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Le colloque de l’association Serge Antoine du 13 octobre 2015

« FACE LogossAUX URGENCES : QUELLE PLACE POUR LE LONG TERME ? »

Nos sociétés sont de plus en plus dominées par le culte de l’urgence et le sacrifice du long terme – source d’angoisse plus que d’espoir. L’essor de la société du numérique, la « crise », les dangers, le sentiment que tout s’accélère, que les incertitudes s’accroissent … entrainent une impatience, voire un effacement de l’avenir, alors même que s’accumulent les problèmes qui exigent une action qui s’inscrive dans le temps long.

Comment réhabiliter cette dimension du temps long dans la conduite des affaires publiques et reconstruire les indispensables passerelles entre court, moyen et long termes ? Tel est la question sur laquelle porte ce colloque de l’Association Serge Antoine qui s’est déroulé le 13 octobre 2015 et dont voici la synthèse.

Cliquer ici pour télécharger la synthèse.

 

 

 

 

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La Méditerranée se fera

Source : Revue 2000, N° 37, 1976, p.12

Auteur : Serge Antoine

L’Europe en l’an 2000 sera ce que les Européens en feront entre 1976 et l’an 2000. L’an 2000 n’est pas une tranche horizontale de temps, un jardin tout planté comme les enfants en dessinent quand on leur en parle. Nous sommes trop enclins à confondre futurologie et art divinatoire et à imaginer l’avenir comme un état. Il suffit d’ailleurs de parler non plus de l’an 2000, mais des 25 prochaines années, pour que les dessins des enfants changent d’objet.

L’an 2000 commence en 1976, première année du dernier quart de siècle.

Ce que nous ferons donc entre Européens pendant le dernier quart de siècle est décisif. Je dirai plus : « ce que nous imaginerons vouloir devenir me paraît la clé essentielle de notre avenir. L’Europe politique est jusqu’à présent, passé » à côté de cette poétique qui dégage des vues d’avenir et dont les peuples ont besoin. Comme le disait l’architecte Claude Nicolas Ledoux au xviie en construisant la saline de Chaux (aujourd’hui Centre européen de réflexion sur le futur) :

Si les progressions particulières sont insensibles, celles qui sont stimulées par des vues ultérieures qui s’associent à leur puissance sont rapides.

Faute de vues politiques à long terme, d’une prospective volontaire de l’Europe, dans la qualité de sa vie, dans sa culture de demain, dans ses rapports avec le monde, l’Europe communautaire serait au mieux l’Europe fade des technocrates, l’Europe des compromis. Je ne souhaite pas à l’Europe une catastrophe pour qu’elle se force à définir son destin, mais je crois qu’elle devra se fixer des objectifs et des ambitions clairs pour devenir et, même tout court pour être.

La prospective peut aider la politique, mais il faudrait que les futurologues cessent d’aligner des contraintes et des prédictions par trop mondialistes. Il faudrait que pour définir un « futur voulu » la prospective bâtisse in situ des scénarios alternatifs de sociétés, des projets globaux de vie économique et sociale, des modèles de croissance fabriqués autrement qu’en ajoutant des pourcentages à des Pnb mal conçus et qu’elle décrispe ainsi le dialogue entre responsables et techniciens. Il faudrait que l’on passe plus de temps à l’Europe qualitative qu’à l’Europe quantitative et marchande. Dis-moi quelle qualité de vie tu veux et je te dirai quelle Europe tu auras.

En parlant de l’avenir de la Méditerranée, je ne parle pas d’une autre communauté mais de l’Europe elle-même. Elle y doit sa naissance comme d’autres civilisations. Bien sûr, la Méditerranée n’est pas l’Europe, mais sans elle l’Europe n’aurait pas été et ne sera pas.

La Méditerranée n’appartient plus à l’Europe comme une facilité, une dépendance. Elle vient de se décoloniser et trouve avec un siècle de retard par rapport à elle l’affirmation de ses nationalités majeures. Sera-t-elle en avance sur l’Europe pour le mûrissement de sa communauté ?

Que l’événement ne cache pas l’essentiel

Entre les soubresauts événementiels entre pays frères, les fratricides luttes du Liban, les douloureuses confrontations israéliennes ou chypriotes, la Méditerranée, à travers la diversité de ses régimes et de ses ethnies, est en train de rechercher ce qui la fera elle-même.

L’Europe s’est bâtie dans les années 1950, à partir d’une interrogation sur le charbon et l’acier. La Méditerranée en 1975 commence à se construire sur les risques de survie de sa mer. La pollution est un premier jalon. Un programme d’action d’environnement a été adopté en février 1976 à Barcelone et l’on parle déjà d’un plan bleu destiné à dégager les différents choix de développement et retenir ceux qui respectent les équilibres écologiques, l’écosystème de la mer et de ses littoraux. Alors que les 250 millions d’Européens actuels seront 300 millions en l’an 2000. Les Méditerranéens dans le même temps passeront de 250 à 450 millions. Conscients de la multitude des problèmes que pose une telle évolution, ces derniers savent qu’il leur faut miser sur le progrès et le choisir sur mesure.

La manière dont les pays méditerranéens envisagent une communauté est intéressante : affirmation de l’indépendance globale et des interdépendances nationales, refus d’une société stéréotypée, quête du développement en posant d’abord ses finalités et ses impacts.

Une solidarité méditerranéenne, loin de concurrencer la communauté européenne ou la communauté arabe, par exemple est un stimulant pour toutes les sociétés qui comme autrefois puiseront à sa source.

 

* Revue 2000, no 37, 1976, p. 12.

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Gouvernance mondiale-Du retard à l’allumage,

Source : Territoires, la revue de la démocratie locale n°462, cahier 2, pp.22-24, 2005

Auteur : Serge Antoine

Pour renouveler la gouvernance mondiale, il serait irréaliste de compter sur les seules institutions. La mondialisation doit être portée, voulue et, en partie, mise en œuvre par les populations et leurs sociétés civiles.

La manière dont on s’y prend pour rénover la gouvernance mondiale n’est pas la bonne. Le dernier rendez-vous, à New-York, en septembre, n’était pas plus probant. On se trompe d’un métro en se focalisant sur la réforme du Conseil de sécurité de l’Onu: course à l’échalote pour faire entrer tel ou tel État de plus dans le cénacle des « grands ». L’enjeu est totalement dépassé, si ce n’est de reconnaître que le tiers-monde n’a pas voix au chapitre comme il le devrait.

S’obstiner à revoir le mandat des grandes institutions n’est pas non plus la bonne méthode. Sans doute peut-on y gagner à disposer, par exemple, d’une plus forte institution pour l’environnement. Mais à la racine, qui est vraiment l’interlocuteur du programme des Nations unies pour l’environnement (Pnue), même réformé? Des ministères de l’Environnement qui, partout dans le monde, ont la faiblesse de leurs moyens ou de leur autorité?

Il serait préférable, plutôt que de se focaliser sur tel ou tel compartiment, de faire travailler en synergie les morceaux que sont le Pnue, la FAO et l’Unesco; toutes ces entités qui ont tendance à vivre leur propre vie pendant que règne en maître sous la bannière de la compétitivité mondiale l’Organisation mondiale du commerce. Ce n’est pas tel outil, morceau de la gouvernance mondiale qu’il convient de réformer, mais la cohérence du système vers la gouvernance planétaire.

Une dimension de la réforme de cette gouvernance mondiale a été peu explorée: il s’agit de l’échelle « régionale ». La planète est, en effet, un gros ballon un peu glissant que l’on arrive difficilement à saisir, même si la mondialisation sous toutes ses formes rend cette approche globale nécessaire. En jouant d’entités plus réduites, on parvient à avoir prise. Ces entités régionales peuvent être (elles tendent à l’être), comme l’Union européenne, institutionnelles. D’autres formes apparaissent qu’il faut encourager, s’il ne s’agit pas seulement de grands «marchés» du type Alena pour l’Amérique du Nord et le Mexique ou de Mercosur pour l’Amérique latine.

Le seul exemple pratiqué jusqu’ici – celui d’une « écorégion »- a été lancé en 1975 pour la région méditerranéenne qui, avec ses 450 millions d’habitants, est composée de quelque vingt États riverains. Elle a, à Barcelone, en 1975, scellé avec l’Union européenne un accord, renouvelé en 1995, sur le thème « le développement durable et ses institutions (le Plan d’action pour la Méditerranée, le Plan bleu …) s’inscrivent sous l’égide des Nations unies»; elle travaille au consensus sans trop de problèmes. Il y a aussi l’entité des Caraïbes et celle qui regroupe, dans le Pacifique, de nombreuses îles menacées par l’effet de serre. On pourrait songer à quelques autres ensembles parmi lesquels l’Afrique sahélienne.

CIVISME MONDIAL

« Le civisme mondial commence à être une composante de poids. Il est significatif d’une nouvelle morale que les jeunes perçoivent beaucoup mieux que leurs aînés. »
La mondialisation voulue, maîtrisée et même salvatrice, ne s’en sortira pas par les seules institutions. Elle doit être portée, voulue et, en partie, mise en œuvre par les populations et leurs sociétés civiles. Il y a là un terreau tout à fait vital. Mais il manque les courroies de transmission et l’embrayage. Il y a, de ce côté, fort à faire pour que les acteurs de toute nature se mobilisent et soient incités à le faire.

Le point de départ, c’est le civisme mondial, et il progresse à pas de géant: les catastrophes, le constat d’une indispensable solidarité, le réchauffement des climats, la médiatisation des antipodes constituent autant de facteurs éminemment moteurs. On se rappellera ici les appels, encore un peu solitaires, des années 70 dans lesquels « l’écologie, la défense de l’environnement, tendent à devenir les fondements d’une nouvelle éthique de l’espèce, fondée sur la connaissance: le moment n’est pas loin où la pollution de la nature deviendra un sacrilège, un acte criminel, même et surtout pour l’athée, du seul fait que l’avenir de l’humanité est impliqué. » (Cheick Anta Diop, Civilisation ou barbarie, 1981) Ou celui de Paul-Émile Victor: « Bientôt, le monde se dotera d’un sens civique planétaire. »

Le civisme mondial commence à être une composante de poids, et lui-même est significatif de l’avènement d’une nouvelle morale que les jeunes perçoivent beaucoup mieux que leurs aînés. Les religions n’ont pas encore pleinement pris la pleine mesure de ce vent porteur, les politiques non plus… La mobilisation de la société civile est une clef tout à fait essentielle pour faire avancer le système. Mais il manque, on l’a dit, l’embrayage.

