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L’évolution de la notion d’aménagement du territoire

 

Source :Recherche Sociale, mars avril 1968, in L’aménagement du territoire, un pari pour la France, pp.4-7

Auteur : Antoine Serge,

Si l’histoire des peuples ne souffre aucune discontinuité, l’aménagement du Territoire est aussi ancien que le pouvoir des hommes sur leur environnement. Le défrichement des forêts françaises décrit par Marc Bloch est un acte d’aménagement du Territoire.

Plus près de nous et pour prendre encore un exemple français, les grands exploits de Vauban, créateur de villes, l’assèchement des marais, les travaux du duc de Lorraine constituent des actes d’aménagement du Territoire.

S’appuyant sur l’universalité du droit, et la lutte contre les exceptions, la Révolution française puis Napoléon instaurèrent un « système’» administratif et politique où la géographie et la modulation des actions localisées avait un relent de passéisme. Pourtant, l’oubli de la géographie au XIX· siècle avait d’autres causes et d’autres aspects. Pendant – que nos industrieux ancêtres construisaient 1500 kms de chemin de fer par an; et perçaient des isthmes continentaux, le paradoxe vent que ces grands actes inscrits sur le sol se déroulent à une époque où la pensée rationnelle fait abstraction de la réalité charnelle, du terrain, du lieu. L’ « homo oeconomicus» n’a pas de dimension territoriale et le moteur du profit des grandes sociétés comme l’action de l’administration centrale – oh combien centralisée! ­ relèguent le territoire parmi l’accessoire quand il n’est pas oublié. Quant aux collectivités locales, largement en tutelle, elles entretiennent leur patrimoine sans notion de prospective et sans politique économique sur leur environnement.

C’est à peu près au même moment, qu’ici ou là, entre 1935 et 1950, réapparaît cette prise en considération des données territoriales dans l’action des hommes et notamment de celle des pouvoirs publics. La manière dont cette  en considération s’effectue est naturellement différente de pays à pays selon les problèmes majeurs que ceux-ci se posent. . – C’est au moment de la crise américaine que l’administration fédérale de Roosevelt aux Etats-Unis met en place entre plusieurs Etats une organisation de développement concerté et de grands travaux de relance dans la Tennessee VaIley.

-En Grande-Bretagne avant guerre une commission royale britannique mesure les « depressed areas » où le chômage est structurellement élevé propose des mesures de décentralisation.

– La France dans les années 35 décentralise à Toulouse les industries aéronautiques pour éviter au plan stratégique, une concentration  excessive à Paris.

– Pendant le même temps, à une autre échelle, l’Union Soviétique transfère et développe au delà de l’Oural des « combinats industriels » qui lui seront d’une grande utilité lorsque l’invasion allemande annihilera ses productions de l’Ouest.

-Aux Pays-Bas, l’élaboration d’un programme de nouveaux polders sur le Zuydersee se prépare avec  un souci d’aménagement global.

Voilà quelques exemples de la manière dont l’aménagement du Territoire apparaît avant la deuxième guerre mondiale. Après la deuxième guerre mondiale, de nouvelles étapes sont franchies. En France, J.F. Gravier alerte avec Paris et le désert français, l’opinion sur la croissance excessive de Paris et de la région, ce qui constitue encore aujourd’hui un des leitmotiv de la politique de décentralisation. Au moment où des options doivent être prises pour la reconstruction du pays M. Claudius-Petit, ministre chargé de l’urbanisme et du logement, se rend compte que les choix doivent être pris dans le cadré d’une politique d’aménagement du Territoire (au delà des périmètres urbains) où l’industrie, l’agriculture, les communications sont étudiées avec un souci de « géographie volontaire ».

L’aménagement du Territoire peu à peu trouve sa place dans une double évolution. D’une part au thème saint-simonien de l’industrialisation qui accapare l’attention et les moyens de 1950 à 1960 s’ajoutent d’autres préoccupations: hiérarchisation urbaine, infrastructures de transports, politique culturelle, décentralisation tertiaire. Peu à peu, à l’instar du Plan de modernisation articulé après la guerre sur un ou deux secteurs clefs, l’aménagement devient global. D’autre part et de ce fait même, en tant qu’institution, il se hausse au niveau interministériel, nous des liens très étroits avec le Commissariat du Plan qui relève du Premier Ministre et suscite la création en 1963 d’une Délégation directement rattachée au Premier Ministre pour donner les impulsions nécessaires (la DATAR).

Ces institutions tendent d’autant mieux à embrayer sur la réalité du pays qu’entre 1956 et 1964 se mettent en place des structures régionales. Les 21 régions, d’abord liées exclusivement à la préparation du Plan, deviennent les cadres d’une orientation encore timide, il est vrai, de l’action régionale. Dans le même temps, apparaît une manière de consultation avec les CODER partiellement élues et qui relaient au plan de la représentation les comités d’expansion dont la mission d’animation s’affirme. La Grande-Bretagne effectue sous nos yeux la même innovation dans des termes identiques Sur bien des points.

Les instruments sont en place et le pays apprend à s’en servir, à les améliorer, à les utiliser, parfois à les contester. La dimension régionale prend peu à peu sa place. De nombreuses organisations professionnelles, syndicales, politiques prennent en compte les dimensions de la région. Le Plan (le V· en particulier et le VIe déjà) s’attache à ce que l’on appelle la régionalisation. Le budget de l’Etat, lui même si centralisé dans sa conception, devient depuis 1964 – et sur initiative parlementaire – un outil d’observation et de répartition territoriale des équipements. Dernier exemple, l’action agricole et rurale prend depuis 1967 une dimension géographique plus accusée avec la création de zones de rénovation rurale couvrant plusieurs régions.

L’indifférenciation de l’action des pouvoirs publics cède la place à une modulation plus grande dans une perspective géographique.

Je ne voudrais pas décrire la situation actuelle que chacun connaît ou peut connaître mais souligner deux évolutions qui à mon sens sont susceptibles de marquer demain l’aménagement du Territoire.

La première est, avec l’ouverture du marché commun notamment, le changement d’esprit qui peu à peu s’instaure sans que l’on s’en rende compte dans notre pays. Préoccupés jusqu’à l’excès par les cadres institutionnels et surtout inquiets de la « répartition des équipements en vue d’un meilleur équilibre », certains responsables se rendent compte maintenant que cette approche de la planification et de l’action régionale par le « contenant ». fait trop peu de place à celle du « contenu ».

Sans doute, les mutations institutionnelles sont-elles encore d’actualité et une vraie réforme communale doit être attendue pour donner en France à l’action régionale son véritable sens. Sans doute une ordonnance plus rigoureuse encore de certains « équipements structurants » est-elle indispensable et l’on peut s’attendre, dans le domaine des transports, de la recherche, de l’université par exemple, à voir mieux définis des sortes de « schémas directeurs » à l’échelle du pays. Mais la concentration de l’intérêt sur les équipements et en particulier sur les équipements publics conduit à une connaissance insuffisante du développement régional au sens où le « contenu » économique ou culturel s’exerce dans un milieu environnant. Aussi les métropoles d’équilibre ne prendront chair dans la vie du pays par les seuls schémas directeurs de leurs structures: des actions clefs son~ nécessaires pour créer un véritable milieu « autodéveloppant » et fertile.

Ainsi, pour de grandes régions, l’analyse s’attache maintenant à donner du « corps », moins aux vocations régionales (le mot est trop lié à la fixité d’un destin), qu’aux directions clefs que doit prendre une économie pour s’affirmer. Il ne s’agit pas, bien entendu, à l’heure où les échanges interrégionaux et les solidarités s’accroissent, de mettre en avant ces conditions d’un nouvel automatisme, mais de donner aux régions les moyens de participer à leur place au développement général sans la permanence d’une mendicité que l’on qualifie d’assistance. Cette mutation dans la conception même de l’action régionale peut conduire à la fois à renouveler la figure des responsables publics et à associer davantage aux efforts les responsables de secteurs publics ou privés (entreprises, syndicats, universités, par exemple) aux impulsions de l’action régionale. Il peut aussi conduire l’approche globale à être moins égalitariste: certaines régions pourront avoir des projets dont le total national pourrait être supérieur au 100 de la moyenne française. Au raisonnement par répartition successive et « enveloppes » et dont l’allure est quelquefois passive peut se substituer une action plus motrice, plus concurrente, plus imaginative.

La deuxième dimension de l’évolution provient de ce que l’aménagement va à la fois s’intéresser davantage au très court terme et au très long terme.

Au très court terme d’abord par une connaissance plus instantanée des évolutions. L’informatique, les moyens de l’électronique, la naissance d’outils tels que les observatoires régionaux vont permettre un véritable « tableau de bord » dont jusqu’ici personne n’a disposé.

La température de l’activité d’une région pourra plus rapidement. Et c’est ainsi avec des délais plus restreints que des actions pourront en particulier pour les conversions industrielles et les mesures directement liées à l’emploi. Une région sera d’autant plus intéressée par l’aménagement du Territoire qu’elle verra des actions entreprises sur le vif.

Plus ouvert au court terme, l’aménagement du Territoire prend conscience de la nécessité de prendre en compte le long terme. Le très long terme d’une génération qui signifie, en effet, pour une anticipation de 5 ou 10 ans dans un domaine comme celui de la géographie dont les mutations s’effectuent avec peine sur 50 ans. La localisation urbaine, l’implantation des grands pôles, les réservations de sites, l’infrastructure des transports – ne parlons pas de nos forêts – sont des faits dont la rigidité est telle que nous devons en accepter les conséquences sur plusieurs générations. Prévoir pour 1985 et même l’an 2000 est prévision trop proche et déjà les horizons 2020 et 2050 sont des exercices indispensables.

La difficulté réside ici dans le sens très différent que prend un horizon déterminé selon les secteurs: l’an 2000 est trop long pour l’informatique, la politique industrielle, l’enseignement ou les loisirs. Il est trop court déjà pour l’énergie ou l’économie forestière par exemple. Il est aussi difficile dans ces conditions de préparer une action efficace que ne le serait le premier médecin des hommes qui ne connaîtrait l’évolution que de quelques organes. Et pourtant il faut bien s’attacher à progresser ici. Avec modestie mais aussi grâce à une discipline intellectuelle serrée et à des moyens modernes (le recours à l’ordinateur est essentiel ainsi qu’à des méthodes de simulation et de calculs de choix), la prospective peut ici porter ses fruits: elle peut permettre à la société, pour une fois en avance sur les faits, de proposer elle-même son destin, d’effectuer ses choix et de parfois les faire expérimenter à temps.

