ses vastes connaissances et références historiques et patrimoniales.
C’est sous l’angle de ces aspects culturels et patrimoniaux qu’il m’a accordé de travailler à ses côtés, à propos de la Méditerranée. Sa préoccupation patrimoniale remonte, en fait, aux origines : nous n’avons pas eu l’occasion d’évoquer ici les travaux qu’il a menés dans ce domaine. C’est à la conférence de Lurs où ont été jetés les fondements des parcs naturels, que la formule avait été énoncée : « Les parcs naturels seront culturels où ils ne seront pas » et Serge l’a reprise souvent à son compte. Peu de gens se souviennent qu’en 1987, il avait été chargé par Philippe de Villiers, alors secrétaire d’État à la Culture et à la Communication en charge de la mission « Patrimoine 2000 », d’un rapport, édité sous le titre Promouvoir le patrimoine pour l’an 2000, dans lequel il en donnait sa propre définition, entendue dans un sens extrêmement ouvert. Les frontières entre patrimoine et culture y sont souples et, pour lui, le mot « patrimoine », en France en tout cas, embrasse un héritage très vaste qui couvre l’ensemble des productions artistiques et culturelles. Pour exemple, sans entrer dans le détail, un chapitre entier est consacré à la fête, une catégorie que Serge classe dans le patrimoine. Il avait pour amis proches, admirant leurs créations, des gens comme Jacques Darolles, d’ailleurs cosignataire du rapport, qui sculpte la lumière et les sons sur les monuments historiques, ainsi que Pierre-Alain Hubert, pyrotechnicien, qui l’avait accompagné aussi dans certaines de ses équipées festives dont il avait le secret et la maîtrise.
Ma fonction de conservateur au Musée national des arts et traditions populaires (MNATP), sollicitant sa sensibilité patrimoniale, a très probablement contribué à le convaincre de me laisser travailler à ses côtés. Il se plaisait à raconter qu’avec Georges-Henri Rivière, le fondateur du MNATP, il avait participé à l’émergence et à la création d’un concept qui était, là encore, une occasion de faire le pont entre développement durable, écologie et culture : le concept d’écomusée, en lien avec les parcs nationaux et régionaux. Plus encore – les convergences sont parfois troublantes – il y a maintenant deux ans, le MNATP a subi une profonde mutation à l’occasion du redéploiement des collections du musée de l’Homme : le Quai Branly, inauguré récemment, a repris la plus grande partie des collections, sauf celles d’Europe dont le musée des ATP s’est enrichi devenant le MuCEM – Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée –, l’Europe étant entendue sous son acception culturelle… Et l’on ne peut comprendre l’Europe culturelle sans prendre conscience que les deux rives de la Méditerranée sont une composante majeure de « la machine à faire de la civilisation » selon Paul Valéry. Ce musée sera installé à Marseille.
L’opportunité s’est présentée de mettre à profit cette combinaison du patrimoine, de l’Europe, de la Méditerranée, et du souci d’associer les citoyens – le public disons-nous dans les musées – lorsqu’en 2004, Serge a été chargé de préparer la table ronde « culture » du « Rendez-vous méditerranéen », à Marseille, qui avait pour but d’élaborer les préconisations françaises qui seraient défendues par le président de la République au sommet de Barcelone 2005, préparation à laquelle il m’a fait l’honneur de m’associer. À l’occasion de ces réflexions « culture », un certain nombre de points avaient été soulevés dont la résolution complexe apparut dès lors comme une condition à la progression d’un développement durable en Méditerranée, sujet de plus en plus porteur d’inquiétudes. La question de la libre circulation des hommes et des biens dans tout le pourtour méditerranéen par exemple. Bien au-delà des questions strictement environnementales, le traitement de ces problèmes s’avérait essentiel, préalable à toutes réflexions et avancées dans le domaine du développement durable. À défaut, il lui semblait que nous étions dans une impasse.
