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La Méditerranée se fera

Source : Revue 2000, N° 37, 1976, p.12

Auteur : Serge Antoine

L’Europe en l’an 2000 sera ce que les Européens en feront entre 1976 et l’an 2000. L’an 2000 n’est pas une tranche horizontale de temps, un jardin tout planté comme les enfants en dessinent quand on leur en parle. Nous sommes trop enclins à confondre futurologie et art divinatoire et à imaginer l’avenir comme un état. Il suffit d’ailleurs de parler non plus de l’an 2000, mais des 25 prochaines années, pour que les dessins des enfants changent d’objet.

L’an 2000 commence en 1976, première année du dernier quart de siècle.

Ce que nous ferons donc entre Européens pendant le dernier quart de siècle est décisif. Je dirai plus : « ce que nous imaginerons vouloir devenir me paraît la clé essentielle de notre avenir. L’Europe politique est jusqu’à présent, passé » à côté de cette poétique qui dégage des vues d’avenir et dont les peuples ont besoin. Comme le disait l’architecte Claude Nicolas Ledoux au xviie en construisant la saline de Chaux (aujourd’hui Centre européen de réflexion sur le futur) :

Si les progressions particulières sont insensibles, celles qui sont stimulées par des vues ultérieures qui s’associent à leur puissance sont rapides.

Faute de vues politiques à long terme, d’une prospective volontaire de l’Europe, dans la qualité de sa vie, dans sa culture de demain, dans ses rapports avec le monde, l’Europe communautaire serait au mieux l’Europe fade des technocrates, l’Europe des compromis. Je ne souhaite pas à l’Europe une catastrophe pour qu’elle se force à définir son destin, mais je crois qu’elle devra se fixer des objectifs et des ambitions clairs pour devenir et, même tout court pour être.

La prospective peut aider la politique, mais il faudrait que les futurologues cessent d’aligner des contraintes et des prédictions par trop mondialistes. Il faudrait que pour définir un « futur voulu » la prospective bâtisse in situ des scénarios alternatifs de sociétés, des projets globaux de vie économique et sociale, des modèles de croissance fabriqués autrement qu’en ajoutant des pourcentages à des Pnb mal conçus et qu’elle décrispe ainsi le dialogue entre responsables et techniciens. Il faudrait que l’on passe plus de temps à l’Europe qualitative qu’à l’Europe quantitative et marchande. Dis-moi quelle qualité de vie tu veux et je te dirai quelle Europe tu auras.

En parlant de l’avenir de la Méditerranée, je ne parle pas d’une autre communauté mais de l’Europe elle-même. Elle y doit sa naissance comme d’autres civilisations. Bien sûr, la Méditerranée n’est pas l’Europe, mais sans elle l’Europe n’aurait pas été et ne sera pas.

La Méditerranée n’appartient plus à l’Europe comme une facilité, une dépendance. Elle vient de se décoloniser et trouve avec un siècle de retard par rapport à elle l’affirmation de ses nationalités majeures. Sera-t-elle en avance sur l’Europe pour le mûrissement de sa communauté ?

Que l’événement ne cache pas l’essentiel

Entre les soubresauts événementiels entre pays frères, les fratricides luttes du Liban, les douloureuses confrontations israéliennes ou chypriotes, la Méditerranée, à travers la diversité de ses régimes et de ses ethnies, est en train de rechercher ce qui la fera elle-même.

L’Europe s’est bâtie dans les années 1950, à partir d’une interrogation sur le charbon et l’acier. La Méditerranée en 1975 commence à se construire sur les risques de survie de sa mer. La pollution est un premier jalon. Un programme d’action d’environnement a été adopté en février 1976 à Barcelone et l’on parle déjà d’un plan bleu destiné à dégager les différents choix de développement et retenir ceux qui respectent les équilibres écologiques, l’écosystème de la mer et de ses littoraux. Alors que les 250 millions d’Européens actuels seront 300 millions en l’an 2000. Les Méditerranéens dans le même temps passeront de 250 à 450 millions. Conscients de la multitude des problèmes que pose une telle évolution, ces derniers savent qu’il leur faut miser sur le progrès et le choisir sur mesure.

La manière dont les pays méditerranéens envisagent une communauté est intéressante : affirmation de l’indépendance globale et des interdépendances nationales, refus d’une société stéréotypée, quête du développement en posant d’abord ses finalités et ses impacts.

Une solidarité méditerranéenne, loin de concurrencer la communauté européenne ou la communauté arabe, par exemple est un stimulant pour toutes les sociétés qui comme autrefois puiseront à sa source.

 

* Revue 2000, no 37, 1976, p. 12.

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Gouvernance mondiale-Du retard à l’allumage,

Source : Territoires, la revue de la démocratie locale n°462, cahier 2, pp.22-24, 2005

Auteur : Serge Antoine

Pour renouveler la gouvernance mondiale, il serait irréaliste de compter sur les seules institutions. La mondialisation doit être portée, voulue et, en partie, mise en œuvre par les populations et leurs sociétés civiles.

La manière dont on s’y prend pour rénover la gouvernance mondiale n’est pas la bonne. Le dernier rendez-vous, à New-York, en septembre, n’était pas plus probant. On se trompe d’un métro en se focalisant sur la réforme du Conseil de sécurité de l’Onu: course à l’échalote pour faire entrer tel ou tel État de plus dans le cénacle des « grands ». L’enjeu est totalement dépassé, si ce n’est de reconnaître que le tiers-monde n’a pas voix au chapitre comme il le devrait.

S’obstiner à revoir le mandat des grandes institutions n’est pas non plus la bonne méthode. Sans doute peut-on y gagner à disposer, par exemple, d’une plus forte institution pour l’environnement. Mais à la racine, qui est vraiment l’interlocuteur du programme des Nations unies pour l’environnement (Pnue), même réformé? Des ministères de l’Environnement qui, partout dans le monde, ont la faiblesse de leurs moyens ou de leur autorité?

Il serait préférable, plutôt que de se focaliser sur tel ou tel compartiment, de faire travailler en synergie les morceaux que sont le Pnue, la FAO et l’Unesco; toutes ces entités qui ont tendance à vivre leur propre vie pendant que règne en maître sous la bannière de la compétitivité mondiale l’Organisation mondiale du commerce. Ce n’est pas tel outil, morceau de la gouvernance mondiale qu’il convient de réformer, mais la cohérence du système vers la gouvernance planétaire.

Une dimension de la réforme de cette gouvernance mondiale a été peu explorée: il s’agit de l’échelle « régionale ». La planète est, en effet, un gros ballon un peu glissant que l’on arrive difficilement à saisir, même si la mondialisation sous toutes ses formes rend cette approche globale nécessaire. En jouant d’entités plus réduites, on parvient à avoir prise. Ces entités régionales peuvent être (elles tendent à l’être), comme l’Union européenne, institutionnelles. D’autres formes apparaissent qu’il faut encourager, s’il ne s’agit pas seulement de grands «marchés» du type Alena pour l’Amérique du Nord et le Mexique ou de Mercosur pour l’Amérique latine.

Le seul exemple pratiqué jusqu’ici – celui d’une « écorégion »- a été lancé en 1975 pour la région méditerranéenne qui, avec ses 450 millions d’habitants, est composée de quelque vingt États riverains. Elle a, à Barcelone, en 1975, scellé avec l’Union européenne un accord, renouvelé en 1995, sur le thème « le développement durable et ses institutions (le Plan d’action pour la Méditerranée, le Plan bleu …) s’inscrivent sous l’égide des Nations unies»; elle travaille au consensus sans trop de problèmes. Il y a aussi l’entité des Caraïbes et celle qui regroupe, dans le Pacifique, de nombreuses îles menacées par l’effet de serre. On pourrait songer à quelques autres ensembles parmi lesquels l’Afrique sahélienne.

CIVISME MONDIAL

« Le civisme mondial commence à être une composante de poids. Il est significatif d’une nouvelle morale que les jeunes perçoivent beaucoup mieux que leurs aînés. »
La mondialisation voulue, maîtrisée et même salvatrice, ne s’en sortira pas par les seules institutions. Elle doit être portée, voulue et, en partie, mise en œuvre par les populations et leurs sociétés civiles. Il y a là un terreau tout à fait vital. Mais il manque les courroies de transmission et l’embrayage. Il y a, de ce côté, fort à faire pour que les acteurs de toute nature se mobilisent et soient incités à le faire.

Le point de départ, c’est le civisme mondial, et il progresse à pas de géant: les catastrophes, le constat d’une indispensable solidarité, le réchauffement des climats, la médiatisation des antipodes constituent autant de facteurs éminemment moteurs. On se rappellera ici les appels, encore un peu solitaires, des années 70 dans lesquels « l’écologie, la défense de l’environnement, tendent à devenir les fondements d’une nouvelle éthique de l’espèce, fondée sur la connaissance: le moment n’est pas loin où la pollution de la nature deviendra un sacrilège, un acte criminel, même et surtout pour l’athée, du seul fait que l’avenir de l’humanité est impliqué. » (Cheick Anta Diop, Civilisation ou barbarie, 1981) Ou celui de Paul-Émile Victor: « Bientôt, le monde se dotera d’un sens civique planétaire. »

Le civisme mondial commence à être une composante de poids, et lui-même est significatif de l’avènement d’une nouvelle morale que les jeunes perçoivent beaucoup mieux que leurs aînés. Les religions n’ont pas encore pleinement pris la pleine mesure de ce vent porteur, les politiques non plus… La mobilisation de la société civile est une clef tout à fait essentielle pour faire avancer le système. Mais il manque, on l’a dit, l’embrayage.

À commencer par les États. Les sommets internationaux sont des occasions manquées. On fait des États des signataires d’accords, au mieux de « déclarations ». On ne les invite pas à être là pour souscrire à des accords autres que consensuels et unanimistes. Or, il serait bon que chaque État, à son propre rythme, soit invité à s’engager à tel ou tel niveau pour 2015, 2025 ou 2030, par exemple, et à l’afficher clairement de manière publique et mesurable pour se mettre sous l’œil démocratique. Ce serait un progrès formidable.
Et puis il y a tous les autres acteurs, hors des conférences mondiales: énumérons-les rapidement.

INCITER LES COLLECTIVITÉS À SORTIR DE LEUR PÉRIMÈTRE GÉOGRAPHIQ.UE DE COMPÉTENCE

– La vie associative est de plus en plus porteuse de nouvelles aspirations et leurs initiatives sont là pour en témoigner: il y a de nombreuses associations de développement durable, d’environnement, de justice, de paix, et surtout de solidarité – pas seulement humanitaires. Elles sont plus dotées de bonne volonté que de moyens.
– Les collectivités territoriales sont des centaines de milliers dans le monde. On ne s’appuie pas assez sur elles non plus, on reste trop fidèles aux structures centralisées. Pourtant, les collectivités se mobilisent de plus en plus pour des causes planétaires, mais elles pourraient décupler leurs actions. Les « programmes locaux contre l’effet de serre » ne sont pas légions de par le monde, et même la solidarité entre villes en cas de catastrophe est un réflexe bien rare. Il faudrait encourager leur envie récente de sortir de leur périmètre géographique de compétence et les inciter à travailler à plusieurs sur des projets concrets.

DES CONSOMMATEURS DE PLUS EN PLUS INFLUENTS

– Les entreprises sont de vrais acteurs, même si l’on peut contester leur appartenance à la société civile: leur « civisme mondial » est sincère, même s’il n’est pas toujours de bon aloi, et leur action est vraiment très performante quand elles le veulent et quand elles sont poussées par le champ de leurs compétences ou de leurs ambitions. Quelque 2 500 de par le monde, dont 358 pour la France, ont signé le « Global compact », engagement proposé par Kofi Annan; 90 000, dont 3 000 pour la France, ont passé leurs épreuves ISO 14001, mais e ne sont que les entreprises à vocation mondiale qui sont présentes à cette échelle. Il y aurait un gros effort à consentir pour déclencher un effet d’entraînement et associer pleinement tout le monde des industries, et surtout des services.
– Les consommateurs sont aujourd’hui de plus en plus influents et les initiatives en faveur du commerce équitable en sont un signe évident. Mais a-t-on réellement fait, comme on le doit, la place aux associations de consommateurs qui, pourtant, peuvent apporter beaucoup?

La mobilisation des acteurs est un véritable défi: et si l’on veut ajouter à l’ambition, n’y a-t-il pas aussi celle de faire travailler ensemble plusieurs types d’acteurs? C’est ce qu’on appelle le « multipartenariat ». Il en existe peu d’exemples dans le monde.
Cette « mobilisation » ne peut être ordonnée, régentée ou réglementée: elle passe par le volontariat, sans lequel rien ne peut véritablement se jouer en profondeur. Elle donne la main à la démocratie, mais pas n’importe laquelle. La démocratie représentative n’est que l’une des branches. Les formes nouvelles de communication en permettent d’autres. Mais la question est surtout celle de la volonté politique et des lois pour rendre possible l’éclosion d’une vraie participation. Et surtout la focalisation sur des projets, qui réunissent le réalisme possible et l’ambition.

On manque de «fabriques d’utopies concrètes », selon l’expression qu’affectionnait Philippe Viannay. Ce qui signifie fabriquer aussi des courroies d’incitation.

1. Le Plan bleu assume les fonctions de centre d’activités régionales du Plan d’action pour la Méditerranée (PAM), lui-même placé sous l’égide du Programme des Nations unies pour l’environnement.
2. Cheick Anta Diop, Civilisation ou barbarie, Paris, Présence africaine, 1981.