Il va sans dire que cette ouverture bien comprise sur le très long terme n’est pas une fuite en avant: au contraire, elle va modifier l’attitude même que l’on peut avoir à l’égard d’instruments aussi récents par exemple que ne le sont la planification ou l’urbanisme. Ainsi une réflexion doit peu à peu amener notre administration à mesurer mieux l’échelonnement de ses décisions ou de ses engagements. Les options prises pour Paris, en ce moment même pour les Halles, les villes nouvelles par exemple risquent de déterminer pour 30 ou 40 ans l’avenir et les crédits dans certains domaines.

Aussi cette mutation exigera-t-elle dans les choix une meilleure information de la société elle-même, une meilleure participation aux décisions d’optimisation, et, à l’échelon politique supérieur, l’examen à l’échelon le plus élevé, de décisions murement réfléchies. Peu à peu, l’on devra s’orienter vers la dotation du « schéma directeur de la France » » Ce qui n’aurait été, il Y a 20 ou même 1 0 ans, que dessin peut commencer aujourd’hui à affirmer l’autorité d’une société sur le sens d’une évolution qu’elle aura contribué à choisir. C’est ici où le temps et la géographie acquièrent le véritable sens de leur dialogue.

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Jérôme Monod « Témoignage pour l’ami disparu »

Journée d’hommage à Serge Antoine  du 4 octobre 2006

Ce témoignage apporté à l’ami disparu ne rappellera ni sa carrière, ni sa vie, ni même l’œuvre qui s’y inscrit. Peu d’entre nous savent qu’il aimait beaucoup la poésie. J’évoquerai cet aspect intime de sa personnalité en commençant par citer quelques lignes de Saint-John Perse, dans Anabase, qui lui conviennent bien.
Hommes, gens de poussière et de toutes façons, gens de négoce et de loisir, gens des confins et gens d’ailleurs, ô gens de peu de poids dans la mémoire de ces lieux ; gens des vallées et des plateaux et des plus hautes pentes de ce monde à l’échéance de nos rêves ; flaireurs de signes, de semences, et confesseurs de souffles en Ouest ; suiveurs de pistes, de saisons, leveurs de campements dans le petit vent de l’aube ; ô chercheurs de points d’eau sur l’écorce du monde ; ô chercheurs, ô trouveurs de raisons pour s’en aller ailleurs, vous ne trafiquez pas d’un sel plus fort quand, au matin, dans un présage de royaumes et d’eaux mortes hautement suspendues sur les fumées du monde, les Tambours de l’exil éveillent aux frontières l’éternité qui baille sur les sables.
Je voudrais dire simplement ce qui est le plus profondément lui, à l’époque où je fus mêlé à ses activités, au temps de la Datar. Une amitié nous avait rapprochés de longue date, depuis la Cour des comptes, jusqu’à nos rencontres dans le Queyras et à Bruxelles lorsqu’il travaillait à l’Euratom.
Quelques mots, quelques noms remontent à ma mémoire : Délos, Kyoto, le Sésame, Ivan Illich à Cuernavaca, l’Amazonie, Arc-et-Senans, Rio et le millénaire du développement, la Méditerranée…
Ces mots viennent de loin. Ils dévoilent les obsessions qui ont agi sur son génie propre : les futurs possibles, un monde ouvert, le besoin de mettre en ordre, l’aiguillon de l’innovation qui le taraudait, et la poésie d’une pensée créatrice par son propre désordre…

Serge Antoine est d’abord l’homme des futurs et de la prospective. En 1969 à Délos, avec Doxiadis, Margaret Mead, Arnold Toynbee et d’autres, il dit de la prospective qu’elle recherche la qualité du futur dans laquelle la liberté de choix pour l’homme et pour la société revêt une tout autre dimension que les prévisions économiques ou statistiques.
Cette adresse, prononcée dans l’antique amphithéâtre grec, est contemporaine de l’une des plus originales de ses idées : le Sésame (Système d’études des schémas d’aménagement de la France), qui aboutit à ce Scénario de la France en l’an 2000, baptisé « Scénario de l’inacceptable ». Scénario qui fit grand bruit et dont Philippe Sainteny s’inspira pour concevoir un film pour la deuxième chaîne de l’ORTF. Serge Antoine dirigeait les études de la Datar. Les futurs, l’idée du futur, il les portait en lui lorsqu’il animait à Kyoto, en avril 1970, le Congrès international de recherche sur l’avenir, ou en 1972 une conférence des Nations unies à Stockholm.

Tout en voyant les choses dans leur horizon le plus lointain, il garde le sens du réel et construit sa réflexion et son action selon son ordre à lui. Ordre souvent systématique, par exemple lorsqu’il établit une rigoureuse classification pour la marée montante de ses chères archives.
Mise en ordre, lorsqu’il entreprend d’harmoniser les circonscriptions administratives françaises. Il ne peut supporter leur désordre d’ensemble, qui rappelle celui-là même que Jacques-Guillaume Thouret, l’inventeur des départements, critiquait en 1789 en ces termes : il n’y a pas un seul genre de pouvoir qui n’ait une division particulière.
Aux yeux d’Antoine, le désordre était choquant pour l’esprit autant que pour les citoyens. Il remet la France en ordre en obtenant la signature par Michel Debré des textes nécessaires pour instituer les vingt et une régions de l’administration, d‘abord en janvier 1960, le jour même des barricades à Alger, puis en juin 1961.
Son intuition de géographe et de politique s’est prolongée par un ensemble d’actions organisées et imaginatives qui a profondément marqué notre territoire et notre histoire : création des organismes de développement économique et des conseils d’élus régionaux, localisation des zones de conversion de l’industrie, de rénovation rurale, de la politique de la montagne ; stratégie d’organisation des villes ; dessin sur le territoire des grandes infrastructures de transport ; innovation des parcs régionaux. Car l’origine de tout cela se trouve dans la mise en ordre des pouvoirs territoriaux dans un même espace géographique.
La mise en ordre des idées, Serge Antoine la cherche aussi par une politique de publications régulières : Revue 2000, schémas de l’aménagement de la France, études d’aménagement du territoire de l’université de Grenoble publiées par le professeur Quermone, innombrables articles, écrits ou dessins dus à sa plume agile.
Il ne s’agit pas seulement d’informer ou d’éduquer l’opinion publique en faisant de l’aménagement un thème politique majeur. Mais aussi d’évaluer ses idées par rapport à celles d’autres pays. Par exemple, l’Amérique des fondations et des think tanks de la côte Est ou de la Californie, peu connue des Français à l’époque. Dans les domaines de l’environnement et de l’urbanisme, elle a apporté des lumières positives et pragmatiques, différentes des nôtres trop souvent abstraites.
J’ai retrouvé une carte dessinée par Antoine où il avait marqué les étapes de notre premier voyage de découverte de ces institutions visitées aux États-Unis en 1966.
Cette mise en ordre du monde concerne aussi bien la ville que la campagne, les espaces réservés à la nature et les pôles de concentration économique. Plus tard, elle concernera encore le plan bleu pour la Méditerranée, rassemblant pour la première fois l’ensemble des pays riverains qui ne se parlaient pas, qui ne se regardaient plus. Il posait de façon pragmatique les grandes questions non résolues aujourd’hui, qui, au-delà de la Méditerranée, concernent tous les hommes : comment agir ensemble, autrement ? Comment apprendre à vivre ensemble, différemment ?

Le souci de l’ordre n’a jamais empêché Serge Antoine de rechercher le désordre qui fouette l’imagination. En 1969, il signe une note au gouvernement intitulée Pour un ministère de l’innovation. Il écrit :
La mobilisation des leaders dans une société dont les structures démographiques sont de plus en plus jeunes ne peut s’effectuer qu’au travers d’images audacieuses, effectivement proposées.
Il ajoute : … et non sur maquettes !
Arc-et-Senans, qu’il a littéralement sauvé d’une fin définitive en créant la Fondation Claude Nicolas Ledoux, porte cette permanente référence à l’avenir. L’évasion hors de l’ordre institué inspire encore les voyages de découverte de projets en Amazonie, d’Iquitos à Manaus, de Santarem à Porto Velho ; en Grèce, pour comprendre la pensée urbaniste de Doxiadis, visionnaire du monde ; pour écouter au Mexique Ivan Illich renverser à Cuernavaca les fausses idées de progrès ou les outils inutiles de la modernité, l’écouter soutenir le retour à plus de simplicité, ou encore l’entendre invoquer dans son livre Némésis la sérénité antique, valable pour tous les temps, face au destin et à la mort.
L’une de ses innovations les plus fécondes fut un rapport au conseil interministériel où il proposait Cent mesures pour l’environnement. Cent mesures en bloc, en une seule fois ! Cri d’alarme pour réveiller l’opinion et les hommes politiques, et en même temps programme pour l’avenir du pays. La conséquence directe en fut quelques mois plus tard la création d’un ministère de l’Environnement à la tête duquel Jacques Chaban-Delmas plaça Robert Poujade. Innover comme on fait de la prose, subrepticement et en même temps en toute clarté, est bien dans sa manière de dynamiter les immobilismes : il eut l’intuition que ces Cent mesures conduiraient à une grande politique.

Il disait aussi :
Faute d’ouvrir les yeux sur le monde, la prospective n’a pas de sens ; et il serait vain de mettre en ordre de bataille les structures et les outils administratifs d’un pays qui renâcle au changement.
Sans vue en surplomb sur le monde, il n’y a pas l’espace nécessaire au vagabondage de l’esprit dans l’imaginaire, au jaillissement des idées qui dérangent. Oublier les frontières, mettre au centre de la politique française le goût et la compréhension de l’univers, Serge Antoine en perçoit depuis toujours la nécessité et le côté excitant pour l’esprit.
La planète devient pour lui une dimension obligée. Dans les organisations mondiales ou régionales, dans les conférences qui se tiennent partout – du nord au sud, d’est en ouest –, dans l’univers austère de l’administration, dans les mœurs trop souvent étriquées de la politique, une forme de poésie entre par effraction ; une poésie captivante, comme un appel venu d’ailleurs, qui est souvent le fruit d’un désordre de la pensée.
Antoine aime ce genre de désordre provoqué qui bouscule la vue des choses et modifie les mentalités. Il dit souvent :
Il y a encore beaucoup de Bastille à prendre.
Que le manque de rigueur du droit de l’environnement soit critiqué à l’époque comme un droit à l’état gazeux ne le trouble pas. La nature ou les établissements humains obéissent-ils d’ailleurs à un ordre rationnel ? Il cherche des accommodements qui ouvrent des fenêtres dans les milieux confinés. Il imagine des anticipations, des utopies. Il avait amené à la Datar, Jean Blanc, berger et homme de la montagne, pour que nul n’oublie jamais dans notre monde bruyant le silence bleuté qui règne sur les montagnes et les glaciers, ni la lumière douce des étoiles qui brillent au firmament et qui nous parlent.

