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Rencontre : Le défi du développement durable : vers une bio-civilisation – 13 Novembre 2012 Paris

Compte rendu de la rencontre organisée par l’Association Serge Antoine et l’Organisation mondiale de la francophonie

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Ouverture

Louis-Bertrand RAFFOUR 

Président de l’association Serge Antoine 

Serge Antoine disait « Rio ne se commémore pas mais se cultive ». C’est ce que nous ferons au cours de cette journée consacrée au défi du développement durable au lendemain de la conférence Rio+20. Je remercie l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) qui nous accueille en ses locaux ainsi qu’Aline Antoine qui est à l’initiative de cet événement.

El Habib BENESSAHRAOUI 

Conseiller du secrétaire général de la francophonie 

Je suis heureux de vous accueillir à cette journée, en tant que membre de l’OIF et de l’association Serge Antoine. Je suis ému d’évoquer Serge, dont je suis fier d’avoir été l’ami, et qui a su être un acteur à la citoyenneté multiple : locale, nationale, méditerranéenne (en tant qu’acteur du plan bleu), francophone (en tant que membre de l’OIF) mais aussi internationale. Débattre aujourd’hui des enjeux du développement durable à la lumière de la conférence Rio+20 est la meilleure manière de lui rendre hommage.

Clément DUHAIME 

Administrateur de l’OIF 

Je suis heureux de vous accueillir à l’OIF pour cette journée de débat. Notre organisation est mobilisée pour que la francophonie fasse entendre sa voie en matière de développement durable, dont nous considérons que la culture est le quatrième pilier.

Comme nous, vous avez certainement été déçus par la conférence Rio+20. Mais cet événement a malgré tout permis une nouvelle mobilisation internationale autour du développement durable, 20 ans après la première conférence de Rio. Aujourd’hui, une prise de conscience des enjeux du développement durable est nécessaire pour éviter de voir notre maison brûler1. Mais dans un contexte de crise économique, d’autres domaines d’action sont considérés comme prioritaires.

1 Référence à la phrase prononcée par Jacques Chirac, en tant que Président de la République française, lors du 4e Sommet de la Terre à Johannesburg le 2 septembre 2002 : « Notre maison brûle et nous regardons ailleurs »

J’espère que cette journée sera l’occasion de proposer de nouveaux éclairages sur les actions qui doivent être les nôtres au cours des prochaines années. Le défi du développement durable : vers une bio-civilisation – 13 novembre 2012

De Stockholm à Rio+20

Présidence : El Habib BENESSAHRAOUI 

1972-2012 : itinéraire à partir des écrits de Serge Antoine 

Jacques THEYS 

Ancien responsable de la prospective au ministère du Développement durable 

Les conférences de Stockholm, Rio et Rio+20 ont rythmé l’évolution des préoccupations en matière de développement durable depuis 40 ans. Elles sont aussi les marqueurs de l’évolution historique et culturelle du monde, puisque la première s’est déroulée en 1972, à la veille du choc pétrolier, la deuxième a eu lieu en 1992, alors que le bloc soviétique venait de s’effondrer et la troisième s’est tenue en 2012, une année qui marque l’entrée dans une nouvelle crise mondiale. Serge Antoine a activement participé à l’organisation des conférences de Stockholm et de Rio et a laissé sur ce sujet de nombreux articles, sur lesquels je me suis appuyé pour bâtir cette intervention.

1972-1992 : de Stockholm à Rio

Selon Serge Antoine, les conférences de Stockholm et de Rio ont toutes deux traité de la question des relations entre développement et environnement. Mais à Stockholm, le développement était considéré comme une condition de l’amélioration de l’environnement, tandis qu’à Rio, le raisonnement était inversé, puisque l’environnement était perçu comme une condition de la mise en oeuvre du développement. A l’époque, la signification de ce dernier terme ne faisait pas consensus, puisque les pays du nord l’assimilaient à l’enjeu de la sortie du mal-développement alors que les pays du sud l’entendaient dans le sens de l’aide au développement. 

La conférence de Rio a été porteuse d’avancées par rapport à celle de Stockholm. Ainsi, elle a permis de sortir l’environnement de sa marginalité, en établissant clairement son lien avec le développement. Elle a également marqué la prise de conscience de l’existence de risques globaux. La mobilisation des acteurs (Organisations non gouvernementales – ONG – collectivités locales, entreprises, pays du sud, etc.) à Rio en 1992 a enfin été historique. Mais l’on peut aussi faire état de plusieurs reculs par rapport à 1972. Par exemple, la conservation de la nature n’est plus citée dans la déclaration de Rio et la question démographique y est peu présente. Dans ce texte, l’éducation et la formation ont également perdu leur caractère central. Enfin, les échelles locales et régionales sont marginalisées par rapport aux politiques globales. Et si les ambitions sur lesquelles la conférence a abouti sont de grande ampleur, les moyens de les concrétiser sont incertains. Au vu de ces éléments, pour Serge Antoine, la complémentarité entre Stockholm et Rio est inaboutie.

1992-2012 : de Rio à Rio+20

Dès 1992, Serge Antoine s’est investi pour que les engagements pris à Rio soient tenus. Mais son optimisme a progressivement été remplacé par des inquiétudes croissantes. Ainsi, jusqu’à la fin des années 1990, s’il déplore que les promesses financières de Rio ne seront pas tenues, il note que la préoccupation environnementale est de plus en plus intégrée à toutes les échelles. Ensuite, en 2002, lors du Sommet de Johannesburg, il fait le constat que les progrès en matière de développement durable restent ténus à l’échelle des Etats. En outre, les problématiques de développement ne sont plus reliées aux questions environnementales et appartiennent désormais au giron de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et non de l’Organisation des Nations Unies (ONU). Enfin, rien n’est fait pour favoriser le développement d’actions régionales. En 2005, dans son article Gouvernance mondiale. Du retard à l’allumage2il anticipe les échecs de la gouvernance mondiale rencontrés à Rio+20 et propose que le niveau local se substitue aux défaillances du niveau global. 

De Rio+20 à une bio-civilisation ?

Serge Antoine ne pouvait pas prévoir que l’économie verte serait au centre des débats de la conférence Rio+20. Ce sujet n’a d’ailleurs pas été au centre de ses écrits, même s’il publie, en 1968, un article intitulé Y aura-t-il une nature en l’an 2000 ?La croissance verte consiste à construire de nouveaux marchés en s’appuyant sur les services non-marchands rendus par la nature, et se rapproche ainsi du concept de bio-civilisation, imaginé par Ignacy Sachs4 et qui se situe dans la continuité des évolutions de ces 40 dernières années. La bio-civilisation implique ainsi la redécouverte du niveau local, qui peut contribuer à la gestion de problèmes globaux. Elle concrétise par ailleurs les connexions qui existent entre problèmes de ressources, problèmes de santé et problèmes environnementaux.

Avec la bio-civilisation, une nouvelle étape du développement durable se profile donc. Elle pose cependant deux questions :

– quelle contribution réelle faut-il attendre de cette bio-civilisation en faveur du développement durable (complémentarité ou rupture) ?

– ne se dirige-t-on pas vers une exploitation plus intensive de la nature et ne faut-il pas s’inquiéter du rapprochement entre bio-civilisation et l’utilisation massive des bio-technologies ?

Retour sur Rio+20 

Christian BRODHAG 

Directeur de recherche, Ecole des Mines de Saint-Etienne et coordonnateur du comité d’organisation francophone de Rio 2012 

Les difficultés de la négociation internationale

Le principe de la souveraineté nationale rend impossible la généralisation au niveau international d’un système démocratique similaire à celui qui règne dans les Etats. L’adhésion aux accords internationaux relève toujours d’un engagement volontaire, qui de plus est réversible (par exemple, le Canada a ratifié le protocole de Kyoto, mais ne l’a pas appliqué). Les décisions prises au niveau international sont donc partielles et résultent de processus de négociation longs et complexes. Des groupes de pays qui partagent des priorités identiques se retrouvent parfois en opposition sur certains sujets. Par exemple, la proposition de non-régression du droit de l’environnement, par exemple, proposée par une association de juristes a suscité le soutien du groupe des 77 et l’opposition de l’Europe. Cette dernière craignait que ce concept ne soit ensuite généralisé à d’autres questions, comme l’aide au développement. Au mythe d’un gouvernement exécutif mondial se superpose l’image d’une société civile mondiale, dont la mobilisation est assimilée à une forme de démocratie mondiale. En réalité, à Rio+20, tout s’est joué dans la phase préparatoire de la conférence et non pendant l’évènement. La stratégie des ONG françaises était en décalage avec cette réalité, puisqu’elles se sont concentrées sur l’organisation de leur présence à la conférence, sans être présentes dans le processus préparatoire. Leurs propositions, inaudibles dans le processus réel de négociation mais facilement audibles par les médias ont abouti aux commentaires négatifs que l’on connaît sur la conférence.  Par ailleurs, dans les négociations internationales, il faut savoir se contenter d’avancées partielles et lentes. Par exemple, l’article 47 de la déclaration de Rio+20 dans sa première version prévoyait l’obligation pour les entreprises multinationales d’établir un rapport de développement durable. Dans sa version finale, l’obligation est devenue un encouragement5. Doit-on en déduire que le système de gouvernance mondiale est paralysé ? Certainement pas, car les chefs d’Etat disposent de la capacité à négocier et à arbitrer in fine en cas de blocage. Mais à Rio+20, ils ont été relégués à un rôle de potiches et n’ont pas su imposer de leadership politique, puisque la négociation de la conférence s’est conclue la veille de leur arrivée, par l’adoption d’un texte proposé par le Brésil.

Les partenariats qui consistent à tester des solutions à une échelle restreinte, à les évaluer et ensuite à les diffuser, constituent un autre levier de l’évolution des normes au niveau mondial. Par exemple, Arnold Schwarzenegger a créé le R20, une ONG qui rassemble des villes et des régions pour partager leurs expériences afin de réduire les consommations d’énergie et les émissions de Gaz à effet de serre (GES). On assiste par ailleurs à la généralisation des engagements des acteurs privés au nom de la Responsabilité sociétale des entreprises (RSE). Ces pratiques participent à modifier les conditions des négociations diplomatiques. Les acteurs de la francophonie ont quant à eux mené un processus original de préparation à la conférence Rio+20, en organisant un forum international à Lyon en février 2012. Cet évènement a permis de réunir les propositions d’amendements de la Francophonie au texte « Draft Zero » des Nations Unies dans l’Appel des participants du Forum de Lyon. Cet appel souligne la nécessaire prise en compte de la dimension culturelle du développement durable. Il prône également une vision intégrée et équitable de l’économie verte, dont le développement repose de manière essentielle sur la jeunesse. En matière de gouvernance de développement durable, l’Appel invite à consacrer un principe de non-régression en droit de l’environnement, mais qui n’a pas été repris dans la déclaration finale. Il propose aussi de privilégier les stratégies nationales de développement durable. La déclaration de Rio+20 va dans ce sens mais de manière limitée.

 40 ans de négociations sur le développement durable

En 1972, la conférence de Stockholm a réuni autour des problématiques environnementales des gouvernements et des scientifiques. Ces derniers ont ensuite été progressivement écartés des conférences mondiales sur le développement durable. En 1992, le Sommet de Rio a vu arriver dans les négociations de nombreuses ONG. Puis à partir de 1997 s’est fait jour l’importance de l’investissement privé en faveur du développement durable. Ensuite, en 2002, à Johannesburg est apparu le débat sur la consommation et la production durables, mais il ne s’est concrétisé que dix ans plus tard à l’issue du processus de Marrakech. Enfin, en 2012, à Rio+20, le débat s’est concentré autour de l’économie verte. La norme ISO 26000 propose justement une approche opérationnelle pour la mettre en oeuvre, mais elle n’est pas reconnue par le système onusien.

Les éléments clés de la déclaration de Rio+20

Dans la déclaration de Rio+207, la problématique du développement durable est étendue à l’ensemble du système des Nations Unies. Un accord de principe a ainsi été scellé pour que les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) soient renégociés afin d’intégrer le développement durable. De nombreux chantiers ont par ailleurs été ouverts lors de la conférence qui s’est tenue en juin 2012. Il ne faut donc pas y voir un échec, mais rappeler qu’elle s’intègre dans un processus de négociation de long terme, dans lequel tous les acteurs doivent continuer à être présents.

Vers des bio-civilisations ? 

[Lecture d’une note d’Ignacy Sachs par Christian Brodhag] 

L’extrapolation des tendances lourdes actuelles nous mène à un enchaînement de catastrophes naturelles et sociales : le réchauffement climatique aux conséquences délétères pour les productions alimentaires et les conditions de vie réservées aux humains avec, comme conséquence, l’aggravation des disparités et des luttes sociales. Mais nous pouvons faire mieux en nous attachant à tirer un meilleur parti du potentiel des ressources renouvelables, que contient la diversité des écosystèmes à l’intérieur desquels l’humanité construit ses habitats et ses civilisations plurielles. Nous sommes aujourd’hui 7 milliards d’êtres humains, bien partis pour atteindre les 9 milliards vers 2050. De surcroît, les civilisations humaines se caractérisent par des disparités béantes entre les minorités nanties et la masse de ceux qui naissent, vivent et meurent au bas de la pyramide sociale. Les fortes inégalités qui caractérisent la situation actuelle indiquent le chemin à suivre :

1) Nous ne nous pouvons plus nous dérober à un changement radical dans la répartition des richesses. L’amélioration des conditions de vie des plus défavorisés passe par une limitation des consommations excessives de la part des élites nanties, de préférence consentie par celle-ci pour éviter des conflits sociaux potentiellement destructeurs.

2) Nous devons nous attacher à limiter les émissions de gaz à effet de serre, pour éviter le réchauffement climatique délétère et donc, à réduire notre dépendance par rapport aux énergies fossiles épuisables à terme, et surtout productrices de gaz à effet de serre, à tirer aussi le meilleur parti possible des ressources renouvelables, tout en sachant que la renouvelabilité ne va pas de soi et exige des politiques explicitées de gestion des ressources naturelles.

3) Une stratégie fondée sur les ressources renouvelables doit relever deux défis majeurs

– la sécurité alimentaire, assurée par la production d’aliments qui nous renvoie aux révolutions verte et bleue fortement créatrices d’emplois, mais conditionnées par les réformes agraires et la gestion des ressources aquatique

– la sécurité énergétique, assurée par l’essor de l’ensemble des énergies renouvelables.

4) Au planificateur de répondre à la question « combien est assez ? » pour assurer la sécurité alimentaire et énergétique, et en déduire le temps que la société doit destiner au travail nécessaire à la production des biens matériels et quelles sont les disponibilités de temps libérées pour d’autres activités.

Echanges avec la salle 

De la salle : (Julien DOSSIER, directeur de Quattrolibri)Le Sommet mondial des villes durables aura lieu à Nantes en septembre 2013. On perçoit aujourd’hui une effervescence à l’échelle des villes en matière de développement durable, qui provient certainement du fait qu’elles sont plus directement touchées par le changement climatique que les Etats.

De la salle :  (Yann GOURIO, Commissariat général au développement durable) En cette période de crise, le développement durable a-t-il encore un avenir ? Il me semble que cette problématique connaît un certain délitement.

Jacques THEYS :   On parle aujourd’hui davantage de croissance verte que de développement durable. Pour beaucoup, les deux notions sont équivalentes. En réalité, le développement durable est un concept spécifique, victime d’effacement. En effet, malgré l’existence de la Stratégie nationale de développement durable (SNDD), on ne défend au niveau étatique une conception spécifique du développement durable. Enfin, à mon sens, développement durable et environnement sont également deux notions distinctes qui doivent chacune faire l’objet d’une stratégique dédiée.

Christian BRODHAG :  La vision actuelle de l’environnement rejette le développement durable. Celui-ci doit pourtant être un levier pour répondre aux problèmes environnementaux. Par ailleurs, à mon sens, l’existence d’un grand ministère en charge du développement durable garantit que les autres ministères ne s’y intéressent pas, alors qu’il doit pourtant s’agir d’une préoccupation transversale.

De la salle :  (Geneviève VERBRUGGE, consultante environnement et développement durable) Les villes ont émergé en tant qu’acteurs du développement durable en 1992, lorsque 300 d’entre elles ont signé l’engagement de Curitiba. Désormais, malgré l’essoufflement des Agendas 21 locaux, le plan local est la seule échelle où se réalise l’intégration du développement durable.Par ailleurs, la notion de développement durable est apparue lors de la conférence de Rio en 1992, pour remplacer le terme « environnement » que le groupe des 77 ne souhaitait pas utiliser. Dans certains pays, notamment en Asie, le développement durable est d’ailleurs encore assimilé à l’environnement. Enfin, je suis très pessimiste quant à la possibilité de négocier en 18 mois des objectifs de développement durable, accompagnés d’indicateurs chiffrés, qui soient compatibles avec la révision des OMD.

El Habib BENESSAHRAOUI :   L’accord de principe concernant les objectifs de développement durable est l’une des avancées majeures de la conférence de Rio+20.

De la salle :  (Roger CANS, journaliste) L’expression « développement durable » provient en réalité d’une mauvaise traduction de l’expression « sustainable development ». On l’a préférée à celle pourtant plus juste de « développement soutenable ». Aujourd’hui, ce concept est en train de perdre son sens, à force d’être trop utilisé.

El Habib BENESSAHRAOUI :   Le développement durable est-il un concept « fourre-tout » ?

De la salle :  (Catherine BERGEAL, Direction générale de l’aménagement, du logement et de la nature – DGALN – du Ministère de l’Ecologie, du Développement durable et de l’Energie – MEDDE) Les aspects paysagers, architecturaux, etc. du développement durable sont laissés de côté au MEDDE. Par ailleurs, on observe aujourd’hui un retour vers le niveau local, pour trouver des solutions aux enjeux de développement durable. A mon sens, l’intégration des échelles est primordiale dans ce domaine. Il faut traiter chaque problème à l’échelle la plus pertinente.

De la salle :  (Jean-Pierre PIECHAUD, Association Dossiers et débats pour le développement durable – 4D) Le concept de développement durable est en approfondissement permanent. Par ailleurs, le travail en réseau est essentiel pour travailler en matière de développement durable. C’est en application de ce principe que l’association 4D a animé pendant deux ans le collectif Rio+208.