 

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Mohamed ENNABLI Ancien ministre de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement, Tunis sur Serge Antoine

 

Journée d’hommage à Serge Antoine  du 4 octobre 2006

Serge Antoine aimait la Méditerranée, bien que n’en étant point natif, non pas pour son soleil ni le bleu de son ciel, mais parce qu’il la comprenait, en ayant saisi toute la profondeur historique, l’unité des caractéristiques naturelles de cet écosystème, la fécondité du lien entre l’histoire et la géographie de cet espace privilégié que découvre Fernand Braudel dans les années 1920.
La Méditerranée, cet espace marin de deuxième grandeur, quasi fermé, bordé de territoires peuplés et actifs, soumis chacun à la double attraction de force opposée, celle de leurs liaisons internes et celle qu’exercent les centres de décision extérieurs, comme la décrivent Jean Carpentier et François Lebrun.
C’est vers – 4000 que le monde méditerranéen arrive au seuil de l’histoire avec le processus de néolithisation qui a permis à l’homme d’aménager la nature, d’apprivoiser les ressources naturelles et de marquer le paysage de sa présence. Depuis, l’histoire de la Méditerranée prend ses racines dans les différentes civilisations qui se sont formées sur ses rivages. Une mer au milieu des terres, une mer nourricière et maîtrisable, elle est alors rassurante et fait partie du cadre de vie des peuples qui la parcourent. Elle se transforme aussi en champ clos de rivalité maritime lorsqu’à l’idée d’un partage se substitue la volonté d’une appropriation unique, d’un véritable empire de la mer. Les expansions phéniciennes, grecques, romaines ont fini par créer une véritable communauté méditerranéenne appartenant à une civilisation unique, cadre de vie économique, social et culturel, sans que soient pour autant totalement gommées les spécificités régionales.
Vint ensuite le temps des grandes fractures et de la diversité, avec l’émergence de l’empire byzantin (Ve-VIIe siècle), la conquête arabe (VIIe-Xe siècle). Au contact des trois grandes ères de civilisation de la chrétienté grecque, de la chrétienté latine et de l’islam, la mer intérieure devient à la fois une frontière, un lieu d’affrontement, mais aussi un espace privilégié d’échanges économiques et culturels. C’est dans la confrontation de ces trois grandes ères de civilisation que se situe l’apogée de la Méditerranée médiévale (XIe et XIIIe siècles). Les XIVe et XVe siècles sont marqués par le grand mouvement de la renaissance qui va gagner l’Europe entière, mais un double risque de fermeture menace déjà le rôle central de la Méditerranée : à l’est, l’émergence du nouvel empire ottoman coupant le monde méditerranéen du monde asiatique, à l’ouest, l’ouverture par l’empire espagnol de nouvelles voies maritimes vers l’Afrique, les Indes, l’Amérique, menaçant à terme de réduire la Méditerranée au rôle de lac intérieur, annexe du grand océan. Enjeu stratégique essentiel des affrontements entre Ottomans et Espagnols, lieu de course et de trafic intense aux XVIe et XVIIe siècles, la mer intérieure a été progressivement négligée au profit des pays du Nord, de l’Europe et de l’Atlantique. Le XVIIIe siècle consacrera l’intrusion de l’Angleterre comme seule puissance dominante au détriment des pays riverains de la Méditerranée.
La croissance démographique extraordinairement rapide de l’Europe, la vapeur aidant, bascule la Méditerranée dans l’influence européenne au XIXe siècle. La prépondérance anglaise et française s’affirme, s’appuyant sur des villes cosmopolites qui échappent au contrôle des États et où se dessine le visage d’une Méditerranée plurielle, active et bigarrée. L’Europe réinvente, en fait, la Méditerranée avec son climat, ses rivages, ses paysages, son esthétique et sa civilisation. L’éclosion des nationalismes et leur développement au XXe siècle sont cependant à l’origine des difficultés de la France et de l’Angleterre en Méditerranée. Avec la Seconde Guerre mondiale, le repli de l’Europe, après sa longue période de domination, consacre le triomphe des États-Unis dans la région. Rivalité géopolitique des États-nations et conflits identitaires caractérisent depuis un demi-siècle l’histoire heurtée de trois Méditerranées très contrastées : la rive Nord catholique, partie prenante de l’Union européenne libérale et individualiste, la Méditerranée balkanique postcommuniste où l’économie de marché peine encore à être accessible, la rive Sud musulmane imprévisible du fait du sous-développement qui grève l’avenir d’une population jeune travaillée par la protestation islamiste.
Les sociétés qui bordent la Méditerranée, chargées d’histoire, parfois écrasées par elle, et hantées par la mort des civilisations parviendront-elles à assumer leur destin commun ? Réinventeront-elles un devenir leur permettant de s’intégrer, dans des conditions favorables, à un système mondial dont les pôles de puissance l’ont désormais quitté ?
Sur un autre plan, le basculement général de l’intérieur vers la côte n’est pas sans conséquences. C’est là que se concentrent les activités économiques et culturelles, le tourisme, les échanges de biens, des idées et des hommes. Cette importance des côtes pose de graves problèmes d’équilibre écologique. La nature méditerranéenne est fragile (fragilité de l’écorce terrestre, fragilité des sols, irrégularité du climat) et elle résiste mal à la surcharge littorale. Aux 150 millions de citadins, il faut ajouter 110 millions de touristes qui passeront peut-être respectivement à 350 et 200 millions en 2025. La mer aussi est fragile. À la pollution par les pétroliers, s’ajoute celle des effusions non traitées.
Ces enjeux exigent une action concertée à l’échelle du bassin. Le plan d’actions pour la Méditerranée, adopté à l’initiative de l’ONU en 1975 par dix-sept pays souverains, est un exemple de la coopération régionale nécessaire. Le concept de développement durable s’impose peu à peu pour prendre en compte à la fois les besoins des pays méditerranéens, la croissance économique nécessaire pour y faire face, et la préservation de l’écosystème.
C’est pleinement imprégné de la profondeur historique de la région, de ses réalités actuelles et de l’aspiration de ses sociétés que Serge Antoine s’est donné corps et âme à cette partie du monde qui n’est pas la sienne, puisant son énergie, des décennies durant, dans un fonds d’humanisme et d’espérance qui ne lui a jamais fait défaut, lui arrivant souvent de reprocher à l’Union européenne son relatif désintéressement vis-à-vis de la Méditerranée et de se désoler de la faiblesse de la représentation de cette dernière dans les instances. Serge Antoine fut un haut cadre militant de l’environnement et de l’aménagement du territoire. Du militantisme, la Méditerranée en aura toujours besoin, particulièrement en cette période de doute marqué à l’échelle de la planète par le constat d’une quasi-incapacité des gouvernements à promouvoir le développement durable.
À l’échelle de la région méditerranéenne, la problématique paraît cependant à la fois plus mûre et mieux engagée. Les gouvernements ont eu la sagesse d’accorder, bien avant beaucoup d’autres, une oreille attentive aux avertissements des premiers écologistes : sauver la Méditerranée. Ce fut l’objectif du programme d’actions pour la Méditerranée, émanation du PNUE, dans le cadre de la convention de Barcelone signée en 1976 et qui, outre les pays méditerranéens, engage la communauté européenne. Comprendre fut le premier mot d’ordre. Le mérite revient à la France, et tout particulièrement à Serge Antoine d’avoir pris l’initiative de créer le « Plan bleu », volet prospectif de planification socio-économique au service de cet exercice collectif et paritaire Nord-Sud unique en son genre et de lui avoir offert une structure d’accueil à Sophia-Antipolis.
Serge Antoine fut d’abord pour moi une heureuse rencontre et un ami. Nous liions une amitié tardive, à vrai dire, mais sincère, tranquille, naturelle comme allant de soi et qui s’est bonifiée avec le temps, tant était attachante sa personnalité et profond l’intérêt qu’il portait à tout ce qui pouvait améliorer la situation de cette région.
Ce fut ensuite un collègue avec qui j’ai partagé, un quart de siècle durant, une complicité tacite et les mêmes préoccupations quant à la nécessité d’organiser à temps le cadre régional à même de permettre le développement du débat devenu urgent sur l’environnement et le développement de la Méditerranée. J’ai eu le privilège en 1978 de compter parmi les vingt-quatre analystes des deux rives de la Méditerranée ayant contribué à la réalisation des douze expertises initiales qui ont constitué l’acte fondateur du programme du « Plan bleu », lui ayant fourni les éléments de sa première vision prospective de la région. Ce fut à l’occasion des nombreux débats animés par Michel Grenon que j’ai eu le plaisir de connaître Serge Antoine apprenant de lui tout l’intérêt de la prospective, du long terme dans l’analyse des tendances, des études d’impact sur l’environnement et la prise de décisions politiques, de la stratégie des cheminements, des petits pas concrets permettant de mobiliser tous les acteurs de la société civile pour matérialiser, au jour le jour, le changement souhaité pour sauver la Méditerranée.
Sauver la Méditerranée, mais de quoi ? Les premières études achevées, il était devenu patent que ce qui menace la Méditerranée est ce qui se passe dans les pays qui la bordent et dont les activités sociales et économiques produisent des déchets ou exercent des pressions, des dégradations sur les paysages ou sur les ressources fragiles et menacées. Dans la lancée de Rio, et forts d’une tradition de deux décennies d’association pour étudier leur avenir commun et tenter de résoudre ensemble un certain nombre de leurs problèmes, les pays riverains de la Méditerranée ont eu l’audace et le mérite d’amender la convention de Barcelone, d’adapter l’Agenda 21 au contexte méditerranéen, de donner un second souffle au programme d’actions pour la Méditerranée et de le doter d’une commission méditerranéenne du développement durable (CMDD) afin de lui insuffler un supplément d’âme pour mieux agir ensemble. Je garde un souvenir ému de la complicité constructive que j’ai toujours trouvée auprès de Serge Antoine dans l’effort de persuasion immense qu’il a fallu fournir pour mener à bien la réforme structurelle devenue indispensable dans un contexte frileux où les pays du Nord, en général, hésitaient à s’engager dans l’action, conscients du prix qu’ils s’étaient engagés à payer.
La CMDD a aujourd’hui dix ans. Fragile pendant longtemps, elle avait besoin de soutien bienveillant. Il me plaît d’affirmer que nous avons toujours trouvé, à travers la forte personnalité de Serge Antoine, un parrainage à la fois scrupuleux, honnête et généreux de la France. Nous avons voulu un organe consultatif, efficace parce que léger, représentatif des États mais largement ouvert sur la société civile, à même d’apporter un concours aux parties contractantes en faisant des propositions visant la formulation et la mise en œuvre d’une stratégie régionale de développement durable en Méditerranée. Les légitimes aspirations au développement durable d’une large frange de la population, des rives Sud et Est en particulier, sont profondément ressenties. Et pour assurer ce développement, les ressources sont traditionnellement rares et ont été exploitées, pour certaines, depuis plusieurs millénaires. Le sol et l’eau, ressources peut-être les plus précieuses, ont été appauvris, dégradés alors que les besoins alimentaires d’une population croissante, pour quelques décennies encore sur la rive Sud, se font pressants. Pression du tourisme sur un littoral convoité et menacé, menace croissante sur un écosystème fragile, choc des technologies du futur sur des cultures traditionnelles, opposition historique qu’il faut surmonter pour vivre, tels sont quelques-uns des défis que les pays méditerranéens demandent à résoudre.
Pour Serge Antoine, le développement durable est un concept porteur. Il relaye avantageusement l’environnement en l’ouvrant sur la société et les activités humaines et en le dégageant des tentations extrémistes. Il faudrait l’expliquer et traduire en langage politique les efforts qu’il suppose. C’est ce que n’a cessé de prôner Serge Antoine tout au long des travaux d’élaboration de la stratégie méditerranéenne du développement durable, adoptée par les parties contractantes à la convention de Barcelone, et prise en considération récemment par le partenariat euro-méditerranéen. Il faudrait également, un jour, commencer à promouvoir le processus du développement durable, et non plus uniquement en parler. Cette écorégion qu’est la Méditerranée est, me semble-t-il, le champ le plus propice à sa mise en œuvre par l’ensemble des forces de la société civile, en un temps où, à l’échelle de la planète, les pouvoirs doutaient d’eux-mêmes, où l’argent public se faisait rare, dans un monde en crise de structure dans le Nord, en difficultés économiques dans le Sud.
Ma dernière entrevue avec Serge Antoine a été à la Maison de la Radio, à Paris, à l’occasion de la présentation publique du dernier ouvrage de référence du Plan bleu : Méditerranée et perspectives du Plan bleu sur l’environnement et le développement. La fatigue et les effets du traitement suivi pour lutter contre le mal étaient déjà sensibles, mais Serge Antoine se devait d’être là comme pour témoigner de la justesse et de la fécondité, malgré tout, de la démarche collective, du partenariat sans arrière-pensée qui a mobilisé plusieurs dizaines de compétences de la région impliquées dans un même objectif : entrevoir plus clairement l’avenir qui se dessine pour mieux agir maintenant. Telle aura été l’idée maîtresse de cet homme qui a réussi à préserver son capital de crédibilité auprès de tous les ministres successifs français chargés de l’Environnement, de l’Aménagement du territoire ainsi qu’auprès de tous, fort nombreux à travers le monde, qui ont eu à apprécier en lui, à travers ses écrits et ses nombreuses prises de paroles, un fonds d’humanité qui l’a toujours porté à aller vers l’autre.

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Arab Hoballah Chef du service consommation et production durables Division technologie, industrie et économie Programme des Nations unies pour l’environnement sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Excellences, Mesdames et Messieurs,
Serge Antoine, semeur d’avenirs, toujours en avance sur son temps, vivant pour le futur et dans le futur. Il a en effet semé bien des avenirs, des « éco-avenirs » aurait-il dit.
À cet égard, il sera bien difficile de parler de Serge Antoine au passé tellement il est et restera vivant par ses idées, ses initiatives et ses actions.
Serge Antoine, ce sont les ministères de l’Environnement, et pas seulement en France, c’est le Programme des Nations unies pour l’environnement, c’est le Plan d’action pour la Méditerranée, c’est la convention de Barcelone, c’est le Plan bleu, c’est la Commission méditerranéenne du développement durable. Serge Antoine, c’est l’aménagement du territoire et l’environnement, c’est l’environnement humain, c’est le développement durable.
Stockholm, Nairobi, Barcelone, Sophia Antipolis, Athènes, Rio de Janeiro, Tunis, Istanbul, Johannesbourg et bien sûr Paris, représentent toutes des jalons qui ont marqué son parcours et celui de l’environnement et du développement durable : ce sont toutes des villes qui pourraient avoir une place, une salle de conférence, une plaque rappelant la première pierre que Serge Antoine a posée pour telle ou telle initiative et qui ont toutes changé le cours des choses, voire le cours de l’histoire.
Bien peu de personnes en France et en région méditerranéenne ont dévoué autant d’imagination, d’énergie et d’intelligence pour la cause de l’environnement que Serge Antoine, alsacien de naissance et méditerranéen par adoption. Outre ses exploits en France, notamment la Datar, les parcs naturels régionaux et le ministère de l’Environnement, Serge Antoine a été un grand acteur sur la scène internationale en général, et méditerranéenne en particulier.
Avec Maurice Strong et Mustapha Tolba, Serge Antoine fait partie de ceux qui ont créé et mis en place le Programme des Nations unies pour l’environnement. De par son intérêt pour l’aménagement du territoire et la prospective, Serge Antoine a fait en sorte qu’une attention particulière soit portée à la région méditerranéenne, d’abord la mer Méditerranée puis les régions côtières. De la pollution et l’environnement à l’aménagement du territoire et le développement durable, sur fond d’analyse systémique et prospective, voilà la voie tracée par Serge Antoine dans cette région qu’il affectionnait tant.
Que seraient le Plan d’action pour la Méditerranée, la convention de Barcelone et le Plan bleu sans Serge Antoine ? On dit de lui « le père du Plan bleu », ne le serait-il pas aussi pour le Plan d’action pour la Méditerranée et la convention de Barcelone ? Il a tant œuvré pour que se rejoignent en Méditerranée environnement, développement et aménagement du territoire, qu’il est devenu incontournable pour toute initiative méditerranéenne d’où qu’elle émergeait. C’était en particulier le cas pour la Commission méditerranéenne du développement durable dont il était un des membres les plus actifs. Et c’était avec grand plaisir que j’ai eu à travailler avec lui pour la préparation de l’Agenda Med 21 et la mise en place de cette commission unique en son genre de par sa structure, sa composition et sa méthode de travail.
Mais quelle énergie, celle de Serge Antoine ! Il avait toujours une nouvelle idée, il allait toujours trop vite et trop loin dans ses propositions par rapport à ce que nous pouvions effectivement mettre en œuvre, avec les politiques et les moyens disponibles. Il y avait toujours une idée en gestation au fond de son cartable rempli de dossiers bien classés ; et son carnet d’adresses en accordéon et aux multiples intercalaires semblait plus utile et plus accessible, au moins pour lui, qu’un logiciel de gestion informatique.
Serge Antoine a toujours cherché à mobiliser l’intérêt pour ses idées et surtout à les partager pour les faire avancer. Et c’est justement ce « partage » qu’il a principalement évoqué lors de la réception de la récompense Global 500 du Programme des Nations unies pour l’environnement en 2003 : « partage » en France pour faire émerger le combat pour la nature, l’environnement et le développement durable, « partage » au niveau global pour une éco-mondialisation et surtout « partage » en Méditerranée pour la création d’un espace plus solidaire dans cette éco-région.
Si le Programme des Nations unies pour l’environnement connaît Serge Antoine depuis ses débuts et lui doit beaucoup, si le Plan d’action pour la Méditerranée et ses composantes lui doivent un respect paternel, je n’ai personnellement connu Serge Antoine que depuis 1991 et j’en suis très honoré. Avec lui, j’ai appris à mieux définir la substance derrière les multiples notions d’environnement, de solidarité, de partage, d’approche participative, d’approche multiacteur, de systémique et de prospective, d’indicateurs et enfin de développement durable. Il appelait de ses vœux la responsabilité et la responsabilisation des acteurs, d’abord politiques, ainsi que le changement des comportements et les réformes politiques nécessaires. C’est tout l’objet du processus de Marrakech pour la mise en place d’un programme décennal pour les modes de consommation et de production durables dont j’ai la charge au sein du Programme des Nations unies pour l’environnement. C’est en quelque sorte une continuité sur la voie qu’il avait tracée, une manière de continuer son œuvre et de contribuer à la réalisation de voies alternatives menant à l’éco-avenir.
Serge Antoine aimait à répéter une phrase tirée d’un discours du général De Gaulle de 1943 : « Un jour viendra où la paix rapprochera depuis le Bosphore jusqu’aux colonnes d’Hercule des peuples à qui mille raisons aussi vieilles que l’histoire commandent de se regrouper afin de se compléter. » Au quotidien comme dans les avenirs qu’il a semés, Serge Antoine y a bien contribué.