À commencer par les États. Les sommets internationaux sont des occasions manquées. On fait des États des signataires d’accords, au mieux de « déclarations ». On ne les invite pas à être là pour souscrire à des accords autres que consensuels et unanimistes. Or, il serait bon que chaque État, à son propre rythme, soit invité à s’engager à tel ou tel niveau pour 2015, 2025 ou 2030, par exemple, et à l’afficher clairement de manière publique et mesurable pour se mettre sous l’œil démocratique. Ce serait un progrès formidable.
Et puis il y a tous les autres acteurs, hors des conférences mondiales: énumérons-les rapidement.

INCITER LES COLLECTIVITÉS À SORTIR DE LEUR PÉRIMÈTRE GÉOGRAPHIQ.UE DE COMPÉTENCE

– La vie associative est de plus en plus porteuse de nouvelles aspirations et leurs initiatives sont là pour en témoigner: il y a de nombreuses associations de développement durable, d’environnement, de justice, de paix, et surtout de solidarité – pas seulement humanitaires. Elles sont plus dotées de bonne volonté que de moyens.
– Les collectivités territoriales sont des centaines de milliers dans le monde. On ne s’appuie pas assez sur elles non plus, on reste trop fidèles aux structures centralisées. Pourtant, les collectivités se mobilisent de plus en plus pour des causes planétaires, mais elles pourraient décupler leurs actions. Les « programmes locaux contre l’effet de serre » ne sont pas légions de par le monde, et même la solidarité entre villes en cas de catastrophe est un réflexe bien rare. Il faudrait encourager leur envie récente de sortir de leur périmètre géographique de compétence et les inciter à travailler à plusieurs sur des projets concrets.

DES CONSOMMATEURS DE PLUS EN PLUS INFLUENTS

– Les entreprises sont de vrais acteurs, même si l’on peut contester leur appartenance à la société civile: leur « civisme mondial » est sincère, même s’il n’est pas toujours de bon aloi, et leur action est vraiment très performante quand elles le veulent et quand elles sont poussées par le champ de leurs compétences ou de leurs ambitions. Quelque 2 500 de par le monde, dont 358 pour la France, ont signé le « Global compact », engagement proposé par Kofi Annan; 90 000, dont 3 000 pour la France, ont passé leurs épreuves ISO 14001, mais e ne sont que les entreprises à vocation mondiale qui sont présentes à cette échelle. Il y aurait un gros effort à consentir pour déclencher un effet d’entraînement et associer pleinement tout le monde des industries, et surtout des services.
– Les consommateurs sont aujourd’hui de plus en plus influents et les initiatives en faveur du commerce équitable en sont un signe évident. Mais a-t-on réellement fait, comme on le doit, la place aux associations de consommateurs qui, pourtant, peuvent apporter beaucoup?

La mobilisation des acteurs est un véritable défi: et si l’on veut ajouter à l’ambition, n’y a-t-il pas aussi celle de faire travailler ensemble plusieurs types d’acteurs? C’est ce qu’on appelle le « multipartenariat ». Il en existe peu d’exemples dans le monde.
Cette « mobilisation » ne peut être ordonnée, régentée ou réglementée: elle passe par le volontariat, sans lequel rien ne peut véritablement se jouer en profondeur. Elle donne la main à la démocratie, mais pas n’importe laquelle. La démocratie représentative n’est que l’une des branches. Les formes nouvelles de communication en permettent d’autres. Mais la question est surtout celle de la volonté politique et des lois pour rendre possible l’éclosion d’une vraie participation. Et surtout la focalisation sur des projets, qui réunissent le réalisme possible et l’ambition.

On manque de «fabriques d’utopies concrètes », selon l’expression qu’affectionnait Philippe Viannay. Ce qui signifie fabriquer aussi des courroies d’incitation.

1. Le Plan bleu assume les fonctions de centre d’activités régionales du Plan d’action pour la Méditerranée (PAM), lui-même placé sous l’égide du Programme des Nations unies pour l’environnement.
2. Cheick Anta Diop, Civilisation ou barbarie, Paris, Présence africaine, 1981.

 

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L’évolution de la notion d’aménagement du territoire

 

Source :Recherche Sociale, mars avril 1968, in L’aménagement du territoire, un pari pour la France, pp.4-7

Auteur : Antoine Serge,

Si l’histoire des peuples ne souffre aucune discontinuité, l’aménagement du Territoire est aussi ancien que le pouvoir des hommes sur leur environnement. Le défrichement des forêts françaises décrit par Marc Bloch est un acte d’aménagement du Territoire.

Plus près de nous et pour prendre encore un exemple français, les grands exploits de Vauban, créateur de villes, l’assèchement des marais, les travaux du duc de Lorraine constituent des actes d’aménagement du Territoire.

S’appuyant sur l’universalité du droit, et la lutte contre les exceptions, la Révolution française puis Napoléon instaurèrent un « système’» administratif et politique où la géographie et la modulation des actions localisées avait un relent de passéisme. Pourtant, l’oubli de la géographie au XIX· siècle avait d’autres causes et d’autres aspects. Pendant – que nos industrieux ancêtres construisaient 1500 kms de chemin de fer par an; et perçaient des isthmes continentaux, le paradoxe vent que ces grands actes inscrits sur le sol se déroulent à une époque où la pensée rationnelle fait abstraction de la réalité charnelle, du terrain, du lieu. L’ « homo oeconomicus» n’a pas de dimension territoriale et le moteur du profit des grandes sociétés comme l’action de l’administration centrale – oh combien centralisée! ­ relèguent le territoire parmi l’accessoire quand il n’est pas oublié. Quant aux collectivités locales, largement en tutelle, elles entretiennent leur patrimoine sans notion de prospective et sans politique économique sur leur environnement.

C’est à peu près au même moment, qu’ici ou là, entre 1935 et 1950, réapparaît cette prise en considération des données territoriales dans l’action des hommes et notamment de celle des pouvoirs publics. La manière dont cette  en considération s’effectue est naturellement différente de pays à pays selon les problèmes majeurs que ceux-ci se posent. . – C’est au moment de la crise américaine que l’administration fédérale de Roosevelt aux Etats-Unis met en place entre plusieurs Etats une organisation de développement concerté et de grands travaux de relance dans la Tennessee VaIley.

-En Grande-Bretagne avant guerre une commission royale britannique mesure les « depressed areas » où le chômage est structurellement élevé propose des mesures de décentralisation.

– La France dans les années 35 décentralise à Toulouse les industries aéronautiques pour éviter au plan stratégique, une concentration  excessive à Paris.

– Pendant le même temps, à une autre échelle, l’Union Soviétique transfère et développe au delà de l’Oural des « combinats industriels » qui lui seront d’une grande utilité lorsque l’invasion allemande annihilera ses productions de l’Ouest.

-Aux Pays-Bas, l’élaboration d’un programme de nouveaux polders sur le Zuydersee se prépare avec  un souci d’aménagement global.

Voilà quelques exemples de la manière dont l’aménagement du Territoire apparaît avant la deuxième guerre mondiale. Après la deuxième guerre mondiale, de nouvelles étapes sont franchies. En France, J.F. Gravier alerte avec Paris et le désert français, l’opinion sur la croissance excessive de Paris et de la région, ce qui constitue encore aujourd’hui un des leitmotiv de la politique de décentralisation. Au moment où des options doivent être prises pour la reconstruction du pays M. Claudius-Petit, ministre chargé de l’urbanisme et du logement, se rend compte que les choix doivent être pris dans le cadré d’une politique d’aménagement du Territoire (au delà des périmètres urbains) où l’industrie, l’agriculture, les communications sont étudiées avec un souci de « géographie volontaire ».

L’aménagement du Territoire peu à peu trouve sa place dans une double évolution. D’une part au thème saint-simonien de l’industrialisation qui accapare l’attention et les moyens de 1950 à 1960 s’ajoutent d’autres préoccupations: hiérarchisation urbaine, infrastructures de transports, politique culturelle, décentralisation tertiaire. Peu à peu, à l’instar du Plan de modernisation articulé après la guerre sur un ou deux secteurs clefs, l’aménagement devient global. D’autre part et de ce fait même, en tant qu’institution, il se hausse au niveau interministériel, nous des liens très étroits avec le Commissariat du Plan qui relève du Premier Ministre et suscite la création en 1963 d’une Délégation directement rattachée au Premier Ministre pour donner les impulsions nécessaires (la DATAR).

Ces institutions tendent d’autant mieux à embrayer sur la réalité du pays qu’entre 1956 et 1964 se mettent en place des structures régionales. Les 21 régions, d’abord liées exclusivement à la préparation du Plan, deviennent les cadres d’une orientation encore timide, il est vrai, de l’action régionale. Dans le même temps, apparaît une manière de consultation avec les CODER partiellement élues et qui relaient au plan de la représentation les comités d’expansion dont la mission d’animation s’affirme. La Grande-Bretagne effectue sous nos yeux la même innovation dans des termes identiques Sur bien des points.

Les instruments sont en place et le pays apprend à s’en servir, à les améliorer, à les utiliser, parfois à les contester. La dimension régionale prend peu à peu sa place. De nombreuses organisations professionnelles, syndicales, politiques prennent en compte les dimensions de la région. Le Plan (le V· en particulier et le VIe déjà) s’attache à ce que l’on appelle la régionalisation. Le budget de l’Etat, lui même si centralisé dans sa conception, devient depuis 1964 – et sur initiative parlementaire – un outil d’observation et de répartition territoriale des équipements. Dernier exemple, l’action agricole et rurale prend depuis 1967 une dimension géographique plus accusée avec la création de zones de rénovation rurale couvrant plusieurs régions.

L’indifférenciation de l’action des pouvoirs publics cède la place à une modulation plus grande dans une perspective géographique.

Je ne voudrais pas décrire la situation actuelle que chacun connaît ou peut connaître mais souligner deux évolutions qui à mon sens sont susceptibles de marquer demain l’aménagement du Territoire.

La première est, avec l’ouverture du marché commun notamment, le changement d’esprit qui peu à peu s’instaure sans que l’on s’en rende compte dans notre pays. Préoccupés jusqu’à l’excès par les cadres institutionnels et surtout inquiets de la « répartition des équipements en vue d’un meilleur équilibre », certains responsables se rendent compte maintenant que cette approche de la planification et de l’action régionale par le « contenant ». fait trop peu de place à celle du « contenu ».