C’est ainsi que dès l’origine, la Datar a été marquée par une certaine idée du bonheur de l’homme, de la vocation de l’homme à toujours courir vers une image du bonheur. Serge Antoine y est pour beaucoup. Il ne succombait pas – malgré ses doutes, en dépit de son trouble – aux prophéties apocalyptiques de fin du monde si fréquemment avancées. Parce que l’on peut agir positivement sur le monde. Il plaisantait parfois de sa myopie, disant avec son humour caustique, que sans lunettes, il survolait bien des laideurs de la vie, bien des obstacles qui l’auraient freiné dans ses entreprises.
Serge Antoine était un visionnaire optimiste et réaliste. Indécourageable, il l’était dans la vie. Courageux, il le fut jusqu’à la fin.

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« La Datar et la naissance de la politique française de l’environnement (1962-1972) »

Auteur : Serge Antoine
source : Une certaine idée N° 5  1999

Parce que la Datar, née en 1962, avait pour vocation de se préoccuper du territoire global, elle ne pouvait pas, il y a dix ans, passer à côté de l’émergence de ce que l’on appelle aujourd’hui, « la politique de l’environnement » et ne pas y contribuer. Elle a, en fait, joué un rôle, à mon avis décisif, dans cette naissance, plus décisif qu’on ne pense quand on se réfère au contexte d’alors, dans notre pays, fait d’indifférence ou d’insouciance.
Ces années 1960 étaient, en effet, marquées par la priorité à la « transformation du pays » (J. Monod) et à un développement national de plein-emploi, de forte dynamique, d’urbanisation et d’armature urbaine, de grande mutation agricole et rurale. La fragilité de l’écologie n’était pas, à première vue, un souci pour l’opinion publique, ni pour les autorités locales, ni pour les entreprises.
Le monde scientifique était, dans l’ensemble, peu moteur. Je me rappelle même la difficulté qu’a connue Louis Armand, tout académicien qu’il était, pour faire passer le mot « environnement » qui, d’origine anglo-saxonne, disait-on, était quelque peu récusé en France.
L’opinion publique était, elle aussi, très peu porteuse, si peu qu’en 1967 Le Canard enchaîné ironisait sur l’idée de parcs naturels régionaux :
La France n’est-elle pas si belle et vraie dans sa campagne qu’il faille une étiquette pour ses sites naturels ?
Les « grandes » catastrophes n’étaient pas encore là pour la prise de conscience ; le Torrey Canyon (1967) était une « première ». Quant aux associations, elles naissaient à peine et, presque toujours, pour des motifs locaux.
La dimension internationale était encore à nos portes : en 1970 se préparait la conférence de Stockholm après l’Unesco pionnière ; l’Amérique était, certes, en avance mais les observateurs (Servan-Schreiber) ne le percevaient pas.
Combien anticipatrice apparaît alors avoir été la phrase d’Olivier Guichard dans son livre Aménager la France (1965) :
La protection de la nature est devenue un problème politique.
L’apport de la Datar qu’il dirigeait, quel était-il ? Pour l’eau, le littoral, les parcs régionaux, il a tiré la locomotive.
Le premier apport a été la naissance de la politique de l’eau. Le Secrétariat permanent pour l’étude des problèmes de l’eau (Spepe) avait été créé en 1960, en mitoyenneté entre le ministère de l’Intérieur et le Commissariat général du Plan.
Yvan Chéret, qui en était le patron, fut mis, en 1962, à disposition de la Datar. Il prépara, en deux ans, la loi sur l’eau, qui fut votée en décembre 1964 : un monument exemplaire dans le monde avec ses six agences financières de bassin, dotées d’un financement incitatif, déjà fondé sur le système du « pollueur-payeur1 ».
Le Conservatoire du littoral
Autre apport de la Datar ; le Conservatoire du littoral fut une institution originale, pensée vers 1970 par Michel Picquard et moi. Il s’agissait de contrecarrer la tendance au « mitage » des côtes et d’équilibrer la compétition d’activités sur les 5 500 kilomètres du linéaire côtier français. Nos amis britanniques, avec leur National Trust, avaient ouvert la voie en faisant appel à l’argent citoyen pour racheter leur littoral encore naturel. Il ne fut pas possible de faire la même chose chez nous et la Datar dut faire appel aux crédits de l’État. Ce fut une réussite. Sa structure appuyée sur des conseils de rivages a apporté à la France le moyen de préserver, en vingt ans, plus de 10 % de son linéaire côtier.
Le Conservatoire, dont Olivier Guichard a été l’artisan, fut créé par la loi en 1975 (après le rapport Picquard écrit en 1974). Son premier titulaire a été Robert Poujade. Je favorisai sa localisation à la Corderie royale de Rochefort, en même temps que j’y fis héberger la Ligue de protection des oiseaux, puis, plus tard, le Centre culturel de la mer. Le Conservatoire français est aujourd’hui un modèle de référence pour d’autres pays.
Les parcs naturels régionaux
Les parcs naturels régionaux ont été, entre 1965 et 1967, apportés par la Datar à la politique de l’environnement. On le doit à Olivier Guichard qui, en arrivant un lundi matin, en 1963, à la réunion des chargés de mission, y lança l’idée d’un « parc de nature et loisirs » proche de la métropole lilloise. C’est Henri Beaugé, chargé de mission à la Datar, qui proposa d’élargir cette intention. Leur création a aussi bénéficié du modèle des parcs régionaux allemands (le Luneburger Heide) et de la naissance des parcs nationaux français, créés par la loi du 22 juillet 1960 mais parfois bloqués (par le droit de chasse).
Il fallait aider à trouver un costume de protection pour de nombreuses zones habitées qui ne pouvaient être traitées dans le « sanctuaire » des parcs ou même en « zone périphérique », et épauler aussi le tiers rural de la France en déclin prononcé (entre 1950 et 1975, 50 000 exploitations avaient disparu).
Une rencontre fondatrice eut lieu en 1966 à Lurs, dans les Alpes-de-Haute-Provence. On doit très largement la réussite de ce rendez-vous à Jean Blanc, un ancien berger transhumant de Provence qui me fut présenté à Saint-Véran. Il fut au cœur de la réflexion et du choix des quelque cent trente-cinq personnes venues là pendant quatre jours, à l’abri du quotidien. Georges Pompidou poussa quelque six préfets, et non des moindres, à s’y rendre.
Plusieurs orientations ont été alors dessinées :
– les parcs ne seront pas des musées, mais des lieux de mémoire ;
– les parcs seront dans la vie, dans le développement (on ne disait pas encore « durable »), dans l’architecture contemporaine, ce seront des lieux d’innovation et d’expérimentation ;
– les parcs seront culturels ou ils ne seront pas ;
– statutairement (et on le doit beaucoup au jeune auditeur au Conseil d’État d’alors, Jean-François Thery), les parcs ne seront pas dotés de législation d’exception et on fera appel, pour la première fois en France, au droit contractuel entre l’État et les collectivités territoriales, sous la forme d’une « charte ».
Puis une mission fut composée (merci à Michel Parent et au concours, par lui, du ministère de la Culture), pour prospecter en France des sites possibles pour de futurs parcs. Enfin, une école un peu exceptionnelle (école sans murs) fut ouverte pour former les quelque quinze candidats (fonctionnaires et non-fonctionnaires) qui passèrent un an en caravane spécialement équipée à travers toute l’Europe, au Japon, aux États-Unis, au Canada, pour voir les réponses faites ailleurs dans le monde à la question de la protection de grands espaces.
L’épisode de la mise en place institutionnelle des parcs naturels régionaux mérite d’être conté : un texte, destiné surtout à protéger l’appellation, fut préparé ; parce qu’il ne créait aucune disposition juridique particulière dans les parcs et que les parcs étaient définis comme territoires « beaux, à protéger, et ce avec l’adhésion des populations », le Conseil d’État hésita à trouver ce morceau de bravoure justiciable d’un décret. Le texte était en panne. Peu après, Jean Maheu, conseiller technique à l’Élysée, et qui avait été à Lurs, en parla, en voiture, au général de Gaulle et l’on vit avec étonnement ce texte « flou » être revêtu de la signature du président de la République (décret du 1er mars 1967).
Aujourd’hui, trente-deux ans après, les parcs naturels régionaux sont au nombre de trente-deux ; dix candidatures montrent que l’appétit est encore là. D’ailleurs, si l’on en juge en termes de prospective, l’avenir est prometteur : 10 % du territoire en France est couvert par des parcs, des réserves et le linéaire protégé du Conservatoire du littoral. Près du tiers des régions d’agriculture non productiviste auront, dans quelques années, en Europe, un statut spécial où protection et développement durable devront se conjuguer. Les parcs régionaux sont maintenant un élément fort du dispositif que l’on pourrait qualifier « d’armature rurale » ou encore « d’aménagement fin du territoire » (R. Poujade). René Passet et Claude Lefeuvre dans Héritiers du futur (1995) plaident pour un schéma national des espaces et de couloirs en forme d’« infrastructure verte ».
Au-delà de ces trois apports
Ces trois apports décisifs à la politique d’environnement sont ceux que l’on peut bien identifier. Mais, plus largement, l’attention au respect de ce que l’on n’appelait pas encore « l’environnement » dans la durée longue était bien en germe dans les différents programmes et plusieurs actions de la Datar.
Contrairement à ce que l’on pense, tout n’était pas fait alors de productivité et d’expansion ; les Trente Glorieuses ont bon dos. La Datar était plus inquiète qu’on ne le croit de l’avenir et se préoccupait des avenirs possibles de la société.
Les grands exercices de prospective2 n’étaient pas pour elle des alibis. Les grandes infrastructures, la politique des métropoles d’équilibre, le freinage de la croissance de la région parisienne (+ 80 000 habitants par an, encore aujourd’hui) n’étaient pas des fins en soi mais des objectifs de demi-siècle.
Cette prospective qui mobilisa notamment Bertrand de Jouvenel et Fernand Braudel, deux pionniers du temps long, faisait aussi place, dans d’autres actions de la Datar, à des « précautions » pour l’avenir. Ainsi l’aménagement des stations touristiques du Languedoc-Roussillon (qui débute en 1963) se fait avec une forte maîtrise foncière pour garder intacts des grands espaces et des « fenêtres » naturelles sur la mer, et pensons aussi aux débuts de la Mission touristique Aquitaine (en 1967 avec Philippe Saint Marc).
Là prirent racine des initiatives pour la pédagogie de la nature, un peu à la manière des field centers anglais. Pensons aussi pour la Corse à Philippe Viannay, lui-même très soucieux de « la nature pour tous ». Et n’oublions pas le travail des commissaires à la montagne.
La préfiguration du ministère
La Datar a préparé l’avènement du ministère de l’Environnement et cela, en plusieurs étapes et en apportant à ce ministère quelques vertus et méthodes de travail. Jacques Belle et moi3, nous nous souvenons bien des apports premiers de la Datar.
Certes, ce n’est pas la Datar qui a proposé une institution ministérielle pour traiter de l’environnement, mais, entre 1969 et janvier 1971, elle a contribué à porter l’environnement au niveau politique sans lequel il n’y aurait pas eu ce premier ministère au monde.
Il faut le dire, une part de l’inspiration est venue des États-Unis en 1969, après une des nombreuses missions que nous y faisions, j’ai préparé une note au Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas. Celui-ci, au même moment, en recevait une de Louis Armand sur le même sujet. Il y était dit en substance que la France devait se préparer à faire face à une nouvelle problématique : celle de l’environnement.
Le 24 octobre 1969, le Premier ministre demandait à Louis Armand un rapport sur ce sujet4 et au délégué à l’Aménagement du territoire un programme de mesures et d’actions.
Côté Datar, je réunis, pratiquement tous les quinze jours, un groupe de travail interministériel. Des mesures simples et, comme il était recommandé, sans coût supplémentaire, furent peu à peu identifiées et présentées en première étape au ministre du Plan d’alors, André Bettencourt, qui évalua immédiatement l’intérêt d’un tel programme. Il présenta lui-même les « 100 mesures » en Conseil des ministres le 10 juin 1970.
Parmi ces mesures, l’une d’elles consista à créer un Haut comité de l’Environnement, comprenant à la fois, les différents ministères et neuf personnalités telles qu’Hubert Beuve-Méry, ancien directeur du Monde, François Bourlière, Jean Sainteny, Philippe Viannay, Haroun Tazieff, Paul-Émile Victor.
Le 7 janvier 1971, en lisant le journal, le délégué à l’Aménagement du territoire apprit que le remaniement ministériel avait conduit le Premier ministre à créer un ministère de l’Environnement à part entière et à y rattacher les personnels qui, à cet instant d’horloge, avaient vocation à s’en occuper ou s’en occupaient déjà. Ce rattachement concerna cinq personnes de la Datar. À ce ministère « de la diagonale », la Datar laissa des manières de travailler, des habitudes propres à cette administration de mission.
Certes, dès le départ, avec le décret d’attributions du 2 février 1971, le ministère de l’Environnement allait se charger de responsabilités propres, donc d’une part de gestion. Mais il lui est resté longtemps (et il lui reste encore) des caractéristiques d’une administration de mission.
Le ministère de l’Environnement a été placé sous ce signe et, aux temps de son premier titulaire, Robert Poujade (de janvier 1971 à mars 1974), a été dirigé par un ministre « délégué auprès du Premier ministre ». Cela n’a pas duré. Et, hélas ! quelques habitudes interministérielles se sont un peu perdues. Ainsi, le Fonds interministériel pour l’environnement5 décidé en comité interministériel, présidé à ses débuts par le Premier ministre en personne, s’est peu à peu transformé en un moyen pour le ministère d’élargir, ici ou là, ses moyens financiers et a fini par être supprimé (en 1996), après avoir été progressivement réduit.
Mais il reste encore, pour ce petit ministère, une certaine facilité pour cultiver sa dimension interministérielle… quand certains ne lui coupent pas les ailes. Robert Poujade, déjà, dans son Ministère de l’impossible, parlait de « guerre de tranchées » avec l’Agriculture, sur la forêt, de la résistance du ministère de l’Industrie pour le contrôle des établissements classés, de la bataille avec la Culture pour les services chargés des sites : « Un gouvernement est rarement une équipe : chacun joue sa partie et il y a des résistances administratives », notait-il. Combien de fois Robert Poujade n’a-t-il pas entendu à son propos : « Écartez ce gêneur… » ?
La Datar, même légère et quelque peu jacobine, s’est dotée de relais dans les régions : les commissaires à la reconversion, aux zones rurales, ou à la montagne, les missions touristiques. Le ministère de l’Environnement, a fortiori, lui aussi, a eu besoin de relais sur le territoire, tant il est vrai, en paraphrasant Napoléon, qu’on « peut gouverner de loin, mais qu’on n’environne bien que de près ». Robert Poujade, dans les quelques mois de mise en place du ministère, décida de se doter de relais n’entrant pas dans la hiérarchie administrative, plutôt des sortes d’inspecteurs régionaux relevant de lui autant que des préfets. Plus encore, il fut obtenu qu’au lieu de créer des agents spécialisés, certains services départementaux – DDE, DDAF, DRIR, etc. – relèveraient, en plus de leur ministre, du ministère de l’Environnement pour les affaires de sa compétence : solution tout à fait originale dans le monde et qui fait appel, là encore, à la dimension interministérielle.
Autre dimension bien héritée de la Datar : celle de travailler en prospective à long terme. Non pas seulement parce que l’écologie, comme le devenir du territoire, l’impose, mais parce qu’il faut constamment travailler avec une société qui se transforme.
L’environnement dans son concept n’est-il pas d’abord de prendre en compte la société ? « Parler de l’environnement, c’est parler de notre société à la recherche d’elle-même », dira Robert Poujade. Cette prospective nécessaire a fait que les responsables de l’Environnement ont toujours été en phase avec les Jouvenel, les Braudel, etc.
L’aménagement du territoire, en principe cantonné dans le « pré carré », avait fait un effort constant (Jérôme Monod) pour prendre en compte la dimension internationale et respirer avec ceux qui, dans le monde, pouvaient apporter de l’air et de la hauteur. Le ministère de l’Environnement a un peu hérité de cette ouverture, mais sans doute plus naturellement du fait de l’écologie sans frontières. Dès le début (1972), la conférence de Stockholm a conduit le ministère à être présent à l’échelle internationale. Ce ministère, par nécessité, cultive l’Europe (dont les directives sont une clef de voûte politique aujourd’hui) et notre appartenance à la planète.
Le développement durable
La liaison entre environnement et développement était inscrite dans l’approche Datar des parcs régionaux ou de la politique de l’eau : elle faisait corps avec l’action régionale. C’est ce qu’on appellerait aujourd’hui du « développement durable ». Et il est bon de rappeler l’exposé des motifs du décret d’attribution du 2 février 1971 du ministère, où figure en toutes lettres « la conciliation entre la croissance économique et l’épanouissement de la vie ». « Cette visée, disait plus tard (en 1974) Robert Poujade, était ambitieuse, mais ne pas avoir d’ambition n’aurait pas de sens. »
Certes on n’en parlait pas alors, les prémisses étaient là de cet « éco-développement » né déjà au début des années 1970 à la veille de la conférence de Stockholm qui allait faire son chemin et n’a pas fini de le faire6. Le développement durable, qui se relie bien à une stratégie de territoires, ne peut qu’être endossé par une Datar attentive à la durée longue et au « ménagement » des ressources et des milieux.
Comment, dès lors, ne pas avoir souscrit à la décision prise en 1997 de réunir Environnement et Aménagement du territoire ? Les treize ministres de l’Environnement successifs depuis Poujade avaient souhaité qu’ils fussent dans la même main.