Allah Yourhamouh
(Que Dieu lui accorde sa miséricorde)

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El Habib Benessahraoui Directeur exécutif de l’Institut de l’énergie et de l’environnement de la francophonie sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Madame le Ministre,
Monsieur le Délégué interministériel pour le développement durable,
Madame Antoine, chère Aline,
Mesdames et Messieurs,

C’est avec une vive émotion que je participe à cette journée commémorative consacrée à notre regretté Serge Antoine. Il fut pour moi l’exemple même de l’engagement inébranlable pour la chose publique et pour le développement durable dont il a été, au demeurant, l’un des premiers penseurs et l’un des acteurs les plus féconds.
Je tire une immense fierté d’avoir été parmi ses amis et de saluer sa mémoire en présence des éminentes personnalités qui m’ont précédé.
À l’IEPF, nous avons perdu en lui un compagnon (au sens noble de la tradition française) précieux, toujours disponible et généreux de son temps et de ses conseils avisés et mobilisateurs.
La francophonie, l’OIF, au nom de laquelle j’ai l’honneur de transmettre l’hommage appuyé de notre secrétaire général pour l’œuvre et l’action du regretté Serge Antoine, a perdu en lui un militant sincère, un acteur engagé. Un acteur agissant avec intelligence et avec constance, pour faire de cette communauté un autre espace de citoyenneté. Un espace dont la richesse de la diversité culturelle devrait être mise au service du développement durable en tant que son quatrième pilier. Il a énormément fait pour qu’il en fût ainsi à Johannesbourg notamment.
Le développement durable, Serge en fut un des inspirateurs les plus constants et les plus créatifs. Dès la réunion de Founex en 1971 où il a avancé avec quelques acteurs, surtout des économistes, du Nord et du Sud, l’idée de l’éco-développement pour réconcilier le développement humain et l’environnement et remettre en cause les modes de développement productivistes, générateurs d’inégalités, de pauvreté et de dégradations environnementales.
La réunion de Founex a ouvert la voie à la Conférence des Nations unies sur l’environnement humain à Stockholm en 1972 où l’on retrouve encore une fois Serge, représentant le ministère de l’Environnement de France dont il avait été, avant, l’inspirateur, en 1971, avec l’appui du ministre Poujade ici présent et que je salue chaleureusement.
Au cours des années 1980, le grand public découvre l’existence des pollutions transfrontalières, le trou de la couche d’ozone, les pluies acides et l’effet de serre, en même temps que se renforce le mouvement pour une solidarité planétaire face aux problèmes environnementaux. Serge était aux avant-postes de ce mouvement.
J’ai eu l’insigne privilège de connaître Serge Antoine à cette époque vers la fin de l’année 1989, où il était responsable de la mission développement du ministère de l’Environnement.
Le sommet des chefs d’État et de gouvernement de la francophonie, réuni à Dakar, venait d’appeler à l’intégration de l’environnement et du développement économique et à l’organisation d’une réunion des ministres et autorités chargées de l’Environnement de l’Espace francophone en préparation du Sommet de Rio.
Je venais d’être désigné responsable du programme environnement de l’Agence de coopération culturelle et technique, devenue depuis Agence de la francophonie, et à ce titre chargé de la préparation de cette conférence ministérielle.
En tant que membre éminent du comité d’experts que l’Agence a mis en place, Serge a été réellement l’artisan des principales orientations et des balises essentielles pour les documents préparatoires de la conférence.
Il a été d’un apport inestimable et pour moi, un débutant dans les relations multilatérales, il a été d’un appui amical inoubliable tout le long du processus préparatoire jusqu’au déroulement des travaux ministériels et bien après.
Il aimait à me rappeler que les racines du développement durable dans les pays francophones étaient nombreuses, donnant en exemple ces pratiques paysannes, entièrement déterminées par le terroir qui alliaient préoccupations économiques, respect du paysage et conservation des ressources.
Il me parlait de ces « semeurs de l’environnement » que sont la Belge Margueritte Yourcenar, le Sénégalais Cheick Antar Diop, le Français Théodore Monod, le Canadien frère Marie Victorin, le Nigérien Bouhama ou le Québécois Pierre Dansereau.
Il me communiquait sa passion pour la Méditerranée, cet autre espace riche de sa diversité et de son histoire dont il a fait un véritable laboratoire de développement durable et de solidarité.
Comme nous le savons tous, Serge a, en tant que conseiller spécial de Maurice Strong, secrétaire général de la conférence de Rio, pu jouer un rôle déterminant dans la préparation de ce Sommet mondial et dans son animation notamment à travers la mobilisation de la société civile et particulièrement la Communauté scientifique et les collectivités locales.
La francophonie avait, à cette occasion, fait siennes les décisions de Rio, et a depuis mis en œuvre le plan d’action qu’elle a adopté à Tunis. Ce plan, à forte connotation environnementale il faut le souligner, portait pour l’essentiel sur le renforcement des capacités des acteurs pour contribuer à l’élaboration de politiques et stratégies environnementales et pour maîtriser les outils de gestion des ressources et d’aide à la décision.
Il contribuait, à travers des concertations en marge des conférences internationales environnementales, à assurer une présence et une implication active des francophones, à dégager des convergences, s’il y a lieu, et à jouer, en tout cas, un rôle médiateur. Serge y a pris une part active et stimulante.
Au niveau mondial, en dépit de la dynamique créée par Rio, notamment en termes de prise de conscience des problèmes environnementaux, l’on a assisté tout au long de la dernière décennie, du fait de modes de production et de consommation non viables, à l’érosion continue de la biodiversité, à l’accélération de la désertification et à l’accroissement des risques climatiques.
Parallèlement, les inégalités se sont partout accentuées entre les pays du Nord et du Sud, mais aussi à l’intérieur même des pays, y compris les plus nantis. La pauvreté s’est approfondie pour atteindre près d’un humain sur quatre. Des voix multiples, à tous les niveaux de citoyenneté et des quatre coins de la planète, s’élevaient contre une telle situation et militaient pour un développement durable en tant que projet global qui intègre l’économique, l’écologique, le social et le culturel, pour lutter avec détermination contre la pauvreté et les modes de production et de consommation non durables.
Un projet global fondé sur une démarche d’intégration et de mise en cohérence des politiques sectorielles doublées d’une vision déployée dans le temps long, une démarche stimulant la participation de tous les acteurs concernés et à tous les niveaux, du quartier à l’entreprise, du local au national, du régional au mondial. Une démarche fondée sur le multipartenariat et l’expression d’une solidarité agissante intra et intergénérationnelle. Ce fut le credo de Serge Antoine durant la dernière décennie.
Ce fut pour lui un domaine de réflexion féconde et un champ de lutte responsable et mobilisatrice, dans de nombreuses localités, des associations nationales, régionales, au niveau de la Méditerranée, au niveau européen, de la francophonie et au niveau mondial.
Au lendemain de la conférence de Rio, j’ai été rappelé dans mon pays, le Maroc, et mes contacts avec Serge ont été discontinus.
À partir de 1998, et avec les fonctions qui sont à nouveau les miennes en francophonie, j’ai pu partager, avec lui, de nouveaux moments exaltants. En effet, il m’a, encore une fois, fait bénéficier de ses idées fécondes et de ses nombreux réseaux pour une bonne préparation de la Communauté francophone au Sommet mondial pour le développement durable en 2002.
Il a guidé un travail de réflexion collective fort utile sur la diversité culturelle et le développement durable dont l’apport a été inestimable dans le travail mené par la francophonie aussi bien à Johannesbourg pour faire de cette diversité le quatrième pilier et à l’UNESCO pour l’adoption de la convention des Nations unies reconnaissant cette dernière et le droit de chaque pays à la promouvoir.
Il a contribué aussi, avec la compétence qu’on lui connaît, à la préparation du Xe Sommet de la francophonie tenue sur la thématique de la « Solidarité au service du développement durable » qui a adopté un cadre d’action décennal confirmant l’engagement déterminé de la francophonie pour appuyer ses pays membres dans l’élaboration et la mise en œuvre de stratégies nationales de développement durable et pour mettre sa diversité culturelle au service du rapprochement et de l’enrichissement de ces stratégies.
Serge m’a fait l’amitié de participer à tous les groupes de réflexions que j’ai pu établir pour accompagner l’action de l’IEPF et à animer nombre de ses manifestations.
C’est au cours d’un groupe de travail restreint, en plein hiver canadien, que Serge nous a fait part, je crois, de la plus belle définition du développement durable :
Le développement durable ne se décrète pas, ce n’est pas non plus un label à coller sur un bon produit. Sa définition est très ouverte : elle se fait en marchant, sa lisibilité est un peu celle de L’homme invisible de Wells où le corps ne se perçoit qu’une fois revêtu de bandelettes. C’est sa mise en œuvre qui lui donne sa force.
Je terminerai en évoquant un souvenir très émouvant pour moi. À la fin de l’année dernière, Serge avait accepté de diriger, en tant que rédacteur en chef invité, le numéro de LEF sur « Culture et développement durable ». J’ai pu mesurer combien son engagement était exemplaire, car déjà miné par le mal qui allait l’emporter, il tenait à faire avec moi et avec beaucoup de courage et de discrétion sur son état physique, des séances de travail quotidiennes pour le bouclage de la revue, relisant tous les articles, proposant inlassablement des réajustements du sommaire, des corrections, un meilleur choix des photos…
Je garderai de lui ce soin méticuleux qu’il apportait, avec élégance et naturel, à tout ce qu’il entreprenait.
Je garderai de lui, au-dessus de tout, la générosité et le sens profond de l’amitié.
Adieu l’ami, tu resteras toujours parmi nous.

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« Environnement et prospective »