Sans doute, les mutations institutionnelles sont-elles encore d’actualité et une vraie réforme communale doit être attendue pour donner en France à l’action régionale son véritable sens. Sans doute une ordonnance plus rigoureuse encore de certains « équipements structurants » est-elle indispensable et l’on peut s’attendre, dans le domaine des transports, de la recherche, de l’université par exemple, à voir mieux définis des sortes de « schémas directeurs » à l’échelle du pays. Mais la concentration de l’intérêt sur les équipements et en particulier sur les équipements publics conduit à une connaissance insuffisante du développement régional au sens où le « contenu » économique ou culturel s’exerce dans un milieu environnant. Aussi les métropoles d’équilibre ne prendront chair dans la vie du pays par les seuls schémas directeurs de leurs structures: des actions clefs son~ nécessaires pour créer un véritable milieu « autodéveloppant » et fertile.

Ainsi, pour de grandes régions, l’analyse s’attache maintenant à donner du « corps », moins aux vocations régionales (le mot est trop lié à la fixité d’un destin), qu’aux directions clefs que doit prendre une économie pour s’affirmer. Il ne s’agit pas, bien entendu, à l’heure où les échanges interrégionaux et les solidarités s’accroissent, de mettre en avant ces conditions d’un nouvel automatisme, mais de donner aux régions les moyens de participer à leur place au développement général sans la permanence d’une mendicité que l’on qualifie d’assistance. Cette mutation dans la conception même de l’action régionale peut conduire à la fois à renouveler la figure des responsables publics et à associer davantage aux efforts les responsables de secteurs publics ou privés (entreprises, syndicats, universités, par exemple) aux impulsions de l’action régionale. Il peut aussi conduire l’approche globale à être moins égalitariste: certaines régions pourront avoir des projets dont le total national pourrait être supérieur au 100 de la moyenne française. Au raisonnement par répartition successive et « enveloppes » et dont l’allure est quelquefois passive peut se substituer une action plus motrice, plus concurrente, plus imaginative.

La deuxième dimension de l’évolution provient de ce que l’aménagement va à la fois s’intéresser davantage au très court terme et au très long terme.

Au très court terme d’abord par une connaissance plus instantanée des évolutions. L’informatique, les moyens de l’électronique, la naissance d’outils tels que les observatoires régionaux vont permettre un véritable « tableau de bord » dont jusqu’ici personne n’a disposé.

La température de l’activité d’une région pourra plus rapidement. Et c’est ainsi avec des délais plus restreints que des actions pourront en particulier pour les conversions industrielles et les mesures directement liées à l’emploi. Une région sera d’autant plus intéressée par l’aménagement du Territoire qu’elle verra des actions entreprises sur le vif.

Plus ouvert au court terme, l’aménagement du Territoire prend conscience de la nécessité de prendre en compte le long terme. Le très long terme d’une génération qui signifie, en effet, pour une anticipation de 5 ou 10 ans dans un domaine comme celui de la géographie dont les mutations s’effectuent avec peine sur 50 ans. La localisation urbaine, l’implantation des grands pôles, les réservations de sites, l’infrastructure des transports – ne parlons pas de nos forêts – sont des faits dont la rigidité est telle que nous devons en accepter les conséquences sur plusieurs générations. Prévoir pour 1985 et même l’an 2000 est prévision trop proche et déjà les horizons 2020 et 2050 sont des exercices indispensables.

La difficulté réside ici dans le sens très différent que prend un horizon déterminé selon les secteurs: l’an 2000 est trop long pour l’informatique, la politique industrielle, l’enseignement ou les loisirs. Il est trop court déjà pour l’énergie ou l’économie forestière par exemple. Il est aussi difficile dans ces conditions de préparer une action efficace que ne le serait le premier médecin des hommes qui ne connaîtrait l’évolution que de quelques organes. Et pourtant il faut bien s’attacher à progresser ici. Avec modestie mais aussi grâce à une discipline intellectuelle serrée et à des moyens modernes (le recours à l’ordinateur est essentiel ainsi qu’à des méthodes de simulation et de calculs de choix), la prospective peut ici porter ses fruits: elle peut permettre à la société, pour une fois en avance sur les faits, de proposer elle-même son destin, d’effectuer ses choix et de parfois les faire expérimenter à temps.

Il va sans dire que cette ouverture bien comprise sur le très long terme n’est pas une fuite en avant: au contraire, elle va modifier l’attitude même que l’on peut avoir à l’égard d’instruments aussi récents par exemple que ne le sont la planification ou l’urbanisme. Ainsi une réflexion doit peu à peu amener notre administration à mesurer mieux l’échelonnement de ses décisions ou de ses engagements. Les options prises pour Paris, en ce moment même pour les Halles, les villes nouvelles par exemple risquent de déterminer pour 30 ou 40 ans l’avenir et les crédits dans certains domaines.

Aussi cette mutation exigera-t-elle dans les choix une meilleure information de la société elle-même, une meilleure participation aux décisions d’optimisation, et, à l’échelon politique supérieur, l’examen à l’échelon le plus élevé, de décisions murement réfléchies. Peu à peu, l’on devra s’orienter vers la dotation du « schéma directeur de la France » » Ce qui n’aurait été, il Y a 20 ou même 1 0 ans, que dessin peut commencer aujourd’hui à affirmer l’autorité d’une société sur le sens d’une évolution qu’elle aura contribué à choisir. C’est ici où le temps et la géographie acquièrent le véritable sens de leur dialogue.

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Y aura-t-il une nature en l’an 2000 ?

Auteur : Antoine Serge,

Source : Le Monde, 24-25 mars 1968

Serge Antoine, Chargé des études à la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale.

Que les Français, et en particulier les citadins, s’intéressent à la nature, aux paysages et aux sites est maintenant chose certaine. Il ne s’agit plus là, chez les habitants des grandes villes, des souvenirs d’une enfance rurale, mais bien d’une préoccupation d’avenir. D’une inquiétude de civilisation.

« Il y aura du béton partout, il n’y aura plus d’arbres », disent les jeunes d’un grand ensemble parisien, interrogés en ce moment même sur leur perception de l’an 2000. L’absence de· nature se classe parmi les grandes craintes, avec la guerre nucléaire et le chômage : « Tout sera robot, nous n’aurons plus rien à faire ».

Cette prise de conscience débouche en partie, chez leurs aînés, sur des solutions individuelles où l’honorable maison de campagne a valeur de refuge, en même temps qu’elle est l’expression incontestable d’un besoin immédiat des citadins. Mais peu à peu – et plus rapidement qu’on ne le pense- ce qui était penchant pour la ferme de Marie-Antoinette fait place à l’examen lucide d’un problème collectif. La création de parcs nationaux, la naissance d’une politique de parcs régionaux, une législation de protection des sites sur grandes zones, la lutte contre la pollution de l’eau et de l’air sont des signes qui ne trompent pas.

Signes de quoi?

De pénurie d’abord. Car la demande croît tandis que l’espace demeure et même se rétrécit.

  • • 50 millions de Français en 1968, sans doute 70 millions en l’an 2000 ;
  • • 22 millions de Français en vacances en 1967, peut-être 36 à 39 millions en 1985; de 50 à 55 millions en l’an 2000 sur des étés que l’on espère, ·il est vrai, moins concentrés ;
  • • 1,2 million de skieurs en 1967 et sans doute de 5 à 10 millions si une cinquième semaine de congé était généralisée;
  • • 1,2 million de résidences secondaires en 1967, plus de 15 millions en l’an 2000 si l’on estimait, avec 60 % des Français, que la. grande majorité des citadins en aura alors une.;
  • • 1 million de plaisanciers en 1968, peut-être 6 millions (l0 selon certains) en l’an. 2000.

Mesurée par ces chiffres -auxquels il conviendrait d’ajouter le flot des Européens du Nord de plus en plus attirés par le soleil – la pénurie de nature semble encore toute relative dans une France que l’on dit souvent déserte mais qui n’a pourtant que 3 500 km de côtes, soit, en août 35 cm par estivant et dont les sites intérieurs supporteront mal 10 millions de résidences secondaires (du moins si elles sont conçues à l’image actuelle). La disette est déjà très sensible sur ces côtes d’Atlantique et de Méditerranée que le lotissement enlève chaque jour à tous ceux que le plein air attire. L’extension des villes (80 % de citadins en l’an 2000 ; près de 300 à 500 hectares immobilisés pour une ville d’un million d’habitants), la multiplication des emprises pour les transports de toute nature, le développement de nouvelles industries – en particulier sur le littoral – conduiront à resserrer nos .espaces naturels.

Si le Français commence à percevoir que l’espace lui manque, sait-il toujours quel prix. il doit collectivement payer pour le préserver? Il faut l’avouer ; la prise de conscience ne débouche pas encore sur le réalisme du portefeuille, Sans doute, individuellement, le fait que le ·Français consente à acheter l’eau « fraiche et naturelle » (en bouteille), à louer son morceau de plage concédée, peut faire illusion. Mais combien la société est-elle prête à accorder, dans les budgets de ses communes, de ses départements, de ses administrations, pour une véritable gestion de la nature?

Le romantisme est encore grand dans un domaine qui, hé1as!, n’est pas gratuit et n’a jamais été··gratuit. La nature apparaît encore aux yeux de trop de nos concitoyens comme un bien de Dieu dont il n’est que de se servir. Pour protéger, dans le cadre du système de propriété qui est celui de toute l’Europe occidentale, les paysages dont la société de demain aura besoin, celle d’aujourd’hui serait-elle condamnée à racheter les terres? Racheter la France belle et pittoresque, la France menacée, est-ce bien la voie à suivre? Des formules plus subtiles sont à trouver, en liaison très étroite avec les collectivités locales et les particuliers, et grâce à une législation intelligente de l’environnement. Mais ce n’est possible que là où la pression n’est pas trop forte. Sur les côtes, à l’intérieur des villes, dans les banlieues proches des métropoles, la place que l’on peut faire aux espaces verts est fonction du prix qu’on veut y mettre. Le voudra-t-on pour éviter les droits d’entrée dont devraient se doter les provinces les plus accueillantes? Ou bien assistera-t-on à une remise à jour des octrois de jadis, pour les visiteurs du dimanche?

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Pénurie perçue, prix non entrevu : est-on sûr qu’en termes de prospective le plus important ne soit pas ailleurs, étroitement lié aux structures socio-économiques qui supportent le paysage?

Car, en fin de compte, pendant que les scientifiques s’intéressent à une extrémité essentielle du problème : l’écologie générale et· l’équilibre « biologique » du végétal et de l’animal, pendant qu’à l’autre extrémité les spécialistes du tourisme mesurent utilement les problèmes de l’accueil et de l’équipement, entre les deux on trouve le monde rural. La France est un grand jardin où le cadastre agricole traduit tout autre chose que le naturel. Elle est 1e résultat d’une manière de travailler le sol et d’une manière de vivre où l’agriculteur assume, en même temps que sa fonction de producteur, celle de «mainteneur du paysage ».