Il y avait également la question du dialogue des cultures. Des fondations se mettent en place en Méditerranée pour le dialogue des cultures, mais un dialogue constructif ne s’envisage que s’il y a une écoute réciproque et que les partenaires sont convaincus du juste équilibre de leurs échanges. La partition, perçue comme l’affrontement de deux blocs, qui se met en place aujourd’hui aux plans politique et culturel en Méditerranée, le préoccupait considérablement. Il ne lisait pas ainsi le paysage culturel méditerranéen. Il craignait que ce dialogue euro-méditerranéen soit à sens unique, c’est-à-dire qu’il y ait des propositions émises d’un côté, lesquelles seraient acceptées par un autre côté, sans échange réel. Il s’est précisément exprimé à ce sujet dans le numéro spécial sur la culture et le développement durable de la revue Liaison1, à laquelle il m’avait demandé de contribuer. Il y était fortement question de la manière dont on pouvait associer les forces vives, les populations de l’ensemble de la Méditerranée, mais aussi d’Afrique et de la francophonie, aux réflexions sur le développement durable, afin qu’elles se les approprient plutôt qu’elles ne les subissent, imposées ou apportées de l’extérieur. Il pressentait que, quelles que soient la bonne volonté et la bonne conscience des porteurs de ces préconisations, elles seraient mal vécues et difficilement acceptées, sans un accompagnement social et culturel. Leur application inéluctablement vouée à l’échec. Il affirmait la nécessité d’une approche culturelle, anthropologique.
Serge était très attaché à un projet pour favoriser la coopération méditerranéenne sur le patrimoine culturel que la Commission méditerranéenne du développement durable avait mis en œuvre et qui devait être porté par la Tunisie et la France. J’ai participé à la rédaction d’une note en novembre 2005 où il exprimait l’importance et l’urgence de créer un programme sur le patrimoine culturel dans le cadre du PAM.
Il souhaitait aussi approfondir la question du tourisme culturel. Il était fasciné par le fait que ce formidable lieu d’échanges culturels était amené à se développer considérablement puisque les études prospectives indiquent que la quantité de flux touristiques devrait être multipliée par trois à l’horizon 2025 dans l’espace méditerranéen. Ce flux touristique est évidemment attiré par le potentiel patrimonial du rivage méditerranéen. Il souhaitait mettre en place une structure légère appuyée sur l’entraide volontaire entre les institutions existantes dans chaque pays, principalement interurbaines et interrégionales pour gérer cette perspective dans un souci de « durabilité ». On retrouve donc là les pratiques qu’il avait mises en œuvre en d’autres territoires. L’encadrement institutionnel est, bien entendu, nécessaire et devrait être multinational en prenant appui sur ceux qui apportent leur concours dans un projet décentralisé où les villes et les régions seront actives. À ma connaissance, ce projet n’a pas été réactivé ou peu, depuis la disparition de Serge, pourtant son urgence se confirme de mois en mois et il devrait être entendu et étudié de nouveau.
Pour terminer, je reviendrai à l’Almanach. Aline m’a fait l’amitié de me confier que dans l’un des derniers moments de lucidité, Serge s’est exclamé : « L’Almanach ! L’Almanach ! Où en sommes-nous de l’Almanach ? » Ceci prouve bien que cette réalisation lui tenait énormément à cœur. « Almanach », sauf erreur, fait étymologiquement référence au « temps » en arabe, je suggère que nous essayions de mettre en œuvre un Almanach de la Méditerranée. Un projet simple, modeste, populaire, qui permettrait d’étendre les ambitions de communication citoyenne, au sens noble du terme, de Serge pour la Bièvre, au champ plus large de la Méditerranée et de l’Afrique.

1. Revue de l’Institut de l’énergie et de l’environnement de la francophonie (IEPF), « Culture et développement durable », no 68, 2005.

Publié dans Témoignage sur Serge Antoine, Tous les articles | Laisser un commentaire