Auteur : Serge Antoine

source : Revue 2000 N° 44  1978

Que l’Institut pour l’analyse de système à Vienne (Autriche) consacre une large part de ses travaux à l’environnement, que l’une des premières sorties de l’exercice « Interfuturs » de l’OCDE soit consacrée à l’environnement, que Bertrand de Jouvenel ou Louis Armand aient consacré tant de temps à l’environnement, n’est pas fortuit.
La conscience et la politique de l’environnement sont très liées à une vue à long terme des choses et de la société.
Le pays des profondeurs
La première raison provient de ce que l’environnement et la qualité de la vie sont nés parce que les structures politiques et administratives avaient trop peu pris en compte ce que j’appelle « le pays des profondeurs » : celui de ses inquiétudes profondes, mais aussi celui de ses racines. Les sociétés rurales (et les sociétés qui ont suivi mais qui étaient encore proches d’elles) avaient un rythme millénaire : celui du « temps long » des grandes évolutions séculaires, des contrats de génération qui explique aussi bien les paysages de l’Europe que les cathédrales du Moyen Âge que l’on a quelquefois mis 300 ans à construire. Les sociétés rurales charriaient avec elles, dans leurs superstructures politiques, ces dimensions longues que nos sociétés de l’éphémère, de l’événementiel et de la consommation ont tendance maintenant à éliminer.
Les grandes respirations ne peuvent plus se faire aujourd’hui et nous devons nous contenter de celles, admirables, il est vrai, des médiateurs ; des historiens comme Toynbee, Duby ou Leroy-Ladurie (dont les fresques rurales passionnent en ce moment beaucoup de citadins). Le Cheval d’orgueil, récit d’un paysan perdu entre deux civilisations, s’est vendu à plus de 500 000 exemplaires.
Or nos sociétés de consommation rapide des choses, du temps, de l’espace, nos sociétés de macadam ont fini par entraîner des ruptures avec le milieu. Louis Armand, qui est mort il y a quatre ans, et qui a été l’un de ceux à qui l’on doit la mise en place d’une politique de l’environnement en France et qui est aussi un des quatre grands de la prospective française contemporaine, a dit que l’environnement était moins né de la pollution que de cette rupture « de langage familier » entre la société et le milieu. « II faut, disait-il, réapprendre la grammaire de nos relations individuelles avec la nature. » La réintroduction du long terme et de prospective est donc, à mes yeux, tout à fait parallèle et même intimement liée à la prise en compte des facteurs qualitatifs rejetés jusqu’alors de la scène politique et même socio-culturelle. En est un signe, l’extraordinaire « complicité » qu’il y a eu entre hommes de la prospective et ceux qui se sont efforcés de faire émerger des dimensions qualitatives. Bertrand de Jouvenel est de ceux-là qu’il faut saluer aujourd’hui à la fois comme l’un des grands lanceurs de prospective et comme l’un des tout premiers à nous avoir fait découvrir cette autre économie politique qui commence seulement à naître celle des « aménités ».
Des milieux de longue évolution
La deuxième raison, qui explique les rapports étroits entre la prospective à long terme et la politique de la qualité de l’environnement, provient de ce que les données mêmes du milieu de vie et du cadre de vie sont des données longues.
Si nous pensons aux milieux, à l’eau ou à la forêt, par exemple, nous savons bien qu’ils impliquent pour leurs changements, volontaires ou involontaires, des périodes qui sont assez longues. L’eau de la Méditerranée, sur laquelle la France travaille en ce moment avec dix-sept autres pays de cette mer internationale à l’horizon des cinquante prochaines années, dans un projet de prospective que j’appellerai volontiers « Méditerranée + 50 » et que l’on qualifie officiellement de « Plan bleu », se renouvelle tous les 80 ans ; celle de la mer Noire, tous les 250 ans.
Quant aux forêts que l’on abat, on sait toute la lenteur qu’il faut pour reconstituer le tapis végétal. Je n’ai pas vu de meilleure pédagogie prospective que celle de l’Office national des forêts qui, dans les zones urbaines boisées qu’il a dû élaguer et que les citadins sont pressés de voir reverdir, affiche : « Ici, semis de plantations en 1976, milieu végétal reconstitué en 1985, forêt normale en 2070. » N’est-ce pas Napoléon qui avait adressé au corps des forestiers une circulaire pour qu’ils prennent en considération, pour les plantations nouvelles, l’usage que l’on fera du bois un siècle après ?
Et si l’on se réfère au cadre de vie, les rythmes sont-ils plus rapides dans les milieux artificiels ? Alfred de Musset ne disait-il pas en 1834 déjà : « Nous ne vivons que de restes ; notre société n’a pas réussi à imprimer aux villes la marque de notre temps. »
L’urbanisme opérationnel doit allégrement sauter 50 ans pour avoir un sens. Rappelons-nous Paul Delouvrier, qui, en 1965, a été l’un des premiers « décideurs » à parler publiquement de l’horizon 2000 ou 2020 à propos de la région parisienne dont il avait la charge, même si l’on pouvait contester l’ambition chiffrée de ses prévisions de population.
La prospective à long terme et la prise de conscience de l’environnement ont donc vocation à être étroitement liées. Mais cela n’est pas automatique et il faut même un bon humus pour que pousse la fleur.
La nécessaire recherche prospective
Une politique de l’environnement se doit d’abord de promouvoir des recherches sur le long terme. Il est indispensable, non seulement d’effectuer des recherches sur la pollution et de recenser les moyens d’y remédier, mais il faut passer du temps à une recherche sur la recherche pour dégager les tendances à long terme qui résultent de l’évolution constatée et calculer les conséquences en chaîne, mesurer les futurs possibles, envisager les accidents, les conséquences de politiques plus ou moins dures de l’antipollution, examiner les résultats d’une croissance économique moins forte ou ceux d’une « autre croissance ».
Il est essentiel que les chercheurs consacrent du temps à nous prévenir des situations probables dans divers cas de figure et déterminent notamment les phénomènes irréversibles « les points de non retour1 » ou les durées longues de récupération, par exemple, les 250 ans qu’il faudrait pour récupérer certains grands lacs américains ou la Baltique. En second lieu, la politique de l’environnement et de la qualité de la vie n’a pas de meilleur auxiliaire que la conscience et la mentalité des hommes dont les réflexes de survie sont, je me range dans les « optimistes », assez grands mais que l’on ne mobilise pas assez.
Les faits porteurs d’avenir et les risques, l’opinion commence à les connaître (le Club de Rome a eu un grand rôle de vulgarisation, à la fois prospectif et environnemental, à cet égard). Or, que constatons-nous ? Non une démobilisation ni même une attitude défensive de « croissance zéro », mais une approche beaucoup plus profonde et durable qui tend à promouvoir une gestion de ressources « en bon père de famille » ou à susciter une lutte contre les « gaspillages ». Des pays cherchent des pistes de l’« éco-développement » et s’efforcent d’échafauder une nouvelle économie politique. En France, le rapport d’un groupe sur l’antigaspillage2 a eu un retentissement en profondeur assez grand et annonce des changements à long terme.
« Ménager » l’espace
La relation qui devrait se développer entre l’environnement et la prospective relie l’espace et le temps qui sont des dimensions de référence conjointes, pour la prospective sociale à long terme. La prospective à long terme réunit donc environneurs et aménageurs.
Sur le temps long, seule une stratégie géographique de la qualité peut être suffisamment puissante pour valider l’aménagement du territoire3.
Pardonnez le jeu de mots, mais il exprime ce que je sens : « Le ménagement des ressources » passe par un bon « management du territoire ». Comme l’eau ou l’air et, peut-être plus encore, l’espace est une denrée rare. De grands savants d’un pays, pourtant vaste, l’URSS, le rappellent souvent avec raison.
Il est important de le rappeler et de bien relier aménagement du territoire et prospective sociale parce que, dans notre société, encombrée de messages et de tentations, on risque après la sagesse paysanne des millénaires, de faire n’importe quoi. La modification « volontaire » des climats devient un réel problème international. Et comment en serait-il autrement ? lorsqu’on voit de plus en plus de « décideurs » se lancer dans n’importe quelle aventure sans réfléchir à ses conséquences et se lancer comme le roi de Courtelande que fait parler Audiberti :
Vous avez plein de marécages n’est-ce pas ? Eh bien, qui nous empêche de planter dedans d’énormes tuyaux de fer-blanc, je dis bien de fer-blanc, comme le fer-blanc des gouttières, afin de rassembler toute l’eau dans une vallée et que, de là, elle se rende dans les fleuves. Sur les marécages, le blé poussera. L’ Angleterre n’en produit guère, elle nous en prendra 15 bateaux par an !
Avec une nouvelle sagesse de la maîtrise de la géographie en devenir et une grande attention aux cycles et aux temps longs, nos sociétés européennes sont capables de se sauver. Et de retrouver aussi le sens de leur histoire. Sans elle, on peut craindre le pire.
« Soyez polis, disait Prévert, avec la terre et le soleil… »
Il faut être aussi très poli avec la terre et avec le soleil, il faut les remercier pour la chaleur, pour les fruits, pour tout ce qui est bon à manger, qui est beau à regarder, à toucher, il faut les remercier. II ne faut pas les embêter, les critiquer ils savent ce qu’ils ont à faire, le soleil et la terre alors, il faut les laisser faire, ou ils sont capables de se fâcher ; et puis après, on est changé en courge, en melon d’eau ou en pierre à briquet et on est bien avancé…

* Revue 2000, no 44, 1978, p. 46-47.
1. Le Centre international de réflexions sur le futur d’Arc-et-Senans a accueilli, au cours des dernières années, des rencontres de travail intéressantes, sur ce thème de l’« irréversible ». Par exemple, Pugwash, ou encore deux réunions sur les espèces végétales en voie de disparition en 1973 et 1975. Dans le cadre de l’année européenne du patrimoine architectural, enfin, la conservation architecturale de longue durée a fait l’objet de travaux de groupe.
2. Groupe que j’ai contribué à mettre en place et qui, en un an, après la crise du Kippour, a préparé un rapport sur une nouvelle conception de la politique économique axée sur une définition plus qualitative des ressources et de l’environnement. Il a été présidé par Claude Gruson.
3. Voir l’exposé de Serge Antoine au colloque sur « La qualité de la vie et de l’avenir » organisé par les syndicats IG Metall à Oberhausen (RFA), 1972.

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Bernard Glass Ancien directeur du Plan bleu sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Parler de Serge Antoine et du Plan bleu pour la Méditerranée, après que Mohamed Ennabli ait situé l’éminent rôle de Serge sur le champ de l’international méditerranéen, m’amène à faire état, d’une façon personnalisée, des liens entre un haut fonctionnaire atypique et une institution originale, dont il est le père fondateur, tout deux œuvrant pour un meilleur avenir des Méditerranéens.
Passionné par le travail de Serge à la Datar pour l’émergence d’une politique française de l’environnement je me suis retrouvé, jeune fonctionnaire, au premier ministère chargé de l’Environnement. Bien qu’en Alsace, comme délégué régional, j’ai eu l’occasion de travailler avec Serge dans la commission Delmon sur « la participation des Français à l’amélioration du cadre de vie » ; puis de le revoir sur le terrain au Parc national des Pyrénées et, vers Noël 1978, de parcourir avec son épouse Aline, un de ses fils et des amis, le Haut-Atlas marocain.
Nommé DDAF des Alpes-Maritimes je l’ai perdu de vue une dizaine d’années. Jusqu’en 1989 où un coup de téléphone de Serge m’a confirmé la mémoire impressionnante de son carnet d’adresses : « Glass ce serait bien si tu t’intéressais au Plan bleu ! » Je connaissais vaguement cet organisme car le préfet m’avait demandé mon avis sur son rapport de 1989 intitulé « Le Plan bleu : avenirs du Bassin méditerranéen ». Je trouvais l’ouvrage intéressant au plan des études prospectives mais éloigné des préoccupations concrètes des acteurs du terrain dont j’étais. D’où ma réponse à Serge : « Les études j’ai déjà donné. Je préfère me consacrer à l’inspection générale de l’Environnement. Ma réponse pour le Plan bleu est non. »
Sans acter ma position il m’a suggéré de rencontrer Michel Batisse, le président du Plan bleu, qui m’a convaincu de m’impliquer pour un quart de mon temps pour diriger l’équipe du Plan bleu à Sophia-Antipolis. Très rapidement le temps partiel est devenu pratiquement un temps plein surtout parce qu’en toile de fond le binôme Antoine-Batisse m’a stimulé pour relancer le Plan bleu menacé de disparition par les parties contractantes à la Convention de Barcelone qui considéraient que l’exercice, donc l’organisme, Plan bleu s’est achevé par la publication du rapport du même nom !
Au fil des années notre complicité a permis d’étoffer et de redynamiser l’équipe pour amener les pays riverains et l’Union européenne à confier au Plan bleu de nouvelles fonctions dont celle de l’Observatoire méditerranéen pour l’environnement et le développement.
Sous l’impulsion de Serge, le Plan d’action pour la Méditerranée a conforté les propositions du Plan bleu pour renforcer la composante terrestre de ses activités car la qualité de la mer est tributaire de celle d’un développement durable des États côtiers.
Je garde ainsi le souvenir d’un Serge omniprésent au Plan bleu, même retraité, pour conseiller, activer, orienter avec beaucoup d’exigence mais toujours avec le sourire. Pour lui le Plan bleu représentait la quintessence de ses convictions et de ses engagements environnementaux : la prospective et l’approche systémique pour éclairer les décisions des instances internationales, nationales et locales et pour mobiliser la société civile méditerranéenne, au-delà des risques géopolitiques, en faveur d’un développement durable du « berceau des civilisations ».
Une anecdote confirme sa forte motivation pour créer le Plan bleu en 1977 lors de la réunion des parties contractantes en Croatie de l’ex-Yougoslavie. Quand le mandat du Plan bleu, axé sur les relations à long terme entre environnement et développement, était débattu, les autorités yougoslaves voulaient que ce mandat soit intégré à celui d’un centre, le leur, prévu à Split et chargé du programme des actions prioritaires. Selon elles il était logique de lier la réflexion en amont et l’action en aval. Serge a passé une nuit blanche avec Mostafa Tolba, directeur exécutif du Programme des Nations unies pour l’environnement, pour mettre au point l’argumentaire inverse et faire créer le Centre d’activités régionales-Plan bleu, hébergé par la France et chargé de réfléchir aux futurs de la région méditerranéenne.
Durant une trentaine d’années Serge s’est consacré, entre autres, au Plan bleu en veillant notamment à lui faire jouer un rôle majeur à la Commission méditerranéenne du développement durable instaurée en 1994. Jusqu’à ses derniers instants il est resté en contact avec l’équipe du Plan bleu. Il a veillé à la continuité de l’institution avec la publication du deuxième grand rapport en 2005 : Méditerranée. Les perspectives du Plan bleu sur l’environnement et le développement et avec la nomination de Lucien Chabason comme président succédant à Michel Batisse, décédé en 2004. Aujourd’hui, un nouveau directeur, Henri-Luc Thibault, a en charge l’héritage et le futur du Plan bleu qui doit tant à Serge dont les mots clés demeurent : prospective, aménagement du territoire, environnement, développement durable du local au global et réciproquement.
À travers mon expérience et mes relations avec Serge au Plan bleu mon opinion sur lui, avec le respect et l’amitié que je lui dois, peut se résumer ainsi : un très grand serviteur de la cause environnementale ne supportant ni la routine, ni le cloisonnement institutionnel et capable d’imaginer et de créer ce que l’orthodoxie administrative ne permettait pas, pour être efficace.
En me référant au message d’adieu à Michel Batisse de Frederico Mayor, ancien directeur général de l’Unesco, je dirai que Serge Antoine fait partie de ceux qui, comme les étoiles, continuent à émettre de la lumière même quand ils ont disparu.