La nature française, à une ou deux exceptions près n’est plus naturelle. Sa virginité est un mythe. Ses paysages sont le produit d’un dialogue entre les hommes et les éléments, le résultat de systèmes socio-économiques. Même les plus beaux, ceux que l’on aime. Certes, ils sont encore là, parfois miraculeusement, mais pour combien de temps?

Avec les changements de rythme et de cadence de la civilisation, n’importe qui, n’importe quelle force poussée par le profit immédiat risque de troubler un équilibre où autrefois la loi collective non écrite. comme la loi de nature donnaient aux mutations du paysage l’ampleur de plusieurs générations.

Or même si l’on estime que les deux tiers du paysage français seront maintenus grâce à un système de production agricole viable, reste un tiers du territoire dont on ne sait ce qu’il deviendra. A-t-on, par exemple, mesuré combien d’exploitations pourront maîtriser le paysage des Alpes françaises?

Comment pourront subsister les terres si demain la productivité de la culture ou de l’élevage sur sol ne s’accroît pas assez pour résister à celle – plus rapide – de la nourriture chimique ou industrielle? Qu’en serait-il de nos forêts si les rotatives devaient renoncer à l’épicéa, si le papier végétal n’était plus qu’un souvenir?

Les pressions extérieures du milieu urbain, les friches intérieures- bien plus inquiétantes qu’il n’y paraît – menacent donc un paysage dont la véritable essence est d’être aujourd’hui à la fois bien de consommation et bien de production. Quelques esprits, qui ont encore le souvenir d’une France rurale assez traditionnelle, lente d’évolution, pensent que l’équilibre des paysages de la France de toujours ne mérite aucun traitement clinique. Ce serait évidemment plus agréable et plus commode. En vérité, le problème de la nature en l’an 2000 concerne non seulement ses conditions d’accueil et d’accès, mais ses structures. C’est dire qu’il faut la prendre au sérieux; se préparer, dès maintenant à envisager son coût de production et de maintien, à raisonner en économistes et en comptables; ne pas se contenter surtout de micro-réussites, car la -préservation, sur un territoire quelque peu vaste, ne peut être efficace sans un aménagement d’ensemble.

C’est dire qu’il faut dès maintenant préparer une stratégie de la nature.

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Serge Antoine répond aux questions de Thierry Paquot

source : Revue Urbanisme, N° 336, p.71 à 78, 29 mars 2004

Quelle est votre formation ? Quel est votre itinéraire intellectuel ?
Mon itinéraire est relativement impossible à retracer, mais je vais essayer parce qu’il est quand même marqué de quelques constantes. L’enseignement me paraissait étroit, recevoir des leçons de professeurs me semblait insuffisant, alors j’ai pris du temps sur Sciences Po pour ouvrir deux fenêtres à mon enseignement personnel. La première pour réaliser pendant deux ans des sondages dans la rue, ce qui m’a permis d’ailleurs de rédiger ensuite, sous la direction d’Alfred Sauvy, un mémoire sur les sondages d’opinion publique, et la seconde pour rejoindre Paul-Henry Chombart de Lauwe. J’intégrais son équipe constituée de cinq volontaires et installée au musée de l’Homme ; il fallait pour la rejoindre sauter par-dessus Jean Rouch et Gérard Philipe dont les bureaux de la Cinémathèque étaient installés là ! J’ai passé plus de deux ans avec Chombart à travailler sur ce que l’on appelle maintenant l’écologie urbaine, issue des travaux de l’École de Chicago. J’ai davantage participé à l’étude de la ville dans sa globalité qu’aux études de quartier, tout en privilégiant la cartographie. Paul-Henry Chombart, comme Louis Couvreur auprès de lui, plongeait dans une ville vécue et non pas dans une ville reçue. J’ai beaucoup appris avec lui.

Vous ne découvriez pas simplement une équipe qui travaillait sur l’écologie urbaine, il s’agissait aussi de la découverte d’une ville. Vous n’êtes pas parisien ?
Je suis né à Strasbourg. Ensuite ma famille a bourlingué, beaucoup et partout. Mon père a répondu à l’appel du général de Gaulle, il est parti en juin 1940 en Angleterre et nous avons réussi à le rejoindre non sans mal, puis nous nous sommes installés à Alger.
Je ne suis ni architecte ni urbaniste, je pense que mon intérêt pour le territoire me vient de mon père. Il était polytechnicien, ingénieur, mais il a pu s’occuper en Syrie d’aménagement du territoire et son nom a été associé au plan de Damas. Par ailleurs, puisque nous sommes dans les histoires de famille, c’est lui également qui a d’abord rencontré celui qui deviendra mon beau-père, l’architecte et urbaniste Michel Écochard. Mon père m’a fait connaître de grands noms de l’aménagement, Eirik Labonne au Maroc ou encore Maurice Rotival. Ce dernier m’impressionnait dans son approche européenne. Pour Jean Monnet, l’Europe c’était le marché commun, le charbon et l’acier, mais pour Rotival c’était la géographie : « Constituons ensemble un morceau de territoire autour du Rhin et on fera l’Europe ! » Il a écrit cela dans le no 1 de la revue Urbanisme. À mon avis, c’est une belle utopie de croire que les aménagements du territoire peuvent être vus comme le ciment des peuples. Cette dimension territoriale, insufflée par mon père, est très importante parce qu’on la retrouve en continu au fil de ma vie.

Après la parution du livre dirigé par Paul-Henry Chombart de Lauwe, Paris et l’agglomération parisienne, en 1952, que faites-vous ?
Après Sciences Po, j’ai préparé l’ENA, où j’ai été admis. Ensuite, je suis entré à la Cour des comptes. J’y ai constitué le centre de documentation et contrôlé une vingtaine de communes. Mais le contrôle a posteriori ne nourrissait pas tout à fait mon appétit. Deux semaines après mon arrivée, Chombart me recontactait ; il avait obtenu du ministère de la Construction et de l’Urbanisme un contrat sur la Sambre, autour de Maubeuge. Cela m’a amené à connaître l’urbanisme opérationnel, comme on dirait maintenant. À peine le rapport terminé, fin juin, j’ai reçu un appel comme tous les autres magistrats de la Cour, proposant durant trois mois, juste avant la période des vacances, d’élaborer la planification régionale du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme, de l’Aisne et de l’Oise. Le hasard est parfois extraordinaire ! Je me suis empressé d’accepter et j’ai travaillé sur l’avenir de ces cinq départements, à vingt ans ou trente ans, puisqu’il s’agissait de planification prospective que Pierre Pflimlin, du gouvernement Edgar Faure je crois, avait décidée. À la fin de cet exercice, j’étais horrifié par le nombre de découpages propres à chaque administration. J’ai alerté les responsables : pour décider une planification régionale, il fallait premièrement des circonscriptions un peu homogènes et deuxièmement que l’administration centrale, alors au ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU), ait une vue d’ensemble autour du Premier ministre. J’inventais alors les régions, que j’ai dessinées et dont je fus, pour le décret, commissaire du gouvernement. J’inventais aussi la « Datar » avant l’heure. Le Comité d’enquête sur le coût et le rendement des services publics, relais de la Cour des comptes, m’a confié les rapports sur ces deux sujets. J’ai dénoncé – ce qui m’a valu pendant un temps une interdiction d’accès au MRU – le défaut de relations entre le ministère de la Reconstruction et ceux de l’Industrie, de l’Agriculture, etc. Quant aux régions, le découpage de la France différait selon chaque administration. Chacune avait le sien. J’ai travaillé là-dessus pendant un an : j’ai d’abord superposé les cartes de découpage des différentes administrations sur un grand calque ; puis j’ai étudié le rayonnement des villes et surtout des futures « métropoles d’équilibre » en tentant de distinguer, en dehors de la région parisienne, les villes qui opéraient comme des points d’attraction. J’ai mesuré les attractions exercées par Marseille ou Montpellier, par exemple, en utilisant notamment les zones de chalandise ou les données statistiques se rapportant aux relations par téléphone, très révélatrices (à l’image des données sur les distances à cheval utilisées lors du découpage des départements pendant la Révolution). Après quoi j’ai proposé l’idée à Jérôme Monod, qui travaillait au cabinet du Premier ministre, Michel Debré. Celui-ci, avec Jean-Marcel Jeanneney, avait en tête le projet d’une France à 47 départements. J’ai expliqué à Monod que je pensais aussi que le département était trop petit pour l’échelle de planification, mais je l’ai prévenu que l’échelon politique allait passer quelque deux ans à mettre en place une réforme difficile parce que l’on ne redécoupe pas un pays en deux coups de ciseaux. La réforme sur laquelle j’avais travaillé était toute prête, beaucoup plus facile à mettre en œuvre. C’est celle-ci qui fut appliquée. Les 21 régions se sont créées en six ans par ajustements successifs, en gardant en nombre entier les départements. Dès qu’une administration désirait innover pour ses échelons déconcentrés, elle devait passer par moi ! Pendant cinq ans, j’ai été une espèce de procureur des 21 régions. Je les ai dessinées seul, sans aucun pouvoir politique et sans être allé sur place, deux particularités qui sont impensables maintenant, mais à l’époque il ne s’agissait formellement que d’un regroupement technique1. Ceci nous amène cinq ans avant la Datar. Elle a été créée en 1962, selon mes vœux, mais à ce moment-là, après trois années passées auprès du directeur général de l’ORTF, Christian Chavaron, j’étais à Bruxelles, proche collaborateur de Chatenet, patron de l’Euratom et ancien ministre de l’Intérieur. Je lui avais promis deux ans mais je lui ai faussé compagnie au bout d’un an et demi, ne pouvant résister à l’appel de la Datar, en 1963. J’y ai passé près de dix ans exceptionnels sous la direction d’Olivier Guichard. On avait des rapports tout à fait extraordinaires avec cet homme, qui était un grand patron. Son bureau, quand il n’était pas à la Datar, donnait directement dans celui de Pompidou, alors Premier ministre, ce qui présentait une situation bien supérieure à n’importe quel pseudo-rattachement tel qu’on peut en voir dans les organigrammes. Il n’était pas, en apparence, chaleureux. Il parlait peu, disait le minimum, mais indiquait le sillage. Prenons l’exemple des parcs régionaux, puisque je m’en suis occupé après l’aménagement de Fos et la création des métropoles d’équilibre. En voyage avec Pisani et Pompidou, il découvre les parcs allemands. Rentré en France, dès la première réunion à la Datar, Olivier Guichard émet l’idée d’en créer : nous avons mis plus d’un an à « digérer » cette idée et à la mettre à l’heure française.