* Une certaine idée, no 5, 1999, « Aménagement du territoire. Territoire ou territoires ? ».
1. Ce principe a été lancé à l’OCDE et adopté officiellement entre 1970 et 1972.
2. La Datar n’hésitait pas à regarder loin, plus loin qu’on ne le fait aujourd’hui. En avril 1968, par exemple, elle organisa un colloque international de travail sur l’an 2050 (quatre-vingts ans d’anticipation !).
3. Jacques Belle a été le directeur de cabinet de Robert Poujade en 1971 ; moi, le chargé de mission. Nous avons tous deux, en janvier 1971, travaillé sur les textes d’attributions du ministère.
4. Louis Armand prépara ce rapport avec Bertrand Cousin et deux jeunes étudiants, François-Henri Bigard et Christian Gamier, et le remit au Premier ministre le 11 mai 1970. De nombreuses liaisons eurent lieu entre l’avenue Charles-Floquet (la Datar) et l’immeuble voisin de l’Union des chemins de fer, que présidait Louis Armand et où il organisait réunions et auditions.
5. Le FIANE ; je venais de la Datar et avais l’expérience du FIAT et j’avais aussi été à l’origine de la création du Fonds d’intervention de la culture, le FIC (en réunion avec Philippe Viannay et Paul Teitgen).
6. Ignacy Sachs et moi étions présents, avec une vingtaine d’économistes du Nord et du Sud, au séminaire de Founex, en Suisse, en 1971.
Ouvrages de référence
Aménagement et nature, no 116, Trente ans d’environnement, Noël 1994.
Serge Antoine (sous la dir. de), Revue 2000, numéro spécial L’Environnement, 1970.
Serge Antoine, « La France polluée », La Nef, no 43, juillet-septembre 1971 (numéro spécial : Demain c’est aujourd’hui).
Serge Antoine, Jean-Baptiste de Vilmorin, André Yana, Écrits francophones sur l’environnement, t. 1 : 1548-1900 et t. 2 : 1900-1996, Paris, Entente, 1991 et 1996, 342 p. et 272 p.
François Essig, Datar. Des régions et des hommes, Montréal-Paris, Stanké, coll. « Au-delà du miroir », 1979, 299 p.
Jean-Paul de Gaudemar, « Environnement et aménagement du territoire », colloque de Strasbourg, Paris, La Documentation française, novembre 1994.
Olivier Guichard, Aménager la France, Paris, Laffont-Gonthier, 1965.
Jérôme Monod, Transformation d’un pays, Paris, Fayard, 1974.
René Passet, Héritiers du futur, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1995.
Robert Poujade, le Ministère de l’impossible, Paris, Calmann Lévy, 1974, 276 p.