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Paloma Agrasot WWF, Bureau de politique européenne (European Policy Office) sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Je voudrais féliciter et remercier les organisateurs d’avoir pris cette initiative. Je ne sais pas si c’est possible, mais en écoutant tout cela, on admire encore plus Serge Antoine. C’est vraiment une journée magnifique !
En préparant mon témoignage, j’ai retrouvé un livre de Serge Antoine : Méditerranée 21 : 21 pays pour le XXIe siècle. Développement durable et environnement. C’est un petit livre que Serge a fait en 1995, qu’il a dédicacé à tous ceux qui, en Méditerranée, dans les 21 pays riverains, militent pour que le sommet de Rio se cultive et que les fleurs du XXIe siècle soient dans les graines d’aujourd’hui. Cette dédicace est très belle et vraiment en rapport avec le thème d’aujourd’hui : Serge Antoine, semeur d’avenirs, et il faut croire qu’il aimait semer. Dans l’exemplaire que Serge m’a donné, il a fait une dédicace avec son écriture si caractéristique qui disait : « À Paloma, que son cœur européen porte sur la Méditerranée… » Je trouve que ces deux mots clés « Europe » et « Méditerranée » résument très bien la collaboration que j’ai eu la chance et l’honneur d’avoir avec Serge Antoine.
J’ai connu Serge Antoine au début des années 1990 grâce à Geneviève Verbrugge et je l’en remercie. J’étais au bureau européen de l’Environnement et je commençais à suivre la politique européenne en Méditerranée, au temps de la Charte de Nicosie qui promettait beaucoup mais qui n’a pas réussi. Nous avons commencé, avec Serge Antoine, à partager sur les projets, des idées, le lobbying – Serge était un lobbyiste incroyable – et ainsi, nous avons toujours continué. Je suis passée au WWF, mais la collaboration s’est poursuivie.
Pour revenir sur ce livre, j’ai une anecdote. En effet, Serge l’a fait en 1995. Il tenait vraiment à le faire, il m’a dit : « Quoi ! Les ONG, vous ne faites rien cette année sur la Méditerranée. – Non, pas à ma connaissance. – Je vais le faire parce que c’est une année charnière, il faut que cela se fasse. » Je pense qu’il a fait cela en une ou deux semaines. C’était assez fou, il l’a édité, l’a publié, l’a écrit. Pourquoi une année charnière ? Parce que, comme l’a dit Monsieur Ennabli, c’était l’année de la révision de la convention de Barcelone, c’était un moment important pour la Commission méditerranéenne de développement durable (CMDD), c’était l’année où la déclaration de Barcelone qui marquait le départ de l’Euro-Méditerranée a été signée.
Serge Antoine croyait fermement que les initiatives de l’Union européenne et celles des Nations unies devaient être plus complémentaires et plus cohérentes, et non concurrentes comme beaucoup d’autres le pensaient. Serge avait une vision très positive de la politique européenne et pensait qu’en influençant et en intégrant plus l’environnement et le développement durable, cela ferait du bien à la Méditerranée.
Serge croyait aussi très fermement au rôle des sociétés civiles. Au dos de son livre, il dit :
Le bassin méditerranéen appelle la mise en œuvre solidaire d’un développement durable porté par ses sociétés civiles.
Vraiment, il l’a mis en pratique et plusieurs orateurs l’ont dit aujourd’hui. Au niveau de la Méditerranée, Serge étant un lobbyiste terrible, il appuyait toutes nos idées et nos batailles pour intégrer l’environnement dans la politique européenne, il nous donnait des idées. Il est allé jusqu’à participer à des forums civils euro-méditerranéens sur l’environnement que nous avions organisés (Stuttgart, Marseille, etc.). Il est venu à Bruxelles pour une table ronde au Parlement européen où nous souhaitions mettre en avant la stratégie méditerranéenne de développement durable, et convaincre l’Union européenne que c’était quelque chose qu’elle devait intégrer. Comme cela a été dit, il a vraiment fait tout cela avec simplicité et humilité. Il se mêlait aux ONG, participait aux groupes pour donner ses idées.
Depuis les années 1990, personnellement, j’ai eu la chance de pouvoir monter des projets avec lui. Un projet lui tenait particulièrement à cœur : la création d’une maison de la Méditerranée à Bruxelles. Je ne sais pas s’il en a parlé, moi pas trop tant que ce n’était pas signé. Il y avait les anciens bâtiments de l’école vétérinaire, près de la Gare du Midi à Bruxelles. Cela faisait rénovation urbaine, tout ce qu’il aimait. Dans cette enceinte, il y aurait eu un éco-centre, l’administration de l’Environnement et une petite maison que nous pouvions avoir pour faire une Maison de la Méditerranée et du développement durable. Nous aurions pu y associer les populations maghrébines du quartier, les ONG, les missions, les ambassades. C’était vraiment une superbe idée qui n’a pas abouti pour des raisons politiques bruxelloises. C’est dommage, et c’est vraiment quelque chose que nous pourrions imaginer, à l’avenir, d’une autre manière.
Pour terminer, je voudrais rappeler que Serge Antoine était quelqu’un d’optimiste. Plusieurs l’ont dit, il le dit lui-même dans son livre. J’insiste beaucoup sur ce livre parce que je crois que c’est un peu son testament sur la Méditerranée et le développement durable. Il était optimiste, mais quand j’ai parlé avec lui, au début de cette année, il était très déçu et très sombre. Il m’a dit : « La Méditerranée va mal. » À ce moment-là, comme je suis optimiste aussi, je lui ai répondu : « Non ! D’ailleurs, il y a une nouvelle initiative de l’Union européenne pour la dépollution de la Méditerranée. Justement, un texte est soumis à consultation publique. » Cela l’a vraiment remis sur pieds et il a dit : « Envoyez-moi ce texte, je vais vous donner des commentaires. » En fait, j’aurais dû avoir ses commentaires, mais cela n’a pas été possible.
Je suis optimiste, mais je reconnais que beaucoup de choses vont mal. Il y a eu la crise libanaise, cet été, la pollution par les hydrocarbures, mais malgré tout, si Serge Antoine était encore là, j’aurais vraiment aimé partager avec lui toute une série de perspectives qui s’ouvrent maintenant au niveau de la Méditerranée et de la politique européenne. La Commission européenne vient de publier une stratégie environnementale pour la Méditerranée qui comprend un calendrier d’actions, un programme « Horizon 2020 » qui devrait rassembler l’Union européenne, les Nations unies, le PNUE, les ONG, la Banque mondiale. Serge serait très heureux de voir que l’Union européenne et le PNUE vont travailler de plus en plus ensemble, que le PNUE va agir comme agence d’implémentation de la stratégie marine et de « Horizon 2020 ». Il y a des perspectives telles que la nouvelle politique de l’Union européenne pour la Méditerranée qui est la politique de voisinage qui a une composante, en théorie, environnementale et d’appui à la société civile très importante. J’aurais voulu commenter ces perspectives avec Serge.
Il reste beaucoup de choses à faire, beaucoup d’efforts pour que tout cela parte dans la bonne direction, mais je pense que nous serons guidés par tout ce que Serge Antoine a fait et que nous pourrons réussir quelque chose de bien, tous ensemble.

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« Gérer la planète à l’échelle d’“écorégions”. Le cas de la Méditerranée* »

Auteur : Serge Antoine

Source : Géopolitique , review of international institute of geopolitics N°27  1989

En 1975, 17 États riverains signaient à Barcelone une convention qui créait autour d’un « Plan d’action pour la Méditerranée », une coopération originale. Placée sous l’égide des Nations unies, cette coopération « partenariale » comporte plusieurs volets : la lutte contre les pollutions – et pas seulement marines –, la protection des espèces et des sites et, bien plus en amont, le « Plan bleu » qui s’efforce d’identifier la prospective à 40 ans de cette région du monde en reliant les évolutions imbriquées de l’environnement et du développement. Cette forme « écorégionale » de coopération gagne à être connue au moment où est publié1 le Rapport sur la Méditerranée à l’horizon 2025 ; elle sera située ici par rapport à d’autres structures de coopération internationale.
L’échelle planétaire
L’appel à une institution mondiale pour gérer les problèmes de l’environnement se nourrit de catastrophes (type Amoco-Cadix, Bhopal ou Tchernobyl). La scène internationale est un moteur à explosions ou accidents (la Méditerranée, il est vrai, a jusqu’ici été à l’abri).
Mais, l’appel à l’échelle terre se nourrit aussi de la dégradation en profondeur des grands milieux : désertification, destruction des forêts, atteintes à l’atmosphère et à l’ozone. La survie de la planète est peut-être en jeu2.
Cet appel à une gestion planétaire a fait naître à Stockholm, en 1972, l’idée d’une institution mondiale spécialisée : ce fut en 1973, le Programme des Nations unies pour l’environnement, installé a Nairobi en 1975.
Au-delà, certains pensent aller plus loin vers le supranational. Les risques de réchauffement de l’atmosphère conduisent, en effet, à la création d’une autorité mondiale ; 25 pays réunis en mars dernier autour de la France, des Pays-Bas et de la Norvège, l’ont évoqué. Pour aider le tiers monde dans un développement à « énergie froide », on commence même à penser à une contribution mondiale : le PNUD et le très sérieux World Resources Institute viennent d’en parler.
Le siècle ne passera pas pour l’environnement, sans que naisse une architecture plus diversifiée et plus ferme d’institutions planétaires. Cette création sera-t-elle irriguée par l’émergence d’un droit international des milieux et des ressources ? Rien n’est moins sûr, car les espaces juridiques sont encore bien vides ; le droit international de la mer, pourtant vieux de plusieurs siècles, est encore entre deux eaux. Et bien des évolutions ou des reniements devront être acceptés par ceux qui ne sont pas encore habitués à la supranationalité ou même à une « transnationale » qui, elle, ne dépossèderait pourtant pas les États.
Car la mondialisation des responsabilités n’a pas à entraîner une démission des États. Les États ont aujourd’hui un grand rôle à jouer, éventuellement cadrés par des régions. C’est à leur échelle et à l’échelle de leurs collectivités internes que peuvent, par exemple, le mieux se développer des programmes d’économies et de substitution d’énergie ou encore s’engager des programmes bilatéraux. Tout ce qui se fera dans le champ des pays est mille fois plus conséquent financièrement que ce qui se fait dans le cadre diplomatique ; ainsi, les 17 États méditerranéens consacrent ensemble 4,5 millions de dollars au « Plan d’action pour la Méditerranée » ; ce chiffre, appréciable, n’est toutefois que celui de… trois stations d’épuration d’une petite ville de 20 à 30 000 habitants !
L’Europe
L’échelle régionale, au sens international, est une voie bien ouverte pour l’environnement. Plusieurs pays ensemble, ayant déjà une structure régionale, conviennent d’y ajouter la dimension de l’environnement : tel est le premier cas de figure, celui de l’Europe communautaire par exemple.
L’Europe communautaire n’a pas attendu la légitimité de la décision du Traité unique en 1987, pour aborder l’environnement. Les risques de distorsion de concurrence dans le marché commun étaient trop réels pour que cette dimension reste hors du champ de travail de la Commission. Près de 80 directives ont, en dix ans, porté sur des domaines très divers de l’environnement, sur la qualité de certains milieux (l’eau en particulier) ou sur les conditions d’admissibilité des produits (les véhicules automobiles, par exemple). Le travail ici est si appréciable que l’Europe non communautaire doive en tenir compte (AELE ou pays de l’Est).
L’entrée de l’environnement dans le champ plein des compétences communautaires et l’application maintenant possible, à son endroit, des articles 100 A et 130 (R, S, T) du Traité modifié, est plus qu’une reconnaissance : elle peut faire entrer l’environnement européen dans une logique de stratégie sur les milieux, sur les espaces3 et, sans doute aussi, sur les relations entre l’Europe et le reste du monde : ce qui est préfiguré, par exemple, dans les accords de Lomé III et, bientôt, de Lomé IV.
La perspective de voir la Commission se doter, avec le Parlement européen, d’une Agence européenne de l’environnement est, à cet égard, une nouvelle donne pour les relations extérieures de la Communauté. Cette Agence, qui sera essentiellement mobilisée pour le suivi des décisions communautaires et pour la surveillance permanente (le monitoring) de l’environnement, pourrait être ouverte aux pays européens de l’AELE ou aux pays de l’Est. La France, le Portugal et l’Italie suggèrent qu’elle le soit aussi aux États riverains du bassin méditerranéen.
La Méditerranée
Précisément, cette Méditerranée est un autre exemple de coopération régionale mais, cette fois, sans institution préalable : on peut l’appeler « coopération écorégionale », car l’environnement en est, au départ au moins, le seul vecteur de coopération.
Il n’existe, en effet, aujourd’hui, aucune autre organisation multinationale ou système de relations entre les 18 États qui bordent la Méditerranée. La Convention de Barcelone que 17 États ont signée (l’Albanie exceptée) a créé, entre les parties contractantes, une forme nouvelle de personne morale du droit international. Faisant appel, pour sa gestion, au Programme des Nations unies pour l’environnement, le Plan d’action pour la Méditerranée a son budget et son programme décidés par les États et un Bureau de quatre États assure la permanence pour deux ans4.
Cette coopération, née par convention entre les États, est, en droit international, novatrice. Son mode d’exercice tient largement compte du volontariat des États. Ceux-ci, qui travaillent en général au consensus, ont adopté puis ratifié trois protocoles sur les rejets en mer, un quatrième sur les « aires littorales protégées » et en préparent un autre sur les exploitations pétrolières en mer. Ils se sont fixé, à Gènes en 1985, des objectifs à dix ans dont, tous les deux ans, ils mesurent l’état d’avancement. Ces objectifs vont de la réalisation de stations d’épuration dans toutes leurs grandes agglomérations à l’identification en commun de 100 « sites historiques littoraux » du patrimoine méditerranéen. Dans le premier cas, il s’agit d’une « communauté réduite aux États », dans le second, d’une identification commune prolongée par un réseau.
La coopération méditerranéenne s’appuie sur plusieurs centres régionaux coordonnés par une « Unité de coordination » à Athènes (10 personnes) qui abrite aussi le programme MEDPOL (10 personnes) ; un centre d’échanges d’expériences de développement respectueux de l’environnement et de préparation de projets-pilotes (les « programmes d’actions prioritaires », à Split), un centre près de Tunis sur les « aires littorales spécialement protégées » (faune et flore) qui travaille, en liaison étroite avec l’Union internationale pour la conservation de la nature et un centre à Malte pour la prévention des accidents maritimes (hydrocarbures et produits chimiques) sont les branches de cet arbre.
Enfin, à Sophia-Antipolis, une petite équipe5 a travaillé pendant huit ans, pour dessiner l’avenir du bassin méditerranéen à l’horizon des quarante prochaines années. Cette prospective, préparée à partir de cinq familles de scénarios (3 tendanciels et 2 alternatifs6) est unique au monde par l’exercice proposé et par le travail interactif entre 17 États. Il ne s’agit pas d’un produit fini7, mais bien d’un exercice qui se développe à la demande des États. Ce travail est destiné à nourrir la réflexion et à permettre aux États de travailler mieux ensemble, deux a deux, ou chez eux, en référence à une évolution à long terme où sont privilégiés les rapports entre environnement et développement.
Le budget du Plan d’action pour la Méditerranée est de 4,5 millions de dollars dont la France assume une part de l’ordre de 40 % (correspondant à sa part – ce qui étonne toujours – dans le PNB des 17 États riverains8).
Le bassin méditerranéen qui a raté son rendez-vous avec la Renaissance et qui n’a pas pris le train de la Révolution industrielle était, il y a trente ans encore, une ligne de partage entre pays dominants et pays colonisés. Découpé entre une vingtaine d’États, il est éclaté entre trois continents et les organisations internationales l’ignorent. Aucune institution multilatérale ne lui fournissait, jusqu’en 1975, de raison de réunir des délégations de pays qui sont parfois en conflit entre eux : Israël, Syrie, Grèce, Turquie… « La Méditerranée, disait Jean Daniel, n’existe que si elle s’exprime. » Face au passé, si riche, qui accroche la Méditerranée dans l’histoire, les· futurologues entendraient-ils le silence en évoquant le destin montant du Pacifique, « nouvelle Méditerranée » ?
Effacée de la carte, la Méditerranée ? Ou seulement condamnée à être, comme le Mexique, une des nouvelles lignes de démarcation de la démographie ou encore une frontière déjà ancienne entre l’Islam et la Chrétienté depuis la bataille de Poitiers et le déclin de la Sublime Porte ? Silencieuse, peut-être ? Mais, implicitement, des signes imperceptibles d’appartenance à une famille se révèlent, même dans les instances internationales. Les Méditerranéens se serviraient-ils de l’environnement pour aller plus loin même que la rencontre ?
Depuis 1975, la coopération se tisse ; serait-elle, au-delà de l’environnement, l’amorce d’une chambre d’écho pour une région qui devra, à l’avenir, réapprendre l’exercice de relations à plusieurs ? Assistera-t-on à la « naissance douce » d’une communauté internationale nouvelle ?
L’environnement, exploré dans la mer par J.-Y. Cousteau dans les années 1970, soumis sur terre et, en particulier, dans les « régions-rivages », aux mêmes pressions contemporaines, est arrivé, dans les années 1970, comme une raison d’être pour réunir des pays et les faire se parler. Fédérateur plus qu’il n’apparaît, il apporte à la Méditerranée une vertèbre qui lui manquait et qui pourrait lui servir bien plus qu’une prothèse. Surtout si on ne le limite pas aux pollutions et si on ose ouvrir le débat du développement approprié.
Le développement, clef de l’environnement
Certes les mesures de protection écologiques ou environnementales sont indispensables : la création de parcs nationaux ou régionaux et de réserves (le premier parc national a été créé en Croatie en 1928 ; la réserve de Camargue a plus de 60 ans…) est importante : il en existe, en tout, plus d’une soixantaine. La protection du littoral est vitale et bien des pays envient notre Conservatoire du Littoral qui a fait acquérir 13 % du linéaire côtier par l’État. La protection des espèces – comme la tortue ou le phoque moine – en disparition est très méritoire et doit être accentuée. Et les disciplines pour la protection de la mer (accords de non-rejets directs ou de réduction des rejets telluriques) sont certainement à renforcer.
Mais, qu’en sera-t-il des rivages et de la mer elle-même, si une attention n’est pas portée au développement ? Et ce développement, dans les pays du Sud, est très fort et même explosif. Dans les quarante prochaines années, la population, de 360 millions d’habitants, passera, sans doute à 550, soit plus que les États-Unis et l’URSS réunis : Le nombre de citadins nouveaux sera dans le Sud, près de deux fois celui des urbains actuels de tous les États du Nord de la Méditerranée et le rythme de croissance des villes y sera, sans doute, 5 fois plus rapide que celui de l’Europe à ses périodes les plus intenses. Le nombre de touristes sera, sans doute, multiplié par trois et quelque indicateur que l’on prenne (engrais, voitures, électricité, etc.), les niveaux actuels de la vie économique seront multipliés par un – facteur compris entre 3 et 5, sans que pour autant, du fait de la démographie notamment, le niveau de vie par tête dans le Sud soit substantiellement modifié.
Bien plus, de graves problèmes se poseront dans le Sud pour la suffisance alimentaire (elle est en baisse et ne couvre pas 50 % des besoins), pour la disponibilité en eau ou pour le maintien des sols. Les villes millionnaires seront de plus en plus invivables et difficiles à gérer. Le Caire va droit vers ses 20 millions de citadins.
Les choix économiques pour l’environnement seront décisifs mais il importe de savoir lesquels : par exemple, selon les formes d’énergie, les gaz à effet de serre seront de deux fois ou de dix fois le niveau actuel. On a tout à craindre, dans cette région, d’un retour en force du charbon et tout à espérer d’une priorité au gaz naturel. Certains pays qui ont renoncé ces derniers temps au nucléaire (Italie, Turquie, Égypte) seront-ils contraints d’y revenir ? Le recours aux énergies alternatives serait le bienvenu.
D’autres choix sont déterminants : la priorité aux villes moyennes pourrait décomprimer la pression dans les grosses agglomérations : 30 % de la croissance urbaine (240 millions d’habitants) est en balance. L’aménagement en profondeur (plan du « littoral bleu » en Algérie) pourrait sauver les restes du littoral naturel. La chasse aux gaspillages de l’eau peut apporter un gisement de l’ordre du tiers des besoins ; la priorité à la mariculture répondrait à des besoins que la pêche ne peut aujourd’hui satisfaire avec son million de tonnes de poissons annuels (pour 4 millions consommés). Ce ne sont que quelques exemples. Le Plan bleu n’était pas là pour décrire le futur, mais en bonne prospective, pour identifier les choix majeurs.
La solidarité entre le Nord et le Sud est, elle aussi, une clef : les courants d’échanges intraméditerranéens peuvent apporter des solutions. L’ouverture commerciale, financière et technique de l’Europe jouera un rôle bienfaisant.