Avez-vous rencontré Paul Delouvrier ?
Je le voyais souvent. J’étais en totale opposition avec Delouvrier sur l’objectif des 12 millions de Franciliens, mais je l’ai beaucoup respecté. Avec Guichard, nous avions, à la Datar, inventé les métropoles d’équilibre pour faire contrepoids à Paris dévorant toute la France. Donc nous ne pouvions que freiner Paul Delouvrier, qui implantait ses villes nouvelles à l’intérieur d’un périmètre régional (que j’avais fabriqué, moi !). Je me suis énormément bien entendu avec lui, par exemple, lorsqu’il a ouvert la voie aux équipes pluridisciplinaires des Oréam pour les métropoles d’équilibre. Je me souviens encore d’une réunion à Rouen, vers 1965, où Paul Delouvrier s’est trouvé devoir donner des explications à un parterre d’ingénieurs qui s’étonnaient de la présence dans une équipe d’urbanisme d’un géographe et d’un sociologue ! J’ai pris modèle sur lui pour constituer des équipes pluridisciplinaires des métropoles d’équilibre.
L’anecdote la plus remarquable s’est passée en 1968. Ni la Datar ni bien sûr Guichard n’étaient sur les barricades, mais nous regardions avec intérêt ce foisonnement soixante-huitard. Nous avons mesuré son apport : celui d’une appropriation forte. Les salariés de l’entreprise disaient « c’est mon entreprise », les étudiants, « c’est mon université », etc. Mais ce mouvement d’appropriation restait étranger aux collectivités locales et territoriales. J’étais depuis peu le patron de la revue de la Datar, la Revue 2000, et j’ai pensé qu’il fallait en débattre. J’ai donc, en plein mois de mai, préparé un numéro un peu spécial qui s’est appelé le Petit Livre rouge – il était d’ailleurs rouge. Paris étant paralysé par les grèves, je suis allé dans les Hautes-Alpes pour imprimer cet ouvrage collectif qui réunit les signatures de personnalités comme Jacques Delors, que je connaissais très bien, et celles de toute l’équipe de la Datar, Jérôme Monod en tête, dans une sorte de plaidoyer pour la région. Cette fois au-delà du découpage. Sans budget, sans élu, la région n’était pas encore une institution. Nous avons donc proposé l’élection d’un représentant au suffrage universel. La revendication des soixante-huitards en direction de leur entreprise ou de leur université, nous l’avons ainsi portée au système territorial français. Quand je suis revenu, Guichard m’a tout simplement dit : « Eh bien dites donc, vous en avez fait des choses pendant ce mois de mai ! » Puis, j’ai découvert l’environnement. À la Datar, nous avions terriblement besoin de prospective à vingt, trente et quarante ans, et il y avait peu de gens dans le monde pour travailler à ces horizons. Grâce à Bertrand de Jouvenel et avec Monod, nous avons pu, aux États-Unis, rencontrer les grands spécialistes, Hermann Kahn, Daniel Bell… J’ai énormément appris en prospective, et c’est ainsi que j’ai découvert la naissance de l’environnement en Amérique. J’ai été la première personne à être reçue par la première administration américaine s’en occupant, directement liée au président. J’ai cueilli les idées à froid. Dans l’avion du retour, nous avons préparé deux lettres à l’attention de Pompidou et de Chaban-Delmas pour leur annoncer que la France devait se préparer à prendre en compte une politique de l’environnement, sachant que, le plus souvent, ce qui se passe aux États-Unis finit par nous arriver. Dans le même temps, Chaban-Delmas recevait une lettre similaire de Louis Armand qui, lui aussi, rentrait des États-Unis. Chaban lui a confié un rapport sur l’environnement et nous a demandé, à la Datar, les premières mesures à prendre en faveur de l’environnement. En 1970, Armand a rendu un rapport rédigé par deux jeunes de 17 ans alors, dont l’un est maintenant professeur, toujours militant et qui paraît, pour moi, avoir encore 20 ans. Ce fut le premier rapport français sur l’environnement. Après, les Anglais se sont manifestés en fabriquant un ministère réunissant l’Équipement, le Logement, l’Environnement et l’Intérieur. Chaban a créé le ministère de l’Environnement en 1971 – une première mondiale – directement rattaché au Premier ministre. Il l’a confié à Robert Poujade. Trois jours après sa nomination, Poujade m’a appelé pour me proposer de travailler avec lui, c’est ainsi que je suis devenu son bras droit à l’Environnement. Depuis, dix-huit ministres se sont succédé pour le meilleur ou pour le pire… Je suis, si je me situe parmi les « écolos », plutôt un écolo des villes qu’un écolo des champs. Je suis incapable de distinguer dans la nature une feuille d’une autre, je connais peu le vivant, les « écosystèmes ». Je suis un enfant de la ville. Ce ministère a été marqué par de grands pionniers, Ruffié, Bourlière, Trémolière, Paul-Émile Victor, Tazieff, le commandant Cousteau, ainsi que par une ouverture mondiale, beaucoup plus que tous les autres ministères français. J’étais alors moi-même membre du Club de Rome. J’ai participé à la conférence de Stockholm en 1972 avec toutes ces personnalités que j’ai tenues à faire venir. En débarquant à Stockholm j’ai retrouvé Maurice Strong, canadien, grand utilisateur de prospective, qui était le secrétaire général de la conférence, le pilier de ce premier sommet. Je le connaissais bien, cela a été d’autant plus utile que la France avait fait sauter dans le Pacifique une bombe H la veille de la conférence, ce qui lui a valu la réprobation de toute l’écologie naissante. J’ai revu Strong en 1990, deux ans avant le Sommet mondial de Rio dont il avait la charge, et j’ai intégré son équipe. Là, j’ai surtout investi sur les collectivités locales. J’ai rédigé en grande part le chapitre 282 des Agendas 21 et organisé la réunion des maires qui a eu lieu à Curitiba deux jours avant la conférence de Rio. C’est encore très actuel, car la rencontre de ces 300 maires a débouché sur l’alliance de deux fédérations hostiles l’une à l’autre, la Fédération (française) des cités unies et IULA, la fédération anglo-saxonne créée en 1906. Le mariage aura lieu en mai 2004 à Paris puis à Barcelone ; j’ai contribué à le lancer, il se consomme ainsi après douze ans. Cela pour vous dire que l’histoire est lente.

Vous êtes également l’initiateur du Plan bleu pour la Méditerranée et de la coopération entre les vingt États riverains. Comment en avez-vous eu l’idée ?
À la fin de la conférence de Stockholm, Maurice Strong m’a demandé ce que l’on pouvait espérer de la France. J’ai pensé à son passé colonial, mais aussi aux pays du bassin méditerranéen divisés alors entre trois continents, l’Afrique, l’Asie et l‘Europe, et qui n’avaient jamais créé de véritables liens entre eux. J’ai raisonné en termes d’approche régionale, celui d’un aménagement au niveau d’un grand ensemble géographique. Je sentais là un terrain d’avenir intéressant dans lequel la prospective et le grand aménagement pouvaient se retrouver. En 1975, de ce fait, les pays méditerranéens ont signé à Barcelone une première convention. J’y travaille encore et je suis toujours le représentant de la France à la Commission méditerranéenne du développement durable. Comme vous le voyez bien, les hasards sont en apparence inexplicables… Mon curriculum paraît fait de hasards. Je suis passé par l’ORTF, l’Euratom, etc. Autre exemple, en 1981, lors du changement de pouvoir, Robert Lion, qui était directeur du cabinet de Pierre Mauroy à Matignon, m’a contacté parce qu’il voulait rompre avec l’architecture giscardienne qui obstruait l’horizon ouvert de la Défense. En se réunissant le temps de quelques dîners plateau-repas à Matignon en compagnie, par exemple, de Gérard Thurnauer, on a fabriqué un projet. Robert Lion cherchait à inventer quelque chose qui soit durable comme le fer à la tour Eiffel, j’ai lancé l’idée que l’on devrait bâtir un projet autour de la « communication ». Le projet a été réalisé dans son architecture, mais pas dans sa raison d’être : devenir un centre de familiarisation pour des techniques qui changent vite. Mitterrand, Lang, Attali n’ont pas bien compris. Ma seule satisfaction est d’avoir constitué en grande part le jury qui a eu le choix entre Jean-Paul Viguier et Otto von Spreckelsen. Ce dernier a remporté le concours à cause de la transparence, de l’ouverture, il entrait dans la logique de la communication invisible. Viguier avait cru devoir assimiler la communication à un écran géant : la communication ne se résume pas à l’image.

Quel bilan tirez-vous de ces années 1972-2004 ? Les choses n’avancent pas très vite, semble-t-il…
Non. Je suis d’un naturel optimiste. J’ai toujours dit que trente ans était le temps utile pour obtenir des résultats. Je pensais en 1970 que, en développant une certaine volonté, au bout de trente ans on arriverait à maîtriser tous les problèmes dits « de l’environnement ». C’était mon entrée en matière avec Robert Poujade quand il m’a demandé, au début de son mandat, ce qu’il fallait entendre par environnement ; je lui ai répondu que cela se rapportait à tous les domaines, que tous les ministères étaient concernés : mais c’était d’abord un problème de société. À présent, je suis inquiet. Sans vouloir faire le prophète, je dis que, si nous continuons à ne rien changer, dans deux ou trois cents ans il risque de n’y avoir plus d’humains sur cette terre. Le développement durable, les Nations unies, mais aussi les États, sont d’une lenteur épouvantable.
Quels sont les principaux défis à relever et, bien que tout se tienne, comment les hiérarchisez-vous ? Quelle position adoptez-vous par rapport au développement durable ?
D’abord, je n’ai aucune définition toute prête pour le développement durable et je ne veux pas en avoir. Les Français jugent que c’est une notion floue. Tant mieux. Il se trouve que c’est la troisième dimension floue à laquelle je travaille après l’aménagement du territoire et l’environnement. La vraie question est de passer de l’état gazeux à l’état solide. Je m’emploie à le faire avec d’autres au Comité 21, au Conseil national du développement durable, à la Commission méditerranéenne du développement durable. Cela signifie faire un peu plus de prospective à long terme, réintégrer des valeurs dans nos systèmes de choix, affiner des choix sociétaux, réaffirmer la solidarité entre les pays du Nord et les pays du Sud, être très attentifs aux transformations géophysiques, climatiques, environnementales. En 1967, le conseiller scientifique du président américain, que j’avais rencontré, me confiait que l’important était la fonte de la banquise, le réchauffement de l’atmosphère et l’augmentation du niveau des mers, et que je ne devais jamais l’oublier. Quand je suis revenu en France chargé de ces confidences, l’accueil des politiques s’est révélé plus qu’indifférent. Je porte finalement un regard féroce sur les politiques (je suis pourtant généralement clément). Si retard il y a, c’est parce qu’eux sont en retard.
La politique de développement durable peut s’affiner. Elle se fait en marchant, un peu comme L’homme invisible qui devient visible quand on lui pose des bandelettes. Il faut prendre conscience du fait qu’il s’agit là d’une véritable révolution culturelle, d’une révolution dans les comportements, surtout politiques, à laquelle nos habituels schémas d’analyse sont étrangers. Je ne développerai pas ici tout ce qui est nécessaire pour que le développement durable soit pris en compte. Disons simplement qu’il faut éviter de prolonger la simple approche environnementale et qu’il est nécessaire de s’alimenter de manière systémique aux sources de l’économie, de la culture, du social en même temps que de l’écologie, que l’allongement en prospective est indispensable, qu’il faut transformer tout le monde en « acteurs » et si possible monter des opérations multiacteurs, qu’il faut jouer du volontariat et que les indicateurs de mesure du suivi sont indispensables. Je n’en dirai pas beaucoup plus : le mouvement est en route depuis deux à trois ans dans les entreprises ; les collectivités locales, elles, démarrent en France. Il est encourageant de voir les différents secteurs s’y mettre peu à peu : les agriculteurs, les industriels de l’eau, les forestiers, etc. Côté urbain, les architectes ont une avance avec la haute qualité environnementale (HQE) sur les urbanistes. La réflexion sur la ville de demain a besoin d’être relancée.

