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« Prospective de la prospective »

Source : Revue Futuribles N° 100 , 9 pages (79-88), 1986

Auteur : Serge Antoine

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Il faut donner du temps au temps.

Cervantès
Les mystères de l’an 2000 s’estompent au fur et à mesure que l’échéance millénaire se rapproche. La prospective perdra, dans la célébration du troisième millénaire, un peu de son sel. Mais elle doit y trouver un supplément d’âme. Au-delà des efforts institutionnels de prévision et d’esquisse du futur, Serge Antoine nous montre que la prospective n’est possible que si elle est portée par la société tout entière : une société qui doit cultiver « l’instinct du long terme ».
Célébrer un anniversaire est l’occasion d’un regard sur le passé ; ce peut être aussi une occasion de prolonger l’avenir. La prospective, regard sur le futur, mérite qu’on la projette, elle aussi dans l’avenir. L’arroseur arrosé !

L’an 2000, mirage prospectif
Sur un mode mineur d’abord : celui du calendrier de fin de siècle. La prospective passera-t-elle le cap de l’an 2000 ? Cette année fétiche qui aura cependant beaucoup fait pour elle, l’enterrera-t-elle ? L’an mil a généré des peurs ; l’an 2000 aura, depuis 40 ans, nourri des best-sellers, sous-tendu des scénarios de films mais aussi, c’est vrai, beaucoup stimulé l’anticipation.
Le mirage « 2000 » se dissipera-t-il comme tous les horizons d’une vision qui finit par accommoder et s’en accommoder ? La dernière décennie 1990-2000 sera cependant encore fertile et l’on peut prédire un beau premier janvier 1990 et des sondages en grand nombre sur l’après 2000.
Certes l’éloignement stimule (horizons-gigogne) : il produit encore un peu d’effet dans le discours politique, mais il est, en tout cas, aujourd’hui d’un tir très court pour les vrais tenants du long terme. Nous sommes déjà à l’aube de cette année magique et cet horizon de fin de siècle ne fera même bientôt plus croire aux prévisionnistes et aux planificateurs qu’ils font de la prospective. Il faut s’y résoudre : l’an 2000 tombera bientôt dans le quotidien.
Le IIIe millénaire aura, lui, encore quelque temps sa vertu mais qu’en sera-t-il le 31 décembre 1999 (qui est un vendredi) ? Il faudra cultiver le siècle et sacraliser l’an 2025 pour avoir plus qu’un leurre devant soi.
Une prospective plurielle
Sur un mode moins ponctué par le calendrier, il est bon que l’on amorce une réflexion de fond sur cette prospective de la prospective. On y trouvera bien des interrogations sur les relations entre la société et son approche du long terme. Car il n’est pas de prospective sans une société prospective.
Sur la prospective elle-même, on peut être optimiste. Qui a dit qu’elle était, depuis 1974, passée de mode ? Il n’est pas exact, en tout cas, qu’elle ait été condamnée le jour où, en Occident, elle n’a pas annoncé la crise du pétrole, la crise tout court et les problèmes durables de l’emploi. Elle n’a certes pas tout prévu ni tout dit mais porte-t-elle toutes les responsabilités quand on sait que ses messages ne sont pas entendus et qu’ils sont mal relayés ? Il n’existe pas encore d’agence de presse de l’incertain ni de quotidien des lendemains ; et j’ai encore le souvenir de n’avoir, en 1972, pas pu faire passer, dans un colloque sur l’énergie, le moindre message sur l’annonce précise de la crise du pétrole pourtant annoncée par G. Teller et H. Kahn.
La prospective aujourd’hui se porte bien avec, il est vrai, des contrastes forts : vivante dans l’entreprise et certains secteurs professionnels (pas tous), nécessaire par essence dans d’autres domaines (stratégie militaire ou environnement mondial, par exemple), elle est décadente dans l’administration (en France, elle y a presque disparu depuis sept ans), et vagissante dans les collectivités décentralisées. Mais demain ?
L’optimisme pour la prospective peut se fonder sur les progrès évidents qu’elle a parcourus depuis vingt ans grâce aux perfectionnements de la cybernétique et de l’informatique. Elle est aujourd’hui prête à nous débarrasser de la prospective divinatoire ou incantatoire (H. Kahn). Elle est maintenant en mesure de passer des trajectoires univoques d’une extrapolation linéaire. Elle peut se nourrir d’imprévus et d’accidents et surtout prendre en compte les risques (P. Lagadec) tout à fait essentiels. Elle peut fertiliser les liaisons et nouer les interfaces qui sont l’humus de l’anticipation (on a toujours, pour la prospective d’un secteur, besoin de celle des autres).
On peut aussi et surtout faire entrer l’imaginaire dans le calcul, lui qui était, comme le « qualitatif » à la porte d’une prospective qui ne pouvait, il y a 50 ans, que prolonger les certitudes ou, à défaut, renvoyer au Meilleur des mondes (Wells).
L’art de la simulation est aujourd’hui au cœur de la réflexion ; la réponse aux scénarios multiples est l’affaire de quelques secondes. Par-dessus tout, le jeu (« gaming » est meilleur) est entré dans une pratique familière et relègue fort heureusement la prospective divinatoire ou assenée. Les pluriels des « Futuribles » ou d’« Arab alternative futures », par exemple, entrent aujourd’hui à plein dans la réalité, même dans les pays résignés ou ceux que l’on dit fatalistes.
Mais il n’est pas de prospective sans une société prospective et l’on devrait, à ce sujet, se poser plus de questions qu’on ne le fait. Allons-nous vers des sociétés qui prennent en compte davantage le long terme ou vers des sociétés de ­l’intemporel ?