La coopération méditerranéenne pour l’environnement appelle une étroite relation avec l’aménagement de l’espace (il s’agit d’une œuvre d’aménagement du territoire à large échelle) et avec le développement. Les deux tiers au moins de la réponse à la protection de l’environnement en mer Méditerranée et sur ses rivages viendront de la manière dont s’opérera le développement. Même la mer en est tributaire : les relations entre l’atmosphère et la mer sont plus importantes qu’on ne pense et, pour la mer du Nord, par exemple, expliquent pour plus de 50 % les teneurs en métaux lourds.
Cette liaison avec le développement qui, bien sûr, concernera très fortement le Sud, caractérise cette coopération méditerranéenne que l’on peut qualifier de « Nord-Sud de voisinage ».
Cette coopération qui intéresse de plus en plus les acteurs internationaux et, par exemple, la Banque mondiale, ne sera sans doute pas celle de Jean Monnet pour l’Europe par produits : atome, charbon, acier, produits agricoles ou même pollution, mais plutôt celle d’un Maurice Rotival qui avait proposé, il y a 40 ans, pour l’Europe, d’aménager ensemble un territoire (le Rhin en l’occurrence). Le littoral méditerranéen pourrait esquisser une forme de coopération par la géographie, en rappelant que ce sont les États et les collectivités régionales et locales qui sont les véritables acteurs (il y a, autour du bassin, quelque 150 collectivités régionales riveraines : provinces, willayas, etc.).
C’est ici qu’une forme de relations – par réseaux – peut prendre une dimension particulière. À l’heure des sociétés de communication, les réseaux constituent des modes de relations plus efficaces et certainement plus « organiques » que des institutions hiérarchiques. C’est une chance pour la Méditerranée que d’arriver à un moment où de nouvelles structurations tissées prennent, dans le monde, plus d’importance. « Lorsque les villes naissent, les empires disparaissent » disait, au XVIIIe siècle, Claude Nicolas Ledoux. Le bassin méditerranéen, s’il joue un « transnational » avec et non contre les États et s’il s’appuie, bien sûr, sur les « sociétés civiles » et tous les corps intermédiaires qui font le tissu socio-économique et environnemental de la région, pourra avoir une chance de progresser bien mieux que par la création d’institutions internationales plus ou moins artificielles.
Ainsi, il n’est plus nécessaire de viser à une Université méditerranéenne dans ses murs (que Paul Valéry me pardonne, lui qui avait eu cette idée en 1938 ; on peut bâtir la même chose par un réseau entre universités).
Les villes, les communes, les régions, bénéficient aujourd’hui partout d’une période de « décentralisation ». Une parcelle croissante de pouvoir passe, en ce moment, aux autorités locales. Le développement de rapports entre les autorités locales, les entreprises, les ports, les responsables de sites historiques, de villes, de parcs naturels et de réserves, etc. est, pour la Méditerranée, une voie intéressante pour le rapprochement entre pays. Non pas seulement pour sauver la mer Méditerranée, notre patrimoine commun, mais pour établir, entre ses rives de pleine terre, une solidarité de fait et dessiner dans ce monde, de nouvelles géographies de pouvoir et de vouloir. C’est-à-dire permettre à la Méditerranée de se faire entendre à nouveau et l’inciter – Paul Valéry le souhaitait il y a cinquante ans – à redevenir « une fabrique à civilisations ».
Le Plan bleu
L’exercice du Plan bleu couvre aux horizons 2000 et 2025 l’ensemble du bassin (18 États riverains) et s’efforce de dégager les perspectives de développement et d’environnement (population, urbanisation, industrie, agro-alimentaire, tourisme, transports, sol, eau, forêts, littoral…). Le travail a fait appel à l’analyse systémique à partir de 5 scénarios, dont trois de famille « tendancielle », et deux « alternatifs » ; ces derniers font entrer en jeu, le renforcement des Communautés (Europe, Grand Maghreb), une politique plus attentive aux ressources et à l’environnement et un accent plus net sur un développement plus endogène et un renforcement des échanges méditerranéens.
La Méditerranée change d’échelle
– Population : 360 millions en 1985, près de 550 en l’an 2025 et, peut-être 600 à 700 millions en l’an 2100.
– Urbanisation : en 2025, 240 millions de citadins supplémentaires, soit l’équivalent de toutes les villes des États du Nord de la Méditerranée (France, Italie, Espagne, Yougoslavie, Grèce).
– Tourisme : les touristes internationaux passeraient de 140 à 300 ou 400 millions.
– Énergie multipliée par 2. Engrais multipliés par 5.
– Automobile : 16 millions en 1965, près de 175 en l’an 2025.
Contrastes entre le Nord et le Sud
– Populations : 45 % de moins de 15 ans dans le Sud, moins de 25 % dans le Nord. En 1950, le Nord représentait les 2/3 de la population, en 2025 le quart. Dans le Nord, on passe de 93 millions en 1950 à 130 en 2025. Dans le Sud, de 40 millions en 1950 à 230 en 2025.
– L’urbanisation :
– 85 % d’urbains dans le Nord, 70 % dans le Sud en 2025 ;
– le rythme d’urbanisation dans le Sud est de 5 fois le rythme le plus rapide du Nord.
– L’énergie : entre 1970 et 1985, la croissance a été de 2,8 %/an dans le Nord.
– L’énergie : entre 1970 et 1985, la croissance a été de 7,2 %/an dans le Sud.
– Le niveau de vie/tête : l’écart entre Nord et Sud n’arrivera pas à se fermer.
– Les automobiles : 89 % dans le Nord en 1978, 61 % en l’an 2000 et 48 % en 2025.
Les ressources sont limitées
– L’énergie : d’ici 2025, les réserves de pétrole devraient être épuisées, le gaz naturel sera le seul atout.
– La mer : 1 million de tonnes de poisson pêché ; 4 consommés aujourd’hui et une demande à 5 ou 6.
– Le littoral : 46 000 kilomètres de côtes ; d’ici l’an 2025 : 3 à 4 000 seront mangées par l’urbanisation, en plus de celles qui existent.
– Les forêts : elles risquent de perdre 25 % de leur surface.
– L’eau : les consommations urbaines vont croître de 400 à 500 % dans le Sud et, sans doute, de 50 % dans le Nord. Mais surtout les étendues irriguées, de 16 millions d’hectares devraient passer à près de 30 millions. La ressource en eau, même avec de nécessaires économies de gestion, est un des graves problèmes de la région.
– Les sols : la perte annuelle de sédiments productifs peut être évaluée à 300 millions de tonnes par an : le tiers des terres cultivées dans le bassin méditerranéen est touché par l’extension de l’érosion grave. L’intensification agricole dans le Sud et l’Est, la salinisation, les pratiques culturales actuelles, sont autant de facteurs d’aggravation.

* Géopolitique, Review of International Institute of Geopolitics, no 27, 1989.
1. Chez Economica.
2. Voir Scientific American, septembre 1989.
3. L’espace rural, l’espace montagnard et, par priorité, l’espace littoral.
4. En 1988-1989, la Grèce, la France, la Turquie, la Lybie.
5. Dirigée par Michel Grenon. Michel Batisse est le président du Centre d’activités régional du Plan bleu.
6. Avec, par exemple, une plus grande attention aux problèmes de l’environnement : de grandes entités renforcées : l’Europe et le Grand Maghreb et un accent mis sur la valorisation des ressources méditerranéennes.
7. Parution en septembre en espagnol et en français, Paris, Economica ; en décembre en anglais, Oxford University Press, puis en arabe.
8. Italie 23 %, Espagne 17 %.

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« Europe et Méditerranée* »

