Florence Pizzorni-Itié Conservateur en chef du patrimoine, Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM), Paris/Marseille, sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

La manière japonaise qui consiste à retracer le parcours de vie d’un homme en lui donnant la forme métaphorique d’une rivière sied particulièrement bien à la destinée de Serge. Dans ses traces on se rendrait ainsi sur les rives méditerranéennes en suivant une petite rivière « Bièvre », qui prendrait sa source à Saint-Quentin-en-Yvelines, passerait par Paris en se chargeant des eaux de la Seine, son principal affluent et se jetterait en méditerranée. Serge n’aurait pas contredit cette vision emphatique de la rivière, lui qui, un peu espiègle, dans son Almanach se plaisait à expliquer qu’à une époque reculée, ce n’était pas la Bièvre qui était l’affluent de la Seine, mais bien la Seine qui était l’affluent de la Bièvre.
Le détour par la Bièvre pour accéder à la Méditerranée, n’est que géographiquement paradoxal : la pratique de la vie culturelle et de l’engagement citoyen, avec Serge, a suivi cet étrange chemin. À l’analyse, la Bièvre et sa vallée constituaient réellement une sorte de laboratoire expérimental sur le terrain de la relation avec les acteurs, les politiques, les citoyens, les associations. Avec un peu de recul, à l’aune de ce qu’il avait commencé à mettre en œuvre en Méditerranée, il s’avère qu’il tentait d’appliquer dans un contexte plus vaste et complexe, ce qu’il avait expérimenté, avec bonheur, sur les rives de cette petite rivière. Ainsi se confirme, encore une fois, l’une des caractéristiques fascinantes de l’engagement de Serge : sa capacité permanente à s’investir dans l’expérience de terrain la plus locale comme dans celle à dimension planétaire.
J’ai cité l’Almanach, parmi les nombreux « chantiers » ouverts par Serge autour de la Bièvre, parce que cet ouvrage est le dernier que nous ayons réalisé ensemble. Deux numéros, 2005 et 2006, en ont paru. Ce sont maintenant des « collectors » puisqu’il n’y en aura malheureusement pas de troisième. L’énergie de Serge n’étant plus avec nous pour cette prochaine année, nous n’avons pas suffisamment capitalisé pour pouvoir mettre en œuvre celui de 2007, mais cela reviendra probablement, peut-être sous d’autres formes. Cet Almanach, auquel il tenait beaucoup, livre un « concentré » de sa méthode de travail. En le consultant, vous remarquerez la place qui est donnée, dans de courts mais fréquents articles, à l’histoire et au patrimoine. Serge, on le sait, est un semeur d’avenirs, passionné de prospective, mais il est aussi géographe. Géographie, en France, n’allant pas sans histoire, il en est aussi féru. Il puisait ses ressources pour penser l’avenir dans ses vastes connaissances et références historiques et patrimoniales.
C’est sous l’angle de ces aspects culturels et patrimoniaux qu’il m’a accordé de travailler à ses côtés, à propos de la Méditerranée. Sa préoccupation patrimoniale remonte, en fait, aux origines : nous n’avons pas eu l’occasion d’évoquer ici les travaux qu’il a menés dans ce domaine. C’est à la conférence de Lurs où ont été jetés les fondements des parcs naturels, que la formule avait été énoncée : « Les parcs naturels seront culturels où ils ne seront pas » et Serge l’a reprise souvent à son compte. Peu de gens se souviennent qu’en 1987, il avait été chargé par Philippe de Villiers, alors secrétaire d’État à la Culture et à la Communication en charge de la mission « Patrimoine 2000 », d’un rapport, édité sous le titre Promouvoir le patrimoine pour l’an 2000, dans lequel il en donnait sa propre définition, entendue dans un sens extrêmement ouvert. Les frontières entre patrimoine et culture y sont souples et, pour lui, le mot « patrimoine », en France en tout cas, embrasse un héritage très vaste qui couvre l’ensemble des productions artistiques et culturelles. Pour exemple, sans entrer dans le détail, un chapitre entier est consacré à la fête, une catégorie que Serge classe dans le patrimoine. Il avait pour amis proches, admirant leurs créations, des gens comme Jacques Darolles, d’ailleurs cosignataire du rapport, qui sculpte la lumière et les sons sur les monuments historiques, ainsi que Pierre-Alain Hubert, pyrotechnicien, qui l’avait accompagné aussi dans certaines de ses équipées festives dont il avait le secret et la maîtrise.
Ma fonction de conservateur au Musée national des arts et traditions populaires (MNATP), sollicitant sa sensibilité patrimoniale, a très probablement contribué à le convaincre de me laisser travailler à ses côtés. Il se plaisait à raconter qu’avec Georges-Henri Rivière, le fondateur du MNATP, il avait participé à l’émergence et à la création d’un concept qui était, là encore, une occasion de faire le pont entre développement durable, écologie et culture : le concept d’écomusée, en lien avec les parcs nationaux et régionaux. Plus encore – les convergences sont parfois troublantes – il y a maintenant deux ans, le MNATP a subi une profonde mutation à l’occasion du redéploiement des collections du musée de l’Homme : le Quai Branly, inauguré récemment, a repris la plus grande partie des collections, sauf celles d’Europe dont le musée des ATP s’est enrichi devenant le MuCEM – Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée –, l’Europe étant entendue sous son acception culturelle… Et l’on ne peut comprendre l’Europe culturelle sans prendre conscience que les deux rives de la Méditerranée sont une composante majeure de « la machine à faire de la civilisation » selon Paul Valéry. Ce musée sera installé à Marseille.