La première réflexion devrait porter sur l’instinct sociétal du long terme. On ne pourrait alors que rappeler sa force dans les sociétés rurales anciennes où le relais de générations était d’autant plus fort que la durée de vie était courte et la durée des plantations longue. Planter une forêt pour dans trois cents ans ou greffer un arbre qui ne produira que 50 ans plus tard, quels beaux gestes de solidarité prospective ! La prospective était enracinée par cette nécessité ; par le rituel de sociétés qui se passaient le flambeau, de « sages » en fils. L’initiation à la prospective était presque la règle lorsque la prospective se reliait à l’immuable ou, en tout cas, aux changements longs, aux rythmes séculaires et aux mémoires collectives. Aujourd’hui, le regard sur le long terme n’est pas un réflexe : peu de domaines y poussent encore ; cependant, l’environnement mondial, la gestion des grandes catastrophes et le destin d’espaces entiers (les forêts, les zones sèches, les océans…), tout comme la troposphère et les climats sont des domaines où le regard doit porter loin, non pour le plaisir mais pour la survie ; les échéances comme Tchernobyl sont là pour nous réveiller. Les instruments de mesure se mettent peu à peu en place et ces tours de contrôle que sont les satellites viendront alimenter les avertissements, les alertes ou les programmes de recherche (« global change » par exemple). Après l’ordinateur, le satellite de télédétection est l’un des outils qui viendront conforter le regard global sur le long terme. Ces outils fantastiques de l’appréhension de la terre et de son devenir relaieront-ils la sagesse paysanne aujourd’hui disparue ?
Aujourd’hui – ou plus exactement en 1998 – la population urbaine dépassera dans le monde la population rurale. Puis, très vite, les proportions seront de 2/3, 1/3. La vie urbaine est trépidante. La société contemporaine vit à un rythme saccadé. L‘acte de planter, pari de la longue durée, sera bientôt pour elle un souvenir comme celui de la lenteur d’évolution ou les grandes continuités. Et même le subconscient n’y fera plus référence. La société vit et trépigne son quotidien. Elle consomme la mode et même le durable. Le mot de « gaspilha » venait du paysan gaulois. Aujourd’hui elle fait, avec la contraception, entrer la démographie dans les discontinuités. Où demeurera le réflexe prospectif dans une société qui, certes, innove, part dans l’espace et bouleverse la génétique, la morale et la biologie mais carambole le temps et l’aplatit. La société de communication qui immédiatise et rapetisse l’universel dans une a-géographie, où l’on réagit aux événements des antipodes avec la méconnaissance de ce qui est à sa porte, renforcera-t-elle la tendance à l’événementiel. La communication érige le temps en actualité et oblitère la mémoire. Une véritable « maladie du temps » naît avec l’instantané. Les nouvelles générations commencent à mesurer la perte de densité du temps. Le quotidien se gère en temps réel et même les grands investissements se réalisent vite : une centrale nucléaire en dix ans, un tunnel sous la Manche en six ans ; entre 1950 et 1980, c’est-à-dire en trente ans, une société comme la nôtre aura réussi à doubler son revenu.
La prospective était d’ailleurs bien adaptée aux « trente glorieuses » ; n’était-elle pas, elle-même glorieuse, collant bien au développement des sociétés industrielles ? Habituée à mesurer les plus, elle a, semble-t-il, été moins alerte pour compter les ralentissements, les crises et les reconversions. Parfois triomphaliste dans les années 1960 ou, en tout cas, expansionniste, la prospective serait-elle un fruit du développement ? Plus que celui de la prospérité d’ailleurs.
La géographie mondiale de la prospective aujourd’hui confirmerait cette thèse. Les pays jeunes, les pays en développement, voire en explosion, se sont mis à une prospective du long terme qu’il y a quelques années encore, ils étiquetaient comme un produit d’importation. La santé de la planification non extrapolatrice mais interrogative de ces pays est évidente ; les fêtes de la jeunesse sont la face ludique de cette prospective qui, en Europe, a peu d’occasions populaires d’être face à ses devenirs. L’intention du Parc de La Villette est un acte encore isolé1.
Des continents entiers qui ont décolonisé leur présent (avec difficulté) sont en train de coloniser leur futur en discutant leurs objectifs et en s’efforçant de mieux définir leurs identités. Les communautés européennes sont plus timides2, hésitantes devant la formulation de projets sociétaux. « Esprit » se contraint à rester technologique. Le contraste géographique de l’affirmation des espérances commence à s’accuser dans un monde pourtant dur pour les pays neufs. Les vieux pays ne sont plus portés comme au XIXe siècle par la croyance au Progrès.
L’industrie est la mère de toutes les ressources. Rien ne peut exister sans elle si ce n’est la misère. Elle répand l’influence qui donne la vie3.
Mais les inconnues véritables de la prospective sont davantage liées à la manière dont les sociétés assument leur avenir et pensent au long terme. Ici l’avenir de la prospective est incertain. Il ne s’agit pas des méthodes de prospective mais de la prospective portée par un peuple, de la prospective des personnes et des groupes plus que de la prospective des institutions.