Auteur : Serge Antoine

Source : Revue des deux mondes Juillet Août 1990

La convention de Barcelone pour la protection de l’environnement a été le signe de nouveaux rapports entre les nations de l’Europe et celles de la Méditerranée. La Communauté européenne, solidaire de l’Est en mutation, ne doit pas se désintéresser de son « flanc sud ». La coopération en Méditerranée – machine à civilisations – est un prototype de solidarité régionale à examiner de près.
Telle Vénus sortie de l’écume des mers, l’Europe doit tout à la Méditerranée. S’il est, certes, euro-centrique ou méditerranéo-centrique de penser que le monde a trouvé là l’origine des civilisations, du moins est-il reconnu que les rivages de Téthys, cette mer intérieure, créée il y a des millions d’années par la dérive des continents, ont enfanté, au confluent de trois religions, une grande part du monde contemporain.
En Europe, cette révérence à la Méditerranée n’est pas seulement celle des États du Sud, plus intimement « méditerranéens » (l’Italie, la Grèce et, partiellement, l’Espagne et la France) que les autres ; elle est aussi déclinée par ceux qui habitent la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les Pays-Bas, ou les pays nordiques.
Et lorsque les touristes européens, qui sont, chaque année, quelque 50 millions, viennent y passer leurs « vacances », ce n’est pas seulement de soleil, de sable et de mer dont ils se nourrissent : c’est aussi, inconsciemment, une manière de reconnaître leurs origines.
Mais cette reconnaissance du passé doit être enrichie, aujourd’hui, de formes plus institutionnelles ou financières. Les Européens n’y pensent pas assez : leur insouciance est coupable. Si occupée que soit, actuellement, l’Europe par l’ouverture à l’Est, la Communauté européenne ne peut se désintéresser de son « flanc sud », c’est-à-dire des États riverains qui, au sud de l’Europe, abriteront bientôt – en 2025 – quelque 350 millions d’habitants. Grand marché potentiel, enjeu de culture, la Méditerranée représente un terrain décisif pour l’avenir de l’Europe. Si elle n’y prenait garde, elle verrait se dresser un mur dont elle serait la première à souffrir. Plusieurs dimensions devraient s’offrir aux rapports euroméditerranéens. L’environnement est de celles-là, la seule qui ait, aujourd’hui, officiellement droit de cité. Si de nouveaux rapports internationaux en Europe se sont bâtis sur le charbon et sur l’acier, c’est sur l’environnement qu’a commencé à se bâtir une rencontre euroméditerranéenne. L’entrée de l’Europe communautaire dans la convention de Barcelone, qui réunit 18 États riverains pour la protection de l’environnement, en a été le premier jalon ; plus près de nous, le 28 avril 1990 à Nicosie, les États riverains, à l’invitation de la Commission européenne, ont adopté une charte de coopération euroméditerranéenne.
La mer, point de départ de la coopération euroméditerranéenne
Il ne faut pas rêver d’une communauté de plein exercice entre ces pays hétérogènes dont le revenu par tête fait le grand écart (de 1 à 8 ou 10) et dont les styles de vie ou les inquiétudes les séparent comme le font les conflits qui les opposent parfois deux à deux. Mais il est possible d’aller beaucoup plus loin qu’actuellement dans une coopération d’un « Nord-Sud de voisinage » qui a en commun bien plus que l’appartenance à une même mer et qui pourrait cultiver une « méditerranéité » si implicite.
La mer a été le point de départ de cette coopération. Observée par Jacques-Yves Cousteau dans les années soixante, cette mer, grande comme six fois la France, est si fragile qu’un accident pétrolier pourrait la faire bien plus souffrir que les régions de l’Alaska ou de la Bretagne. Miraculeusement épargnée malgré un trafic de tankers qui dépasse les 15 % du trafic mondial, elle est, certes, moins atteinte que la Baltique, la mer du Nord ou sa petite sœur, la mer Noire. La Méditerranée a tout à gagner de la coopération entre pays riverains lancée à Barcelone et d’abord consacrée au milieu marin. Il est vital que cette coopération se poursuive ou se complète par des ententes régionales – telle celle sur l’Adriatique lancée en 1990 et qui va réunir l’Italie, la Yougoslavie, l’Albanie et la Grèce.
La convention de Barcelone1, signée le 4 février 1975 par 17 États, avait d’abord pour objectif-cible la dégradation de la mer. Le Plan d’action pour la Méditerranée (PAM) y consacre aujourd’hui 3 des 5 millions de dollars que lui attribuent, chaque année, les États riverains. Trois des quatre protocoles signés par les États riverains s’y réfèrent : immersions par les navires et les aéronefs (1976) ; intervention en cas de sinistre maritime (1976) ; pollution tellurique (mai 1980). Un quatrième est en préparation, relatif à l’exploration et à l’exploitation des fonds marins. L’un des grands volets du PAM est le « Med Pol », pour la recherche et la surveillance sur la pollution marine et l’un des quatre centres communs (implanté à Malte) s’intéresse à l’assistance maritime pour les transports d’hydrocarbures et les produits chimiques.
Ce volet maritime se trouve, aujourd’hui, conforté par la décision de la Banque mondiale et de la Banque européenne d’investissement (BEI) de consacrer l’une des quatre priorités mondiales de son programme sur l’environnement aux eaux internationales menacées2. Des financements de la Communauté européenne sont également consacrés à la mer. La décision prise à Nicosie de participer d’ici à 1993 au financement de plus de 20 stations de dégazage va dans ce sens.
Les efforts à faire sont tels que la mer devra encore retenir l’attention de la génération qui vient. La discipline de la navigation n’est pas respectée : des navires pétroliers continuent à dégazer impunément au large ; s’il est probable que dans trente ans leur trafic va se ralentir et qu’en Méditerranée les bateaux charbonniers seront plus nombreux qu’eux, c’est, demain, du trafic des produits chimiques ou toxiques qu’il faudra se préoccuper.
L’attention portée à la mer exige une vigilance toute particulière pour ce qui vient des côtes (le tellurique). Il est vrai que la qualité des eaux côtières s’améliore, ici et là, au rythme des stations d’épuration (en France, il y a vingt ans, elles desservaient 20 % des habitants du littoral ; actuellement, 50 % ; et, en l’an 2000, ce sera presque 75 %). Les rejets du Rhône diminuent ; quant à l’Italie, elle vient de décider d’un grand programme pour le Pô. Mais l’alliance néfaste des températures, des dépôts industriels, des lessives domestiques et des engrais altère le milieu proche du rivage. Les algues vertes en Adriatique sont un signal d’alarme, et l’on ne doit pas penser aux seuls rivages proches et propres à la baignade. Les concentrations dans les fonds de haute mer inquiètent. Comme en mer du Nord, les métaux lourds dont la présence est due, pour plus de moitié à la pollution atmosphérique, en sont responsables. On ne le dit pas assez.
La terre, elle aussi, fragile
La mer est le cœur, mais la Méditerranée n’a pas mal qu’à son cœur. L’attention portée au milieu marin ne doit pas éclipser celle que l’on doit accorder aux milieux terrestres, ni occulter les fragilités de ces mêmes milieux : rivages et arrière-pays.
La mer et le milieu marin n’ont pas l’exclusivité de l’attention portée par les États méditerranéens et par l’Europe communautaire. Aujourd’hui, par exemple, plus des trois quarts des projets de financement en cours d’examen à la Banque mondiale et à la BEI sont terrestres. Le plan d’action pour la Méditerranée, quant à lui, consacre une part importante aux zones côtières et aux arrière-pays. L’un des protocoles est relatif aux « aires spécialement protégées » (982) et l’essentiel des travaux des « programmes d’actions prioritaires » élaborés à Split sont orientés sur des problèmes d’aménagement terrestre, comme la réhabilitation des centres historiques ; l’érosion des sols ; les ressources en eau ; l’aménagement côtier et le tourisme ; les énergies renouvelables.
Enfin, le Plan bleu qui a, pendant près de neuf ans, brossé le tableau prospectif de la Méditerranée en 2025, a principalement analysé la situation des côtes, des arrière-pays et même des territoires nationaux des 18 États dans leur entier. Il s’est, d’ailleurs, abstenu de toute projection sur l’état de la mer, pour se consacrer aux travaux de l’amont ; même si la mer est un aboutissement pour une part de l’analyse prospective, l’essentiel est consacré aux évolutions internes des pays. C’est d’ailleurs là, estime le Plan bleu, que les risques sont les plus grands : explosion démographique et urbaine, gaspillage de l’espace, manque d’eau, dégradation des sols, destruction d’un quart des forêts, aggravation des inégalités de développement…
Les perspectives d’avenir, telles qu’elles ressortent des scénarios tendanciels ou alternatifs du Plan bleu3, ont de quoi confirmer ces craintes et orienter les inquiétudes, moins sur la mer elle-même – certes très fragile –, que sur les régions littorales ; moins sur l’écologie en elle-même, que sur les relations entre environnement et développement.
Le véritable changement en Méditerranée est bien le changement des échelles et des chiffres qui faisaient, autrefois, de cette région du monde un espace d’équilibre presque reposant : les cités méditerranéennes étaient des modèles de stabilité. Or, demain, la vie urbaine avec ses 240 millions d’habitants supplémentaires sera très dure. Le quart des forêts risque de disparaître ; l’eau manque déjà ; les sols se dégradent. Enfin, la qualité de l’air va s’altérer sérieusement, surtout au sud-est du bassin.
Devant ces changements d’échelle et ces contrastes entre le Nord et le Sud, l’Europe ne peut rester indifférente et immobile. Comment pourrait-elle s’abstenir, alors qu’elle déploie une intense activité vers l’Europe de l’Est et qu’elle déclare ne pas vouloir oublier son Sud ? Ce Sud commence par ses voisins : ceux des pays en développement de la Méditerranée qui, pris entre l’isolement face à un bloc européen de plus en plus charpenté et leurs risques d’intégrisme, attendent des signes précis d’un engagement européen en leur faveur. La création de la Banque européenne pour l’Europe de l’Est (BERD) les conduit à s’interroger sur l’Europe. Jouera-t-elle la fermeture, même inconsciente, au Sud ou apportera-t-elle à cette région du monde une sollicitude qu’elle a tout intérêt à développer pour des raisons économiques, pour des raisons écologiques ?
Pour des raisons économiques, il est évident que les quelque 170 millions d’habitants actuels et les 350 millions en l’an 2025 constituent, malgré un niveau de vie faible, un formidable marché en puissance, que, actuellement, peu de pays peuvent atteindre sauf, sans doute, l’Europe et quelques pays asiatiques. Si, par exemple, 70 % du marché automobile de Chypre est maintenant aux mains des Japonais et si d’autres signes évidents d’une expansion nippone se mesurent partout, la part potentielle de l’Europe est grande. En valeur, les importations des pays du Maghreb et de la Méditerranée du sud-est sont, pour plus de 50 %, des importations d’Europe.
Mais, surtout, la Méditerranée peut se parler à elle-même. Déjà, le « marché intraméditerranéen » se renforce et, depuis quelques années, les relations entre pays méditerranéens se développent. Sans parler d’un hypothétique élargissement de la CEE vers certains pays du Sud (le Maroc, la Turquie, Malte, Chypre), dont certains frappent à la porte, des accords d’échange et de coopération, ou, mieux, un statut d’« associé », peuvent être des facteurs d’incitation pourvu que l’Europe résiste, mieux qu’elle ne l’a fait jusqu’ici, aux pressions américaines, par exemple, pour se garder une part des courants agroalimentaires avec l’Europe.
Les raisons écologiques poussent, d’évidence, l’Europe à devoir s’intéresser à l’environnement des pays du Sud qui constitue, en fait, son environnement direct pour la qualité des eaux marines, l’atmosphère et l’accueil des touristes internationaux, dont 80 % viennent d’Europe pour n’en prendre que trois volets.
Les conditions d’une coopération euroméditerranéenne pour l’environnement sont, à mon sens, au nombre de neuf.
Inscrire l’action dans une stratégie à moyen et à long terme
Les riverains de la Méditerranée ont, à l’endroit de leur région, une insouciance héritée d’une longue histoire : elle se sort toujours, pensent-ils, des conflits les plus fratricides et même des catastrophes. Quant à l’image du présent, elle semble apaisée par le soleil et l’infinie quiétude des équilibres anciens. Or, lorsque l’on regarde avec des vues d‘historien et d’homme du futur – ce que Braudel était –, avec un demi-siècle d’avance et un demi-siècle de recul, quels bouleversements ! Le travail de prospective du plan Bleu a ouvert les yeux sur des avenirs possibles à l’horizon 2025 dont aucun n’est calme. Encore les gouvernements, en fixant, pour ce plan Bleu, le cadre des scénarios d’étude, n’ont-ils pas retenu les pires, à savoir les « scénarios de rupture » entre le Nord et le Sud. Ceux qui l’ont été sont les « tendanciels », avec un taux de croissance plus ou moins fort, ou les « alternatifs », avec une plus grande attention environnementale et un effort, plus ou moins groupé en deux sous-ensembles : l’Europe et le grand Maghreb. Mais les uns et les autres font apparaître, pour l’environnement, des risques graves et des impasses.
Les efforts à faire seront considérables, non pour améliorer, mais pour préserver la qualité de l’environnement qui ne résultera pas de bonnes paroles unanimistes, ni même de mesures superficielles. Le vrai problème – en particulier pour le Sud – est celui de l’arrimage de l’environnement au processus de développement ; les Européens n’en mesurent pas l’ampleur.
De la protection à la gestion : le « management du ménagement »
Le temps n’est plus où l’on pouvait se contenter d’édicter des lois, de fixer des normes et de financer des équipements de dépollution en bout de chaîne industrielle. Définir l’environnement en termes de ressources bien comprises rejoint l’économie. Le ménagement des ressources est essentiel et l’on doit concilier gestion scientifique et gestion économique. On pourra faire appel pour cela à des outils nouveaux (télédétection, comptabilité patrimoniale, etc.). Mais on devra surtout compter sur des ressources qui, dans cette partie du monde, sont particulièrement limitées. La pêche, par exemple, ne couvre, avec 1 million de tonnes de poissons pêchés par an, que 25 % de la consommation actuelle de poisson. Autre exemple, le littoral de la Méditerranée est également une ressource limitée : 46 000 kilomètres de côtes. D’ici à l’an 2025, le tourisme, les villes et l’industrie pourraient bien en artificialiser encore quelque 3 à 4 000 kilomètres : le littoral naturel devient peau de chagrin et l’on pourrait même assister à des régressions touristiques, là où il n’est plus que souvenir.
Le multilatéral doit se nourrir du national et non le vider
La Méditerranée s’est engagée, depuis 1975, dans une politique de coopération environnementale dont il convient de dire qu’elle est exemplaire. Exemplaire, parce que 17 États ont décidé, ensemble, de s’y engager en signant la convention de Barcelone et qu’ils ont dû, pour cela, surmonter les tensions d’une histoire, encore, hélas ! riche en conflits. Devant les problèmes d’environnement, ces 17 États ont mis une sourdine à leurs différends et l’environnement est même le seul thème qui les réunisse dans une institution multilatérale commune.
Cette institution a un caractère original : celui d’une institution internationale contractuelle qui ne résulte ni d’une communauté régionale institutionnalisée comme l’Europe (c’est une « écorégion »), ni de la démultiplication d’organisations mondiales (le PAM n’est pas un produit des Nations unies, même si l’ONU a joué un rôle essentiel, un peu à la manière des sages-femmes, et même si le drapeau des Nations unies est, aujourd’hui, une condition clef de réussite de cette coopération) ; ce sont les États, réunis tous les deux ans, qui ont le pouvoir « législatif » et financier. La Méditerranée n’est pas « supranationale » ; à la différence de la Communauté européenne, elle fait peu appel aux délégations de souveraineté des États.
Sans doute, est-il logique qu’il en soit ainsi dans une région où les forces centripètes ne sont pas évidentes et où l’accession à l’autonomie nationale est, pour certains pays, encore toute fraîche.
Il faut toujours prendre les choses du bon côté et constater, alors, que cette situation évite précisément que, lorsqu’un problème se traite à un certain niveau, les autres en soient dépossédés. On en a, actuellement, trop d’exemples : le niveau mondial voit émerger des institutions ou des accords internationaux qui dépossèdent tout ce qui se meut à une échelle inférieure. À l’échelle de la Méditerranée, le même risque est là ; on entend dire : « Le PAM existe » ou encore, depuis 1990, « La Banque mondiale et la Banque européenne d’investissement vont s’occuper de nous », « C’est à eux de payer, de mettre en place, d’imaginer ».