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Jacques Theys Responsable du Centre de prospective et de veille scientifique et technique au ministre de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de l’Aménagement du territoire sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Je suis extrêmement ému d’intervenir cet après-midi, d’abord parce que je dois en grande partie à Serge Antoine de faire ce que je fais aujourd’hui, et ensuite parce que je mesure le poids très lourd de la responsabilité qu’il a laissé à tous ceux qui, après lui, se sont engagés sur la voix de la prospective que ce soit dans les domaines de l’environnement, de la ville ou de l’aménagement du territoire.
Dans un article publié en 1986 dans Futuribles, Serge Antoine se demandait s’il y aurait encore de la prospective après l’an 2000. C’est la question qui est posée collectivement à notre table ronde ; mais avant d’y répondre, je voudrais d’abord témoigner de ma reconnaissance personnelle pour tout ce qu’il m’a apporté, au-delà même de ma vie professionnelle ; car il me semble qu’il doit y avoir place aussi, dans ce colloque de témoignage, pour la reconnaissance.
Si je me suis intéressé à l’environnement depuis trente ans, et si, aujourd’hui, je suis responsable d’un service de prospective qui pendant longtemps a été commun à l’Environnement et à l’Équipement, c’est essentiellement parce que j’ai eu la chance de rencontrer Serge Antoine dès les années 1960, au moment où il était encore à la Datar, puis au début des années 1970, quand il était au cabinet de Robert Poujade.
C’est lui qui, après m’avoir permis d’obtenir une bourse pour les États-Unis et d’assister à la conférence de Stockholm, m’a fait venir en 1973 au secrétariat général du Haut comité de l’Environnement pour m’occuper d’abord d’économie puis de prospective. C’est lui aussi qui, au moment du « ministère d’Ornano », a suscité la création, en 1979, d’un « groupe de prospective » commun aux ministères de l’Environnement et de l’Équipement dont le Centre de prospective et de veille scientifique – que je dirige actuellement – est directement issu.
C’est à lui enfin que je dois la conception – pas encore perdue – d’un service public ouvert, créatif, anticipateur, sans laquelle il m’aurait été très difficile de continuer, comme je l’ai fait depuis trente-cinq ans, à travailler dans l’administration. Voilà sans doute l’héritage le plus précieux, et le plus inestimable.
À quel point cette vision du service public, symbolisée par la personnalité même de Serge Antoine, était « extraordinaire », c’est ce que je perçois aujourd’hui mieux rétrospectivement ; et je voudrais simplement pour clore ce témoignage de reconnaissance, en donner deux exemples.
À peine deux mois après mon arrivée au secrétariat général du Haut comité de l’Environnement, j’ai eu l’occasion exceptionnelle de coorganiser à Arc-et-Senans un colloque réunissant chercheurs et directeurs du « nouveau » ministère ou membres du cabinet sur le rapport du Club de Rome1. Ce colloque est à l’origine de la création du « groupe Gruson » chargé – déjà – de faire des propositions sur la mesure de la croissance et de la richesse, sur l’économie de l’environnement ou sur la lutte contre le gaspillage… Qu’il soit donné à un nouvel arrivant de moins de vingt-cinq ans une telle opportunité est quelque chose qui serait aujourd’hui inimaginable dans l’administration française.
Autre illustration de cet « inimaginable » : lorsque nous avons installé le « Groupe de prospective » commun à l’Environnement et à l’Équipement c’est Serge Antoine qui a obtenu, contre vents et marées, que celui-ci soit situé dans un endroit « neutre », et donc extérieur aux deux administrations, d’abord rue Gay-Lussac, puis rue de Varenne, à proximité des locaux de Futuribles et de la Revue 2000. Au-delà du souci de neutralité, cette localisation, qui a étonnamment survécu à la séparation des deux ministères, répondait aussi dans son esprit à l’idée que la prospective devait être la plus ouverte et libre possible, en situation de « miroir », de think tank externe, ce qui, là encore, serait difficile à concevoir dans l’administration d’au¬jourd’hui.
Cela me permet d’en venir tout naturellement au cœur du débat de cet après-midi qui porte sur l’évolution de la prospective au ministère de l’Environnement, et à l’héritage de Serge Antoine dans ce domaine.
Pour ce dernier il y avait une relation de proximité évidente – il utilisait le mot de « complicité » entre la prise en compte du long terme (donc le développement de la prospective) et l’émergence de l’environnement comme préoccupation collective. Ce n’était donc pas un hasard si la problématique de l’environnement avait été portée en France, à l’origine, par des « prospectivistes » comme Bertrand de Jouvenel ou Louis Armand, et mise sur la place publique par le rapport du Club de Rome. Il avait, en conséquence, une vision entièrement ambitieuse du rôle de la prospective dans la politique de l’environnement en cours de constitution : elle devait, à la fois accompagner la croissance du nouveau ministère, lui être directement utile, et élargir son champ d’action, défricher en permanence de nouvelles voies et de nouvelles idées. Être à la fois une ressource et une « avant-garde ».
Accompagner la fondation et la croissance du ministère, cela voulait dire d’abord investir les champs classiques de la politique de l’environnement. Tous les domaines traditionnels de cette politique ont ainsi, à l’initiative de Serge Antoine, fait l’objet, dès les années 1970, de travaux de prospective : l’eau, les pollutions, les risques, la Méditerranée, le bruit, la protection de la nature… C’est à lui que l’on doit, par exemple, le lancement, à la fin des années 1970, de ce qui a été à ma connaissance, la dernière étude de prospective sur les parcs nationaux réalisée en France2. Et il n’y a pas eu, depuis cette même époque d’équivalent à ce qu’il a fait réaliser sur la prospective des pollutions3.
Être à « l’avant-garde » c’était aussi, en permanence, s’intéresser aux signaux forts, aux idées nouvelles, aux dynamiques d’innovations, aux ruptures possibles… Serge Antoine aimait le chiffre 100 et, après les Cent mesures, l’une des premières initiatives qu’il a prises lorsqu’il a lancé la prospective de l’environnement, c’était de faire la liste des « cent innovations ou idées nouvelles » qui pourraient améliorer la qualité de l’environnement en France. On y trouvait déjà « les circuits courts de distribution », « l’écovignette sur les poids lourds », « l’habitat autonome en énergie4 », le « covoiturage » ou même la maîtrise des transports de marchandises à longue distance… ou à « une limitation de la taille des établissements industriels ou des entrepôts » – ce qui apparaîtrait aujourd’hui encore comme une révolution. En fait, sous son impulsion, presque tous les sujets dont nous parlons actuellement à travers le développement durable ont fait l’objet de travaux exploratoires : la lutte contre le gaspillage, les nouveaux indicateurs de richesse, les emplois écologiques, l’aménagement du temps, l’impact des OGM, la finalité verte, la taxe mondiale sur les transports aériens pour financer le développement des pays du Sud5… Je me souviens, par exemple, d’une étude qu’il a commandité sur les impacts de la production de biocarburants au Brésil : les conclusions étaient assez proches de celles faites récemment par l’OCDE sur les biocarburants de première génération… c’était il y a presque un quart de siècle !
Tous ces thèmes, déjà classiques on encore exploratoires, constituaient autant de dossiers de couleurs différentes sur le bureau de Serge Antoine, et souvent autant de groupes de travail associant les personnes les plus diverses et les instituts de prospective les plus prestigieux (Batelle, Hudson Institute…). Il suivait tous les sujets, avait toujours des suggestions pratiques à faire, et disposait d’un réseau tellement extraordinaire que même dans les domaines les plus pointus et inattendus, il arrivait toujours à trouver des ressources et des gens pour travailler pour lui… et faire des propositions utiles…
Il avait aussi, comme Hugues de Jouvenel l’a dit, une aptitude extraordinaire à passer du global au local et à donner une dimension internationale même aux préoccupations ou aux enjeux les plus circoncis ou territorialisés. On sait le rôle déterminant qu’il a joué pour développer la prospective en Méditerranée à travers la création du Plan bleu. Son implication dans les travaux menés par les Nations unies ou le Club de Rome est également bien connue. Mais il ne faut pas oublier qu’il s’intéressait aussi énormément à l’Europe. Et parmi les mille choses qu’il a faites, il faut rappeler la création, avec Edgar Faure, de l’Institut pour une politique européenne de l’Environnement, longtemps situé près de Futuribles et du Groupe de prospective, institut qui a joué un grand rôle pour constituer un espace européen de l’environnement. Si l’on ajoute son intérêt bien connu pour les régions, c’était donc toutes les échelles géographiques qu’il intégrait dans ses préoccupations pour le futur, souci qu’il partageait avec René Dubos et Barbara Ward, auteur de la formule « Penser globalement, agir localement ».
Tout cela peut donner une image très irénique de ce qu’était la prospective de l’Environnement sous son impulsion. Mais, il faut bien constater qu’à cette époque la distance entre la qualité des travaux à long terme et les réalités de l’action était aussi particulièrement importante. À l’intérieur du ministère les conflits avec les directions opérationnelles, par exemple sur la prospective des pollutions, étaient très fréquents. L’opinion publique et les médias n’étaient pas encore suffisamment sensibilisés ni « mûrs » pour relayer les messages d’alerte ou les propositions nouvelles issus des travaux. Il n’y avait pas non plus, dans la communauté scientifique ou les milieux diplomatiques, de relais suffisant pour occuper de manière pérenne et stable les terrains internationaux que Serge Antoine tentait d’investir. Efficace pour poser les problèmes, la prospective n’avait pas la capacité nécessaire pour déplacer les jeux d’acteurs et convaincre de l’utilité de certaines solutions. Elle correspondait à une première phase des politiques de l’environnement – celle des fondations et de la prise de conscience. Mais cette phase est aujourd’hui dépassée.
Serge Antoine avait trois rêves. Il avait d’abord une vision très ambitieuse du haut fonctionnaire ou de l’homme politique comme « celui qui se porte en avant des certitudes », qui « prend le risque du futur » – ce qui donnait à la prospective une fonction irremplaçable dans la modernisation de l’État. Il voyait, ensuite, le ministère de l’Environnement comme « le ministère du futur ». Enfin, il imaginait l’environnement comme un lieu privilégié de synthèse ou de réconciliation entre nature et culture, local et global, mémoire et avenir – c’est-à-dire comme le point d’appui d’une véritable « révolution culturelle ».
Qu’en est-il aujourd’hui de ces rêves ?
À ma connaissance il n’y a plus aujourd’hui qu’un demi-poste affecté à la prospective au ministère de l’Environnement – ce qui, malgré toute la compétence et la bonne volonté de celui qui l’occupe, permet difficilement de parler, comme il l’espérait, de « ministère du futur » !
On est loin, également, de la vision très ouverte et transversale qu’il avait de l’environnement. Petit à petit, le champ qui était celui de l’environnement dans les années 1970 s’est rétréci pour faire place à une conception techniciste et sectorielle qui évoque beaucoup plus le traitement de l’eau et des déchets ou les économies d’énergie que la culture, la qualité de vie, ou le patrimoine. Il est d’ailleurs symptomatique que l’on soit passé aujourd’hui d’un ministère de l’Environnement à un ministère de l’Écologie.
Enfin l’idée d’une prospective qui se situe en « avant des certitudes », en « avant-garde » et d’un « État anticipateur » a laissé place à celle, sensiblement différente, d’une prospective venant en appui d’un « État stratège ». Il s’agit moins, aujourd’hui, de mettre sur la place publique de nouveaux problèmes, de nouvelles idées, que de définir concrètement, et avec les acteurs concernés, les voies les plus intelligentes pour atteindre les objectifs politiques que l’on s’est fixés. D’ailleurs l’État a perdu en grande partie le monopole qu’il avait encore pendant les « Trente glorieuses » de préparation de l’avenir. On va donc, semble-t-il, vers une conception de la prospective beaucoup plus modeste, beaucoup plus intégrée à la gestion et qui ne s’accorde pas toujours avec la vision plus ouverte, imaginative, innovatrice et distanciée qui était celle de Serge Antoine…
Je pourrais m’arrêter à ce bilan plutôt sombre, mais ce serait, me semble-t-il, trahir le message d’optimisme et de confiance en l’avenir qu’il nous a précieusement laissé en héritage. Comme toutes les grandes espérances, comme toutes les pensées fortes, je crois foncièrement que tous les rêves de Serge Antoine – bien au-delà de ceux que je viens de citer – se réaliseront un jour ; et, pourquoi pas, dans un futur pas trop lointain, encore faut-il, pour cela, que nous fassions collectivement vivre son œuvre et sa mémoire, au-delà de tous les témoignages si émouvants, exprimés au cours de cette journée…