De la salle :  (Christina VON FURSTENBERG, UNESCO) L’UNESCO a beaucoup travaillé sur le concept de développement durable, qui à mon sens, n’a rien d’une notion « fourre-tout ». C’est un concept qui peut sembler insaisissable mais qui devient plus clair une fois que l’on a mené une réflexion épistémologique. A l’UNESCO, nous considérons que le développement durable doit être érigé au même rang que la justice, l’équité, les droits humains, etc.Par ailleurs, alors qu’en 1972, la conférence de Stockholm a réuni des scientifiques et des politiques, la conférence de Rio en 1992 a été caractérisée par l’ouverture de l’assemblée aux ONGs/représentations de la Société civile, un gain démocratique qui forcément rend le dialogue plus complexe. Enfin, depuis la conférence de Johannesburg, on assiste à l’intégration progressive des préoccupations de développement durable dans le secteur privé, mais des progrès sont encore à fournir en matière de respect des droits humains. Pour parvenir à progresser dans les négociations concernant le développement durable, l’UNESCO a mené des recherches ciblées pour analyser les relations entre la production du savoir, y inclus non-scientifique, et les politiques publiques. De fait, afin d’atteindre un objectif de justice sociale, l’élaboration des politiques gagne à être nourrie par les résultats de la science autant que de la pratique. Comment ce savoir est-il répertorié ? Les décideurs obtiennent-ils les informations « adéquates » et les utilisent-ils ? Comment la prise de décision évolue-t-elle à l’ère de la mondialisation et de la dépendance – ou de la méfiance – croissantes à l’égard de la coopération multilatérale et bilatérale ? Des approches nouvelles et alternatives d’une gouvernance pluri-centrique émergent partout, à toutes les échelles. Afin de créer des outils méthodologiques qui facilitent l’utilisation inclusive que feront les décideurs de toutes ces connaissances, nous avons approché le développement durable par trois cadres conceptuels, celui de l’éthique, celui qui s’appuie sur l’analyse scientifique, et finalement, le cadre stratégico-politique qui marie ces deux optiques. Grâce aux outils innovateurs développés par les technologies de l’information, comme par exemple l’analyse sémantique assistée, on parvient à extraire et comparer, selon le besoin de l’utilisateur, des contenus pertinents qui sont d’ores et déjà disponibles dans des banques de données et dépôts institutionnels à accès libre à travers le monde. Les résultats ainsi obtenus peuvent être très étonnants. Enfin, pour que ce croisement des cadres conceptuels impacte les débats politiques, il faut se doter de nouveaux espaces politiques qui décloisonnent les discours, tout en favorisant l’implication des principaux acteurs. L’usage des technologies de l’information permettra de gagner du temps et de rendre plus pertinentes ces grandes négociations internationales. L’OIF pourrait prôner ce type de pratiques.

El Habib BENESSAHRAOUI :   L’une des initiatives proposées dans le cadre du Forum de Lyon concerne l’information. Nous fondons beaucoup d’espoirs sur cette initiative.

De la salle :  (Claude ROY, ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts et président du club des bio-économistes) A mon sens, les fondements de la notion de développement durable ne sont pas ceux du rapport Brundtland, mais les problématiques suivantes :

– la croissance démographique

– le changement climatique

– l’accès aux ressources.

Face à ces défis, l’unique solution est de mettre en place des systèmes très productifs, mais aussi sobres et diversifiés.

 

De la salle :  (Marie CHERON, association 4D) Si la dimension sociale du développement durable a tendance à s’estomper de manière générale, plusieurs initiatives en France se distinguent en la matière. Par ailleurs, le rôle des ONG a été défini en 1992 comme celui d’une interface entre les citoyens et le niveau international. Cette position est difficile à assumer, car elle implique de trouver un juste milieu entre expertise et écoute. Enfin, au sein de l’association 4D, je suis en charge d’une étude sur la transition vers une économie écologique à l’horizon 2050. Après avoir établi un état des lieux, l’objectif de cette étude est d’explorer des pistes pour optimiser la gestion des ressources naturelles d’ici 2050. Nous avons notamment retenu la vision de la bio-civilisation. Ce concept a été récupéré par les mouvements sociaux, qui insistent sur d’autres formes de relations sociales et de relations à l’environnement avec des modes de gestion des ressources plus démocratiques. Cela implique des ruptures économiques importantes, notamment en ce qui concerne les droits de propriété, la conception du collectif, etc.

De la salle :  (Dominique MARTIN-FERRARI, journaliste) L’importance croissante de la Chine et du Brésil à l’échelle mondiale bouleverse aujourd’hui l’organisation des relations internationales. Il ne faut pas non plus négliger le rôle des femmes dans les négociations internationales sur le développement durable, car elles étaient très présentes à Rio en juin 2012. Par ailleurs, je regrette l’incapacité à mettre en place une réflexion interscalaire. En matière de développement durable, on se contente de superposer les échelles sans les appréhender dans une vision intégrée.Enfin, ces dernières décennies ont été aussi marquées par la multiplication du nombre de journalistes qui s’intéressent au développement durable. Dans les années 1970, nous n’étions qu’une poignée à nous intéresser à l’environnement, alors que plusieurs milliers de journalistes étaient présents au Sommet de Copenhague en 2009. Or tous ces journalistes ne parlent pas le même langage. Ce manque de communication engendre des problèmes de communication envers le grand public.

De la salle :  (Carole HERNANDEZ ZAKINE, Société des agriculteurs de France – SAF)Le développement durable a toujours été présenté aux agriculteurs sous l’aspect environnemental et comme une contrainte. Toutefois, à la SAF, nous le considérons comme un enjeu crucial, qui nécessite de se préoccuper de la gestion de la rareté des ressources. Nous avons notamment mené une réflexion autour de la gestion de l’eau potable, qui est un enjeu à intégrer dans la production agricole. Ce travail a révélé la persistance de l’administration à cantonner le développement durable à l’environnement et à éviter l’approche locale.

De la salle :  (Zineb BENRAHMOUNE IDRISSI) Aujourd’hui, on court après l’élévation du niveau de vie sans se préoccuper de sa qualité. La force de notre planète réside dans sa diversité, mais il manque aujourd’hui une unité autour de cet enjeu. Pour atteindre la bio-civilisation, nous ne devons pas faire une révolution de nos modes production et de consommation, mais les métamorphoser. Dans ce cadre, les terroirs sont un levier d’action.

Jacques THEYS :   La conférence de Rio+20 a réuni plus de 45 000 personnes pour produire un texte finalement décevant. N’oublions pas toutefois que les 20 dernières années ont amené des changements historiques en matière de développement durable. Il faut valoriser ces évolutions tout en restant lucide sur le temps qui passe.Ensuite, rappelons qu’un développement soutenable ne concerne pas que l’environnement. Il implique également d’apporter des réponses aux problèmes sociaux, par exemple.Enfin, l’articulation des échelles (celle des villes et celle des Etats notamment) est aujourd’hui fondamentale pour permettre des avancées concrètes.

Christian BORDHAG :   A mon sens, l’environnement, l’économie, la dimension sociale et la culture ne sont pas à situer au même niveau en tant que composants du développement durable. En effet, l’environnement est une condition du développement durable, tandis que le social en est un objectif et l’économie, un moyen. La culture enfin en est l’identité. Par ailleurs, la multiplication du nombre d’acteurs impliqués dans les négociations internationales concernant le développement durable entraîne une complexification de ce processus. A cela s’ajoute la nécessité d’une gestion optimale des biens communs, qui conduit à l’émergence de nouveaux modèles mentaux que porte le développement durable.

Vers un nouveau modèle de développement

Présidence : Hugues de JOUVENEL 

Hugues de JOUVENEL 

président-délégué général de Futuribles International 

Je rappelle qu’en 1972, lors de la première conférence mondiale sur l’environnement, et alors que le premier rapport au Club de Rome sur « Les limites à la croissance » venait d’être publié, la problématique du développement durable (même si ce concept n’était pas encore dominant) était déjà posée. Depuis lors, hélas, se sont écoulées quarante années sans que les mesures adéquates soient adoptées pour nous orienter vers des stratégies de développement plus économes en ressources naturelles et moins agressives vis-à-vis de l’écosystème. Aujourd’hui, les pays en développement s’invitent au banquet de la planète, en suivant le modèle des pays développés. Cette situation ne fait qu’accroître la consommation de ressources rares (eau, terres agricoles, énergies d’origine fossile…) ainsi que la production de pollutions et de nuisances menaçant gravement l’écosystème, le changement climatique étant emblématique de ce phénomène. Cette situation n’est pas tenable et les pays développés, en particulier en Europe, se doivent de jouer désormais un rôle pionnier sur la question des styles de développement et des modes de vie. Il est urgent de relever ce défi sans attendre encore quarante ans et nous trouver alors confrontés à une situation compromettant gravement notre écosystème. L’objet de cette table ronde est donc de dégager quelques lignes d’action pour relever ce défi.

Eau, sécurité alimentaire et bio-civilisation 

Guillaume BENOIT 

Ingénieur général des ponts, des eaux et des forêts et ancien directeur du Plan bleu 

Eau et sécurité alimentaire : deux enjeux interdépendants – La mise en oeuvre de la bio-civilisation implique un changement radical de paradigme. Mais elle est indispensable pour relever le défi de la sécurité alimentaire, particulièrement crucial alors que l’on prévoit que la planète compte 1 milliard d’êtres humains supplémentaires d’ici 2025. L’enjeu de la préservation des ressources en eau est intrinsèquement lié à ce défi, puisque 70 % de l’eau prélevée dans les nappes phréatiques est destinée à l’agriculture. Par ailleurs, malgré une forte urbanisation, la population agricole reste nombreuse à l’échelle mondiale. Elle est néanmoins marginalisée et plus pauvre que la population urbaine.

Les ressources en eau sont inégalement réparties à l’échelle du globe. L’accès à l’eau est d’autant plus difficile dans les zones sèches (Afrique du nord et Moyen-Orient, Afrique subsaharienne et Asie du sud-est notamment) que ce sont celles qui connaissent la plus forte croissance démographique. Cette situation entraîne une dépendance alimentaire accrue pour les pays des zones sèches. Ainsi, l’Egypte importait 30 000 tonnes de blé par an en 1939, contre 10,4 millions de tonnes aujourd’hui. On peut se demander si cette situa tion n’engendrera à l’avenir des déplacements massifs de population.

D’autres problèmes menacent la sécurité alimentaire : l’érosion des sols qui entraîne des pertes de rendement (en Inde et en Chine, par exemple), la salinisation des sols (comme en Irak), la surexploitation des nappes phréatiques qui pèse sur la pérennité de la ressource en eau ou encore l’étalement urbain, qui entra îne la réduction de la surface agricole (en France, par exemple). Des déséquilibres territoriaux existent également à l’échelle des pays, entre des littoraux très urbanisés et des arrière-pays mieux préservés mais marginalisés.

 S’engager sur le chemin d’une nouvelle bio-civilisation

Pour s’engager sur le chemin d’une nouvelle bio-civilisation, le premier impératif est de produire plus et mieux. Plusieurs solutions s’offrent à nous pour atteindre cet objectif. Le Système de riziculture intensive (SRI) s’est par exemple développé dans de nombreux pays d’Asie. Il permet d’accroître de presque 50 % les rendements, d’économiser 40 % d’eau et d’augmenter de 68 % les revenus tirés de chaque hectare. Les méthodes d’agriculture de conservation (couverture permanente, rotation des cultures et minimisation du travail du sol) contribuent aussi à préserver les eaux et les sols. En France, l’agroforesterie contribue à limiter l’érosion des sols et la pollution de l’eau, et à accroître la productivité agricole. (L’agroforesterie désigne l’association d’arbres et de cultures ou d’animaux sur une même parcelle agricole, en bordure ou en plein champ (source : Association française d’agroforesterie). Pour en savoir plus : http://www.agroforesterie.fr/index.php) Ensuite, il est nécessaire de répondre à l’enjeu de gestion de l’eau en tant que bien commun. Les travaux d’Elinor Oström démontrent qu’il est possible d’instaurer une coopération profitable à tous en matière de gestion des communs, sous réserve de l’établir à la bonne échelle. Par exemple, au Cambodge, la ressource en eau dans la région des Prey Nup est gérée par la Communauté d’usagers des polders, qui est élue. Grâce à elle, les rendements des terres agricoles ont été multipliés par 2,5.

De nouvelles politiques agricoles sont également un levier pour atteindre la bio-civilisation. Par exemple, l’Etat vietnamien a mené une politique d’appui aux nombreuses micro-exploitations du pays, qui a permis de doubler leur rendement en 20 ans. Enfin, la bio-civilisation nécessite d’envisager l’emboîtement des échelles (locale, régionale, nationale, macro-régionale et mondiale).

Conclusion

En conclusion, pour répondre aux besoins en alimentation du futur, il est nécessaire de mettre en place des écosystèmes plus productifs, de penser et d’agir en systèmes et d’innover sur tous les plans (agronomique, social, technologique, etc.).

Les terroirs comme modèle de gouvernance des ressources biologiques et naturelles 

Zineb BENRAHMOUNE IDRISSI 

Ecologue et agricultrice marocaine 

Définition : Un terroir est un ensemble territorial complexe, qui est le fruit d’interactions multiples entre nature et culture (écosystèmes conservés, services écologiques, originalité, typicité, savoir-faire). Il est à la base de la survie économique et culturelle de toute une population en fournissant des ressources (énergies, nourriture, eau, pâturage, sols) pour la subsistance et les revenus. De plus, il repose sur une gestion adaptative et une grande capacité à répondre de façon flexible aux changements. En somme, c’est un espace vivant et innovant, en constante évolution.

Des exemples de terroirs au Maroc : Le premier exemple de terroir concerne le douar d’Aït Tamejjoute, qui est situé dans le haut Atlas, une région où les précipitations sont faibles. Le fonctionnement de ce douar repose sur la solidarité entre agriculteurs. Il présente un système agrosylvopastoral parfait. La production agricole du douar est réservée en priorité à l’auto-consommation, puis le surplus est écoulé dans le souk le plus proche. Ce terroir a été façonné par des hommes et des femmes qui ont su faire preuve de débrouillardise et utiliser à bon escient l’héritage de leurs ancêtres. Ensemble, ils ont créé un terroir diversifié qui assure leur bien-être.

Le deuxième exemple de terroir concerne le terrain privé de Shoul, que j’ai acheté pour y faire renaître un terroir. Ce terrain, au départ complètement aride, se situe dans une région où ont été pratiqués la céréaliculture et l’élevage à outrance. Un travail important de réhabilitation des sols et d’installation d’un système de récupération des eaux pluviales a dans un premier temps été indispensable. Aujourd’hui, ce terrain de 2,5 hectares accueille des cultures diversifiées (céréales, plantes aromatiques et médicinales, etc.) et fait vivre cinq familles rurales. Son fonctionnement repose sur un système d’autogestion et d’autofinancement.

Enfin, le troisième exemple de terroir concerne la zone de Brikcha, située dans la région de Chefchaouen-Ouezzane au nord du Maroc, connue pour être le château d’eau du pays mais aujourd’hui en pleine désertification. En tant que bénévole, j’ai participé à un t ravail d’animation et d’encadrement des agriculteurs, pour les aider à réhabiliter leur terroir. Aujourd’hui, plus de 30 agriculteurs de Brikcha cultivent leurs terrains en suivant les méthodes de l’agro-écologie. La commercialisation de leur production repose sur un système de garantie participative.

Un chemin vers la bio-civilisation

Les terroirs constituent un chemin vers la bio-civilisation, car ils sont des oasis qui permettent d’endiguer la perte de la biodiversité. Ce sont des lieux où l’humain et la nature comptent davantage que le profit et qui participent à la sécurité et à la souveraineté alimentaires des territoires.

Echanges avec la salle 

Hugues de JOUVENEL: Les terroirs peuvent-ils résoudre le problème de l’alimentation d’une population de plus en plus urbaine ? Par ailleurs, qu’est-ce qu’un système de garantie participative ?

Zineb BENRAHMOUNE IDRISSI : Un système de garantie participative repose sur un contrat moral entre un producteur et un consommateur, lui-même fondé sur une confiance réciproque. Les terroirs assurent l’auto-suffisance alimentaire de leur population. Mais il existe aussi une forte demande d’urbains qui souhaitent se fournir en produits alimentaires dans les terroirs.

Julien DOSSIER : La question d’Hugues de Jouvenel contient deux présupposés : d’une part, la population urbaine restera en ville et d’autre part, il existe une dichotomie profonde entre milieu urbain et milieu rural. Mais rien ne garantit que ces deux hypothèses se confirment à l’avenir.

Jacques THEYS  : Peut-on faire renaître des solidarités pour créer de nouveaux terroirs ?

Zineb BENRAHMOUNE IDRISSI  :Oui, c’est que nous avons fait à Shoul, grâce à l’animation des acteurs locaux.

De la salle  : Quelle est la moyenne d’âge de la population de ces terroirs marocains ? Les jeunes n’aspirent-ils pas à autre chose que cette vie rurale ?

Zineb BENRAHMOUNE IDRISSI  : De nombreux jeunes reviennent à l’agriculture après un exode rural, afin de satisfaire une recherche de bien-être.

Guillaume BENOIT  : Dans les Hauts de l’île de La Réunion, pour faire face à l’enjeu de maintien de l’équilibre rural, un travail d’animation des agriculteurs a été engagé dans le cadre d’une commande publique. Aujourd’hui, comme la méthode a fait ses preuves, d’autres agriculteurs souhaitent rejoindre la démarche.

Christian BRODHAG  : La notion de terroir souffre d’oubli. Il faudrait s’en emparer, par exemple dans le cadre de la Francophonie, pour la développer.

Hugues de JOUVENEL  : Est-il vrai que le Maroc exporte des matières brutes et importe des produits manufacturés ?

El Habib BENESSAHRAOUI  : La stratégie du Maroc consistant à exporter des matières brutes et à importer des produits manufacturés a eu des effets pervers, car le pays ne produit pas ce dont il a besoin. En effet, malgré les efforts en faveur du développement agricole, le Maroc doit encore importer des céréales pour nourrir sa population. En outre, les tomates et les clémentines sont deux produits d’exportation qui ont donné lieu à de très lourds investissements agricoles, mais dont les bénéfices profitent aux consommateurs étrangers.

De la salle (Catherine BERGEAL) : Les paysages des Causses et des Cévennes sont inscrits depuis 2011 à la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Pour y parvenir, nous avons dû montrer qu’il existe sur ce territoire un engagement de la société à faire préserver le caractère exceptionnel de ce site. Il faut désormais inscrire cet engagement dans la durée, notamment au travers de son appropriation par la population locale.