Ici, comme ailleurs, la réussite ne viendra pas de la substitution des niveaux, mais de l’entraînement de toutes les parties : les États, les régions (elles sont 140 sur tout le littoral du bassin méditerranéen), les villes, les entreprises, les associations, les populations doivent être davantage responsabilisés et « mis à la masse » pour concevoir et agir.
Trois communautés et la « méditerranéité » en plus
Les États riverains de la Méditerranée, dans toutes les statistiques officielles, sont éclatés au moins entre trois continents : Europe, Afrique et Asie. Ces appartenances continentales ne sont pas simplement des rattachements de géographie élémentaire : l’Égypte, par exemple, toute méditerranéenne qu’elle est, préside, cette année, aux destinées de l’Organisation de l’unité africaine. Trois entités, au-delà de la stricte géographie physique, projettent, sur cette région, leur force d’attraction.
La première, grandissante, est l’Europe : la CEE est d’ailleurs partie contractante des accords de Barcelone et elle a été élue, en 1989, pour deux ans, vice-président des États méditerranéens. Sa réalité est forte ; elle est de plus en plus déterminante pour les États qui sont, en fait, soumis indirectement à nombre de ses décisions environnementales. De nombreux pays du Sud prennent le chemin de Bruxelles. Focalisée par les aspirations de l’Est, l’Europe se rappellera-t-elle qu’elle a aussi une ouverture affective sur la Méditerranée dont quatre de ses membres font partie ? Les terrains de dialogue ne manquent pas, comme la politique des transports, la recherche (pourquoi pas quelques projets Eurêka d’intérêt méditerranéen ?) ou encore une stratégie agroalimentaire et le lancement d’une politique massive d’aquaculture. L’éducation et la sensibilisation sont aussi des terrains fertiles.
La deuxième est le monde arabe : rattachement religieux bien sûr, culturel aussi. Ce monde peut prendre des formes agrégées. L’union du Maghreb arabe, par exemple, pris en compte dès 1980 dans les scénarios du Plan bleu, regroupe le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, la Libye (et la Mauritanie), soit un ensemble de bientôt plus de 100 millions d’habitants : il n’est pas encore, sur le plan de l’environnement, un partenaire, mais il pourrait le devenir.
Il ne faut pas isoler arabité et « méditerranéité ». L’un des auteurs des Futurs alternatifs arabes, Ismaïl Sabri Abdalla, a été le responsable, pendant cinq ans, du Plan bleu et c’est à lui que l’on doit, en 1980, le consensus des 17 États et l’adhésion du Sud à cet exercice de prospective collective. Bel exemple de conciliation entre deux mondes qui peuvent se rencontrer.
Duale la Méditerranée ? Non ! Une autre appartenance est là, toujours présente : celle du monde, celle de l’échelle planétaire. Non seulement les lois du marché s’y exercent, par exemple les prix des matières premières ou les courants du commerce (dont le bassin ne représente que 3,8 %), mais aussi les règlements et les décisions pour l’environnement planétaire : ceux des accords de Montréal ou de Bâle, pour ne citer que ceux-ci, mais aussi, bientôt, ceux relatifs à l’énergie devant l’énorme risque de réchauffement des climats qui pourrait concerner la Méditerranée et, peut-être, déraciner, dans le seul delta du Nil, 20 millions de « réfugiés écologiques ». Cette appartenance au monde est essentielle, même si, à chaque échéance, tous les États ne la franchissent pas d’un seul pied4.
La force grandissante des « sociétés civiles » :
une coopération organique, maillage et réseaux
La coopération se déroule actuellement en Méditerranée, dans une période de l’Histoire où la centralité se trouve interpellée par la communication, les sociétés complexes, la décentralisation. Elle ne peut pas ne pas tenir compte de ces nouvelles données. Certes, on retrouve, dans l’histoire européenne, des facteurs de ce type : les « villes libres », le réseau des monastères, la circulation des savants et des arts ont été autrefois décisifs avant la constitution des États-nations ; « Quand les villes naissent, les empires disparaissent » disait, déjà, au XVIIIe siècle, Claude Nicolas Ledoux. Aujourd’hui, dans les structures nationales et au-delà, la « société civile » émerge et se renforce : villes, associations, entreprises, médias prennent du poids et lancent des initiatives. La dimension intraméditerranéenne des sociétés civiles a cependant beaucoup de retard.
Deux raisons expliquent ce relatif retard.
La première est le mauvais système de communication. La mer a été, autrefois, le support de relations lentes et « cabotées » ; aujourd’hui, en apparence, on va plus vite : trois à quatre heures en avion d’est en ouest contre trois à quatre mois à la voile. Mais les relations aériennes sont coûteuses (aller de Paris au Caire coûte quatre fois plus que voyager de Paris à New York) et les aéroports, en liaison quotidienne avec d’autres cités méditerranéennes, ne dépassent pas la dizaine (Barcelone, Nice, Rome, Athènes, Le Caire…). Il faut des détours par les capitales (Paris, Belgrade ou Madrid), pour se réunir entre voisins. Malte et Tunis ne communiquent pratiquement pas. Quant au téléphone, il est souvent bien sourd et le courrier met plus de trois semaines, parfois, de Nice à Naples. La télécopie sauvera-t-elle la situation ? Les satellites, les relations entre télévisions et les tropismes culturels créent de nouveaux rapports, mais si 41 % des Méditerranéens ont pu regarder Dallas, moins de 3 % des informations font le lot méditerranéen de l’actualité.
La seconde raison vient de l’insuffisance de relations « professionnelles » entre Méditerranéens : les « réseaux » sont rares. Si les statisticiens de la Méditerranée se sont rencontrés une fois en dix ans, si les météorologues se fréquentent, si les responsables d’autorités portuaires commencent à le faire, et si, grâce au PAM, les responsables des 100 sites historiques principaux se retrouvent maintenant, il est trop peu d’exemples de tissus de la sorte. Les jumelages de ville à ville vraiment vivants entre le Nord et le Sud sont inférieurs à la dizaine.
La coopération entre voisins
La coopération internationale en Méditerranée pour l’environnement, si elle est bien comprise, peut tirer parti des réalités de voisinage. Sur le plan global de la Méditerranée, j’ai employé l’expression de « Nord-Sud de voisinage » par référence aux relations Nord-Sud qui sont souvent abstraites. Ici, il s’agit d’un Nord-Sud entre partenaires qui se voient et qui peuvent travailler ensemble sur des projets communs. La dialectique en est changée.
Ce voisinage engendre une spontanéité des relations qui n’est pas la coutume, en général, dans la vie internationale. Au Caire, par exemple, lors d’une réunion avec les industriels égyptiens s’intéressant aux technologies propres, le représentant de la Commission a dit : « Bien sûr, le réseau Net5 est ouvert aux pays de la rive sud. » L’aurait-il dit à froid avec d’autres partenaires ? Des parcs frontaliers sont envisagés entre la Corse et la Sardaigne, entre la Tunisie et l’Algérie, entre la Grèce et la Turquie. Voilà quelques cas de relations spontanées entre voisins.
Il semble, cependant, que l’on n’ait pas encore tiré parti des relations de proximité pour tous les sujets de l’environnement ; les terrains ne manquent pas, comme la surveillance maritime, la lutte contre les incendies de forêts ou les catastrophes naturelles. La sécurité civile est un bon terrain d’entente entre voisins.
Cette dimension de proximité peut prendre un sens plus formalisé lorsqu’il s’agit de relations subrégionales. On citera les accords Ramoge (Saint-Raphaël, Monaco, Gênes). Conclus en 1977, ces accords pour la protection du littoral pourraient être renouvelés aujourd’hui par une entente plus familière qui impliquerait davantage les collectivités territoriales, élargies peut-être sur le golfe de Gênes, au sens large, avec la prise en compte de la Corse et même de la Sardaigne.
Très actuel aussi est le programme régional adriatique qui va se mettre en place et qui intéresse le « fond de mer » fermé de l’une des zones les plus fragiles de la Méditerranée. Une structure de travail va réunir l’Italie, la Yougoslavie, l’Albanie et la Grèce.
À une échelle plus large encore, après une première réunion à Tanger en 1989, il a été envisagé, entre les pays partenaires du bassin occidental de la Méditerranée, d’avancer en commun sur certains thèmes. Une réunion se tient en 1990 entre huit pays : Espagne, Portugal, Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Italie, France.
Coopérer sur des normes
Quatre protocoles ont été signés entre États riverains. Chacun de ces protocoles met quelque deux ou trois ans à être préparé, autant pour être ratifié, et, la plupart du temps, ils démarquent, en grande partie, des textes internationaux. Ils ne sont pas inutiles, mais la tendance de la communauté méditerranéenne pourrait être de freiner la multiplication de textes de ce type.
Sans qu’apparaisse la nécessité de nouveaux protocoles, l’application de seuils et de normes est, toutefois, une voie encore indispensable pour la protection des consommateurs et des milieux : l’eau, l’air, mais aussi le sol par exemple. La Communauté européenne, qui, jusqu’ici, a adopté plus de 100 directives est, pour cette région, une fabrique importante de dispositions juridiques, dont une partie s’applique indirectement aux pays du Sud (voitures construites en Europe ou textes nationaux de pays non communautaires se référant à des normes de type européen).
L’un des problèmes pour la coopération euroméditerranéenne vient du fait que la Commission, membre des accords de Barcelone, et que les quatre pays de la Communauté ne peuvent accepter de signer des textes contraires ou différents de ceux qu’ils ont adoptés en Europe. L’autre problème est la communication relativement peu ouverte à l’avance entre la Commission et les pays du Sud sur la préparation de dispositions qu’il serait utile au Sud de connaître.
Une coopération sur le terrain
Les pays riverains de la Méditerranée savent que même si les textes sont utiles, les progrès résulteront surtout de projets de terrain ayant, par leur exemplarité, un effet d’entraînement. La voie de « projets pilotes » a paru, depuis 1985, intéressante au PAM, même au risque d’en voir fleurir systématiquement un par pays, aucun État ne souhaitant rester en dehors d’un mouvement qui a d’ailleurs été présenté comme ouvrant aux perspectives d’appui de la Banque mondiale.
Depuis 1990, la Banque mondiale et la Banque européenne d’investissement ont effectivement décidé de joindre leurs efforts dans un programme méditerranéen : le METAP. C’est une entrée décisive qui va changer la coopération intraméditerranéenne, en la plaçant au niveau de l’action.
La Méditerranée est fière d’être, au monde, le premier exemple d’un programme régional financier orienté sur l’environnement. Elle le doit à l’effort de quinze ans de concertation entre États, pratiquement unique au monde, les coopérations internationales dans d’autres « programmes de mers régionales » n’ayant pas encore cette maturité.
L’entrée en jeu de ces deux institutions financières internationales aura, au moins dans les domaines retenus comme prioritaires (l’eau, le littoral, les déchets, les pollutions, la faune et la flore, la formation, les institutions), un rôle décisif pour faire passer la coopération au niveau de réalisations tangibles et d’équipements clefs. Et, ce, à livre ouvert.
L’attention aux projets de terrain est aussi la perspective choisie par des financements européens, encore modestes jusqu’ici ; le fonds MEDSPA6, destiné aux quatre pays adhérents (plus le Portugal), est ouvert au Sud : un projet de télédétection et de surveillance de l’environnement pour toutes les régions littorales de la Méditerranée vient d’être lancé.
De la fraternité à la solidarité
La communauté méditerranéenne, malgré les froids qui, hélas ! ombrent les relations entre les populations d’accueil et les migrants (ils seraient environ 10 millions aujourd’hui), malgré les rejets, plus durables, de communautés minoritaires qui faisaient de la Méditerranée, au quotidien, une société pluriculturelle vivante ; l’imperceptible connivence qui existe entre Méditerranéens est visible dans les instances internationales, surtout les plus guindées. On le mesure, par exemple, au style des réunions entre Méditerranéens à Athènes, qui est bien différent de ce que l’on voit habituellement.
Le Dieu d’Abraham au cœur de trois grandes religions est-il encore omniprésent ? Les souvenirs d’une histoire commune, des paysages et du patrimoine historique commun sont-ils vivaces ? La Méditerranée est dure dans ses conflits : elle est fraternelle au quotidien. Les Méditerranéens ne se sentent jamais complètement exilés dans un autre pays du bassin méditerranéen.
Pour ce qui nous intéresse ici – la gestion de l’environnement –, ces conditions culturelles sont indispensables tant la culture et l’environnement ont une intimité commune, sans laquelle une politique de l’environnement se réduit à des actions d‘antipollution. La reconnaissance d’une « méditerranéité » est essentielle pour l’environnement, sur le plan des concepts comme la protection des paysages, sur le plan aussi de l’action ; peut-elle aller plus loin et, par exemple, faire passer les coopérations du sous-jacent implicite à la fraternité exprimée et même à la solidarité vécue, pourquoi pas, par exemple, financière ?
Un exemple mondial de coopération régionale
La coopération euroméditerranéenne sur l’environnement est l’une des applications les plus intéressantes de l’approche régionale des problèmes planétaires que le monde ferait bien de cultiver.
Pour l’opinion et même pour la classe politique, une échelle éclipse l’autre, un peu à la manière dont une monnaie chasse l’autre. Qu’un problème soit planétaire, et l’on se met à chercher immédiatement – et exclusivement – des institutions planétaires pour identifier les questions et trouver des réponses. Au point même qu’on en arrive à démobiliser le citoyen du monde qui se dit : « C’est mondial, je n’y peux rien ! » Rien n’est moins sûr ! Plus un problème est planétaire, plus il faut trouver les moyens de concerner l’aval. Il faut même, et surtout, arriver à mobiliser les États, les villes, les entreprises, les associations, les populations, en un mot, les « sociétés civiles », pour avoir une chance de ne pas pérorer dans le vide stratosphérique. Il y a un grand danger dans l’inévitable planétarisation : celui de démobiliser tout ce qui peut concourir à fournir des réponses. Think globally, act locally disait René Dubos. Plus que jamais cette invitation mérite d’être entendue. Il faut des courroies de transmission ; entre le global et le local ; le régional est un rouage essentiel pour la fixation d’objectifs, la mobilisation de moyens, l’identification de disciplines collectives. Plus l’échelle planétaire s’imposera, plus l’échelle régionale devrait prendre corps.
La Méditerranée, qui a déjà ouvert la voie à sept autres « programmes de mers régionales » à travers le monde, est un prototype à examiner de près. Elle est exceptionnelle sur plusieurs points : 18 États contribuent eux-mêmes au financement du programme. Seul cas au monde d’un exercice de prospective globale conduit par tant d’États riverains ; premier cas au monde d’un programme régional de l’environnement conduit par la Banque mondiale (et la BEI).
L’effort de coopération en Méditerranée est exemplaire pour l’environnement. Sera-t-il suffisant pour entraîner cette région du monde à se considérer comme ayant une nouvelle identité et agir sur le plan économique et politique comme une famille ; être de nouveau, selon le souhait de Valéry, une « machine à civilisations ».

* Revue des deux mondes, juillet-août 1990, p. 69-84.
1. D’où est née la seule organisation multilatérale regroupant tous les États sur le thème de l’environnement méditerranéen : Espagne, France, Monaco, Italie, Yougoslavie, Albanie (qui l’a ralliée en 1990), Grèce, Turquie, Syrie, Liban, Israël, Égypte, Libye, Tunisie, Algérie, Maroc, Chypre, Malte.
2. Les autres priorités sont les risques de réchauffement des climats, l’ozone et la diversité biologique.
3. Le Plan bleu, avenirs du bassin méditerranéen, sous la direction de Michel Grenon et Michel Batisse, Paris, Economica, 1989, 442 p. Edition anglaise : Futures for the Mediterranean Basin : the Blue Plan, Oxford University Press, 280 p.
4. Les accords de Bâle, en 1988, sur les déchets toxiques ont été signés par les 17 États. La déclaration de La Haye, en 1988, sur le réchauffement des climats a été signée par la Tunisie, la France, l’Égypte, l’Espagne, Malte et l’Italie.
5. Un réseau européen de documentation sur les « technologies propres ».
6. Action communautaire pour la protection de l’environnement dans la régio

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