En accord avec l’« écodéveloppement », mot consacré par Ignacy Sachs3, vous préconisez un « écohabitat4 », de quoi s’agit-il ?
D’abord un mot sur l’effort entrepris dès 1970 par Maurice Strong, bien avant madame Brundtland, pour réunir en Suisse des économistes du Nord et du Sud : c’est là que je rencontrais pour la première fois Ignacy Sachs et que naissait l’« écodéveloppement ». Pour l’écohabitat, en 1976, j’ai été le coordonnateur de la délégation française au sommet de Vancouver (Habitat I). J’espérais en cette rencontre mais le résultat a été décevant. Elle a produit une littérature abondante mais dont personne ne se sert, les ministres du Logement ne comprenaient pas pourquoi on leur parlait de pauvreté, les États sont restés assez indifférents. Il eût fallu responsabiliser les maires des villes, c’est la leçon que j’ai tirée et c’est pourquoi j’ai proposé à Strong de les réunir juste avant le Sommet de Rio. À Istanbul, lors d’Habitat Il, où Georges Cavallier a bien rassemblé les forces vives françaises, on a assisté à une juxtaposition de déclarations. Ces grand-messes n’apportent pas toujours les résultats espérés ; ce fut le cas à Johannesburg par exemple. Il faudrait profiter de la présence de tous les États pour les forcer à s’engager, chacun selon ses moyens, et afficher des objectifs clairs. L’habitat, au sens des machines à habiter, se met peu à peu au développement durable. L’exposition « Ecologis » qui s’est tenue à la Villette en 1994 est un jalon important que l’on doit surtout à Bettina Laville. La maturation est longue, mais on peut dire que le label HQE qui en est issu a fait beaucoup. Il n’y a pas d’équivalent pour la ville. Il faudra relire l’ouvrage pionnier du MAB (programme UNESCO « Homme et biosphère ») qui a examiné trois villes, dont Rome. La ville est analysée comme un système d’entrées et de sorties de flux, d’hommes, d’informations, d’énergies, d’argent, de ressources, etc. Le philosophe Al-Farabi avait déjà déclaré au Xe siècle qu’il fallait traiter la ville de manière organique, comme un animal. Je trouve cette approche globale très actuelle. Dans un article de la revue Urbanisme, « Vers un écohabitat », j’ai plaidé pour une remise en cause de la manière dont on conçoit la ville, dont on la fabrique, dont on la gère, avec un plus grand égard à la comptabilité des ressources, de l’espace, de l’énergie et du temps. Cela nous mène plus loin que le plan des rues. Il serait utile de dessiner à nouveau la « cité idéale », et cette fois non plus par des « isolés » comme Campanella, Tony Garnier ou Robert Owen mais de manière plus collective. L’appel, nous le lançons encore d’Arc-et-Senans.

Comment êtes-vous arrivé à la présidence d’Arc-et-Senans ?
En 1968, j’ai organisé un colloque sur l’an 2050 qui s’est tenu à Gif-sur-Yvette. Les participants parisiens ne cessaient de téléphoner à leur bureau trop proche, et cela même sans portable à l’époque ; il n’y avait pas moyen de les sortir mentalement de leur univers pour leur faire franchir un saut de quatre-vingts ans ! Pourtant, on avait réuni des invités de marque. J’étais décidé à refaire des exercices de prospective, mais plus jamais si près de Paris. C’est alors que j’ai rencontré l’architecte en chef des monuments historiques d’Arc-et-Senans, Michel Parent, lequel – avec Michel Batisse et Gérard Bolla – a inventé la notion de « patrimoine mondial », qui concerne non seulement le patrimoine construit mais aussi le patrimoine vivant et naturel. Il cherchait à donner une fonction à la Saline, qui bénéficiait de crédits tout frais de la part de Malraux. Ce dernier m’a plus tard encouragé. Ariane Mnouchkine était venue s’y réfugier pendant quelques semaines en 1968. Je m’y suis rendu et la force de cet ensemble construit vers 1778 m’a conquis. Ensuite tout est allé très vite, j’ai rencontré le préfet. J’étais encore à la Datar, et je lui ai proposé un Centre du futur. Le projet, bien accueilli par le conseil général du Doubs, propriétaire, a vu le jour. Trente-cinq ans plus tard, je suis toujours président de ce qui s’appelle aujourd’hui l’Institut Ledoux. On y a fait d’abord de la prospective, beaucoup, puis cette forme de prospective a décliné en France. J’ai pu redonner en l’an 2000 à Claude Nicolas Ledoux (1736-1806) ses lettres de noblesse en présentant, avec l’aide de la mission 2000, une exposition permanente sur les cités idéales. On s’apprête, avec Jean-Louis Véret, François Barré, Georges Theys et Alexander von Wegesack, à célébrer le classement de l’œuvre de Le Corbusier au Patrimoine mondial et à réaffirmer la mission architecturale et sociétale de la Saline. L’histoire des utopies, comme je l’écrivais récemment5, sur une période de deux mille ans peut paraître décevante : que d’échecs, d’impasses et même de totalitarismes au nom du progrès ! Mais la quête n’est-elle pas plus importante que la récolte ? Car l’essentiel, c’est la démarche, l’envie d’utopie. En cela, le développement soutenable appartient, et c’est tant mieux, à l’utopie… Nous allons retravailler à l’utopie de la ville.

Dernière question rituelle à l’invité : quelles sont vos villes préférées ?
Dans lesquelles j’aimerais vivre ? Si c’est le sens de votre question, certainement pas les villes du Middle-West américain, plutôt Boston. Mais je suis d’abord sensible à Barcelone, Rome ou Venise. J’ai beaucoup d’affection pour Alger. En tout cas, ce serait toujours une grande ville.
Propos recueillis par Corinne Martin et Thierry Paquot, à Paris, le 29 mars 2004.

* Revue Urbanisme, no 336, mai-juin 2004, p. 71-78.
1. Voir mon article paru dans Économie et humanisme en novembre 1969, où j’ouvre sur les grandes régions.
2. Extraits du rapport Action 21 de la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement (Rio de Janeiro, 3-14 juin 1992), chapitre 28 : « Initiatives des collectivités locales d’Action 21 ».
28.1 Les problèmes abordés dans Action 21 qui procèdent des activités locales sont si nombreux que la participation et la coopération des collectivités à ce niveau seront un facteur déterminant pour atteindre les objectifs du programme. En effet, ce sont les collectivités locales qui construisent, exploitent et entretiennent les infrastructures économiques, sociales et environnementales, qui surveillent les processus de planification, qui fixent les orientations et la réglementation locales en matière d’environnement et qui apportent leur concours à l’application des politiques de l’environnement adoptées à l’échelon national ou infranational. Elles jouent, au niveau administratif le plus proche de la population, un rôle essentiel dans l’éducation, la mobilisation et la prise en compte des vues du public en faveur d’un développement durable. […]
28.3 Il faudrait que toutes les collectivités locales instaurent un dialogue avec les habitants, les organisations locales et les entreprises privées afin d’adopter « un programme Action 21 à l’échelon de la collectivité ». La concertation et la recherche d’un consensus permettraient aux collectivités locales de s’instruire au contact des habitants et des associations locales, civiques, communautaires, commerciales et industrielles, et d’obtenir l’information nécessaire à l’élaboration des stratégies les plus appropriées. Grâce au processus de concertation, les ménages prendraient davantage conscience des questions liées au développement durable. Les programmes, les orientations et les dispositions législatives et réglementaires appliqués par les collectivités locales pour réaliser les objectifs d’Action 21 seraient évalués et modifiés et des programmes d’Action 21 adoptés à l’échelon local. Les stratégies pourraient également servir à appuyer des projets de financement local, national, régional et international. […]
3. Ignacy Sachs a été l’« invité » d’Urbanisme, no 303, 1998.
4. Voir Serge Antoine, « Vers un écohabitat », Urbanisme, no 171, 1979, p. 38-43.
5. Voir Serge Antoine, « Actualité de la Cité idéale, plaidoyer pour l’utopie urbaine », La Jaune et la Rouge, avril 2000, p. 10-14.