De la salle (Jean-Pierre PIECHAUD) : Bénéficiez-vous d’un appui politique pour développer ces terroirs au Maroc ?

Zineb BENRAHMOUNE IDRISSI  : C’est avant tout la société civile qui porte ces projets. Celui de Shoul a été engagé à titre privé, tandis que celui de Brikcha a bénéficié du soutien de l’Agence française de développement (AFD) et du programme de micro-financement du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD). Les collectivités locales se réjouissent de la réussite de ces initiatives mais n’y participent pas.

Guillaume BENOIT  : Je m’inscris en faux de cette vision selon laquelle le Maroc a abandonné la production de céréales. Comme d’autres pays du sud, il a été très protecteur envers la production de céréales. En revanche, il est exact que les politiques agricoles ont favorisé le développement de la culture de l’huile de graines au détriment de celle de l’huile d’olive, ce qui entraîne une perte de la culture méditerranéenne.

Zineb BENRAHMOUNE IDRISSI  : Les producteurs sont très attachés à la culture des céréales, car ces dernières sont l’ingrédient de base du pain.

Villes post-carbone : l’exemple de Fontainebleau 

Julien DOSSIER 

Directeur de Quattrolibri 

En France, depuis 1990, les émissions de carbone ont diminué de 53 millions de tonnes. Mais l’essentiel du chemin reste encore à parcourir, puisque pour atteindre les objectifs du facteur 4 d’ici 2050, les émissions CO2 devront encore diminuer de 354 millions de tonnes. Dans ce contexte, le BETA Programme®11 vise à mobiliser l’ensemble des parties prenantes des villes satellites de métropoles dans une perspective de relocalisation des filières d’emplois et afin d’optimiser la valorisation durable des ressources locales.(Pour connaître tous les détails du BETA Programme® : http://betaprogramme.org/)

Le BETA Programme® s’appuie sur une recherche-action menée sur le territoire de Fontainebleau, qui est une ville satellite de Paris. Elle regroupe 50 000 habitants, mais draine aussi un flux touristique important : son château attire 400 000 visiteurs et la forêt qui l’entoure environ 17 millions de promeneurs par an. Sur le plan du développement durable, cette fréquentation touristique pose problème puisqu’une consommation accrue de carburant en est la première conséquence. En outre, Fontainebleau souffre de l’attractivité de la capitale. Elle manque de dynamisme et ses habitants sont donc contraints de s’éloigner de leur domicile pour trouver un emploi. Mais, le fait de devoir se rendre en voiture sur son lieu de travail crée une dépendance par rapport à ce mode de déplacement, auquel on recourt alors également pour aller faire ses courses, par exemple. Les petits commerces de proximité sont alors délaissés au profit des supermarchés qui offrent davantage de possibilités de stationnement. Mais il en résulte un déclin supplémentaire du commerce local, la perte d’emplois locaux et donc la nécessité pour les habitants de Fontainebleau de s’éloigner encore davantage de leur lieu de résidence pour travailler.

Pour rompre le cercle vicieux dont les villes-satellites comme Fontainebleau sont prisonnières, mais aussi pour atteindre les objectifs du facteur 4, le BETA Programme® propose de mobiliser l’ensemble des parties prenantes du territoire autour de quatre domaines fortement émetteurs de CO2 : les bâtiments, l’emploi, les transports et l’alimentation. Ce programme part du principe que les villes-satellites peuvent porter la dynamique de transition vers un monde post-carbone car elles sont très nombreuses. Les actions mises en place dans ces villes peuvent en effet avoir un effet aussi important que celui des actions portées par les grandes villes, qui concentrent en général tous les efforts.

Le BETA Programme® se veut accessible à tous, inclusif et transposable12. Il s’articule autour d’actions dont la mise en oeuvre est prévue selon trois échelles de temps (0-1 an, 1-5 ans et 5-10 ans). Tous les acteurs du territoire peuvent s’impliquer dans le BETA Programme®, mais une première action des grands comptes locaux garantit des retombées significatives et peut avoir un rôle d’entraînement. A Fontainebleau, ce rôle pourrait être joué par l’hôpital qui est le premier employeur de la ville.

(Dans une perspective de réplication du BETA Programme®, Quattrolibri a formé un échantillon de 144 villes-satellites en s’appuyant sur deux critères : le nombre d’habitants (entre 10 000 et 50 000 personnes) et la discontinuité urbaine avec l’agglomération).

Le sujet alimentaire au coeur du développement durable 

Jean-Pierre DARDAUD 

Collectif « Alimentons 2012 », membre du réseau JINOV 

En France, on perçoit depuis peu un regain d’intérêt de la jeunesse pour la production alimentaire. Par exemple, en Bretagne, plus de 500 jeunes attendent d’avoir la possibilité de s’installer en tant qu’agriculteurs. Plus qu’un projet professionnel, ces jeunes font du développement durable un enjeu également personnel et citoyen. Par ailleurs, en Inde, plus de 50 000 personnes ont participé en octobre 2012 à la marche des paysans sans-terre, pour demander au gouvernement une redistribution équitable des terres. Sans lopin de terre à cultiver, ces paysans ne peuvent pas subvenir à leurs besoins alimentaires. En raison de leur mode de vie simple et économe en ressources, ils sont porteurs d’une culture de développement durable. En France, comme en Inde, on pourrait s’attendre à ce que les institutions accordent un minimum d’attention à ces acteurs porteurs du développement durable, mais ce n’est pas le cas. La présence d’obstacles à surmonter par ceux qui souhaitent devenir agriculteurs pose donc la question de la démocratie, au travers de la problématique du droit d’accès à la terre et à ses métiers. Par ailleurs, la démocratie est stratégique pour le développement durable, puisqu’il serait profitable que de plus en plus de personnes s’y intéressent. Or les grandes rencontres institutionnelles consacrées au développement durable sont aujourd’hui déconnectées de la vie quotidienne des populations. Le développement durable a donc tout intérêt à porter la démocratie, pour élargir la base sociale qui elle-même le porte.

De plus, la démocratie permet de construire des compromis durables, à l’échelle collective, pour articuler les problématiques environnementale, économique et sociale du développement durable. La démocratie est aussi un espace d’accueil pour la diversité qui découle notamment de la nécessité de s’adapter à chaque contexte. Enfin, le développement durable ne pourra se réaliser qu’avec des acteurs responsables, capables de faire la synthèse entre intérêt personnel et intérêt général, bien privé et bien commun, etc. Or la démocratie participe a créé une dynamique de réflexion et d’action qui va dans ce sens. 

Si la démocratie participe à l’essor du développement durable, ce dernier, notamment au travers de l’alimentation, peut également contribuer à renforcer la démocratie. En effet, l’alimentation est source de « nous », car c’est un sujet qui nous concerne tous, au travers de la faim mais aussi de savoir-faire, de goûts, de souvenirs, etc. Ensuite, l’alimentation en tant qu’enjeu vital, est capable de questionner les ressorts d’autonomie de chacun d’entre nous. La souveraineté alimentaire peut ainsi s’envisager à tous les niveaux : de l’Etat à l’individu. Enfin, l’alimentation en tant qu’elle assure le maintien de toute espèce, est peut-être ainsi l’une des bases les plus durables de tout engagement. On peut alors voir dans l’alimentation un levier de mobilisation en faveur du développement durable.

Biomasse et bio-économie 

Claude ROY 

Ingénieur général des ponts et des forêts, président du club des bio-économistes 

Outre l’accroissement démographique mondial, le 21e siècle confrontera l’humanité à trois défis majeurs : celui de l’eau et de l’alimentation13, celui de l’énergie14 et celui du changement climatique. Seules trois solutions mises en oeuvre simultanément permettront de relever ces défis. Tout d’abord, il est nécessaire de réduire les consommations d’énergies et de matières premières dans tous les domaines. Ensuite, il est indispensable de remplacer les sources d’énergie et de matières premières fossiles, notamment par les bioénergies, les biomatériaux, etc.. Enfin, il est impératif d’accroître la séquestration du carbone, grâce à l’action de la filière bois, de celle des agro-matériaux, etc.

La valorisation accrue, intelligente et durable des fruits de la photosynthèse, c’est-à-dire de la biomasse, et donc de l’agriculture, de la forêt et des biodéchets, intervient pour la mise en oeuvre de ces trois solutions. Autrement dit, une agriculture et une sylviculture productives, sobres et diversifiées, constituent les meilleurs remparts contre le changement climatique, aux côtés des économies d’énergie et des innovations technologiques et organisationnelles. La bio-économie permettra en effet de parcourir un tiers du chemin qui nous sépare de l’ère de l’après-pétrole et un tiers de celui qui nous sépare de l’atteinte du facteur 4. La biomasse regroupe six types de ressources : les biodéchets et les sous-produits organiques ; les déchets et les sous-produits cellulosiques fatals ; le bois et ses assimilés ; les productions cellulosiques dédiées, agricoles, ou forestières ; les cultures alimentaires ; et la biomasse aquatique et marine. En face des ressources se trouvent huit marchés qui répondent à des usages primaires non directement énergétiques (l’amendement organique des sols ; l’alimentation ; les matériaux renouvelables traditionnels ; les néo-bio-matériaux, et la chimie du végétal) ou à des usages énergétiques (les bio-carburants ; la bio-chaleur et le biogaz ; et la bio-électricité cogénérée).

Aujourd’hui, en France, la biomasse représente 5 % des marchés de l’énergie, des matériaux et de la chimie. L’objectif est d’atteindre une proportion de 10 % en 2020 puis de 20 % en 2050. La réalisation de cette feuille de route repose à 60 % sur la filière forêt et bois, à 30 % sur l’agriculture et à 10 % sur les biodéchets. L’enjeu sera donc de mobiliser ces ressources et d’assurer leur renouvellement, grâce à un comportement sobre et diversifié. Par ailleurs se pose également la problématique de l’espace disponible pour produire la biomasse : en France, d’ici 2050, il faudrait consacrer 5 millions d’hectares d’espaces agricoles et forestiers à des productions économiques dédiés et environ 2 millions d’hectares de surfaces essentiellement agricoles à la chimie du végétal, dans une Surface agricole utile (SAU) de 30 millions d’hectares. Il s’agit finalement de recomposer une situation déjà rencontrée dans le passé, puisqu’au début du 20e siècle, les « cultures énergétiques » (fourrages pour les animaux de trait) représentaient plus de 20 % de la SAU française.

Enfin, notons que les filières de la bio-économie sont porteuses d’emploi non-délocalisables. Par exemple, la filière bois-paille représente un potentiel de 30 000 emplois supplémentaires d’ici 2020. De plus, ces filières créent une double valeur : la valeur du produit et la valeur des émissions de CO2 évitées. Malheureusement, la filière du carbone vert reste aujourd’hui mal comprise. Les expressions « forêts productives » et « agriculture énergétique » choquent à tort encoure beaucoup de personnes.

Echanges avec la salle 

De la salle :  (Henri JAFFEUX – Association pour l’histoire de la protection de la nature (AHPNE)) Votre raisonnement ne tient pas compte de la pression que subiront les écosystèmes dans votre modèle.

Claude ROY : Le modèle de la bio-économie ne porte pas préjudice aux écosystèmes, car il repose sur la diversité et la sobriété des méthodes mises en place. En outre, la nature est faite pour être cultivée et maîtrisée.

Zineb BENRAHMOUNE IDRISSI  :Quel est le coût de la perte en biodiversité induite par la bio-économie ?

Claude ROY : Le modèle de la bio-économie n’a pas un impact négatif sur la biodiversité, au contraire il contribue à l’enrichir.

Zineb BENRAHMOUNE IDRISSI : A mon sens, la bio-économie n’implique pas de rupture de notre mode de vie. Pourtant, aujourd’hui, nous devons transformer nos habitudes. Si nous nous organisons autrement, si nous partageons l’espace et les ressources dont nous disposons de manière équitable, alors nous pourrons toujours vivre tous ensemble sur la Terre.

Claude ROY : Ce ne sera pas possible avec 9 milliards d’habitants sur la planète.

Guillaume BENOIT  : A mon sens, les terroirs et la bio-économie ne sont pas des solutions incompatibles. Elles permettent toutes deux d’allier productivité et diversité. Par ailleurs, il est certain que l’on ne pourra pas relever le défi de la sécurité alimentaire sans créer une nouvelle alliance entre productivité et écosystèmes.

Claude ROY  : Il ne faut pas hésiter à valoriser la nature, à condition de respecter certaines règles de bon sens (sobriété et diversité).

Hugues de JOUVENEL  : Je remercie les participants et les intervenants de cette journée pour leur présence, mais aussi l’OIF pour son accueil et l’association Serge Antoine pour l’organisation de cet évènement.

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Maurice Strong Ancien secrétaire général de la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement (Rio, 1992) et Serge Antoine

Maurice Strong
Ancien secrétaire général de la Conférence des Nations unies
sur l’environnement et le développement (Rio, 1992

Hommage 4 octobre 2006

Je suis reconnaissant de l’opportunité qui m’est offerte de me joindre à la famille, aux amis et aux admirateurs de Serge Antoine pour honorer sa mémoire et l’héritage qu’il laisse dans nos vies, nous qui nous battons pour un monde plus équitable, durable et en paix. Quand je l’ai rencontré pour la première fois, nous étions tous deux parmi le petit nombre de gens impliqués dans le premier mouvement pour l’environnement et le développement durable. J’en vins à l’apprécier comme l’une des personnes les plus novatrices et imaginatives dans cette mouvance. J’ai été profondément influencé et inspiré par ses visions perspicaces et originales sur la signification et les fondements du mouvement naissant en faveur de l’environnement et ses implications pour l’avenir de l’humanité. J’ai été impressionné par la façon dont il voyait les atteintes à l’environnement et les systèmes de vie sur Terre comme résultant des fausses priorités et d’une mauvaise gestion inhérente à notre vie économique, ce qui demandait des changements fondamentaux dans les motivations et les priorités des activités humaines.
J’en vins rapidement à considérer Serge Antoine comme le plus important des soutiens intellectuels du mouvement pour l’environnement, lui qui avait une rare aptitude à voir les problèmes dans leur plus large contexte, en même temps qu’il formulait et mettait en place les mesures pratiques pour les résoudre. Au-delà de sa disposition à une extraordinaire et remarquable rigueur intellectuelle et analytique, ses manières agréables, désarmantes et persuasives lui permettaient de s’assurer de l’accord et du soutien nécessaires pour les actions sur les questions les plus controversées et conflictuelles. Comme l’un des pionniers intellectuels les plus influents du mouvement, il devint une source d’inspiration, et une autorité pour moi et le petit noyau de ceux qui étaient alors impliqués dans la préparation de la première conférence mondiale sur l’environnement, tenue à Stockholm en 1972. Il fut l’un des principaux architectes du Rapport de Founex, qui formule la relation intrinsèque et essentielle entre les dimensions environnementales, économiques et sociales du développement. Ce fut le thème principal de la conférence de Stockholm et du mouvement pour un développement durable, qui démarra à ce moment-là. Il apporta une contribution décisive à l’évolution de la prise de conscience en France et au rôle prépondérant que la France exerça au niveau international.
À la suite de la conférence de Stockholm, Serge Antoine a joué un rôle indispensable dans la construction du programme des Nations unies pour l’environnement et ses plus importantes initiatives ; le Plan bleu pour la protection de la région méditerranéenne est un exemple particulier de son esprit novateur et de ce qu’il nous a légué. Personne n’a contribué plus grandement au développement des fondations intellectuelles, politiques et institutionnelles du mouvement pour l’environnement et le développement durable, ainsi qu’au leadership de la France dans l’évolution des mécanismes et des moyens nécessaires pour faciliter la coopération si essentielle dans ces domaines.
Sur un plan personnel, Serge devint un ami proche et précieux dont les conseils et le soutien ont beaucoup compté pour moi, particulièrement à des moments difficiles et importants de ma carrière. Bien que nous soyons restés en relation grâce à des amis communs et au travers d’une correspondance épisodique, ma tristesse à l’occasion de sa disparition est d’autant plus grande que je n’ai pas pu lui rendre visite durant ces dernières années. Mais son influence sur ma propre vie, ma profonde admiration et ma gratitude resteront pour toujours un des bienfaits les plus précieux et les plus chers reçus au cours de ma vie internationale.
Ceux d’entre nous qui aujourd’hui lui rendent hommage ne sont pas les seuls à avoir profité de ses contributions remarquables à l’amélioration de la condition humaine ; ces contributions ont enrichi les vies et amélioré le futur d’innombrables autres qui n’ont jamais eu le privilège de le connaître. Je suis profondément reconnaissant, alors que nous pleurons sa disparition, de pouvoir célébrer aussi sa vie et de saluer l’empreinte de son œuvre sur les générations futures.