De la prospective aux mains nues
L’ordinateur est une chance mais aussi un facteur de démission. « L’ordinateur a dit » est une forme de soumission. Alors qu’il fournit merveilleusement la possibilité de jouer, de rêver, faut-il encore que les peuples en aient l’envie. Cela ne se fait pas tout seul. L’instinct du long terme se cultive. Il lui faut de l’exercice, faute de quoi nous risquons d’être des ankylosés du long terme, des ankylosés du futur. Les faits porteurs d’avenir existent parmi la masse des données ou des idées reçues. Encore faut-il avoir la soif de les identifier.
Ceci veut dire qu’il faut non seulement générer une pédagogie de la méthode du long terme mais encore et surtout multiplier les exercices de participation. S’il ne faut pas pleurer sur l’enterrement de la « planification de papa » (Ozbeckhan), s’il ne faut pas s’affliger du déclin des plans centralisés, du moins faut-il s’inquiéter de voir, à ce niveau, la politique éradiquée de son espérance poétique : celle de la liberté de choisir entre plusieurs futurs possibles.
Car il est vrai que la prospective est une respiration. « Une journée de prospective, une année de santé » pourrait-on dire.
On ne consacrera jamais assez d’efforts à décentraliser la prospective et à la mettre à la portée de chacun. « Les villes naissent, les empires disparaissent » (Claude Nicolas Ledoux). La prospective n’en a pas tenu compte ou, du moins, pas les États décentralisateurs. La planification décentralisée, locale ou régionale devrait être une exigence. Depuis cinq ans en France, la décentralisation a été surtout juridique, règlementaire et institutionnelle ; elle n’a pas été accompagnée du moindre souci de pédagogie décentralisée. Futuribles l’avait suggéré : on ne l’a pas entendu.
C’est l’honneur – et la mission – des quelques équipes indépendantes de prospective que d’être les levains d’une renaissance du long terme comme souci de société. Leur réussite sera moins faite des annonces qu’ils pourront faire des étapes de l’avenir que de l’éducation en profondeur qu’ils auront pu prodiguer ou susciter ; rendre l’avenir familier ; habituer les sociétés à refuser l’inexorable pour regarder plus loin ; identifier les non-connaissances et cultiver les interrogations que tout l’appareil éducatif a tendance à fermer sur l’acquis ; célébrer l’inattendu ; et surtout mettre en avant la seule liberté qui existe : celle de pouvoir choisir entre plusieurs avenirs si on prend la peine de les regarder en face.

* Revue Futuribles, no 100, 1986, p. 79-84. Serge Antoine, membre du conseil d’administration de l’Association internationale Futuribles ; président de la fondation C. N. Ledoux pour les réflexions sur le futur (Arc-et-Senans) ; engagé dans la prospective de la Méditerranée 1985-2025 ; directeur de la Revue 2000 (1966-1978) ; membre de l’institut du Temps.
1. Une fête du futur est envisagée en 1990.
2. Serge Antoine, « Pas d’Europe sans prospective », Futuribles, no 8, automne 1976.
3. Claude Nicolas Ledoux (1736-1806), architecte et utopiste, est le créateur de la Saline royale d’Arc-et-Senans qui abrite aujourd’hui la Fondation qui porte en Franche-Comté son nom.

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