1. Donella H. Meadows, Dennis L. Meadows, Jørgens Randers et William W. Behrens III, Halte à la croissance ? Rapport sur les limites de la croissance, Paris, Fayard, coll. « Écologie 3 », 1972. (Rapport établi par le Massachusetts Institute of Technology à la demande du Club de Rome et paru en anglais sous le titre The Limits to Growth. Trad. de l’anglais par Jacques Delaunay ; préf. de Robert Lattès. L’édition française comporte un texte de Janine Delaunay : Enquête sur le Club de Rome.)
2. Jacques Navarin, Vers les parcs du XXIe siècle. Éléments pour une politique à long terme, Paris, Ministère de l’Environnement et du Cadre de vie, 1979.
3. Étude sur la hiérarchisation des pollutions à l’horizon 1985-2000 dont le résultat a été publié par la Revue 2000.
4. Association d’études et d’aide pour un autre développement rural, Vers l’autosuffisance énergétique de l’habitat dispersé, Paris, Ministère de l’Environnement et du Cadre de vie, Mission des études et de la recherche, 1980.
5. Rapport réalisé par Ignacy Sachs.

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« Gérer la planète à l’échelle d’“écorégions”. Le cas de la Méditerranée* »

Auteur : Serge Antoine

Source : Géopolitique , review of international institute of geopolitics N°27  1989

En 1975, 17 États riverains signaient à Barcelone une convention qui créait autour d’un « Plan d’action pour la Méditerranée », une coopération originale. Placée sous l’égide des Nations unies, cette coopération « partenariale » comporte plusieurs volets : la lutte contre les pollutions – et pas seulement marines –, la protection des espèces et des sites et, bien plus en amont, le « Plan bleu » qui s’efforce d’identifier la prospective à 40 ans de cette région du monde en reliant les évolutions imbriquées de l’environnement et du développement. Cette forme « écorégionale » de coopération gagne à être connue au moment où est publié1 le Rapport sur la Méditerranée à l’horizon 2025 ; elle sera située ici par rapport à d’autres structures de coopération internationale.
L’échelle planétaire
L’appel à une institution mondiale pour gérer les problèmes de l’environnement se nourrit de catastrophes (type Amoco-Cadix, Bhopal ou Tchernobyl). La scène internationale est un moteur à explosions ou accidents (la Méditerranée, il est vrai, a jusqu’ici été à l’abri).
Mais, l’appel à l’échelle terre se nourrit aussi de la dégradation en profondeur des grands milieux : désertification, destruction des forêts, atteintes à l’atmosphère et à l’ozone. La survie de la planète est peut-être en jeu2.
Cet appel à une gestion planétaire a fait naître à Stockholm, en 1972, l’idée d’une institution mondiale spécialisée : ce fut en 1973, le Programme des Nations unies pour l’environnement, installé a Nairobi en 1975.
Au-delà, certains pensent aller plus loin vers le supranational. Les risques de réchauffement de l’atmosphère conduisent, en effet, à la création d’une autorité mondiale ; 25 pays réunis en mars dernier autour de la France, des Pays-Bas et de la Norvège, l’ont évoqué. Pour aider le tiers monde dans un développement à « énergie froide », on commence même à penser à une contribution mondiale : le PNUD et le très sérieux World Resources Institute viennent d’en parler.
Le siècle ne passera pas pour l’environnement, sans que naisse une architecture plus diversifiée et plus ferme d’institutions planétaires. Cette création sera-t-elle irriguée par l’émergence d’un droit international des milieux et des ressources ? Rien n’est moins sûr, car les espaces juridiques sont encore bien vides ; le droit international de la mer, pourtant vieux de plusieurs siècles, est encore entre deux eaux. Et bien des évolutions ou des reniements devront être acceptés par ceux qui ne sont pas encore habitués à la supranationalité ou même à une « transnationale » qui, elle, ne dépossèderait pourtant pas les États.
Car la mondialisation des responsabilités n’a pas à entraîner une démission des États. Les États ont aujourd’hui un grand rôle à jouer, éventuellement cadrés par des régions. C’est à leur échelle et à l’échelle de leurs collectivités internes que peuvent, par exemple, le mieux se développer des programmes d’économies et de substitution d’énergie ou encore s’engager des programmes bilatéraux. Tout ce qui se fera dans le champ des pays est mille fois plus conséquent financièrement que ce qui se fait dans le cadre diplomatique ; ainsi, les 17 États méditerranéens consacrent ensemble 4,5 millions de dollars au « Plan d’action pour la Méditerranée » ; ce chiffre, appréciable, n’est toutefois que celui de… trois stations d’épuration d’une petite ville de 20 à 30 000 habitants !
L’Europe
L’échelle régionale, au sens international, est une voie bien ouverte pour l’environnement. Plusieurs pays ensemble, ayant déjà une structure régionale, conviennent d’y ajouter la dimension de l’environnement : tel est le premier cas de figure, celui de l’Europe communautaire par exemple.
L’Europe communautaire n’a pas attendu la légitimité de la décision du Traité unique en 1987, pour aborder l’environnement. Les risques de distorsion de concurrence dans le marché commun étaient trop réels pour que cette dimension reste hors du champ de travail de la Commission. Près de 80 directives ont, en dix ans, porté sur des domaines très divers de l’environnement, sur la qualité de certains milieux (l’eau en particulier) ou sur les conditions d’admissibilité des produits (les véhicules automobiles, par exemple). Le travail ici est si appréciable que l’Europe non communautaire doive en tenir compte (AELE ou pays de l’Est).
L’entrée de l’environnement dans le champ plein des compétences communautaires et l’application maintenant possible, à son endroit, des articles 100 A et 130 (R, S, T) du Traité modifié, est plus qu’une reconnaissance : elle peut faire entrer l’environnement européen dans une logique de stratégie sur les milieux, sur les espaces3 et, sans doute aussi, sur les relations entre l’Europe et le reste du monde : ce qui est préfiguré, par exemple, dans les accords de Lomé III et, bientôt, de Lomé IV.
La perspective de voir la Commission se doter, avec le Parlement européen, d’une Agence européenne de l’environnement est, à cet égard, une nouvelle donne pour les relations extérieures de la Communauté. Cette Agence, qui sera essentiellement mobilisée pour le suivi des décisions communautaires et pour la surveillance permanente (le monitoring) de l’environnement, pourrait être ouverte aux pays européens de l’AELE ou aux pays de l’Est. La France, le Portugal et l’Italie suggèrent qu’elle le soit aussi aux États riverains du bassin méditerranéen.
La Méditerranée
Précisément, cette Méditerranée est un autre exemple de coopération régionale mais, cette fois, sans institution préalable : on peut l’appeler « coopération écorégionale », car l’environnement en est, au départ au moins, le seul vecteur de coopération.
Il n’existe, en effet, aujourd’hui, aucune autre organisation multinationale ou système de relations entre les 18 États qui bordent la Méditerranée. La Convention de Barcelone que 17 États ont signée (l’Albanie exceptée) a créé, entre les parties contractantes, une forme nouvelle de personne morale du droit international. Faisant appel, pour sa gestion, au Programme des Nations unies pour l’environnement, le Plan d’action pour la Méditerranée a son budget et son programme décidés par les États et un Bureau de quatre États assure la permanence pour deux ans4.
Cette coopération, née par convention entre les États, est, en droit international, novatrice. Son mode d’exercice tient largement compte du volontariat des États. Ceux-ci, qui travaillent en général au consensus, ont adopté puis ratifié trois protocoles sur les rejets en mer, un quatrième sur les « aires littorales protégées » et en préparent un autre sur les exploitations pétrolières en mer. Ils se sont fixé, à Gènes en 1985, des objectifs à dix ans dont, tous les deux ans, ils mesurent l’état d’avancement. Ces objectifs vont de la réalisation de stations d’épuration dans toutes leurs grandes agglomérations à l’identification en commun de 100 « sites historiques littoraux » du patrimoine méditerranéen. Dans le premier cas, il s’agit d’une « communauté réduite aux États », dans le second, d’une identification commune prolongée par un réseau.
La coopération méditerranéenne s’appuie sur plusieurs centres régionaux coordonnés par une « Unité de coordination » à Athènes (10 personnes) qui abrite aussi le programme MEDPOL (10 personnes) ; un centre d’échanges d’expériences de développement respectueux de l’environnement et de préparation de projets-pilotes (les « programmes d’actions prioritaires », à Split), un centre près de Tunis sur les « aires littorales spécialement protégées » (faune et flore) qui travaille, en liaison étroite avec l’Union internationale pour la conservation de la nature et un centre à Malte pour la prévention des accidents maritimes (hydrocarbures et produits chimiques) sont les branches de cet arbre.
Enfin, à Sophia-Antipolis, une petite équipe5 a travaillé pendant huit ans, pour dessiner l’avenir du bassin méditerranéen à l’horizon des quarante prochaines années. Cette prospective, préparée à partir de cinq familles de scénarios (3 tendanciels et 2 alternatifs6) est unique au monde par l’exercice proposé et par le travail interactif entre 17 États. Il ne s’agit pas d’un produit fini7, mais bien d’un exercice qui se développe à la demande des États. Ce travail est destiné à nourrir la réflexion et à permettre aux États de travailler mieux ensemble, deux a deux, ou chez eux, en référence à une évolution à long terme où sont privilégiés les rapports entre environnement et développement.
Le budget du Plan d’action pour la Méditerranée est de 4,5 millions de dollars dont la France assume une part de l’ordre de 40 % (correspondant à sa part – ce qui étonne toujours – dans le PNB des 17 États riverains8).
Le bassin méditerranéen qui a raté son rendez-vous avec la Renaissance et qui n’a pas pris le train de la Révolution industrielle était, il y a trente ans encore, une ligne de partage entre pays dominants et pays colonisés. Découpé entre une vingtaine d’États, il est éclaté entre trois continents et les organisations internationales l’ignorent. Aucune institution multilatérale ne lui fournissait, jusqu’en 1975, de raison de réunir des délégations de pays qui sont parfois en conflit entre eux : Israël, Syrie, Grèce, Turquie… « La Méditerranée, disait Jean Daniel, n’existe que si elle s’exprime. » Face au passé, si riche, qui accroche la Méditerranée dans l’histoire, les· futurologues entendraient-ils le silence en évoquant le destin montant du Pacifique, « nouvelle Méditerranée » ?
Effacée de la carte, la Méditerranée ? Ou seulement condamnée à être, comme le Mexique, une des nouvelles lignes de démarcation de la démographie ou encore une frontière déjà ancienne entre l’Islam et la Chrétienté depuis la bataille de Poitiers et le déclin de la Sublime Porte ? Silencieuse, peut-être ? Mais, implicitement, des signes imperceptibles d’appartenance à une famille se révèlent, même dans les instances internationales. Les Méditerranéens se serviraient-ils de l’environnement pour aller plus loin même que la rencontre ?
Depuis 1975, la coopération se tisse ; serait-elle, au-delà de l’environnement, l’amorce d’une chambre d’écho pour une région qui devra, à l’avenir, réapprendre l’exercice de relations à plusieurs ? Assistera-t-on à la « naissance douce » d’une communauté internationale nouvelle ?
L’environnement, exploré dans la mer par J.-Y. Cousteau dans les années 1970, soumis sur terre et, en particulier, dans les « régions-rivages », aux mêmes pressions contemporaines, est arrivé, dans les années 1970, comme une raison d’être pour réunir des pays et les faire se parler. Fédérateur plus qu’il n’apparaît, il apporte à la Méditerranée une vertèbre qui lui manquait et qui pourrait lui servir bien plus qu’une prothèse. Surtout si on ne le limite pas aux pollutions et si on ose ouvrir le débat du développement approprié.
Le développement, clef de l’environnement
Certes les mesures de protection écologiques ou environnementales sont indispensables : la création de parcs nationaux ou régionaux et de réserves (le premier parc national a été créé en Croatie en 1928 ; la réserve de Camargue a plus de 60 ans…) est importante : il en existe, en tout, plus d’une soixantaine. La protection du littoral est vitale et bien des pays envient notre Conservatoire du Littoral qui a fait acquérir 13 % du linéaire côtier par l’État. La protection des espèces – comme la tortue ou le phoque moine – en disparition est très méritoire et doit être accentuée. Et les disciplines pour la protection de la mer (accords de non-rejets directs ou de réduction des rejets telluriques) sont certainement à renforcer.
Mais, qu’en sera-t-il des rivages et de la mer elle-même, si une attention n’est pas portée au développement ? Et ce développement, dans les pays du Sud, est très fort et même explosif. Dans les quarante prochaines années, la population, de 360 millions d’habitants, passera, sans doute à 550, soit plus que les États-Unis et l’URSS réunis : Le nombre de citadins nouveaux sera dans le Sud, près de deux fois celui des urbains actuels de tous les États du Nord de la Méditerranée et le rythme de croissance des villes y sera, sans doute, 5 fois plus rapide que celui de l’Europe à ses périodes les plus intenses. Le nombre de touristes sera, sans doute, multiplié par trois et quelque indicateur que l’on prenne (engrais, voitures, électricité, etc.), les niveaux actuels de la vie économique seront multipliés par un – facteur compris entre 3 et 5, sans que pour autant, du fait de la démographie notamment, le niveau de vie par tête dans le Sud soit substantiellement modifié.
Bien plus, de graves problèmes se poseront dans le Sud pour la suffisance alimentaire (elle est en baisse et ne couvre pas 50 % des besoins), pour la disponibilité en eau ou pour le maintien des sols. Les villes millionnaires seront de plus en plus invivables et difficiles à gérer. Le Caire va droit vers ses 20 millions de citadins.
Les choix économiques pour l’environnement seront décisifs mais il importe de savoir lesquels : par exemple, selon les formes d’énergie, les gaz à effet de serre seront de deux fois ou de dix fois le niveau actuel. On a tout à craindre, dans cette région, d’un retour en force du charbon et tout à espérer d’une priorité au gaz naturel. Certains pays qui ont renoncé ces derniers temps au nucléaire (Italie, Turquie, Égypte) seront-ils contraints d’y revenir ? Le recours aux énergies alternatives serait le bienvenu.
D’autres choix sont déterminants : la priorité aux villes moyennes pourrait décomprimer la pression dans les grosses agglomérations : 30 % de la croissance urbaine (240 millions d’habitants) est en balance. L’aménagement en profondeur (plan du « littoral bleu » en Algérie) pourrait sauver les restes du littoral naturel. La chasse aux gaspillages de l’eau peut apporter un gisement de l’ordre du tiers des besoins ; la priorité à la mariculture répondrait à des besoins que la pêche ne peut aujourd’hui satisfaire avec son million de tonnes de poissons annuels (pour 4 millions consommés). Ce ne sont que quelques exemples. Le Plan bleu n’était pas là pour décrire le futur, mais en bonne prospective, pour identifier les choix majeurs.
La solidarité entre le Nord et le Sud est, elle aussi, une clef : les courants d’échanges intraméditerranéens peuvent apporter des solutions. L’ouverture commerciale, financière et technique de l’Europe jouera un rôle bienfaisant.