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El Habib Benessahraoui Directeur exécutif de l’Institut de l’énergie et de l’environnement de la francophonie sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Madame le Ministre,
Monsieur le Délégué interministériel pour le développement durable,
Madame Antoine, chère Aline,
Mesdames et Messieurs,

C’est avec une vive émotion que je participe à cette journée commémorative consacrée à notre regretté Serge Antoine. Il fut pour moi l’exemple même de l’engagement inébranlable pour la chose publique et pour le développement durable dont il a été, au demeurant, l’un des premiers penseurs et l’un des acteurs les plus féconds.
Je tire une immense fierté d’avoir été parmi ses amis et de saluer sa mémoire en présence des éminentes personnalités qui m’ont précédé.
À l’IEPF, nous avons perdu en lui un compagnon (au sens noble de la tradition française) précieux, toujours disponible et généreux de son temps et de ses conseils avisés et mobilisateurs.
La francophonie, l’OIF, au nom de laquelle j’ai l’honneur de transmettre l’hommage appuyé de notre secrétaire général pour l’œuvre et l’action du regretté Serge Antoine, a perdu en lui un militant sincère, un acteur engagé. Un acteur agissant avec intelligence et avec constance, pour faire de cette communauté un autre espace de citoyenneté. Un espace dont la richesse de la diversité culturelle devrait être mise au service du développement durable en tant que son quatrième pilier. Il a énormément fait pour qu’il en fût ainsi à Johannesbourg notamment.
Le développement durable, Serge en fut un des inspirateurs les plus constants et les plus créatifs. Dès la réunion de Founex en 1971 où il a avancé avec quelques acteurs, surtout des économistes, du Nord et du Sud, l’idée de l’éco-développement pour réconcilier le développement humain et l’environnement et remettre en cause les modes de développement productivistes, générateurs d’inégalités, de pauvreté et de dégradations environnementales.
La réunion de Founex a ouvert la voie à la Conférence des Nations unies sur l’environnement humain à Stockholm en 1972 où l’on retrouve encore une fois Serge, représentant le ministère de l’Environnement de France dont il avait été, avant, l’inspirateur, en 1971, avec l’appui du ministre Poujade ici présent et que je salue chaleureusement.
Au cours des années 1980, le grand public découvre l’existence des pollutions transfrontalières, le trou de la couche d’ozone, les pluies acides et l’effet de serre, en même temps que se renforce le mouvement pour une solidarité planétaire face aux problèmes environnementaux. Serge était aux avant-postes de ce mouvement.
J’ai eu l’insigne privilège de connaître Serge Antoine à cette époque vers la fin de l’année 1989, où il était responsable de la mission développement du ministère de l’Environnement.
Le sommet des chefs d’État et de gouvernement de la francophonie, réuni à Dakar, venait d’appeler à l’intégration de l’environnement et du développement économique et à l’organisation d’une réunion des ministres et autorités chargées de l’Environnement de l’Espace francophone en préparation du Sommet de Rio.
Je venais d’être désigné responsable du programme environnement de l’Agence de coopération culturelle et technique, devenue depuis Agence de la francophonie, et à ce titre chargé de la préparation de cette conférence ministérielle.
En tant que membre éminent du comité d’experts que l’Agence a mis en place, Serge a été réellement l’artisan des principales orientations et des balises essentielles pour les documents préparatoires de la conférence.
Il a été d’un apport inestimable et pour moi, un débutant dans les relations multilatérales, il a été d’un appui amical inoubliable tout le long du processus préparatoire jusqu’au déroulement des travaux ministériels et bien après.
Il aimait à me rappeler que les racines du développement durable dans les pays francophones étaient nombreuses, donnant en exemple ces pratiques paysannes, entièrement déterminées par le terroir qui alliaient préoccupations économiques, respect du paysage et conservation des ressources.
Il me parlait de ces « semeurs de l’environnement » que sont la Belge Margueritte Yourcenar, le Sénégalais Cheick Antar Diop, le Français Théodore Monod, le Canadien frère Marie Victorin, le Nigérien Bouhama ou le Québécois Pierre Dansereau.
Il me communiquait sa passion pour la Méditerranée, cet autre espace riche de sa diversité et de son histoire dont il a fait un véritable laboratoire de développement durable et de solidarité.
Comme nous le savons tous, Serge a, en tant que conseiller spécial de Maurice Strong, secrétaire général de la conférence de Rio, pu jouer un rôle déterminant dans la préparation de ce Sommet mondial et dans son animation notamment à travers la mobilisation de la société civile et particulièrement la Communauté scientifique et les collectivités locales.
La francophonie avait, à cette occasion, fait siennes les décisions de Rio, et a depuis mis en œuvre le plan d’action qu’elle a adopté à Tunis. Ce plan, à forte connotation environnementale il faut le souligner, portait pour l’essentiel sur le renforcement des capacités des acteurs pour contribuer à l’élaboration de politiques et stratégies environnementales et pour maîtriser les outils de gestion des ressources et d’aide à la décision.
Il contribuait, à travers des concertations en marge des conférences internationales environnementales, à assurer une présence et une implication active des francophones, à dégager des convergences, s’il y a lieu, et à jouer, en tout cas, un rôle médiateur. Serge y a pris une part active et stimulante.
Au niveau mondial, en dépit de la dynamique créée par Rio, notamment en termes de prise de conscience des problèmes environnementaux, l’on a assisté tout au long de la dernière décennie, du fait de modes de production et de consommation non viables, à l’érosion continue de la biodiversité, à l’accélération de la désertification et à l’accroissement des risques climatiques.
Parallèlement, les inégalités se sont partout accentuées entre les pays du Nord et du Sud, mais aussi à l’intérieur même des pays, y compris les plus nantis. La pauvreté s’est approfondie pour atteindre près d’un humain sur quatre. Des voix multiples, à tous les niveaux de citoyenneté et des quatre coins de la planète, s’élevaient contre une telle situation et militaient pour un développement durable en tant que projet global qui intègre l’économique, l’écologique, le social et le culturel, pour lutter avec détermination contre la pauvreté et les modes de production et de consommation non durables.
Un projet global fondé sur une démarche d’intégration et de mise en cohérence des politiques sectorielles doublées d’une vision déployée dans le temps long, une démarche stimulant la participation de tous les acteurs concernés et à tous les niveaux, du quartier à l’entreprise, du local au national, du régional au mondial. Une démarche fondée sur le multipartenariat et l’expression d’une solidarité agissante intra et intergénérationnelle. Ce fut le credo de Serge Antoine durant la dernière décennie.
Ce fut pour lui un domaine de réflexion féconde et un champ de lutte responsable et mobilisatrice, dans de nombreuses localités, des associations nationales, régionales, au niveau de la Méditerranée, au niveau européen, de la francophonie et au niveau mondial.
Au lendemain de la conférence de Rio, j’ai été rappelé dans mon pays, le Maroc, et mes contacts avec Serge ont été discontinus.
À partir de 1998, et avec les fonctions qui sont à nouveau les miennes en francophonie, j’ai pu partager, avec lui, de nouveaux moments exaltants. En effet, il m’a, encore une fois, fait bénéficier de ses idées fécondes et de ses nombreux réseaux pour une bonne préparation de la Communauté francophone au Sommet mondial pour le développement durable en 2002.
Il a guidé un travail de réflexion collective fort utile sur la diversité culturelle et le développement durable dont l’apport a été inestimable dans le travail mené par la francophonie aussi bien à Johannesbourg pour faire de cette diversité le quatrième pilier et à l’UNESCO pour l’adoption de la convention des Nations unies reconnaissant cette dernière et le droit de chaque pays à la promouvoir.
Il a contribué aussi, avec la compétence qu’on lui connaît, à la préparation du Xe Sommet de la francophonie tenue sur la thématique de la « Solidarité au service du développement durable » qui a adopté un cadre d’action décennal confirmant l’engagement déterminé de la francophonie pour appuyer ses pays membres dans l’élaboration et la mise en œuvre de stratégies nationales de développement durable et pour mettre sa diversité culturelle au service du rapprochement et de l’enrichissement de ces stratégies.
Serge m’a fait l’amitié de participer à tous les groupes de réflexions que j’ai pu établir pour accompagner l’action de l’IEPF et à animer nombre de ses manifestations.
C’est au cours d’un groupe de travail restreint, en plein hiver canadien, que Serge nous a fait part, je crois, de la plus belle définition du développement durable :
Le développement durable ne se décrète pas, ce n’est pas non plus un label à coller sur un bon produit. Sa définition est très ouverte : elle se fait en marchant, sa lisibilité est un peu celle de L’homme invisible de Wells où le corps ne se perçoit qu’une fois revêtu de bandelettes. C’est sa mise en œuvre qui lui donne sa force.
Je terminerai en évoquant un souvenir très émouvant pour moi. À la fin de l’année dernière, Serge avait accepté de diriger, en tant que rédacteur en chef invité, le numéro de LEF sur « Culture et développement durable ». J’ai pu mesurer combien son engagement était exemplaire, car déjà miné par le mal qui allait l’emporter, il tenait à faire avec moi et avec beaucoup de courage et de discrétion sur son état physique, des séances de travail quotidiennes pour le bouclage de la revue, relisant tous les articles, proposant inlassablement des réajustements du sommaire, des corrections, un meilleur choix des photos…
Je garderai de lui ce soin méticuleux qu’il apportait, avec élégance et naturel, à tout ce qu’il entreprenait.
Je garderai de lui, au-dessus de tout, la générosité et le sens profond de l’amitié.
Adieu l’ami, tu resteras toujours parmi nous.

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Bettina Laville Conseiller d’État sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Je vais commencer par une anecdote qui date de 1978. Je sortais d’une école assez vilipendée pour que je ne la nomme pas, et ma première réunion, au titre du ministère de l’Éducation, visait à être tancée par la Datar. J’arrivais donc un peu tremblante et j’ai été reçue par trois personnes : Serge Antoine, Bernard Latarget et Jean-Pierre Duport. Il s’agissait de monter toutes sortes d’actions entre l’Aménagement du territoire et l’Environnement et seul, un peu comme d’habitude, le ministère de l’Éducation renâclait et j’avais hérité du dossier. Je me suis un peu défendue, mais en fait, j’étais tout à fait d’accord avec eux, j’avais déjà compris que l’Éducation nationale ne se remuait pas assez pour l’environnement et j’ai fini par craquer – j’étais très jeune après, on ne craque plus – en disant : « Vous avez raison, je suis d’accord. » Tous les trois ont éclaté de rire, Serge m’a reconduite à la porte et m’a dit : « C’est dur les débuts dans l’administration », et je lui ai confié : « Oui, c’est très dur. Je me demande même si je vais rester. » Il m’a dit : « Vous savez, finalement, dans l’administration, on surmonte tous les obstacles quand on a une passion. » J’hésitais beaucoup, pendant deux ou trois mois, mais cela m’a fait rester. Je crois que c’est le message le plus extraordinaire que l’on peut donner à un très jeune administrateur qui s’interroge, c’est aussi un message de passion sur la fonction publique.
Un peu étonnée qu’on m’ait donné cette partie « territoire », mais très contente de la partager avec vous, j’ai donc décidé de vous parler de Serge dans ce territoire qu’est l’administration française. Finalement, c’est un peu autour de ce parcours administratif que j’ai le mieux connu Serge avant d’avoir eu l’honneur, avec mesdames Veil et Bouchardeau, de lui demander de présider ce que nous venions de fonder, c’est-à-dire le Comité 21.
D’abord, j’ai essayé de réfléchir en me disant que Serge était « territoire », et je ne reviendrai pas sur tous les témoignages précédents, mais pour symboliser un peu ce qu’étaient les territoires pour Serge, je dirais trois choses.
Serge, ne nous y trompons pas, occupait le territoire, mais il l’occupait quand il y avait un vide et qu’il considérait, avec sa culture, son humanité, sa connaissance de ce pays, de son territoire, de son aménagement du territoire, et sa connaissance du monde, qu’on ne s’occupait pas assez du problème X du moment. Et le problème X du moment devenait sa passion !… Je trouve que c’est un trait de caractère très particulier et très extraordinaire.
Tellement de gens envahissent leur propre territoire ou, même dans l’administration, envahissent le territoire des autres… mais lui, il occupait le sien et occupait des territoires qui étaient en jachère. Il avait horreur de la jachère, alors qu’il considérait qu’à un moment donné, le territoire en question devait être cultivé et que finalement, la création humaine, administrative, juridique, devait l’envahir pour en faire quelque chose, pour en faire un véritable sujet pour améliorer le sort des gens, de ce pays et de l’environnement. Jamais il n’envahissait le territoire car il était extrêmement respectueux du fait que c’était véritablement le peuple, les gens de la base, les associations, l’ensemble des acteurs qui, en fait, construisaient ce territoire et que nous, hauts fonctionnaires, devions être simplement des facilitateurs. C’est pour cela que jamais il n’envahissait un territoire lorsqu’il s’en occupait, mais qu’il était toujours respectueux de la parole des autres, du mot des autres et parfois, des sourires ou des chagrins des autres. En effet, je crois qu’il faut aussi se souvenir de sa grande humanité.
Et puis, encore plus étrange, dans ce monde étrange qu’est l’administration, il quittait les territoires quand il pensait qu’il avait transmis, quand il pensait que d’autres pouvaient faire aussi bien que lui. Et comme il était modeste, avec humour quand même, il disait très souvent : « Mieux que moi. » Nous pensons tous que ce n’est pas mieux que lui, mais il nous a transmis à nous tous beaucoup de choses parce qu’il avait fait, il avait joué son rôle, il avait construit et il pensait qu’il fallait que d’autres continuent à construire.
Voilà ce que j’aurais à dire sur les territoires, mais je voudrais, sur le territoire administratif, insister sur le fait que Serge a été un très grand administrateur de mission. L’administration de mission est un terme qui se perd. À cette époque où les Premiers ministres, quand ils sont énarques s’excusent de l’être, et quand ils ne le sont pas en font une gloire, on peut parfaitement considérer que l’administration est critiquée, souvent vilipendée, et parfois paraît très éloignée des gens malgré les efforts de proximité que l’ensemble des responsables administratifs pratiquent. Le problème c’est que l’on a oublié cette conception, rappelée par Jérôme Monod ce matin, de l’administration de mission, et là aussi, on rejoint le territoire. Quand il y a un vide dans l’action publique, il faut le remplir. Et c’est vrai que Serge a été véritablement ce formidable administrateur de mission ; à la Datar d’abord, cela a été rappelé par beaucoup, notamment par Jean-François Théry, au ministère de l’Environnement qui était au début administration de mission et qui, parfois, le reste encore.
C’est vrai que, de temps en temps, l’administration de mission produit ce que vous avez appelé du « droit gazeux » et comme la Présidente de la section des travaux publics du Conseil d’État est dans la salle, je ne ferai évidemment pas l’éloge du droit gazeux – bien que je m’y étais préparée – parce que je risquerai d’être tancée ensuite. Mais quand même, le droit gazeux permet parfois de mettre un peu d’esprit dans des textes sévères, et également un peu de novation dans des institutions qui sont souvent, sur nos sujets de développement durable, difficiles à appréhender sur le plan juridique, un peu « passion ».
Quand je pense à Serge, je pense souvent à ce vers : « Les nuages, les nuages, les merveilleux nuages », mais il ne faut pas croire que Serge était un rêveur, il était un homme d’utopie au sens le plus noble du terme. Il avait les pieds dans la réalité, la tête dans les nuages et le cœur à côté des êtres, de ceux qu’il estimait, de ceux qui lui étaient chers. C’est une de ses grandes qualités. En tout cas, il a illustré cette administration de mission de manière que je me permets de trouver totalement pleine d’enseignements pour les jeunes. Dans cet hommage, j’aperçois quelques jeunes, il faudrait qu’il y en ait plus parce que c’est évidemment cette grande leçon qu’il a à transmettre : l’administration est une mission qui honore complètement ceux qui la pratiquent, à condition, pensait-il, qu’elle ne soit pas paralysée par beaucoup de lourdeurs.
Serge, dans les nombreux territoires qu’il a investis, était un militant. Je l’ai vécu personnellement quand j’ai lancé le festival du film. Serge Antoine était de tous les festivals du film, pourtant j’étais une jeune militante inconnue à l’époque, mais cela l’intéressait. Je crois que le grand principe de Serge est que quand cela l’intéressait, il venait et ne se demandait pas à quel titre il venait.
Pour ma part, je l’ai connu dans les années 1980, il était proche de toutes les personnes qui avaient dirigé la France au cours des quinze dernières années. Il n’empêche qu’il a fait un compagnonnage extrêmement fructueux et riche avec Michel Crépeau, Huguette Bouchardeau, Brice Lalonde. Soyons francs, nous nous sommes beaucoup interrogés sur ses opinions politiques. Combien de fois ai-je entendu : « Mais finalement, Serge est-il de droite ou de gauche ? » Je ne crois pas qu’il était apolitique, mais peut-être savez-vous ce qu’il était ? Moi, je ne le sais pas, et je n’ai jamais voulu le savoir. Je ne pense pas qu’il était apolitique, mais il était quelque chose qui se perd aussi et qu’il faudrait largement réhabiliter, il était « asectaire ». Je crois qu’il s’en enorgueillissait et qu’il faudrait suivre cette leçon.
Pour finir, deux ou trois anecdotes, notamment des souvenirs personnels.
J’étais directeur de cabinet de la Francophonie. Là, c’est la manière de Serge de servir l’État. En effet, il se dit : « Il y a une grande cause et il y a une copine. » Il appelle la copine et lance la conférence de Tunis sur la francophonie et l’environnement. S’il y a eu, deux ou trois ans auparavant, à Marrakech un sommet des chefs d’État francophones qui s’est occupé d’environnement et de développement durable, c’est à cause de l’idée de Serge sur la conférence de Tunis.
Ensuite, sur la préparation de la conférence de Rio, je ne rappellerai pas le rôle éminent qu’il y a joué. Mais j’ai retrouvé un petit papier qu’il m’avait envoyé quand j’étais à Matignon au moment de Rio, je vous le lis parce que c’est tout Serge : « Bettina, ça va mal. Il faut alerter le président de la République. Les pays du Sud n’acceptent pas de reconnaître les méfaits de notre mode de civilisation, ça va capoter là-dessus. » Après, il me décrivait le point des négociations, et il terminait par cette phrase que je trouve superbe : « C’est normal. Comment a-t-on pu croire un instant qu’on ferait célébrer la pauvreté par les pauvres ? »
Un autre souvenir avant de terminer. C’était au retour de Rio et là, immédiatement, il se remet à l’ouvrage. Il fait, avec Martine Barrère, cet ouvrage tout à fait passionnant, la Terre entre nos mains, qui a été véritablement l’acte qui a complètement diffusé, en France, les résultats de la conférence de Rio. J’avais l’impression, à cette époque, qu’il avait une certaine hâte à ancrer les résultats de Rio dans notre pays si réticent au développement durable et qui, dans ces années-là, a pris quelque retard avant de reconnaître le concept. Cela a été considérable, et Serge est le plus grand acteur du post-Rio. Il a complètement animé ces cinq années, si bien que lorsque les trois associations se sont réunies pour devenir le Comité 21, Simone Veil et moi principalement, madame Bouchardeau étant déjà retirée de la présidence de son association, sommes tombées immédiatement d’accord pour lui offrir la présidence du Comité 21 qui avait eu deux patrons, couple improbable mais réel, Michel Barnier et Ségolène Royal.
Pour conclure sur les territoires, Serge a été le ministère de l’Environnement. Il faudrait dire à madame Olin et à ses prédécesseurs, et il faudra dire à ses successeurs, que lorsqu’ils prennent le ministère, ils sont un peu chez Serge Antoine. Je me permets de lancer l’idée qu’il faudrait peut-être matérialiser, d’une manière ou d’une autre, le fait qu’il a habité, au sens spirituel du terme, ce ministère.
Serge était un savant au sens d’Edgar Morin et ce qui m’a toujours fascinée c’est à quel point ce savoir ne l’entravait pas ; mais au contraire, il démultipliait avec une grande facilité ce savoir dans ce monde si complexe. Parfois, la complexité du monde nous inhibe mais lui, avec son optimisme naturel, cela le faisait avancer dans toutes sortes de directions où il ne se perdait pas.
Il m’a souvent fait penser à ce que la littérature allemande appelle un Wanderer, c’est-à-dire quelqu’un qui, à la fois, se promène, chemine et avance. Ce mot ne peut se traduire en français, mais ce Wanderer qui hante toute la littérature allemande, d’Hermann Hesse à Rilke, et à beaucoup d’autres, c’est celui qui, comme les artistes du Moyen Âge, marche et apprend sur lui-même, et apprend aux autres en marchant.
Quand on a comme cela l’art du voyage sans jamais s’arrêter, c’est qu’on a, au fond de soi, un immense équilibre. Je pense que sa famille lui procurait cet équilibre et il faut saluer ici cette famille qui lui a permis de faire tant de choses, en particulier Aline. Exactement comme les gens qui cheminent en semant des graines dont, parfois, nous ne sommes pas toujours tout à fait conscients, il faut dire qu’il ne s’arrête jamais, et ce que nous pouvons souhaiter c’est que le territoire de Serge continue de s’étendre.