L’opportunité s’est présentée de mettre à profit cette combinaison du patrimoine, de l’Europe, de la Méditerranée, et du souci d’associer les citoyens – le public disons-nous dans les musées – lorsqu’en 2004, Serge a été chargé de préparer la table ronde « culture » du « Rendez-vous méditerranéen », à Marseille, qui avait pour but d’élaborer les préconisations françaises qui seraient défendues par le président de la République au sommet de Barcelone 2005, préparation à laquelle il m’a fait l’honneur de m’associer. À l’occasion de ces réflexions « culture », un certain nombre de points avaient été soulevés dont la résolution complexe apparut dès lors comme une condition à la progression d’un développement durable en Méditerranée, sujet de plus en plus porteur d’inquiétudes. La question de la libre circulation des hommes et des biens dans tout le pourtour méditerranéen par exemple. Bien au-delà des questions strictement environnementales, le traitement de ces problèmes s’avérait essentiel, préalable à toutes réflexions et avancées dans le domaine du développement durable. À défaut, il lui semblait que nous étions dans une impasse.
Il y avait également la question du dialogue des cultures. Des fondations se mettent en place en Méditerranée pour le dialogue des cultures, mais un dialogue constructif ne s’envisage que s’il y a une écoute réciproque et que les partenaires sont convaincus du juste équilibre de leurs échanges. La partition, perçue comme l’affrontement de deux blocs, qui se met en place aujourd’hui aux plans politique et culturel en Méditerranée, le préoccupait considérablement. Il ne lisait pas ainsi le paysage culturel méditerranéen. Il craignait que ce dialogue euro-méditerranéen soit à sens unique, c’est-à-dire qu’il y ait des propositions émises d’un côté, lesquelles seraient acceptées par un autre côté, sans échange réel. Il s’est précisément exprimé à ce sujet dans le numéro spécial sur la culture et le développement durable de la revue Liaison1, à laquelle il m’avait demandé de contribuer. Il y était fortement question de la manière dont on pouvait associer les forces vives, les populations de l’ensemble de la Méditerranée, mais aussi d’Afrique et de la francophonie, aux réflexions sur le développement durable, afin qu’elles se les approprient plutôt qu’elles ne les subissent, imposées ou apportées de l’extérieur. Il pressentait que, quelles que soient la bonne volonté et la bonne conscience des porteurs de ces préconisations, elles seraient mal vécues et difficilement acceptées, sans un accompagnement social et culturel. Leur application inéluctablement vouée à l’échec. Il affirmait la nécessité d’une approche culturelle, anthropologique.
Serge était très attaché à un projet pour favoriser la coopération méditerranéenne sur le patrimoine culturel que la Commission méditerranéenne du développement durable avait mis en œuvre et qui devait être porté par la Tunisie et la France. J’ai participé à la rédaction d’une note en novembre 2005 où il exprimait l’importance et l’urgence de créer un programme sur le patrimoine culturel dans le cadre du PAM.
Il souhaitait aussi approfondir la question du tourisme culturel. Il était fasciné par le fait que ce formidable lieu d’échanges culturels était amené à se développer considérablement puisque les études prospectives indiquent que la quantité de flux touristiques devrait être multipliée par trois à l’horizon 2025 dans l’espace méditerranéen. Ce flux touristique est évidemment attiré par le potentiel patrimonial du rivage méditerranéen. Il souhaitait mettre en place une structure légère appuyée sur l’entraide volontaire entre les institutions existantes dans chaque pays, principalement interurbaines et interrégionales pour gérer cette perspective dans un souci de « durabilité ». On retrouve donc là les pratiques qu’il avait mises en œuvre en d’autres territoires. L’encadrement institutionnel est, bien entendu, nécessaire et devrait être multinational en prenant appui sur ceux qui apportent leur concours dans un projet décentralisé où les villes et les régions seront actives. À ma connaissance, ce projet n’a pas été réactivé ou peu, depuis la disparition de Serge, pourtant son urgence se confirme de mois en mois et il devrait être entendu et étudié de nouveau.
Pour terminer, je reviendrai à l’Almanach. Aline m’a fait l’amitié de me confier que dans l’un des derniers moments de lucidité, Serge s’est exclamé : « L’Almanach ! L’Almanach ! Où en sommes-nous de l’Almanach ? » Ceci prouve bien que cette réalisation lui tenait énormément à cœur. « Almanach », sauf erreur, fait étymologiquement référence au « temps » en arabe, je suggère que nous essayions de mettre en œuvre un Almanach de la Méditerranée. Un projet simple, modeste, populaire, qui permettrait d’étendre les ambitions de communication citoyenne, au sens noble du terme, de Serge pour la Bièvre, au champ plus large de la Méditerranée et de l’Afrique.

1. Revue de l’Institut de l’énergie et de l’environnement de la francophonie (IEPF), « Culture et développement durable », no 68, 2005.

Cette entrée a été publiée dans Témoignage sur Serge Antoine, Tous les articles. Placez un signet sur le permalien.

Laisser un commentaire