La coopération méditerranéenne pour l’environnement appelle une étroite relation avec l’aménagement de l’espace (il s’agit d’une œuvre d’aménagement du territoire à large échelle) et avec le développement. Les deux tiers au moins de la réponse à la protection de l’environnement en mer Méditerranée et sur ses rivages viendront de la manière dont s’opérera le développement. Même la mer en est tributaire : les relations entre l’atmosphère et la mer sont plus importantes qu’on ne pense et, pour la mer du Nord, par exemple, expliquent pour plus de 50 % les teneurs en métaux lourds.
Cette liaison avec le développement qui, bien sûr, concernera très fortement le Sud, caractérise cette coopération méditerranéenne que l’on peut qualifier de « Nord-Sud de voisinage ».
Cette coopération qui intéresse de plus en plus les acteurs internationaux et, par exemple, la Banque mondiale, ne sera sans doute pas celle de Jean Monnet pour l’Europe par produits : atome, charbon, acier, produits agricoles ou même pollution, mais plutôt celle d’un Maurice Rotival qui avait proposé, il y a 40 ans, pour l’Europe, d’aménager ensemble un territoire (le Rhin en l’occurrence). Le littoral méditerranéen pourrait esquisser une forme de coopération par la géographie, en rappelant que ce sont les États et les collectivités régionales et locales qui sont les véritables acteurs (il y a, autour du bassin, quelque 150 collectivités régionales riveraines : provinces, willayas, etc.).
C’est ici qu’une forme de relations – par réseaux – peut prendre une dimension particulière. À l’heure des sociétés de communication, les réseaux constituent des modes de relations plus efficaces et certainement plus « organiques » que des institutions hiérarchiques. C’est une chance pour la Méditerranée que d’arriver à un moment où de nouvelles structurations tissées prennent, dans le monde, plus d’importance. « Lorsque les villes naissent, les empires disparaissent » disait, au XVIIIe siècle, Claude Nicolas Ledoux. Le bassin méditerranéen, s’il joue un « transnational » avec et non contre les États et s’il s’appuie, bien sûr, sur les « sociétés civiles » et tous les corps intermédiaires qui font le tissu socio-économique et environnemental de la région, pourra avoir une chance de progresser bien mieux que par la création d’institutions internationales plus ou moins artificielles.
Ainsi, il n’est plus nécessaire de viser à une Université méditerranéenne dans ses murs (que Paul Valéry me pardonne, lui qui avait eu cette idée en 1938 ; on peut bâtir la même chose par un réseau entre universités).
Les villes, les communes, les régions, bénéficient aujourd’hui partout d’une période de « décentralisation ». Une parcelle croissante de pouvoir passe, en ce moment, aux autorités locales. Le développement de rapports entre les autorités locales, les entreprises, les ports, les responsables de sites historiques, de villes, de parcs naturels et de réserves, etc. est, pour la Méditerranée, une voie intéressante pour le rapprochement entre pays. Non pas seulement pour sauver la mer Méditerranée, notre patrimoine commun, mais pour établir, entre ses rives de pleine terre, une solidarité de fait et dessiner dans ce monde, de nouvelles géographies de pouvoir et de vouloir. C’est-à-dire permettre à la Méditerranée de se faire entendre à nouveau et l’inciter – Paul Valéry le souhaitait il y a cinquante ans – à redevenir « une fabrique à civilisations ».
Le Plan bleu
L’exercice du Plan bleu couvre aux horizons 2000 et 2025 l’ensemble du bassin (18 États riverains) et s’efforce de dégager les perspectives de développement et d’environnement (population, urbanisation, industrie, agro-alimentaire, tourisme, transports, sol, eau, forêts, littoral…). Le travail a fait appel à l’analyse systémique à partir de 5 scénarios, dont trois de famille « tendancielle », et deux « alternatifs » ; ces derniers font entrer en jeu, le renforcement des Communautés (Europe, Grand Maghreb), une politique plus attentive aux ressources et à l’environnement et un accent plus net sur un développement plus endogène et un renforcement des échanges méditerranéens.
La Méditerranée change d’échelle
– Population : 360 millions en 1985, près de 550 en l’an 2025 et, peut-être 600 à 700 millions en l’an 2100.
– Urbanisation : en 2025, 240 millions de citadins supplémentaires, soit l’équivalent de toutes les villes des États du Nord de la Méditerranée (France, Italie, Espagne, Yougoslavie, Grèce).
– Tourisme : les touristes internationaux passeraient de 140 à 300 ou 400 millions.
– Énergie multipliée par 2. Engrais multipliés par 5.
– Automobile : 16 millions en 1965, près de 175 en l’an 2025.
Contrastes entre le Nord et le Sud
– Populations : 45 % de moins de 15 ans dans le Sud, moins de 25 % dans le Nord. En 1950, le Nord représentait les 2/3 de la population, en 2025 le quart. Dans le Nord, on passe de 93 millions en 1950 à 130 en 2025. Dans le Sud, de 40 millions en 1950 à 230 en 2025.
– L’urbanisation :
– 85 % d’urbains dans le Nord, 70 % dans le Sud en 2025 ;
– le rythme d’urbanisation dans le Sud est de 5 fois le rythme le plus rapide du Nord.
– L’énergie : entre 1970 et 1985, la croissance a été de 2,8 %/an dans le Nord.
– L’énergie : entre 1970 et 1985, la croissance a été de 7,2 %/an dans le Sud.
– Le niveau de vie/tête : l’écart entre Nord et Sud n’arrivera pas à se fermer.
– Les automobiles : 89 % dans le Nord en 1978, 61 % en l’an 2000 et 48 % en 2025.
Les ressources sont limitées
– L’énergie : d’ici 2025, les réserves de pétrole devraient être épuisées, le gaz naturel sera le seul atout.
– La mer : 1 million de tonnes de poisson pêché ; 4 consommés aujourd’hui et une demande à 5 ou 6.
– Le littoral : 46 000 kilomètres de côtes ; d’ici l’an 2025 : 3 à 4 000 seront mangées par l’urbanisation, en plus de celles qui existent.
– Les forêts : elles risquent de perdre 25 % de leur surface.
– L’eau : les consommations urbaines vont croître de 400 à 500 % dans le Sud et, sans doute, de 50 % dans le Nord. Mais surtout les étendues irriguées, de 16 millions d’hectares devraient passer à près de 30 millions. La ressource en eau, même avec de nécessaires économies de gestion, est un des graves problèmes de la région.
– Les sols : la perte annuelle de sédiments productifs peut être évaluée à 300 millions de tonnes par an : le tiers des terres cultivées dans le bassin méditerranéen est touché par l’extension de l’érosion grave. L’intensification agricole dans le Sud et l’Est, la salinisation, les pratiques culturales actuelles, sont autant de facteurs d’aggravation.