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Des pas sur une longue route

Source : La Croix. 11/06/1994

Auteur : Serge Antoine *

« Rio ne se célèbre pas, il se cultive » : c’était mon sentiment lors de ce sommet des 110 chefs d’Etat et de gouvernement réunis par l’ONU sur l’environnement et le développement de cette planète fragile qui est la nôtre. C’est toujours mon point de vue, deux ans après, alors que quelques pas ont été parcourus sur une route qui a tout lieu d’être longue.

A l’échelle mondiale, on mettra du temps à intégrer vraiment le concept de « développement durable » qui est l’apport central de Rio. Rattachée à l’ONU, la deuxième réunion de la Commission du développement durable qui vient de se tenir à New York permet de mesurer l’importance – relative – de cette « non institution » créée à Rio. Cinquante ministres de l’environnement y étaient heureusement présents alors qu’on annonçait le reflux. La déclaration finale de 1994 est positive. On la doit largement à l’Europe et à la présidence du ministre allemand de l’environnement, Klaus Töpfer. Que font les Etats-Unis pourtant libérés de l’ombre de G. Bush (qui était venu à Rio à reculons) ? Où est leur vice-président écologiste Al Gore ? Et quid du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) qui est aujourd’hui dans le rouge ?

Point positif : il faut noter le record de rapidité de la ratification des deux grandes conventions de Rio, celle de la biodiversité et celle sur l’effet de serre, et peut-être l’espoir, à Paris, de voir bientôt signée une convention sur les déserts qui concerne directement près de 20 pays francophones. La mise en route des protocoles d’application est indispensable car que peuvent des lois sans décrets ? Ira-t-on assez vite ? Le monde va droit vers le doublement de son CO2 pour plus de 100 pays et ce n’est qu’un exemple !

L’après-Rio se décline surtout au niveau contrasté des 180 pays de la planète. Quarante Etats ont annoncé le coup d’envoi de leur stratégie nationale du développement durable. Intentions ? C’est toujours bon à prendre. Autant de pays ont mis en place, il y a peu, leur commission nationale chargée du suivi de Rio (celle de la France est dirigée par Bernard Esambert).

Même diversité géographique du côté du financement mondial. L’apport des Etats aux pays en développement stagne ; le record de l’aide publique est encore scandinave mais il semble qu’on n’atteindra pas les 1% promis il y a dix ans par la communauté mondiale. On commence même à le dire !

Un bon signe : les approches régionales se généralisent. La Tunisie réunit en novembre les 20 Etats méditerranéens – y compris Israël, la Palestine et la Bosnie – pour lancer l’idée d’une commission méditerranéenne du développement durable. L’Asie du Sud-Est, avec l’Asean, avance aussi …

Du côté de la société civile, les organisations non-gouvernementales sont aujourd’hui les principaux moteurs de « l’effet Rio ». Sans doute étaient-elles moins nombreuses récemment à New York, mais c’est sur le terrain qu’on les trouve et, là, l’esprit de Rio est très vivace.

Les entreprises ont, en profondeur, affermi leur participation : dans les pays de la francophonie, 70 entreprises ont signé la charte mondiale sur le développement durable préparée par la Chambre de Commerce Internationale.

Autres acteurs majeurs et sans doute ceux qui ont le plus fait de progrès depuis Rio : les autorités locales. Des régions et non des moindres (comme l’Ile de France) parfois à cheval sur les frontières (comme le Midi-Pyrénées, la Catalogne et le Languedoc) font l’apprentissage d’une réflexion sur les ressources, sur les énergies renouvelables, sur la pauvreté aussi et sur les modes de consommation. Une cinquantaine de villes européennes viennent de lancer un club de « villes durables ». Les organisations mondiales des villes se sont même unies dans un « groupe des 4 », en avance sur le sommet des villes (Nations Unies, 1996).

Il ne faut pas juger Rio sur sa création de normes ou d’institutions. Rio aura été surtout un grand moment de changement dans les mentalités encore encombrées par les idées d’une croissance entraînant automatiquement l’emploi et de ressources illimitées. Rio aura aussi mis en cause les notions encore vivaces d’autonomies (et de subsidiarité). Grâce aux ONG, grâce aux Etats, grâce aux villes, il aura été porteur d’une « pluricitoyenneté simultanée : ma ville, ma région, mon pays … et la planète.

*Président délégué du Comité français pour l’environnement et ancien conseiller spécial de la Conférence des Nations Unies pour l’environnement et le développement, organisatrice du sommet de Rio.

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De Stockohlm à Rio par Serge ANTOINE* » Serge Antoine (1986)

Auteur : Serge Antoine

Source : Le Nouvel observateur Dossier N°11 1991

« en dépit de multiples signes d’une indéniable continuité, placer ces deux rendez-vous internationaux sur une même trajectoire serait une erreur. A Stockholm, l’environnement était seul sous les projecteurs. A Rio, le développement l’a rejoint par la volonté des Nations Unies. Cela change tout. »

En juin 1972, la conférence mondiale des Nations unies sur l’environnement tenue à Stockholm était une première. L’ONU, qui aime bien jalonner le temps par périodes de vingt ans, a décidé en décembre 1988 que la seconde aurait lieu en juin 1992 à Rio de Janeiro. De prime abord, tout porterait à croire qu’on chausse les mêmes bottes. Maurice Strong, l’homme clé de Rio, était déjà le responsable de Stockholm : « je suis un produit recyclé », a-t’il déclaré avec malice en décembre dernier à l’OCDE. Autre similitude, le sommet brésilien se soldera lui aussi par une « déclaration » et un « plan d’action ».
Une fois encore, tout ce que la Terre compte d’écologistes sera au rendez-vous : 15 000 sont attendus. Ils étaient déjà plus de 10 000 à Stockholm où deux conférences se sont déroulées : l’une dans les salles officielles et l’autre dans la rue, sur les places, au bord de l’eau, sur les plages. Rio aussi aura son off (le Forum global) dans le quartier de l’hôtel Gloria et du parc Flamengo. Pourtant, en dépit de multiples signes d’une indéniable continuité, placer ces deux rendez-vous internationaux sur une même trajectoire serait une erreur. A Stockholm, l’environnement était officiellement seul sous les projecteurs. A Rio, le développement l’a rejoint par la volonté même de l’assemblée générale des Nations unies (résolution 44-228, décembre 1988). Cela change tout ou, en tout cas, le fonds plus qu’on ne le pense.

Certes, la conférence de Stockholm était largement ouverte sur le développement même si cela était loin d’être évident. Il y a vingt ans, l’environnement était avant tout un réflexe préventif contre les pollutions. L’opinion publique se bornait à défendre certains sites menacés, à lutter contre les conséquences négatives du progrès dans les pays riches, voire à fabriquer du « supplément d’âme ». Le mouvement était assez peu sociétal et faisait mal le lien avec la pensée des économistes. Yvan Illich là ou Bertrand de Jouvenel ici étaient des isolés. L’environnement restait une préoccupation de sociétés pourvues. Quant à ses p00a1rt000isans, prisonniers d’une définition élitiste, ils étaient loin d’admettre que le sujet pouvait tout autant concerner les pays du tiers monde. Les réticences ne venaient pas seulement du Nord. « L’environnement n’est pas dans nos priorités », estimait-on alors dans les pays en développement. Ce fut le mérite de Maurice Strong et de quelques uns (qui parle assez de Marc Nerfin, ce citoyen suisse ouvert au monde ?) que d’avoir forcé les uns et les autres à bien relier environnement et développement.

Cette nouvelle approche est née à l’automne 1971, dans un petit hôtel de Founex (canton de Vaud) où se réunirent quelques économistes du Nord et du Sud. A cette occasion, pour la première fois, nous avons lancé avec Ignacy Sachs le concept « d’écodéveloppement ». Grâce à ces efforts, peu à peu Stockholm a connecté les deux notions : 8 articles sur 26 de la déclaration finale de la conférence en portent la trace.

Vingt ans plus tard, le développement est de plain-pied dans l’objet même de la réunion et dans son langage à travers l’expression de « sustainable development » (« développement durable » ou « viable »). Ce concept encore flou (mais n’en était-il pas de même pour celui d’environnement à ses débuts ?) est tiré du rapport commandé en 1984 par les Nations unies et rédigé sous la présidence de Mme Gro Brundtland, Premier ministre norvégien. Ce rapport était un coup d’envoi encore bien imprécis quand aux politiques à mettre en œuvre comme aux phases nécessaires à sa mise en application. Mais un pas décisif a été franchi !

Le concept de développement durable était lancé à partir d’une approche environnementale découlant non de la contemplation de la biosphère, mais du développement lui-même. Il reste maintenant à l’approfondir. Tel est le but de la Conférence de Rio. « Tant pis, disent certains, pour les écolos purs et durs, les babas cool de la protection ». A Rio, nombreux sont ceux qui, dans les ONG et dans les délégations nationales, seront enclins à ne vouloir faire qu’un bout de chemin avec le développement. Nombreux aussi ceux qui pensent qu’il faudra donner du temps à la naissance effective d’une économie « durable » et que l’on s’en tire un peu vite avec des mots.
La comparaison des deux conférences a une autre vertu : mesurer le temps passé. D’abord, la population du monde a explosé : elle est passée de 3,5 à 5 milliards d’habitants ! Tout le monde le sait, mais pas au point de mesurer ce qui, de ce seul fait, change … à commencer par l’environnement. Hélas, comme déjà Stockholm, Rio ne sera guère disert sur ce sujet majeur. Quelques courtes pages du Plan d’action 21 y sont consacrées et seul le principe 8 de la déclaration y fait référence : « Afin de parvenir à un développement durable et à une qualité de vie plus élevée pour tous les peuples, les Etats devraient réduire et éliminer les modes de production et de consommation non viables et promouvoir des politiques démographiques appropriées ».

A Stockholm, le principe 16 était un peu plus long : « dans les régions où le taux d’accroissement de la population ou sa concentration excessive sont de nature à exercer une influence défavorable sur l’environnement ou le développement, et dans celles où la faible densité de population risque d’empêcher toute amélioration de l’environnement et de faire obstacle au développement, il faudrait mettre en œuvre des politiques démographiques qui respectent les droits fondamentaux de l’homme et qui soient jugées adéquates par les gouvernements intéressés ». Si la population du monde pèse évidemment plus lourd que tout autre changement intervenu au cours des vingt dernières années, il faut aussi prendre la mesure d’autres bouleversements économiques, écologiques ou politiques.

Pour les pays du Sud, le bilan n’est guère réjouissant : le remboursement de la dette dont le poids n’a cessé de s’alourdir absorbe, et au-delà toute l’aide du Nord. Résultat de la détérioration des « termes de l’échange », chaque année le Sud s’appauvrit vis-à-vis du Nord. Les rapports récents du PNUE (Programme des Nations Unies pour l’environnement) comme ceux de la Banque mondiale le confirment : depuis dix ans la masse de l’aide publique du Nord n’a guère bougé en valeur. Certains pays du Sud sont contraints de prélever sur leur patrimoine. La liste des pays les moins avancés se double de celle des pays qui survivent sur leur capital – les forêts entre autres – de manière irréversible. Au point que l’Indonésie, par exemple, vient d’interdire les exportations de bois.

Jusqu’ici, les réunions internationales avaient coutume de traiter de questions plutôt ponctuelles. De plus en plus elles sont confrontées à des phénomènes dont l’échelle et le caractère massif sont sans précédents. Plus encore que Stockholm, le Sommet de Rio apparaît comme un rendez-vous global et l’assemblée générale des Nations unies ne s’est pas privée, pour la première fois, de ranger la pauvreté aux neuf thèmes retenus au sein de son mandat. Faut-il le rappeler, un à deux milliards d’êtres humains sont concernés.

On touche là au paradoxe de Rio. Les conférences mondiales brasseraient-elles dessuets de moins en moins maîtrisables ? Ou bien la taille des problèmes dépasserait-elle le genre même de ces rencontres ? La croissance du CO2 est un beau cas de figure ; si l’on se réfère aux seuls pays développés, il est maîtrisable et l’on peut promettre une croissance zéro. Dans le tiers monde, sans accroissement du niveau de vie, c’est par quatre ou cinq que seront multipliés les chiffres du CO2 dans les quarante ans à venir !

Quant à l’écologie, depuis Stockholm, c’est un euphémisme de constater qu’elle a souffert. Chaque année, quelque 15 à 20 millions d’hectares de forêts disparaissent et la désertification assèche annuellement un territoire grand comme la France. Des phénomènes nouveaux de détérioration ou, en tout cas, de risque – admis par presque toute la communauté scientifique – sont apparus : la déchirure de la couche d’ozone en stratosphère, le trop d’ozone en basses couches, les risques de modification des climats ou d’élévation du niveau de la mer s’ajoutent aux périls déjà recensés, il y a vingt ans, quant à la nature, aux océans et aux espèces. La « grand messe à la baleine » que célébraient en forme d’oraison funèbre les hippies sur les plages de Stockholm en 197 n’était qu’un début d’enterrement.

Autre changement de taille : les observations scientifiques de la Terre et de son évolution – retombées décisives des programmes de l’espace – apportent, avec la télédétection en particulier, un outil fin et désormais continu pour ce que l’on appelle la « gestion de la planète ». Les observations répétées concernent aussi bien l’air que l’eau ou le sol, et même la progression urbaine, mesurée à l’unité de maison près. Bien sûr, dans les années 70, tout l’arsenal était déjà dans une phase de mise au point. Il est désormais opérationnel pour la maintenance. C’est le premier pas vers un « gouvernement de planète » impensable sans un suivi de la situation en temps réel. Bien sûr, celle-ci ne se résume pas à l’observation spatiale : elle se nourrit et ne peut s’enrichir qu’à partir de l’analyse in situ des phénomènes ; là aussi, les progrès sont considérables. Malheureusement, l’outil n’est pas le remède.

La dégradation de l’environnement constatée dans tous les rapports annuels, notamment ceux du PNUE, institution née de Stockholm, apparaît dans les mesures recueillies, et se lit en clair dans l’analyse des milieux : l’eau, l’air, le sol, les forêts … Autres révélateurs de cette dégradation, les « accidents » à dimension écologique qui, au fil des ans, se révèlent de plus en plus conséquents : naufrages de pétroliers en mer, grave incident de l’usine chimique de Bhopal en Inde, Seveso ou l’impressionnant désastre de Tchernobyl, dont les répercussions sont loin d’être terminées. La déclaration de Rio, plus que celle de Stockholm, sera sensible à ces nouvelles catastrophes : elle s’y réfère dans 3 des 27 articles.

L’irréversibilité des dégradations est peut-être encore plus marquante : dans l’ex-Union soviétique, la mort lente de la mer d’Aral, celle à terme, de la mer Noire sont des signes inquiétants aujourd’hui observables. Comment ne pas être inquiets des informations selon lesquelles un cinquième de l’ancienne URSS « utile » serait plus ou moins « contaminé » ? Hommage posthume à la clairvoyance d’un Ramuz qui, dès 1933, prédisait que l’absence de considération pour la nature tuera le communisme.

Le contexte politique international a lui aussi changé : il y a 175 Etats à l’ONU, donc à Rio (113 du temps de Stockholm). Après des décennies de forte croissance des dépenses militaires, le désarmement et une interrogation sur les activités liées à la défense sont à l’ordre du jour de la plupart des gouvernements. Stockholm n’avait fait qu’une discrète allusion à la paix. Les 175 pays de la Conférence de Rio profiteront-ils de l’occasion pour lancer l’idée d’un plan mondial de reconversion des dépenses militaires qui stimulerait la relance de l’économie à partir de formes innovantes de développement durable ? La décision est du ressort des chefs d’Etat.

L’éclatement de l’Empire soviétique n’a pas que des côtés positifs. Il a révélé au grand jour la faillite environnementale du régime. La situation est telle que, dans l’appel à l’aide publique internationale, l’Europe orientale et centrale apparaît maintenant comme concurrente du tiers monde. L’Allemagne chez les donateurs, les pays riverains de la Méditerranée chez les receveurs en savent quelque chose. En tout cas, même si elles ne sont pas en situation d’être très actives à Rio, la Russie et l’Europe de l’Est y seront présentes (ce n’était pas le cas à Stockholm à cause de la non-reconnaissance onusienne de la RDA …). Quant au Japon, il frappe à la porte des grands et de l’ONU ; à Rio, on assistera sans doute à des propositions positives – y compris financières – de la part d’un pays dont le pourcentage d’aides publiques rapportées au PNB est faible (environ 0,3 %). Mais le fera t’il avec l’ampleur attendue, lui qui commence à être gagné par la crise ?

Le paradoxe est que les Etats-Unis, dont le rôle de gendarme international est maintenant unique, n’ont pas encore affiché leur détermination à prendre leurs responsabilités dans le domaine de l’environnement, du développement ou des rapports Nord-Sud. Leur position a même sérieusement handicapé les réunions préparatoires de Genève et de New-York où les délégations nationales ont négocié pendant neuf semaines.

A l’inverse, en vingt ans, la Communauté européenne a fait des progrès considérables. La politique de l’environnement des Douze se fait maintenant très largement à Bruxelles où l’on a décidé (mais pas encore mis en pratique) une redevance sur le CO2. Certains, comme le ministre italien Giorgio Ruffolo, demandent même qu’elle soit en partie affectée au tiers monde. Jacques Delors, président de la commission, ira à Rio. Mais les européens comme les autres – à part peut-être les scandinaves – ne sont pas dans une période de générosité. « Les pays de l’OCDE, disait Maurice Strong, ne se sont jamais sentis plus pauvres ». En argent public, s’entend.