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Jean-Louis BORLOO Ministre d’État Ministre de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Je souhaiterais tout d’abord remercier madame Aline Antoine, les membres de l’Association Serge Antoine, la DIREN d’Île-de-France et les services du ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de l’Aménagement du territoire, pour l’organisation de cette journée consacrée à Serge Antoine et la publication de ces Actes. Je sais que Serge Antoine n’appréciait guère les compliments, mais je crois que c’est Robert Poujade qui a sans doute le mieux résumé sa personnalité. À l’occasion d’une discussion très technique sur l’ingénierie, notre premier ministre de l’Environnement de 1971 à 1974 s’était soudain exclamé : « Le génie de l’environnement ! Je le connais, il est dans mon cabinet, il s’appelle Serge Antoine. » Un génie qui avait coutume de dire qu’il « fallait toujours réfléchir à 30 ans ».
Si le ministère a tenu à soutenir la publication des Actes, c’est qu’ils représentent beaucoup pour nous, responsables publics, agents, professeurs, chercheurs ou sociologues engagés dans le développement durable. Ils constituent d’abord une véritable fresque couvrant la quasi-totalité des domaines d’intervention de ce grand ministère du Développement durable, dont Serge Antoine fut d’une certaine façon l’un des pionniers ou l’un des principaux inspirateurs : l’aménagement du territoire, la protection de l’environnement, l’urbanisme, la coopération internationale… De plus, ce livre permet de retracer 40 ans d’histoire, notre histoire à tous, depuis les premiers pas de la Datar et du ministère de l’Environnement dans les années 1970 jusqu’à la conférence de Johannesbourg en 2002, à laquelle d’ailleurs participait Serge Antoine en sa qualité de président d’honneur du Comité 21. Ces Actes sont enfin l’occasion pour nous de nous replonger dans l’œuvre considérable de Serge Antoine, dans ce roman que fut sa vie, roman aux nombreux chapitres : la délimitation des régions françaises, la création des parcs naturels régionaux, la défense de la vallée de la Bièvre, les conférences de Stockholm et de Rio, les agendas 21 locaux, ses collaborations avec les plus grands intellectuels français, Gaston Berger, Fernand Braudel, Bertrand de Jouvenel… Roman qui doit être lu et relu pour que nous aussi, nous soyons capables de « toujours réfléchir à 30 ans ».
Alors que le Parlement vient d’adopter le projet de loi de programme de mise en œuvre du Grenelle Environnement, qui reprend strictement les engagements pris par les parties prenantes, comment ne pas voir que nous sommes tous, directement ou indirectement, ses héritiers ? Et en ce moment si particulier de notre histoire, où notre pays décide collectivement d’engager une véritable rupture écologique et économique, je ne peux m’empêcher de citer Serge Antoine, qui en ce 29 mars 2004, avait une fois encore, vu plus juste et plus loin que les autres : « Le développement durable ne se décrète pas. Ce n’est pas non plus un label à coller sur un bon produit. Sa définition est très ouverte ; elle se fait en marchant ; sa lisibilité est un peu celle de l’Homme invisible de Wells où le corps n’apparaît qu’une fois revêtu de bandelettes. C’est sa mise en œuvre qui lui donne sa force. » Le Grenelle Environnement, ses objectifs et ses enjeux, étaient déjà là.

Jean-Louis BORLOO
Ministre d’État
Ministre de l’Écologie, de l’Énergie,
du Développement durable

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Jérôme Monod « Témoignage pour l’ami disparu »

Journée d’hommage à Serge Antoine  du 4 octobre 2006

Ce témoignage apporté à l’ami disparu ne rappellera ni sa carrière, ni sa vie, ni même l’œuvre qui s’y inscrit. Peu d’entre nous savent qu’il aimait beaucoup la poésie. J’évoquerai cet aspect intime de sa personnalité en commençant par citer quelques lignes de Saint-John Perse, dans Anabase, qui lui conviennent bien.
Hommes, gens de poussière et de toutes façons, gens de négoce et de loisir, gens des confins et gens d’ailleurs, ô gens de peu de poids dans la mémoire de ces lieux ; gens des vallées et des plateaux et des plus hautes pentes de ce monde à l’échéance de nos rêves ; flaireurs de signes, de semences, et confesseurs de souffles en Ouest ; suiveurs de pistes, de saisons, leveurs de campements dans le petit vent de l’aube ; ô chercheurs de points d’eau sur l’écorce du monde ; ô chercheurs, ô trouveurs de raisons pour s’en aller ailleurs, vous ne trafiquez pas d’un sel plus fort quand, au matin, dans un présage de royaumes et d’eaux mortes hautement suspendues sur les fumées du monde, les Tambours de l’exil éveillent aux frontières l’éternité qui baille sur les sables.
Je voudrais dire simplement ce qui est le plus profondément lui, à l’époque où je fus mêlé à ses activités, au temps de la Datar. Une amitié nous avait rapprochés de longue date, depuis la Cour des comptes, jusqu’à nos rencontres dans le Queyras et à Bruxelles lorsqu’il travaillait à l’Euratom.
Quelques mots, quelques noms remontent à ma mémoire : Délos, Kyoto, le Sésame, Ivan Illich à Cuernavaca, l’Amazonie, Arc-et-Senans, Rio et le millénaire du développement, la Méditerranée…
Ces mots viennent de loin. Ils dévoilent les obsessions qui ont agi sur son génie propre : les futurs possibles, un monde ouvert, le besoin de mettre en ordre, l’aiguillon de l’innovation qui le taraudait, et la poésie d’une pensée créatrice par son propre désordre…

Serge Antoine est d’abord l’homme des futurs et de la prospective. En 1969 à Délos, avec Doxiadis, Margaret Mead, Arnold Toynbee et d’autres, il dit de la prospective qu’elle recherche la qualité du futur dans laquelle la liberté de choix pour l’homme et pour la société revêt une tout autre dimension que les prévisions économiques ou statistiques.
Cette adresse, prononcée dans l’antique amphithéâtre grec, est contemporaine de l’une des plus originales de ses idées : le Sésame (Système d’études des schémas d’aménagement de la France), qui aboutit à ce Scénario de la France en l’an 2000, baptisé « Scénario de l’inacceptable ». Scénario qui fit grand bruit et dont Philippe Sainteny s’inspira pour concevoir un film pour la deuxième chaîne de l’ORTF. Serge Antoine dirigeait les études de la Datar. Les futurs, l’idée du futur, il les portait en lui lorsqu’il animait à Kyoto, en avril 1970, le Congrès international de recherche sur l’avenir, ou en 1972 une conférence des Nations unies à Stockholm.

Tout en voyant les choses dans leur horizon le plus lointain, il garde le sens du réel et construit sa réflexion et son action selon son ordre à lui. Ordre souvent systématique, par exemple lorsqu’il établit une rigoureuse classification pour la marée montante de ses chères archives.
Mise en ordre, lorsqu’il entreprend d’harmoniser les circonscriptions administratives françaises. Il ne peut supporter leur désordre d’ensemble, qui rappelle celui-là même que Jacques-Guillaume Thouret, l’inventeur des départements, critiquait en 1789 en ces termes : il n’y a pas un seul genre de pouvoir qui n’ait une division particulière.
Aux yeux d’Antoine, le désordre était choquant pour l’esprit autant que pour les citoyens. Il remet la France en ordre en obtenant la signature par Michel Debré des textes nécessaires pour instituer les vingt et une régions de l’administration, d‘abord en janvier 1960, le jour même des barricades à Alger, puis en juin 1961.
Son intuition de géographe et de politique s’est prolongée par un ensemble d’actions organisées et imaginatives qui a profondément marqué notre territoire et notre histoire : création des organismes de développement économique et des conseils d’élus régionaux, localisation des zones de conversion de l’industrie, de rénovation rurale, de la politique de la montagne ; stratégie d’organisation des villes ; dessin sur le territoire des grandes infrastructures de transport ; innovation des parcs régionaux. Car l’origine de tout cela se trouve dans la mise en ordre des pouvoirs territoriaux dans un même espace géographique.
La mise en ordre des idées, Serge Antoine la cherche aussi par une politique de publications régulières : Revue 2000, schémas de l’aménagement de la France, études d’aménagement du territoire de l’université de Grenoble publiées par le professeur Quermone, innombrables articles, écrits ou dessins dus à sa plume agile.
Il ne s’agit pas seulement d’informer ou d’éduquer l’opinion publique en faisant de l’aménagement un thème politique majeur. Mais aussi d’évaluer ses idées par rapport à celles d’autres pays. Par exemple, l’Amérique des fondations et des think tanks de la côte Est ou de la Californie, peu connue des Français à l’époque. Dans les domaines de l’environnement et de l’urbanisme, elle a apporté des lumières positives et pragmatiques, différentes des nôtres trop souvent abstraites.
J’ai retrouvé une carte dessinée par Antoine où il avait marqué les étapes de notre premier voyage de découverte de ces institutions visitées aux États-Unis en 1966.
Cette mise en ordre du monde concerne aussi bien la ville que la campagne, les espaces réservés à la nature et les pôles de concentration économique. Plus tard, elle concernera encore le plan bleu pour la Méditerranée, rassemblant pour la première fois l’ensemble des pays riverains qui ne se parlaient pas, qui ne se regardaient plus. Il posait de façon pragmatique les grandes questions non résolues aujourd’hui, qui, au-delà de la Méditerranée, concernent tous les hommes : comment agir ensemble, autrement ? Comment apprendre à vivre ensemble, différemment ?

Le souci de l’ordre n’a jamais empêché Serge Antoine de rechercher le désordre qui fouette l’imagination. En 1969, il signe une note au gouvernement intitulée Pour un ministère de l’innovation. Il écrit :
La mobilisation des leaders dans une société dont les structures démographiques sont de plus en plus jeunes ne peut s’effectuer qu’au travers d’images audacieuses, effectivement proposées.
Il ajoute : … et non sur maquettes !
Arc-et-Senans, qu’il a littéralement sauvé d’une fin définitive en créant la Fondation Claude Nicolas Ledoux, porte cette permanente référence à l’avenir. L’évasion hors de l’ordre institué inspire encore les voyages de découverte de projets en Amazonie, d’Iquitos à Manaus, de Santarem à Porto Velho ; en Grèce, pour comprendre la pensée urbaniste de Doxiadis, visionnaire du monde ; pour écouter au Mexique Ivan Illich renverser à Cuernavaca les fausses idées de progrès ou les outils inutiles de la modernité, l’écouter soutenir le retour à plus de simplicité, ou encore l’entendre invoquer dans son livre Némésis la sérénité antique, valable pour tous les temps, face au destin et à la mort.
L’une de ses innovations les plus fécondes fut un rapport au conseil interministériel où il proposait Cent mesures pour l’environnement. Cent mesures en bloc, en une seule fois ! Cri d’alarme pour réveiller l’opinion et les hommes politiques, et en même temps programme pour l’avenir du pays. La conséquence directe en fut quelques mois plus tard la création d’un ministère de l’Environnement à la tête duquel Jacques Chaban-Delmas plaça Robert Poujade. Innover comme on fait de la prose, subrepticement et en même temps en toute clarté, est bien dans sa manière de dynamiter les immobilismes : il eut l’intuition que ces Cent mesures conduiraient à une grande politique.