* Géopolitique, Review of International Institute of Geopolitics, no 27, 1989.
1. Chez Economica.
2. Voir Scientific American, septembre 1989.
3. L’espace rural, l’espace montagnard et, par priorité, l’espace littoral.
4. En 1988-1989, la Grèce, la France, la Turquie, la Lybie.
5. Dirigée par Michel Grenon. Michel Batisse est le président du Centre d’activités régional du Plan bleu.
6. Avec, par exemple, une plus grande attention aux problèmes de l’environnement : de grandes entités renforcées : l’Europe et le Grand Maghreb et un accent mis sur la valorisation des ressources méditerranéennes.
7. Parution en septembre en espagnol et en français, Paris, Economica ; en décembre en anglais, Oxford University Press, puis en arabe.
8. Italie 23 %, Espagne 17 %.

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Henri Beaugé Ancien directeur de la Saline royale d’Arc-et-Senans et de l’Abbaye royale de Fontevraud Les parcs naturels régionaux et la Saline royale d’Arc-et-Senans sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Serge Antoine a eu la chance, que nous sommes plusieurs à avoir partagée, d’appartenir à un organisme comme la Datar, dirigée par un leader comme Olivier Guichard, à une époque où la remise en ordre du territoire national orientait et stimulait les énergies. Serge et Olivier, au-delà des différences qui les distinguaient tous deux, appartenaient à cette catégorie d’« entrepreneurs » à l’intelligence exceptionnellement inventive et fertile.
Véritables « pourvoyeurs d’aventure », ils accordaient à ceux qui prenaient la route avec eux cette faculté d’entreprendre qu’accompagne la joie d’être responsable. Âpre joie qui vivifie l’entreprise et qui permet à chacun de se réaliser pleinement. Ce fut le cas pour de nombreuses actions qui ont marqué les années 1960 à 1980 :
– le Plan et l’indispensable « prospective » ;
– la division de la France en régions, la décentralisation ;
– les autoroutes ;
– l’aménagement du Languedoc-Roussillon ;
– l’environnement, les parcs naturels régionaux ;
– le Conservatoire du littoral et bien d’autres…
« Un poumon de verdure aux environs de Lille, une attention plus soutenue aux paysages naturels, voire à leur restauration, l’équipement culturel… la conversion des charbonnages du Nord est aussi à ce prix… » avait résumé Olivier en clôturant l’une des réunions habituelles du lundi matin à la Datar, rue de La Boétie. Tel fut le point de départ des premiers parcs naturels régionaux en 1963.
Chargé de cette mission, je passai quelques jours entre Lille et Saint-Amand, puis en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne dans la région du Luneburger Heide. Cette enquête dans des pays voisins dégagea l’idée d’un parc éducatif sur les territoires bouleversés et abandonnés des Houillères, comme en avait déjà créés l’Allemagne et la Belgique depuis plusieurs années.
Il restait à affiner le projet. L’intervention de Serge fut, à cet égard, déterminante. Chargé des études à la Datar, il avait une vue globale des projets de chacun de nous. Son inventivité, cette vision prospective qu’il portait aux idées qui lui étaient soumises, ses soucis permanents d’un environnement maîtrisé à long terme furent la chance de cette institution nouvelle. Quelques soirées dans son salon de Bièvres débouchèrent sur une énumération d’idées et de principes à soumettre à un groupe de travail puis à un congrès qu’il conviendrait de réaliser.
Ces parcs ne devraient-ils pas être, avant tout, une école, un laboratoire de l’environnement, naturel et humain, étroitement associés aux universités ?
Devraient-ils être de droit public, créés à l’initiative des collectivités locales ?
Véritables contrats d’aménagement, ils seront subordonnés à la signature d’une charte, conditionnant elle-même les interventions éventuelles des finances publiques.
Ils seront dits « naturels », le terme s’entendant évidemment dans le sens d’un espace habité où l’équilibre entre l’homme et la nature constituerait l’une des principales préoccupations des parcs.
Ils seront l’expression, la vitrine d’une région, ils seront interministériels.
Ils devront enfin se traduire dans une éthique par laquelle la gestion quotidienne de l’espace, naturel ou pas, sera constamment imprégné d’un souci de conservation ou de renouvellement des éléments naturels sans lesquels nous ne serions que des fabricants de déserts !
Ces principes approuvés par Olivier qui, à l’occasion, me rappela les inquiétudes que lui inspiraient la fragilité du Vacarès et des projets routiers en Camargue, les parcs naturels régionaux connurent un développement rapide :
– création sans délai des projets de Raisme et de Bretagne, qui seront les bancs d’essai des suivants ;
– recherche, étude des localisations les plus pertinentes ;
– recrutement de quinze directeurs à qui la République offrira, au-delà d’un stage de formation, un tour du monde des hauts lieux de la nature.
La réunion d’un congrès à Lurs, en Haute-Provence, d’hommes qui, par leur expérience dans l’administration du territoire national et par les multiples disciplines qui entrent nécessairement dans une œuvre éminemment collégiale, dira comment un tel projet peut s’insérer dans la réalité régionale.
Un décret, enfin, officialisera et réservera l’appellation « Parc naturel régional ». De Gaulle, qui en avait personnellement approuvé la publication, signera lui-même ce décret. Il fera autoriser les régions, dont le budget était alors exclusivement destiné aux opérations d’équipement, à subventionner les budgets de fonctionnement des parcs.
Le banc d’essai prévu en Bretagne devenait urgent ! Je dus m’établir en Finistère. Bernard Saillet et Carolle Delettrez prirent la suite auprès de Serge.
En 2008, la Fédération des Parcs naturels rappellera qu’en 40 ans la France créa 40 parcs…
Sans l’avoir, à vrai dire, jamais quitté (la création du parc d’Amorique me ramènera souvent dans les bureaux parisiens de la Datar), je retrouverais Serge cinq ans plus tard à la direction de la Saline d’Arc-et-Senans (propriété du département du Doubs) qu’il envisageait de restaurer pour en faire un centre de culture et de rencontre, et y établir la « Fondation Claude Nicolas Ledoux pour une réflexion sur le Futur » qu’il venait de créer.
Ce fut une nouvelle aventure ! Les débuts furent pittoresques ! Les énormes bâtiments de la saline étaient en piteux état, et encore partiellement occupés par une population sans titre et dépourvue de tous moyens d’entretien. Les Franc-Comtois comprenaient mal l’opportunité d’un projet soucieux de l’avenir alors qu’au centre du village la mort de l’usine de limes d’horlogerie, unique ressource des habitants, paraissait inévitable à très brève échéance.
Jérôme Monod fut le magicien qui parvint à faire racheter l’usine le jour même où des ballets coréens répétaient un spectacle sur la grande pelouse en hémicycle de la saline. Des manifestants qui déjà heurtaient la porte monumentale du centre, informés sur l’évolution des négociations parisiennes et surpris par ce spectacle idyllique des ballerines, transformèrent une démonstration qui se voulait hostile en un défilé de visiteurs intrigués et curieux. Des réunions de travail précisèrent, les jours suivants, les modalités d’un contrat de rachat et confirmèrent la vocation de cet extraordinaire monument qu’il fallait néanmoins reconstruire.
En deux ans, sous la conduite de Louis Jouven, architecte en chef des Monuments historiques et avec l’aide de l’État et du département du Doubs, la Fondation refit deux hectares de toiture, créa trois salles de conférence, une hôtellerie, des cuisines, trois logements de personnel puis celui du directeur dans le bâtiment de la Gabelle.
Les relations de Serge à Paris assurèrent une animation des lieux que complétèrent des activités culturelles, artistiques, industrielles et philosophique extrêmement variées :
– des voitures électriques à la « traction poids-lourds » de la SAVIEM ;
– des montgolfières au mime Marceau ;
– de la présentation des premiers ordinateurs qui exigea l’examen minutieux des dalles de béton de la salle de conférence qui devait en supporter le poids et en garantir la stabilité, aux réunions philosophiques des loges voisines de Genève subjuguées par la géométrie des créations architecturales de Claude Nicolas Ledoux… À l’issue de celle-ci Serge évoqua opportunément ses préoccupations environnementales en rappelant que « l’architecture (et, partant le cadre de vie qui nous entoure) a sur les êtres une influence dont ils ne peuvent se démettre ».
Par ces travaux qu’il a fallu coordonner, par ces animations variées et d’une richesse peu commune, par ces rapports d’une collaboration efficace et confiante j’ai connu un ami d’une rare qualité.
Si chacun de nous peut, en fin de course, s’interroger sur les êtres exceptionnels rencontrés aux carrefours de la vie, il en est certains, bien différents les uns des autres, qui ont marqué mon aventure. Serge est bien de ceux-là. Cet « énarque atypique » comme le disaient certains journalistes, atypique parce que, tout en étant conscient de ses aptitudes, il recherchait des collaborateurs inattendus, écoutait et donnait souvent aux projets qui lui étaient soumis la marque, la place, la dimension suggérée. Inventif et combien créateur, il y ajoutait une science qui lui était propre, et souvent l’originalité, la fantaisie. Son amitié pour Jean Blanc (berger des Hautes-Alpes qui a participé activement à la création des parcs régionaux), la considération qu’il portait à Georges-Henri Rivière (créateur du musée des Arts et Traditions populaires) comme à Noël Cannat (sociologue itinérant), disent, s’il en était besoin, son ouverture aux autres cultures. Enfin cette amitié fidèle et cette maison de Bièvres qu’avec Aline il ouvrait si souvent à notre ménage ont fait de ces années vécues ensemble les plus belles années des carrières de ceux qui l’ont approché.

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Evaluation environnementale. Etudes d’impact et développement durable. Bilan, évolution et perspective

Source:  Ministère de l’aménagement du territoire et de l’environnement. Colloque international des spécialistes francophones en évaluation d’impacts, 5 pages (1-5), 2000

Auteur : Serge Antoine

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