Autre donnée nouvelle : les institutions nationales de l’environnement, en vingt ans, se sont partout largement renforcées. A Stockholm, seuls cinq pays, dont la France (en avance, grâce au portefeuille de Robert Poujade), disposaient d’un ministère ou d’une structure politique et administrative un tant soit peu indépendante et influente. A l’échelle subnationale aussi, des structures sont apparues, de véritables « écocollectivités ». Il en est ainsi en France des six agences de l’eau créées en 1964, du Conservatoire du littoral qui a racheté près de 10 % des côtes françaises, et plus récemment de nouveaux établissements comme l’Agence de l’énergie et de l’environnement. La naissance encore timide de « l’écofiscalité » apparaît également comme un fait nouveau dans beaucoup de pays, dont l’importance est encore sous-estimée.

Au plan régional (au sens international cette fois), avec l’appui du PNUE, des « écorégions » fondées sur la coopération volontaire sont nées, encore timides il est vrai, pour la Méditerranée, le Pacifique et les Caraïbes. Une convention est en voie d’être signée entre les 22 Etats riverains du Sahara. Voilà encore, au plan des institutions, des nouveautés que Rio devra prendre en compte plus que Stockholm ne pouvait le faire. Le monde se peuple de partenaires.

Au-delà des institutions, les « sociétés civiles » ont bougé depuis Stockholm au point d’apparaître, elles aussi, comme de possibles partenaires. La conférence de Rio, moins que certains ne l’espéraient, fera une place plus grande aux jeunes et aux femmes, aux responsables des villes, des entreprises, des syndicats. La véritable leçon sera donnée par les représentants des peuples indigènes – appuyés par la force des 300 millions d’humains qu’ils représentent – dont certains diplomates cherchent encore à définir le sens juridique.

Les représentants des entreprises, absents ou presque à Stockholm, seront à Rio au Forum des industries et traduiront l’un des grands changements de ces vingt dernières années : celui de la prise en compte de l’environnement dans la stratégie de certains grands groupes. Qui sait, par exemple, que les sept plus grosses compagnies d’électricité ont décidé de bâtir un programme d’action de vingt ans et de le rendre public pour la conférence de Rio ?

Les élus ou plutôt les responsables d’autorités locales auront aussi au Brésil leur rendez-vous à Curitia, à la veille de la conférence. Cette réunion mandatera quelques maires et grandes organisations mondiales d’autorités locales pour apporter à Rio leur propre engagement. Ce sera d’autant plus significatif que l’un des grands changements depuis Stockholm est la croissance du phénomène urbain : plus de la moitié de l’humanité va désormais habiter en ville. Le défi urbain sera d’ailleurs à l’ordre du jour de la conférence, dès l’ouverture le 3 juin.

Au premier rang de la montée de la société civile depuis Stockholm, il y a bien sûr les ONG. En 1972, le mouvement associatif vert était encore dans les limbes. Aujourd’hui, il s’affirme. Le cadeau du président Mitterrand, qui a accueilli près de 1000 ONG à Paris, en décembre 1991, a révélé l’intérêt d’une telle réunion pour souder des partenaires qui ont peu l’occasion de se rencontrer. Mais il a aussi révélé le peu de cohésion du mouvement au niveau planétaire en tant que force de proposition. L’appel dit « Ya Awanchi » (du nom des fils et des filles de la Terre, en swahili) glissera t-il dans l’arène mondiale de Rio comme l’eau sur la peau d’un pachyderme ou, au contraire, servira t-il de levain ?

Maurice Strong a raison d’affirmer que Rio n’est pas un « Stockholm bis ». Une conférence est d’abord le produit de son temps. Les temps ont changé, on l’a vue. En juin prochain, deux conventions seront signées : l’une sur les climats, l’autre sur la biodiversité. Il faut y ajouter une déclaration sur la forêt. A Stockholm, point de départ des grandes conventions mondiales, rien de tel. Entre les deux, on peut citer – faute d’un droit de la mer que Michelet réclamait déjà en … 1961 (1) – de nombreux textes utiles parmi lesquels les conventions sur la nature et les espèces menacées, la plus réussie étnt sans doute celle de Montréal sur l’ozone en 1990. L’horizon législatif international se complète sans que l’on puisse encore parler de « gouvernement mondial ».

Au plan des institutions aussi, les choses avancent mais lentement. Rio n’apportera pas – la décision est déjà prise – de nouvelle institution spécialisée comme le PNUE l’était en 1972. Le PNUE en sortira-t-il renforcé pour autant ? Ce n’est pas sûr tant le nouveau sujet motive nombre d’agences et de programmes des Nations unies. L’environnement et le développement appellent plutôt la concertation ou la coordination dans une famille onusienne trop compartimentée. L’appel de La Haye lancé par la France, les Pays-Bas et la Norvège en 1989, signé par plus de quarante pays, aura-t-il été entendu ? En partie au moins, si’ l’on crée – on s’y attend – un niveau intergouvernemental réuni tous les ans ou tous les deux ans comme un « G7 » du Nord-Sud ? Un conseil des sages pourrait aussi prendre forme à partir des propositions françaises de la création d’un conseil consultatif d’experts.

Au plan financier, rien n’est joué, même si les Cassandre se font de plus en plus nombreux. Il est vrai que les Américains ont mis près de deux ans à admettre la recherche de « ressources additionnelles ». Mais où trouvera-t-on l’argent ? Dans l’allégement de la dette de certains pays ? Rio n’est pas le lieu de telles décisions réservées aux donateurs. Dans l’accélération vers le 0,7 % du PNB consacré à l’aide publique (1 % chez les scandinaves mais 0,15 % pour les américains) ? Les pays riches sont réservés en dépit d’un début de cohésion chez les Douze sur ce sujet.

La Banque mondiale a financé 1.5 milliard de dollars de dons ou dotations « environnement ». En 1989, la France a participé pour 900 millions de francs sur trois ans. Quelle somme sera débloquée à Rio ? Certainement pas le 125 milliards de dollars nécessaires au financement du Plan d’action 21 (un plan en 800 pages comportant des engagements sur les océans, la désertification, la forêt, les déchets toxiques, la santé, le comptes du patrimoine, etc.). Il est vrai qu’il s’agit plus d’une évaluation que d’une invitation au déblocage de ressources supplémentaires venant des pays riches. De toute façon, sur ce point, le Sud ne se fait guère d’illusions. Une autre question directement issue de la précédente est de savoir qui gérera les crédits nouveaux. La Banque mondiale et le GEF (General Environment Facilities) ? Sûrement, mais pas seulement, disent les 77 pays du Sud qui viennent de se réunir à Kuala Lumpur. Ils demandent l’ouverture du Fonds 21, cogéré par le Nord et le Sud prêt à recevoir des crédits de tous horizons publics et privés. Mais les donateurs accepteront-ils de les verser à un fonds de ce type ? Là non plus, sans doute, Rio ne sera pas en noir et blanc. L’accord sur la désertification est un bel exemple de ce qui pourra peut-être débloquer un financement international. Le PNUE en tout cas se verra renforcé.

Dans tous ces domaines, à Rio, de nombreuses avancées seront tributaires du travail fourni à Stockholm. Et si l’on cherche bien, rien n’y fleurira qui n’ait été en germe. Même les concertations sur l’effet de serre et les climats qui aujourd’hui font les unes ne sont pas des nouveautés. Je me souviens encore, il y a quelque vingt cinq ans, du conseiller du président des Etats-Unis Lyndon B. Johnson me parlant longuement de l’importance planétaire des risques de réchauffement. Il n’était pas le premier et Jean Ripert, qui préside aux destinée de la première convention mondiale sur les climats, pourra se souvenir des anticipations dès 1906 de Teisserenc de Bort sur l’ozone, comme relire avec philosophie Charles Fourier qui écrivait en 1846 : « Lorsque le genre humain aura exploité le globe jusqu’au-delà des soixante degrés nord, la température de la planète sera considérablement adoucie, régularisée … de cinq à six degrés, et même douze, dans les latitudes encore incultes, comme la Sibérie et le Haut Canada (2).

Ainsi va le monde où les relais de génération sont plus importants que les jaillissements ou les découvertes. Christophe Colomb lui-même, célébré cette année non sans ambiguïté aux yeux des descendants des peuples d’Amérique, n’a pas découvert le Nouveau Monde. L’important, et sans doute la crainte que j’éprouve, est que cette motivation prospective de l’environnement ne se fasse pas trop tard, alors que l’hystérésis – le temps nécessaire aux effets d’une décision – est de plus en plus grand : un demi-siècle pour l’ozone, au moins un siècle pour l’élévation substantielle du niveau de la mer, un siècle pour la stabilisation démographique d’un monde qui court vers ses 15 milliards d’humains. Ajoutons que pour toutes ces urgences, il nous faut faire des choix sans certitudes scientifiques – « le principe de précaution » sera précisément décidé pendant la conférence.

Rio est un relais pour ce qui reste le plus important, l’après-Rio. Mais le pari de la gestion planétaire n’est pas gagné quand on mesure l’absence de hardiesse prospective et l’insuffisante rapidité à créer, au-delà des déclarations, les outils de sa mise en œuvre. Le mot nanti est, dit-on, d’origine viking, le mot gaspillage d’origine gauloise. Il faudra bien qu’ils soient un jour traduits dans toutes les langues. Et que les mots solidarité mondiale se déclinent avec un peu plus de générosité. Pour que le monde survive.

Serge Antoine

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(*) Conseiller spécial auprès de la CNUED
(1) Il faut que les grandes nations s’entendent pour substituer à cet état sauvage un état de civilisation, où l’homme le plus réfléchi ne gaspille plus ses biens, ne se nuise plus à lui-même. Il faut que la France, l’Angleterre, les Etats-Unis proposent aux autres nations et les décident à promulguer, toutes ensembles, un droit de la mer.
(2) In Ecrits francophones sur l’environnement, 1548-1900 (Editions Entente, 1991).

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Ce que l’on peut attendre de la conférence de 1992 de Rio ‘Environnement – développement’

Auteur : Serge Antoine

Source : note  février 1991

La Conférence mondiale de 1992 de Rio de Janeiro sur l’environnement-développement, se tiendra au niveau des Chefs d’Etat ou de Gouvernement.
Elle ne peut pas se contenter d’adopter des déclarations ou des conventions de caractère juridique. On attend d’elle une avancée de la solidarité mondiale, particulièrement entre le « Nord » et le « Sud » et une mise en place décisive de systèmes pratiques de gestion de la planète, tant il est vrai que, depuis 1972 à Stockholm, on constate un saut énorme dans l’évaluation de la fragilité de la terre.
Ce que l’on attend de la Conférence est, avant tout, la mise en route d’outils opérationnels sur lesquels les scientifiques, les gouvernements et leurs autorités, mais aussi les entreprises et les associations pourront, comme les populations, travailler en connaissance de cause.

La présente note énumère quelques « produits éventuels de cette Conférence.

Serge ANTOINE

-I- FAIRE LE POINT

1992 est une occasion de faire le point : la connaissance globale des problèmes de l’environnement dans leurs liaisons avec le développement économique et social, comporte, certes, quelques lacunes (qu’il faudrait recenser pour orienter la recherche). Mais il conviendrait, pour la CNUED, de ne pas passer trop de temps à faire préparer par la communauté scientifique des rapports de référence.

Cependant, deux éléments seraient utiles :

1. Un rapport sur l’évolution 1970-1990-2100
Un bon « état mondial 1992 de l’environnement » sera, certes, préparé. Mais l’important, ce n’est pas la photographie de la situation actuelle ; on a besoin d’un rapport sur l’évolution depuis vingt ans (1) et pour les vingt prochaines années sur les relations entre environnement et développement.
L’horizon 2000 du rapport Bruntland était court : 2010 permet d’allonger la période étudiée. Un séminaire sur 2010 avec des indications à l’horizon 2050 et au-delà serait utile ; il pourrait être lancé par la CNUED avec des prospectivistes, environnementalistes et économistes du Nord et du Sud.

2. Les rapports de diagnostic et de problématique, sont plus nombreux que ceux qui s’attachent à proposer de réponses et des voies et moyens. C’est d’autant plus dommage que la remontée planétaire des problèmes a, aujourd’hui, un effet pervers : celui d’encourager la démobilisation des Etats, des institutions, des « sociétés civiles » (entreprises, ONGs, collectivités locales, etc.) et des populations.
« Le problème est mondial, alors que puis-je y faire ? »
Il est proposé que soient réunis, avant 1992, des ateliers de travail écorégionaux à qui il ne serait demandé que des propositions concrètes de mise en œuvre. Ces ateliers – une demi-douzaine de groupes restreints (30 à 40 experts) – fourniraient « l’humus » de la Conférence de 1992.

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(1) Stockohlm 1972

Enfin, il serait bon que le monde dispose d’un véritable observatoire indépendant fonctionnant après 1992.
La planète est de plus en plus sujette à des problèmes qui doivent être mesurés avec soin. Un observatoire mondial du développement dans ses relations avec l’environnement s’impose, bénéficiant des outils les plus contemporains, en particulier, à partir de l’observation spatiale.
Cet observatoire ne sera pas une création ex nihilo ou centralisée : il sera conçu comme une tête de réseau prenant appui sur de institutions spécialisées, publiques ou privées, nationales ou déjà partiellement internationales (par exemple, le GEMS, l’agence européenne pour l’environnement). L’observatoire mondial sera donc fait d’un réseau d’observatoire.
Cet observatoire pourraît être l’occasion de mettre en place, au plan mondial, un Conseil de Surveillance de la Planète comprenant des scientifiques (ne pas oublier les sciences de l’homme), des ONG et des « ingénieurs » de l’environnement-développement. Ce Conseil donnera à l’Observatoire et à l’information qui en sortira, l’indépendance nécessaire. Le Conseil produira tous les cinq ans un rapport sur l’état du monde et veillera à publier tous les ans un résumé des séries statistiques essentielles et des éclairages sur les points clés encore peu explorés ; il mettra au point des « clignotants ».

II. UNE CHARTE

Elle sera concise :

On se gardera de souligner la prééminence de l’environnement per se. Mais on affirmera dans cette charte :

• Le droit au dévelopemment.
Ce droit, pour chaque pays, s’accompagne de devoirs, internes (par exemple, maîtrise de la démographie, formulation de stratégies à long terme, etc… ou astreinte à un développement rigoureusement « propre » pour les pays de fort niveau de développement) et externes (solidarité, pour aider les pays qui ont des difficultés à trouver de voies respectueuses de l’environnement, relations avec les voisins …).

• L’importance de la problématique sociale.
Rio ne doit pas être d’abord une conférence écologique, mais d’abord une conférence pour les hommes dans leurs rapports avec leur environnement : à ce titre, par exemple, créer des emplois qui favorisent l’environnement, est une exigence. Il faut parler de celles des grandes pauvretés qui sont liées à l’environnement.

III . UNE FETE DE LA FRATERNITE

A Rio et off Rio, et, si possible en simultané dans toutes les régions du monde, une fête de la solidarité mondiale pour le développement et l’environnement sera non un feu d’artifice éphémère de la fraternité mais l’engagement d’une affirmation d’optimisme au-delà des problèmes dramatiques du monde contemporain.

Fête et manière de présenter de nouvelles relations entre environnement et développement, seront décisives pour le succès populaire de la Conférence de Rio.
Cette Conférence s’adresse au grand public, aux milliards d’hommes de cette terre, qui n’ont pas encore « bougé » depuis les campagnes parfois un peu moroses sur l’environnement.

IV . DES CONVENTIONS MONDIALES

On recensera tout de suite, organisation par organisation, les conventions (climats-biodiversité-forêts) dont le processus est engagé ou le sera avant juin 1992.
Sauf exception, il est inutile d’en lancer de nouvelles si on veut qu’elles soient prêtes pour Rio.

A Rio de Janeiro même, il ne sera pas concevable que de terminer des conventions ou des protocoles qui en seront à leur dernière phase. Mais on veillera à signer, avec un fort retentissement, celles qui seraient prêtes.

-V- DES OUTILS

Les « outils pratiques » sont certainement les produits les plus utiles de la Conférence de Rio.
On attend pour l’environnement-développement autre chose que des déclarations et des conventions.
Ce sont les moyens concrets d’une politique, en particulier en faveur des pays en développement qui font le plus défaut.

On se limitera ici, parmi d’autres, à huit propositions.

1. Des transferts de technologie
Partout aujourd’hui, est abordé le problème des technologies appropriées ou combinées et du « transfert de technologies » en faveur des pays ou des groupes défavorisés. On se bat sur des formulations (« préférentiel » ou « juste et équilibré »). Mais, aucune organisation internationale n’a encore véritablement pris à bras le corps cette question pour la faire avancer et trouver des outils pratiques et des stratégies de réponse. Il faudra le faire pour 1992.
On devra s’efforcer de traiter le problème dans toute son ampleur, c’est-à-dire en ne limitant pas le sujet aux coûts de l’utilisation des brevets, mais en prenant en compte l’identification, l’information, la dissémination, la formation, l’insertion dans les processus d’activité, les rapports entre technologie et culture ; le recours aux techniques protégées par un droit, est un point, mais l’un seulement d’une longue chaîne.
1992 devrait, sur ce sujet, être l’occasion d’une proposition de structure et de moyens à l’échelle internationale. Cette proposition ne s’appliquera pas en bloc ; elle pourra se mettre en place sur des champs progressivement ouverts de préférence sur les thèmes de l’environnement global : par exemple, pour commencer, sur l’ozone et sur le réchauffement des climats.