Il disait aussi :
Faute d’ouvrir les yeux sur le monde, la prospective n’a pas de sens ; et il serait vain de mettre en ordre de bataille les structures et les outils administratifs d’un pays qui renâcle au changement.
Sans vue en surplomb sur le monde, il n’y a pas l’espace nécessaire au vagabondage de l’esprit dans l’imaginaire, au jaillissement des idées qui dérangent. Oublier les frontières, mettre au centre de la politique française le goût et la compréhension de l’univers, Serge Antoine en perçoit depuis toujours la nécessité et le côté excitant pour l’esprit.
La planète devient pour lui une dimension obligée. Dans les organisations mondiales ou régionales, dans les conférences qui se tiennent partout – du nord au sud, d’est en ouest –, dans l’univers austère de l’administration, dans les mœurs trop souvent étriquées de la politique, une forme de poésie entre par effraction ; une poésie captivante, comme un appel venu d’ailleurs, qui est souvent le fruit d’un désordre de la pensée.
Antoine aime ce genre de désordre provoqué qui bouscule la vue des choses et modifie les mentalités. Il dit souvent :
Il y a encore beaucoup de Bastille à prendre.
Que le manque de rigueur du droit de l’environnement soit critiqué à l’époque comme un droit à l’état gazeux ne le trouble pas. La nature ou les établissements humains obéissent-ils d’ailleurs à un ordre rationnel ? Il cherche des accommodements qui ouvrent des fenêtres dans les milieux confinés. Il imagine des anticipations, des utopies. Il avait amené à la Datar, Jean Blanc, berger et homme de la montagne, pour que nul n’oublie jamais dans notre monde bruyant le silence bleuté qui règne sur les montagnes et les glaciers, ni la lumière douce des étoiles qui brillent au firmament et qui nous parlent.

C’est ainsi que dès l’origine, la Datar a été marquée par une certaine idée du bonheur de l’homme, de la vocation de l’homme à toujours courir vers une image du bonheur. Serge Antoine y est pour beaucoup. Il ne succombait pas – malgré ses doutes, en dépit de son trouble – aux prophéties apocalyptiques de fin du monde si fréquemment avancées. Parce que l’on peut agir positivement sur le monde. Il plaisantait parfois de sa myopie, disant avec son humour caustique, que sans lunettes, il survolait bien des laideurs de la vie, bien des obstacles qui l’auraient freiné dans ses entreprises.
Serge Antoine était un visionnaire optimiste et réaliste. Indécourageable, il l’était dans la vie. Courageux, il le fut jusqu’à la fin.

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Serge Antoine, l’ouvreur de voies

Auteur : Robert Poujade Le premier ministre de l’Environnement, de 1971 à 1974
source : journée d’hommage consacrée à Serge Antoine 4 octobre 2006

Institutionnellement parlant, le premier ministre français de l’Environnement n’a pas eu de prédécesseur. Si cependant je devais me réclamer d’un prédécesseur, ce ne serait pas des nombreux ministres à qui j’ai dû en 1971 arracher, bon gré mal gré, quelques-unes de leurs attributions. C’est bien Serge Antoine qui me semble avoir rempli ce rôle. Il a ouvert des voies, semé des idées, entamé des dialogues. C’était un défricheur d’avenir.
Beaucoup de choses sont nées avec lui et autour de lui, dont jusqu’à vous-même, Madame la Ministre, chère Nelly Olin, la longue cohorte des ministres de l’Environnement est encore aujourd’hui tributaire.
Serge Antoine avait trouvé sa voie au sein d’une administration de mission à laquelle la France moderne doit beaucoup. C’est à la Datar, auprès d’Olivier Guichard et de Jérôme Monod, que la réflexion sur l’environnement a commencé vraiment à se structurer dans un cadre administratif. Je n’oublie nullement ce que ce processus doit à Jacques Duhamel, mais la vocation interministérielle de la Datar, son aptitude à associer pragmatisme et prospective, à appliquer des solutions nouvelles à des problèmes encore mal maîtrisés, convenait tout à fait à Serge Antoine.
Rappelons très schématiquement quelques dates majeures que j’ai d’ailleurs évoquées en 1976 dans un livre.
– Vers 1969, un petit groupe de jeunes remueurs d’idées de la Datar, Serge Antoine, Philippe Saint Marc, Alain Baquet, Yves Betolaud, engage la réflexion sur la mise au point d’un programme sur l’environnement.
– À l’été 1969, Louis Armand suggère à Jacques Chaban-Delmas de faire un livre blanc sur l’environnement. Serge Antoine et l’équipe de la Datar reprennent la balle au bond. Et la Datar obtient de faire le travail en symbiose avec Louis Armand en octobre 1969.
– Le 1er mars 1970 survient un événement important, prélude à une accélération des décisions politiques sur l’environnement. C’est le discours véritablement fondateur de Georges Pompidou à Chicago, « Il faut créer une sorte de morale de l’environnement », discours occulté alors par une actualité tumultueuse.
– En mai 1970, le rapport sur une politique de l’Environnement est remis au Premier ministre. André Bettencourt, ministre de l’Aménagement du territoire, suggère d’en tirer « cent fleurs » et, en juin 1970, ces mesures sont adoptées par le Conseil des ministres où le président de la République en souligne l’importance. Fin juillet 1970, un décret crée le Haut comité de l’environnement, Serge Antoine en devient, sous la présidence de Jérôme Monod, le secrétaire général. Serge prépare une série de mesures qui concernent en particulier, l’air, le bruit, l’automobile et l’élimination des déchets.
Entre-temps, Georges Pompidou avait poursuivi sa réflexion et décidé la création d’un ministère. En parfait accord avec Jérôme Monod, j’embarquais avec moi Serge Antoine, ses idées et ses mesures.
Des deux hommes clefs que j’ai récupérés sitôt nommé et une fois choisi mon directeur de cabinet Jacques Belle, l’un était un gestionnaire d’une rigueur impressionnante, rompu aux pratiques administratives et de profil plutôt classique, Marcel Blanc, l’autre un conseiller référendaire à la Cour des comptes passionné par les aventures intellectuelles, enclin au non-conformisme créateur, qui se divertissait en voyant surgir du droit, comme il disait « à l’état gazeux » ou en construisant avec nous comme il s’écriait avec enthousiasme, « des machins aussi indéfinissables que les Oréam ». Ainsi était Serge Antoine, une intelligence extraordinairement ouverte et anticipatrice, mais bienveillante et joyeuse, ce qui était une cerise sur le gâteau, les prophètes brillant rarement par leur gaîté.
La cellule environnement de la Datar, nous avons pu le vérifier au fil des jours, avait abordé la plupart des aspects de cette problématique de l’environnement que nous allions avoir à mettre en musique pendant un peu plus de trois ans. Serge Antoine était un des mieux placés pour parcourir, sinon pour épuiser, en matière d’écologie tout « le champ du possible » dont parlait le poète grec qui a prêté à Paul Valéry l’épigraphe liminaire du Cimetière marin.
Il avait compris tout ce qui rendait solidaires, exigeant donc des approches synthétiques et des vues pluridisciplinaires, les problèmes de pollution et de protection des sites, de consumérisme et d’intégration des coûts externes de protection des forêts et de création des villes nouvelles, de développement maîtrisé et des limites de la croissance et aussi de technologie et de morale. Un des premiers, du moins parmi ceux qui n’étaient pas des professionnels de l’écologie, il avait senti que les problèmes de l’environnement seraient de plus en plus parmi les problèmes majeurs de notre temps, et que, pour paraphraser le général, dans une large mesure « l’avenir du monde était là ».
C’est sous sa responsabilité que j’ai souhaité, dès 1971, mettre en place avec le groupe interministériel de l’environnement, dont nous avons confié la responsabilité à Claude Gruson, l’ancien directeur général de ­l’Insee, ce que j’ai appelé « les comptes écologiques de la Nation », une démarche à laquelle nous tenions particulièrement car elle nous paraissait mettre bien en lumière la nécessité de lier écologie et économie.
Quand ont surgi les grandes interrogations sur les limites de la croissance, Serge Antoine était prêt. C’est encore à lui que j’ai demandé de réunir, pour une cession de réflexion, notre équipe à la Saline royale d’Arc-et-Senans, cadre de la fondation Claude Nicolas Ledoux pour le futur, dont il était le président, présidence qui était le symbole même de sa vocation et de sa longue réflexion prospective. Il connaissait le cheminement de cette réflexion sur la croissance du Club de Rome avec Aurelio Peccei au rapport Meadows du MIT. La notion de développement durable s’annonçait et allait faire son chemin dans les esprits.
Serge Antoine avait une connaissance très fine du petit monde complexe, parfois turbulent, et passionnant des écologistes, des savants reconnus aux tribuns populaires, et il était apprécié des associations de protection de la nature et de l’environnement, qui reconnaissaient son sens du contact et sa loyauté. Son carnet d’adresses, ce qui le rendait encore plus précieux, était aussi un carnet d’amitiés car Antoine, homme de fidélité, était aussi un homme de partage. Il nous a aidé à nouer le dialogue avec des écologistes de formation et de sensibilité très diverses, qui a été si utile pour les avancées du jeune ministère dans l’opinion.
Ses contacts internationaux, Maurice Srong en est un bon témoin, nous ont été précieux, à l’ambassadeur, Jean-Paul Barre, alors jeune conseiller diplomatique à mon cabinet et à moi-même, quand nous avons commencé à parcourir l’Europe et les États-Unis pour échanger nos expériences et confronter nos cultures de l’environnement. Nous avons visité ensemble la Californie de San Francisco aux parcs régionaux et c’est un très bon souvenir.
Nous avons tous mesuré, toute l’équipe de 1971, qui était jeune, très enthousiaste, et où il faisait l’unanimité, la chance d’avoir hérité de Serge Antoine, tout armé à nos commencements, de l’avoir eu en quelque sorte devant nous en avant-garde.
Ce qu’on ne dira pas et qu’on ne regrettera jamais assez, au-delà même de cet héritage si riche d’idées, d’intuitions, de rencontres, c’est la qualité humaine d’un haut fonctionnaire dont la simplicité, la gentillesse, la convivialité, l’esprit de tolérance et le sens de l’écoute étaient exemplaires, faisant de lui un compagnon toujours disponible, toujours indulgent, profondément attachant.
Il faut vraiment vous remercier, Madame, d’avoir proposé que nous accomplissions ce devoir d’amitié et de mémoire pour celui à qui des générations de ministres de l’Environnement et de l’Écologie doivent tous et toutes quelque chose, et dont le souvenir reste en nous si fort et si vivant.

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