2. L’éco développement au-delà des prototypes
Les relations environnement-développement consacrent les notions « d’éco développement » qui ont été dégagées à Founex, en 1971.
Aujourd’hui, 20 ans après, le concept est admis, mais la pratique est encore loin de répondre aux soucis de la fertilisation croisée environnement-développement. Pour aller plus vite, en particulier pour les pays en développement, on s’efforcera d’identifier les expériences réussies (ou les impasses) bien enracinées dans l’économie. Dans chaque pays, une dizaine au moins d’expérience pourraient aider à constituer un stock de références utiles à partir desquelles une collaboration Nord-Sud et surtout Sud-Sud pourrait avancer.
On pourrait, dans le monde, sous les auspices du PNUD, du PNUE et de la Banque Mondiale et des ONG, effectuer un recensement des expériences dans chacun des grands domaines et mettre sur pied un système d’information et de transferts et concevoir des systèmes de diffusion et de financement.
Une part importante de la promotion et de l’écodéveloppement sera consacrée au milieu urbain.
Actuellement, la population qui était, il y a 30 ans encore aux 2/3 rurale, est devenue à 50% urbaine et sera, au début du siècle prochain, de quelque 70%. L’environnement couvre un ensemble de milieux, l’eau, l’air, le sol, les forêts, etc.. L’urbain trop souvent n’est pas considéré comme un milieu mais comme une atteinte aux milieux. Pourtant, il fonctionne aussi comme un élément vivant, comme une boucle, avec des intrants et des produits.
La responsabilité de l’environnement urbain est largement décentralisée au niveau des municipalités. L’échelle internationale est donc très loin des situations. Mais on pourrait, au niveau mondial démultiplié à l’échelle régionale, apporter un « plus » . Par exemple :
• La constitution de bases de données d’expériences urbaines
• Un système d’échanges et de formation sur la gestion urbaine

3. Une redevance mondiale pour les problèmes globaux
L’une des premières études de nouvelles formes de financement de l’action internationale pour l’environnement a été lancée en 1971, à la veille de la Conférence de Stockholm sur l’environnement. L’idée de création d’un « Fonds mondial de gestion de la planète » alimenté par des redevances internationales payées par les usagers de l’environnement ou par ceux qui prélèvent sur des ressources (« droits de péage » sur l’utilisation des océans et des airs, ou sur les émissions de gaz à effet de serre) fait son chemin … Peut-être la Conférence de Rio pourrait-elle la voir aboutir ? Il suffirait que le principe et quelques orientations soient arrêtées pour que la Conférence de Rio soit, ici, un succès.
Au plan de la réflexion, les textes se sont multipliés depuis 1971 : 2ème rapport du Club de Rome 1976, Tinbergen, Steinberg et Yager 1978 (écrits à la demande de Maurice Strong), Owen 1987, Brown et Weiss 1989, Mario Henrique Simonsen 1989, Opshoor et Vos 1989.
Ce qui motivait les premières études dans les années 1970, motive encore davantage aujourd’hui ceux qui s’en occupent : les interdépendances globales croissantes appellent des programmes internationaux et donc des financements internationaux importants et durables. L’environnement global est un bon thème pour justifier une redevance mondiale.
Les propositions internationales ou mises en œuvre nationales d’écofiscalité commencent à se multiplie au plan international (Et, au plan national, voir quelques exemples en note.)

➢ 1970 Proposition du Comité de Développement de l’ONU pour financer, sur la possession de biens durables, le développement international
➢ 1971 Création d’un Fonds international d’indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures
➢ 1976 Proposition de l’Arabie Saoudite à l’ONU : taxe de 0.01$ par baril de pétrole
➢ 1980 Commission Brandt
➢ 1990 Premières réflexions sur l’écofiscalité à l’échelle régionale : l’Europe
communautaire
L’analyse des types de ressources financières est une chose : celle de leur affectation en est une autre. Certains ont pensé que la priorité serait le financement d’une agence mondiale de l’environnement (le PNUE, par exemple, reçoit 50 à 60 milliards de dollars/an). Mais d’autres estiment qu’il faut éviter tout financement institutionnel et que l’essentiel doit être affecté à des projets précis liés à l’environnement global, par exemple, les travaux de prévention contre les risques dus au réchauffement des climats.
De là, toute une réflexion se fait jour, sur les financements volontaires et des contributions, qui permettraient aux populations et aux entreprises de participer, par des « obligations » aux opérations de notre terre.

4.Renforcer l’échelon régional : les écorégions
La planétarisation des problèmes de l’environnement et la mondialisation des échelons de décision qu’appelle leur solution, ne peut convenablement se mettre en œuvre qu’en cultivant l’échelon régional. On ne peut pas se satisfaire d’une « culture sans sol ». Et même si les nations sont des clefs indispensables pour l’action, on ne passe pas, de 160 Etats, sans courroie de transmission, au niveau planétaire, les régions pour l’environnement et le développement, doivent être actives.
Des régions existent : certaines sont polyvalentes, dotées d’institutions appropriées : par exemple, l’Europe communautaire.
D’autres se cherchent, que l’environnement – développement peut révéler : c’est le cas, par exemple, du bassin méditerranéen. Fondées sur un patrimoine commun d’espace, de milieux, de cultures, ces « écorégions » peuvent aujourd’hui prendre un essor. Des premiers pas ont été franchis avec ce que l’on appelle les organisations de « mers régionales ». Il faut les renforcer sur le type de coopération en Méditerranée ou en Asie où travaillent, ensemble et en réseau, de nombreuses institutions.
On peut ainsi s’efforcer de lancer des coopérations au niveau, par exemple :
• Des pays à dominante de désertification
• Des pays de condition tropicale
• Les îles
L’important est que ces régions travaillent en ouverture sur la planète et non comme un système fermé.
Penser planète, agir écorégions
1992 pourrait donner un coup d’envoi aux « écorégions du monde »

5 . Des aires de protection et développement durable pour 5% du monde
Certains espaces naturels ou culturels sont de qualité mondiale, parce qu’exceptionnels, ouvrages humains ou spécimens rares de la diversité biologique. Ils méritent, dans l’intérêt de l’humanité, par leur fragilité, une désignation mondiale et une gestion exemplaire.
Certains espaces comme les mers (70% de l’espace mondial) ou comme l’Antartique (2%) appellent une attention planétaire et un statut approprié facilitant la conservation. Le droit des mers, depuis longtemps international, acquiert peu à peu une dimension planétaire qui ne pourra que se renforcer au cours des années. La mer devient un bien commun. Le statut de l’Antarctique est aujourd’hui au cœur de débats internationaux qui tendent à conférer une place particulière à cette région du monde.

Les autres espaces sont sous la souveraineté d’Etats : certains, relativement restreints en surface, ont été dotés de statuts particuliers ; par exemple de réserve mondiale de la biosphère ou de « patrimoine mondial » accordé par l’Unesco qui a, là, joué un rôle déterminant à partir d’une initiative lancée en 1972 par une convention internationale (1).

Ces opérations constituent un pas en avant, tout à fait décisif en ce sens qu’elles marquent à la fois la nationalité du bien (aucune procédure de classement ne peut être lancée, si ce n’est à l’initiative des Etats), et l’impératif d’une conservation mondiale.

Les réserves de biosphère qui couvrent déjà plus d’1% des zones terrestres donnent lieu à réexamen régulier et en 1990, un premier bilan effectué par l’UNESCO est en cours sur le « patrimoine mondial » (2)
Le « patrimoine mondial » bute sur les problèmes d’arbitrages de moyens et de gestion au quotidien. Il apparaît que, trop souvent, la priorité de protection est mise à mal soit par des choix qui relèvent d’autres priorités, soit parce que mal reliée aux dimensions économiques. La force du titre de « patrimoine mondial » n’est pas suffisante et il n’y a pas, le plus souvent, de directeur ou d’institution pour le gérer. La qualité de patrimoine mondial ne confère pas aux espaces et aux biens les moteurs nécessaires pour une gestion convenable, c’est-à-dire, en particulier, des structures pour une gestion dotée d’une certaine autonomie. De plus, les moyens financiers ne sont pas renforcés en proportion, surtout dans les pays en voie de développement.
Il est proposé pour 1992, d’imaginer et de lancer un nouveau statut pour des terres fragiles d’intérêt mondial.
•Serait affirmé le caractère exceptionnel de l’espace à gérer de manière « durable » : à ce stade, l’objectif serait que ces espaces naturels représentent 1% de l’espace terrestre mondial.
•Serait réaffirmée l’initiative nationale sans laquelle aucune politique internationale ne garderait ses racines.
•Les espaces naturels du patrimoine mondial seraient plus larges que ceux actuellement pris en charge par l’UNESCO soit au titre du patrimoine mondial soit au titre de « réserve biosphère ».
•L’organisation de la gestion des aires mondiales de protection et de développement devra être renforcée et précisée : elle pourra comprendre plusieurs types de statut juridique. Mais tous devront préciser la direction, le conseil scientifique, le budget, la comptabilité, le contrôle.
•Un système de concertation avec les populations locales devrait être monté, afin qu’elles se sentent pleinement associées au destin de l’aménagement et du développement du territoire.
•Ces territoires seraient prioritaires pour des remises de dette.
•Ces territoires pourront avoir une vocation à être de espaces ouverts à la conservation de la diversité biologique et recevoir l’appui du GEF (Global Environment Fund) à ce titre.

6.Des brigades d’intervention rapide
Les responsables de pays se trouvent parfois confrontés très rapidement à des pollutions accidentelles ou de catastrophes mais aussi à des décisions rapides pour l’action. Certains pays sont démunis, à la fois de moyens de diagnostic et d’intervention.
La communauté mondiale pourrait organiser une solidarité envers les pays les moins équipés :
➢ Par la mobilisation rapide d’experts capables d’analyser une situation et de conseiller les autorités sur les mesures à prendre d’urgence ou à court terme : brigades pluridisciplinaires d’analyse de situation et de préparation de l’action.
➢ Par la constitution de brigades d’intervention qui peuvent intervenir rapidement en cas de situation critique.
Ces équipes de diagnostic et ces équipes d’intervention prendraient appui sur des réseaux d’experts et de centres répertoriés au plan de régions ou de sous-régions en complétant, pour les dernières, le travail de l’UNDRO. Faut-il créer pour cela une nouvelle institution ? Le problème n’est, en tout cas, pas au niveau de l’organisation centrale mais de la rapidité de fonctionnement du système.
Du fait de son exploitation en temps réel, l’Observatoire mondial évoqué p.4 pourra aussi servir la surveillance continue, notamment, pour les transports. La surveillance des circulations pourrait être améliorée, en particulier pour les transports maritimes avec l’identification, pour chaque transport, d’une « carte d’identité » des produits dangereux ou à risques. Il est possible de disposer, par les techniques spatiales, d’un système de surveillance qui assurerait le suivi des transports de ce type.

7. Droit, institutions et sanctions
L’efficacité de bonnes relations entre environnement et développement réside dans l’amélioration du système institutionnel, le renforcement du droit international et l’établissement d’un système de sanctions.
• Sur le premier point, les institutions internationales ne sont pas parfaites. On peut les améliorer et, si cela était nécessaire, en créer de nouvelles. On constate que le PNUE existe pour l’environnement mais que des champs ne sont pas couverts ; pour l’énergie par exemple. Faut-il ou non d’autres institutions spécialisées ? Faut-il des coordinations plus efficaces ? Certains l’envisagent. D’autres insistent, non sur les institutions thématiquess nouvelles, mais sur l’autorité mondiale de décision et d’arbitrage qui fait défaut aujourd’hui.
• Le droit international de l’environnement – sauf pour les mers – est très récent : on doit forcer la mesure et aller au plus vite pour créer un droit de l’environnement grâce aux conventions qui se multiplient mais qui souvent, ne sont pas suffisamment précises. On voit combien des règles, pourtant simples, comme celle du « pollueur-payeur » ont été importantes lorsqu’on les internationalise bien dans le droit international ou dans les droits nationaux.
• Le droit international comporte aujourd’hui trop peu de sanctions. Le domaine de l’environnement est à peine concerné et le renforcement du « code pénal international » serait pourtant bien utile. Aussi, encouragera-t’on une réflexion internationale sur ce sujet, afin que, non seulement, quelques critères précis (découlant par exemple, du principe « pollueur-payeur »), puissent être appliqués et que des instances soient désignées pour être saisies des litiges comme des manquements à la solidarité mondiale.

-VI- DES CLEFS POUR IMPLIQUER LA SOCIETE CIVILE

L’amélioration de l’environnement, global en tout cas, ne résultera pas des seuls efforts des institutions internationales, même si on en renforce l’efficacité. Il sera le fruit d’une implication plus complète et plus spontanée (c’est-à-dire sans contraintes et polices excessive) des acteurs économiques et sociaux : associations, entreprises, particuliers, etc.).

1. Une éducation responsabilisante pour la gestion de la terre
Depuis vingt ans, la pédagogie de l’environnement a progressé, mais elle est très nettement en retard dans certains pays et pour certains milieux et certaines espèces ; de plus, elle n’est pas intégrée, comme il convient, dans les programmes et dans les disciplines du développement et réciproquement. Il serait utile, en le reliant bien à l’enseignement et au contact avec la vie et la nature hors les murs, de renforcer l’effort. Il faudra, non seulement des campagnes de sensibilisation et d’éducation, mais aussi des matériels pédagogiques. La pédagogie, en effet, a besoin aujourd’hui, de plus de contact avec la nature et les milieux, mais aussi de matériels pédagogiques pour relier la compréhension des problèmes in situ à ceux du monde.
La pédagogie des problèmes d’échelle planétaire a, elle aussi, grâce à la télévision, a fait des progrès considérables. Mais l’effet pervers de cette mondialisation réside dans le déracinement des problématiques et dans l’absence de jugement relatif que l’on peut porter sur ce qui se passe chez soi, par rapport à ce qui se passe dans le monde.
Or, il faudra resituer l’éducation dans les liens qui existent avec le lieu de vie, la région, le monde. De plus, l’éducation devant la mondialisation, a besoin d’être d’autant plus responsabilisante, que les problèmes à l’échelle mondiale ont pour effet de démobiliser le citoyen ou le futur citoyen. Les problèmes mondiaux sont tels que chacun se dit : qu’y puis-je ?
Aussi, un vaste programme d’éducation responsabilisante devrait être entrepris. Une opération commune à plusieurs organisations des Nations Unies serait utile (UNESCO en particulier). Mais il faudra y associer des partenaires efficaces (ONG, entreprises) et notamment travailler à l’échelle régionale. L’objectif : fabriquer des matériels régionaux d’initiation à l’environnement au sens large bien relié au développement.

2. Les ONG s’engagent
1992 sera, sur place à Rio, un rendez-vous entre les responsables des Etats et ce que l’on appelle les « secteurs indépendants ». Il doit surtout être le prélude à une action durablement efficace.
Le problème est d’aider les ONG à devenir meilleures et plus efficaces pour l’environnement-développement.
Les ONG ont deux fonctions : celle d’interpellateurs des « establishments » qui exercent une part de pouvoir, mais aussi celles d’organes engagés dans l’action.
Agenda 21 leur permettra à cet égard de prendre des engagements précis. Enfin, les ONG, comme d’ailleurs d’autres groupes du corps social, peuvent s’engager dans un partenariat ; il faut les y encourager.
Il convient d’apporter aux associations les facilités qui leur permettent de se projeter dans l’avenir et de mieux afficher la manière dont elles comptent prendre en charge une part de la problématique environnement du monde.
Là encore, la dimension régionale est intéressante : les ONG pourraient jouer un rôle actif à ce niveau.
L’année 1991 pourrait être tout à fait décisive à cet effet, en suscitant des réunions des ONG d’environnement-développement en Méditerranée, en Amérique Latine, en Caraïbes, etc., en complément des grands rendez-vous prévus au plan thématique (industrie à Rotterdam en avril 1999, réunion à Paris en décembre 1991 environnement).

 

 

3. Des incitations pour les acteurs économiques
Les responsables d’entreprises et, plus généralement, les acteurs économiques n’ont pas aujourd’hui de suffisantes incitations pour agir dans le sens d’un bon environnement ou d’un développement « durable ».
Certes des principes existent qui ont eu un réel effet : la règle du « pollueur-payeur », par exemple, mais elle relève plutôt de la dissuasion que de l’incitation. Il faudrait d’autres codes et surtout des codes positifs.
Il faudrait concevoir des systèmes d’encouragement à bien faire.
Pour ne considérer qu’un exemple : les comptes publics et privés n’intègrent pas les coûts de l’environnement. Une comptabilité patrimoniale introduite dans les comptabilités permettrait de revoir le classement des biens, de mesurer les prélèvements pour la protection du patrimoine ou le renouvellement des ressources, de récompenser les « bons » investissements.
Des amortissements ou provisions pour cause d’environnement, s’ils étaient adoptés, feraient beaucoup pour inciter les entreprises. La comptabilité est un élément décisif pour l’économie de marché et pour intégrer l’environnement dans les paramètres de l’économie.
Au plan international, à l’échelle des pays, on pourrait aussi revoir les comptabilités. La référence du PNB, par exemple, qui charrie des notions tout à fait fausses de richesse et de croissance pourrait être réexaminée.
1992 pourrait être l’occasion de soumettre à l’ONU, une identification de la situation des pays, mieux adaptée à leur condition réelle.
Ainsi, la liste des « pays les moins avancés » pourrait être revue à la lumière de pays qui ne survivent qu’en prélevant massivement sur leurs ressources naturelles. Ce nouveau regard ne serait pas fait pour le plaisir du classement mais pour revoir les incitations et les aides internationales liées au PNB.

(1) 51 pays sont impliqués dans cette opération (Amérique 3, Amérique Centrale et du Sud 11, Europe 12, Moyen-Orient 9, Inde et Asie du Sud-Est 5, Australie, Nouvelle-Zélande 2, Asie 1, Afrique 17 (dont 5 Afrique méditerranéenne, 5 sahélienne et 7 tropicale et méridionale). Ce « patrimoine mondial », il est fait de 133 biens culturels et de 72 espaces naturels ; 13 ayant ces deux dimensions.
(2) Il est intéressant pour le patrimoine culturel (environ 150 monuments) mais moins adapté aux espaces naturels (80, de trop faible taille en général). De plus, le choix des espaces est tourné sur le passé (mot anglais « Héritage »).

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C’est après Rio que tout se joue

Un entretien avec Serge Antoine

Source :  Naturellement N°44  1992

Serge Antoine, l’un des initiateurs de la politique de l’environnement en France est responsable de la mission environnement-développement du Ministère de l’Environnement.
Il participait déjà en 1972 à la Conférence de Stockholm à la tête de la délégation des fonctionnaires français.
Durant ces deux dernières années, il a fait partie de l’équipe des Nations Unies qui a préparé le sommet de Rio sous la direction de Maurice Strong.
Il était présent le 8 octobre à Pantin à la première de la série de conférences, comptes-rendus du Sommet de Rio entreprise par le MNLE à travers le pays.
Il répond à nos questions.

• Comment est né le projet de réunir la Conférence de Rio ?

• Le Sommet Planète-Terre de Rio n’était pas la première conférence thématique des Nations Unies à traiter de l’environnement. Elle ne sera pas la dernière. Il s’en tient plusieurs par an, comme par exemple celle qui s’est tenue à Paris, l’année dernière sur les forêts. Mais de grandes comme celle-là, il n’y en a eu qu’une : celle de Stockholm en 1972, il y a vingt ans. Première à traiter de l’environnement, elle fut moins importante que celle de Rio par le nombre des participants et des chefs d’Etats présents. Elle fut surtout différente parce qu’ouverte sur l’environnement et pas sur le développement a priori. Mais un grand mouvement de réflexion était lancé.
A partir de 1984, la commission dite « notre avenir à tous » présidée par Madame Gro Brundtland allait travailler pendant plus de trois ans, montrer les relations entre l’économique et l’écologique, proposer la stratégie du « développement soutenable » et provoquer, en 1988, la convocation de la conférence de Rio par l’Assemblée générale des Nations Unies pour le mois de juin 1992.

• Rio, ça n’était tout de même pas une conférence ordinaire.

• C’est vrai : les chefs d’Etat ou de gouvernement étaient présents eux-mêmes. Pas tous bien sûr. Le premier ministre japonais avait la grippe. Les pays de l’Est, occupés par la crise qu’ils connaissent ont un peu abandonné la vie internationale. Mais il y en eut cent dix ! Quant aux Etats-Unis, si Bush était bien là, on doit dire que durant quatre ans son administration, assez hostile, n’avait rien fait pour aider à la réussite de la Conférence.
Mais ce qui est très important c’est que, pour la première fois, des forces constituées autres que celles des Etats étaient présentes. Trois cent maires de grandes villes sont venus, dont, pour la France, ceux de Lille, de Marseille, de Lyon par exemple ce qui n’est déjà pas mal. De nombreuses entreprises aussi. La présence de certaines n’était certes pas toujours méritée par l’action passée. Mais ce qui compte c’est l’avenir. Prise de conscience de leurs responsabilités ? Recherche de marchés nouveaux ? Elles avaient du moins le mérite d’être là alors qu’à Stockholm, il n’y en avait pas une. Les organisations non gouvernementales (les ONG) enfin. Quasiment absentes de Stockholm parce que, pour la plupart, elles n’existaient pas, elles ont été très présentes à Rio.
Elles se sont beaucoup exprimées, parfois en amateur. Mais elles ont témoigné pour la société civile dans sa diversité. Et, par elles (on en a compté plus de sept cent cinquante) les peuples étaient présents à la Conférence.

• Une conférence à la préparation de laquelle vous avez été étroitement associé.

• Une équipe d’une trentaine de personnes y a travaillé, installée dans une petite maison de Genève. C’est là que je les ai rejoints en tant que conseiller spécial et que j’ai collaboré avec Maurice Strong qui avait reçu des Nations Unies le mandat de diriger cette équipe. Nous devions travailler en même temps sur l’environnement ET sur le développement.
C’est ce qui a conduit la Conférence de Rio, au contraire de celle de Stockholm, à ne pas traiter seulement de la protection de la nature, de la sauvegarde des espèces, de la protection des océans, etc. mais à lier ces problèmes aux phénomènes socio-économiques, par exemple au manque de moyens de subsistance de populations entières : la pauvreté a été au cœur des débats de Rio.

• D’où l’importance de cette idée forte : le développement soutenable.

• Soutenable, durable, viable … le mot anglais « sustainable » est difficile à traduire. Mais ce qui est important c’est la chose. Ce concept ne rentrera pas dans les mentalités en un jour mais il ne faut pas se lasser de l’expliquer.
Il a fallu vingt ans pour s’apercevoir que parler d’environnement constitue une véritable révolution culturelle. On nous disait à l’époque « l’environnement, ce n’est pas une priorité, c’est un mot américain : et dites-nous d’abord ce que ça veut dire. »
Si en 1969, il n’y avait pas eu un académicien (il s’agissait de Louis Armand), qui avait proclamé « droit de cité » pour l’environnement, la France bourgeoise et frileuse aurait continué à refuser le mot avec des haussements d’épaule : « ça ne vient pas de chez nous … »
Maintenant c’est le « développement durable » qu’il nous faut comprendre et apprendre.
Pour donner une image simple du « développement », j’aime bien faire référence à la manière dont la France a cultivé son jardin durant des siècles ; défriché des forêts, aménagé l’espace avec un souci implicite de la durée presqu’incroyable.
Aujourd’hui, en Amérique du Sud, dans l’ex-URSS, en Afrique, des terres sont surexploitées sans que l’on ait conscience qu’il aurait fallu jouer sur un siècle et que la nature ne se plie pas à toutes nos productivités.
Malgré l’ampleur des problèmes mondiaux qui m’effraie, je reste optimiste quand je vois les générations nouvelles mieux prendre en compte cette exigence de la durée que nous il y a trente ans.
Il faut qu’encore plus rapidement les esprits se transforment. C’est aussi une question d’éducation et je regrette que ce problème ait peu été abordé à Rio.

• Est-ce le seul problème qui vous semble avoir été oublié ?

• Un autre problème a été, dit-on, peu discuté parce qu’il n’était pas dans le mandat que nous avions reçu. C’est celui de l’explosion démographique. Mais on s’y est référé plus qu’à Stockholm, il y a vingt ans, et Rio la population mondiale a augmenté d’un milliard et demi d’habitants.
On prévoit que cette population se stabilisera peut-être, vers 2100, à la fin du XXIe siècle, entre dix et quatorze milliards d’individus (en ce moment, nous sommes en train de passer de cinq à six milliards).
La ville n’était pas non plus dan le mandat. Or, cette population mondiale sera, pour plus de la moitié, regroupée dans des villes (chiffre d’ailleurs déjà largement dépassé dans un pays comme le nôtre). On n’arrêtera pas ce mouvement d’urbanisation qui n’et d’ailleurs pas négatif par nature. L’exemple du bassin méditerranéen que je connais bien (1) montre que le progrès des civilisations a été marqué par l’essor des villes. Elles permettent, à population égale et à condition que l’on y mette les moyens, de gérer les pollutions parfois plus facilement que dans les campagnes à l’habitat parsemé. Mais ce qui est terrifiant c’est l’apparition de villes de trente millions d’habitants comme Le Caire, Mexico, Istambul … Leur taille les rend quasi impossibles à gérer. Il faut orienter les mouvements de population vers les villes moyennes, mais cela pose le problème d’un aménagement d’un territoire réellement maîtrisé et efficace, ce qu’aucun pays au monde n’a encore réussi …

• Des raisons peut-être, parmi d’autres, qui expliquent la tonalité très sceptique des commentaires que l’on a pu entendre sur les résultats de Rio.

• C’est vrai. Mais ce qui a le plus manqué à Rio ce sont les engagements financiers des Etats les plus nantis. On aurait pu espérer un peu plus de générosité, de solidarité. Un supplément de deux milliards de dollars a été promis sur les soixante dix espérés. L’important, tout de même, c’est la dynamique qui est née : plusieurs pays ont confirmé qu’avant l’an 2000 ils consacreraient 0.7 % de leur PNB au Tiers Monde. Sur ce point, la France a été « allante » : elle s’est engagée à faire passer son aide publique de 0.56 % actuellement à 1% avant l’an 2000. C’est daté et concret.
Autre point : certains ont regretté que l’on ait « fabriqué du droit » sans pouvoir sanctionner ceux qui ne respectent ni lois ni règlements.
Sans doute est-ce pour tout cela que les media ont été parfois sévères. Mais, pour la création d’un gouvernement mondial ou, en tout cas, d’un système de gestion planétaire ne soyons pas à ce point impatients : il a fallu, plusieurs siècles à la nation pour se forger … On devrait plutôt retenir que cette conférence a été le résultat de quatre ans d’une préparation fantastique comme je n’en ai, moi, jamais vue. Et que l’important c’est l’après Rio. C’est là que va tout se jouer.
Je voudrais bien que les détracteurs de Rio regardent de près les huit cent pages de « l’Agenda 21 ». A côté de quelques vœux pieux, c’est vrai, ce document contient des choses extrêmement précises et importantes sur ce qui devrait se passer dans les vingt prochaines années et sur ce qui devrait être fait. Mais « l’Agenda 21 » n’est pas encore diffusé et j’aimerais que le MNLE essaie de le rendre accessible et de le populariser comme il a su le faire pour le rapport « Notre avenir à tous ».

• Comment voyez-vous se dessiner cet après-Rio ?

• Vous savez qu’en général, quand une grande conférence des Nations Unies se termine, on crée une nouvelle structure. Après Stockholm, par exemple, on a créé le Programme des Nations Unies pour l’environnement (le PNUE) avec environ cinq cent fonctionnaires basés à Nairobi.
Après Rio et face à un sujet aussi vaste, on a compris qu’on ne pouvait pas créer encore une institution spécialisée. Ce qui va être mis en place, c’est un organe politique de coordination, de synthèse et de surveillance. Ce sera la « Commission du développement durable ». Et l’on a eu raison car ce qui va être fondamental, c’est ce qui sera fait au niveau de chaque pays, de chaque Etat, de chacune des agences des Nations Unies. (une main de fer sera nécessaire pour éviter la dispersion !). C’est à ces niveaux que la balle est maintenant lancée.
Un exemple : à peine les bougies de Rio éteintes, j’ai été invité au Ministère de la Recherche. Il a réorienté certains programmes. Des décisions ont été prises et j’y ai entendu ceci « à partir de maintenant les chercheurs français en mission en Amérique Latine, en Afrique ou ailleurs ne travailleront plus que si c’est en liaison étroite avec les chercheurs des pays partenaires ».
Autre exemple : dès le 20 juillet les représentants des grandes villes du monde se sont réunis à Montréal pour regrouper si possible les actions des maires de ces villes et de celles qui ont décidé de lancer des programmes municipaux d’environnement et de développement durable.
Voilà des décisions importantes et concrètes. Comme celle que le MNLE a prise d’organiser des conférences-comptes rendus de Rio et qui me vaut d’être à Pantin ce 8 octobre.
C’est très rare qu’une conférence internationale ait de tels prolongements, et cela me rend plutôt optimiste.

• Optimiste sans conditions ?

• Non ! cela implique plusieurs choses. D’abord, que l’on regarde la réalité en face. Le tiers-monde s’enfonce depuis dix ans dans un système d’échanges de plus en plus dégradé. Les pays développés, le « Nord », reprennent d’une main ce qu’ils donnent de l’autre et contraignent certains pays à surexploiter leurs ressources en y aggravant la pauvreté. C’est un problème absolument énorme qui conditionne tout ce que peuvent faire ces pays.
Ensuite, il faut que des décisions financières concrètes soient prises. Il ne sert à rien de prendre des résolutions, même excellentes, si les moyens ne suivent pas. Enfin, il est important que nous fassions tous l’effort de voir dans notre propre vie, dans nos entreprises, dans nos administrations ce que nous pouvons faire pour corriger l’état de la Planète. Ça n’est pas simple tant, à cette échelle, les problèmes semblent nous dépasser, mais c’est indispensable.
Economiser les ressources, l’énergie, moins polluer même si, à première vue, cela peut sembler contraignant, cela peut aussi beaucoup rapporter ! Ce qui est en jeu, c’est la survie de la Planète et la vie des millions de jeunes supplémentaires qui arrivent, chaque année, sur le marché du travail des pays les plus pauvres … ou les plus frappés par le chômage.

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(1) Serge Antoine est très impliqué dans l’avenir du bassin méditerranéen. Il est à l’origine de l’élaboration du « Plan bleu » et l’un des artisans de la convention de Barcelone entre les 18 Etats riverains (NDLR).

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Au sommet ‘Planète terre’ René Dubos aurait dû être présent

Auteur : Serge Antoine

Source : Ingénieurs de la vie. Février 1992

 

Conseiller référendaire à la Cour des Comptes, Serge Antoine a été à l’origine des premières structures françaises de l’environnement dès 1967. Responsable, au Ministère de l’Environnement, de la Recherche puis des Affaires internationales, il est aujourd’hui conseiller spécial du secrétaire général des Nations Unies pour la Conférence mondiale environnement-développement (CNUED ou UNCED).
Serge Antoine rédige actuellement le 2e tome d’une anthologie des auteurs francophones ayant ouvert la voie à l’environnement. René Dubos y figure en bonne place au rang des pionniers. C’est pourquoi il a accepté aussitôt de nous adresser, alors que nous achevions la rédaction de ce spécial à la fin de février, le présent témoignage de son admiration pour celui qui, plus que tout autre, « aurait dû être » au Sommet de Rio, trois mois plus tard.

Le destin est ingrat. Il fait rater, à ceux qui devraient être là, les rendez-vous qu’ils auraient aimés et leur garde tout juste la place du souvenir. Peut-être est-ce une manière de nous interpeller pour faire quelque chose ? A nous de cultiver le souvenir suffisamment fort pour que René Dubos soit quand même bien là, par exemple, à Rio de Janeiro en juin prochain. Le « Sommet de la planète Terre » l’y attend, lui qui était, vingt ans auparavant, présent à la Conférence de Stockholm et à ses réunions préparatoires où je l’ai connu.

Car ce nouveau sommet sur l’Environnement – et le Développement, cette fois – ne peut pas avoir lieu sans lui. Sans cet homme qui rappelait sans cesse qu’il n’y aurait pas de politique d’environnement sans politique sociale, sans changements des comportements sociaux, et que la protection de la nature n’avait de sens qu’avec la société elle-même. Et qu’il fallait jouer à l’échelle du monde entier.

J’ai connu René Dubos, bien avant sa « célébration de la vie » et pas seul : avec Barbara Ward, pour qui j’ai traversé l’Atlantique pour une journée à Vancouver. Buckminster Fuller (1) pendant trois étés, si à l’aise dans le tridimensionnel autant que sur l’avenir du globe et, bien sûr, Margaret Mead (2), cette ethnologue, notre berger. Ces quatre, ensemble, se sont donnés tellement que ce fut une joie de les voir si enthousiastes préparer, bien en amont, ce rendez-vous de Stockholm avec une fraîcheur de jeunes militants.

Tous les quatre – dont aucun n’est aujourd’hui de ce monde – étaient en dialogue imperceptiblement permanent avec Maurice Strong, responsable de la Conférence de 1972, et à qui on a confié cette Conférence de Rio déjà baptisée « Sommet de la planète Terre » par ses enjeux, le nombre des grands leaders nationaux de 170 Etats et la présence de vingt à vingt cinq mille participants. Cette présence, inattendue pour les experts de la négociation internationale, était aussi, en 1972, l’un des atouts de la Conférence de Stockholm et il fallait y être pour voir toute une jeunesse d’alors peupler cette petite capitale scandinave, apportant avec eux leurs espoirs pour un monde meilleur.

René Dubos, et les trois autres, n’affectionnaient pas les tribunes officielles, ni les discussions des délégations nationales, ni les rouages de « l’establishment » international. Ils préféraient pousser, de toutes leurs forces, vers la nécessaire unanimité au niveau de la planète. Ils étaient là, pratiquement tous les soirs, au contact direct avec les jeunes, au long coucher du soleil nordique, pour dire au monde leur foi dans l’humanité que leurs craintes pour le « mal-environnement ».

René Dubos aura sa place à Rio, bien au-delà du jour anniversaire des 20 ans de la Première conférence, le 5 juin. Dans ce monde où les faits ne poussent pas les lucides à l’optimisme, quand il s’agit de la terre, des mers, de l’air et surtout des choses de la vie ; dans ce monde où le dialogue Nord-Sud est impitoyable et mal posé, un livre sera là, bien présent : Nous n’avons qu’une Terre, écrit par lui et par Barbara Ward, lady Jackson. L’optimisme obstiné des quatre piliers de Stockholm, les délégués en auront bien besoin aujourd’hui pour surmonter les craintes ou les timidités, alors que nous allons pourtant droit – mais trop lentement – vers un gouvernement mondial requis par l’inévitable nécessité d’une gestion mondiale de la terre.

Entre Stockholm et Rio, la devise a d’ailleurs évolué. Le « nous n’avons qu’une Terre » est devenu « la Terre entre nos mains. C’était le vœu de René Dubos qu’il en soit ainsi ; c’était aussi sa certitude : celle d’une profonde confiance dans l’homme, sûr qu’il choisira la voie de la raison. Rien, aucun monde en perdition n’était pour lui irrémédiablement perdu, même pas la ville dont on sait, depuis vingt ans, combien dans les mégapoles et les agglomérations du tiers monde au rythme de croissance accéléré – cinq fois au moins celui des Européens au plus fort du XIXe et du XXe siècles – elles implosent et échappent aux responsables. Incorrigiblement optimiste, René Dubos disait : « il faut stopper cette croyance quasi-universelle aux dangers de la vie citadine ».

René Dubos était à Paris en 1981 à ma demande pour les Assises internationales de l’environnement. Il y était venu avec son épouse, heureux d’être en France, dans un pays qu’il n’avait jamais renié ni, surtout, culturellement quitté. Une France pourtant, qui n’a jamais fait l’effort de le connaître et de reconnaître qu’il est, dans le monde contemporain, l’un de ceux auxquels l’environnement doit tout.

Il y était venu, comme toujours, avec sa modestie, à l’écoute de tous, attentif et jamais sûr de lui ; mais sûr des choix que l’homme prendrait en fin de compte et sans doute en temps utile. C’était déjà avancer le « principe de précaution », l’un de ceux qui seront reconnus à Rio. « Nous devons nous résoudre à devoir faire des choix et prendre des décisions sur des bases incomplètes de connaissance ». Son optimisme, il le fondait sur le constat que l’humanité évolue et qu’elle s’adapte vite. Tant pis pour les transitions : « tant du point de vue biologique que du point de vue social, l’expérience du père a de moins en moins de valeur pour le fils ».

Sa confiance en l’homme était très liée aux principes de liberté dont il fondait la vertu sur l’expérience des sociétés, attentif qu’il était au pluralisme du monde pourtant de plus en plus un : « l’immense diversité des aspirations sépare l’espèce humaine des autres espèces animales ». Dans le grand pari de l’homme, il partait gagnant sans, à aucun moment, songer à mettre en veilleuse la lucidité du scientifique et celle de l’homme de bon sens, jamais séparées chez lui : « il nous faut, disait-il, en concluant son intervention de 1981, le pessimisme de l’intelligence et l’optimisme de la volonté ».

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(1) (NDLR) Célèbre architecte américain à qui l’on doit notamment le Pavillon des Etats-Unis à l’exposition universelle de Montréal, en 1967
(2) (NDLR) Elle présidait à l’époque, l’Institut des sciences pour l’information publique des Etats-Unis

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