Jean-Louis BORLOO Ministre d’État Ministre de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Je souhaiterais tout d’abord remercier madame Aline Antoine, les membres de l’Association Serge Antoine, la DIREN d’Île-de-France et les services du ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de l’Aménagement du territoire, pour l’organisation de cette journée consacrée à Serge Antoine et la publication de ces Actes. Je sais que Serge Antoine n’appréciait guère les compliments, mais je crois que c’est Robert Poujade qui a sans doute le mieux résumé sa personnalité. À l’occasion d’une discussion très technique sur l’ingénierie, notre premier ministre de l’Environnement de 1971 à 1974 s’était soudain exclamé : « Le génie de l’environnement ! Je le connais, il est dans mon cabinet, il s’appelle Serge Antoine. » Un génie qui avait coutume de dire qu’il « fallait toujours réfléchir à 30 ans ».
Si le ministère a tenu à soutenir la publication des Actes, c’est qu’ils représentent beaucoup pour nous, responsables publics, agents, professeurs, chercheurs ou sociologues engagés dans le développement durable. Ils constituent d’abord une véritable fresque couvrant la quasi-totalité des domaines d’intervention de ce grand ministère du Développement durable, dont Serge Antoine fut d’une certaine façon l’un des pionniers ou l’un des principaux inspirateurs : l’aménagement du territoire, la protection de l’environnement, l’urbanisme, la coopération internationale… De plus, ce livre permet de retracer 40 ans d’histoire, notre histoire à tous, depuis les premiers pas de la Datar et du ministère de l’Environnement dans les années 1970 jusqu’à la conférence de Johannesbourg en 2002, à laquelle d’ailleurs participait Serge Antoine en sa qualité de président d’honneur du Comité 21. Ces Actes sont enfin l’occasion pour nous de nous replonger dans l’œuvre considérable de Serge Antoine, dans ce roman que fut sa vie, roman aux nombreux chapitres : la délimitation des régions françaises, la création des parcs naturels régionaux, la défense de la vallée de la Bièvre, les conférences de Stockholm et de Rio, les agendas 21 locaux, ses collaborations avec les plus grands intellectuels français, Gaston Berger, Fernand Braudel, Bertrand de Jouvenel… Roman qui doit être lu et relu pour que nous aussi, nous soyons capables de « toujours réfléchir à 30 ans ».
Alors que le Parlement vient d’adopter le projet de loi de programme de mise en œuvre du Grenelle Environnement, qui reprend strictement les engagements pris par les parties prenantes, comment ne pas voir que nous sommes tous, directement ou indirectement, ses héritiers ? Et en ce moment si particulier de notre histoire, où notre pays décide collectivement d’engager une véritable rupture écologique et économique, je ne peux m’empêcher de citer Serge Antoine, qui en ce 29 mars 2004, avait une fois encore, vu plus juste et plus loin que les autres : « Le développement durable ne se décrète pas. Ce n’est pas non plus un label à coller sur un bon produit. Sa définition est très ouverte ; elle se fait en marchant ; sa lisibilité est un peu celle de l’Homme invisible de Wells où le corps n’apparaît qu’une fois revêtu de bandelettes. C’est sa mise en œuvre qui lui donne sa force. » Le Grenelle Environnement, ses objectifs et ses enjeux, étaient déjà là.

Jean-Louis BORLOO
Ministre d’État
Ministre de l’Écologie, de l’Énergie,
du Développement durable

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Jérôme Monod « Témoignage pour l’ami disparu »

Journée d’hommage à Serge Antoine  du 4 octobre 2006

Ce témoignage apporté à l’ami disparu ne rappellera ni sa carrière, ni sa vie, ni même l’œuvre qui s’y inscrit. Peu d’entre nous savent qu’il aimait beaucoup la poésie. J’évoquerai cet aspect intime de sa personnalité en commençant par citer quelques lignes de Saint-John Perse, dans Anabase, qui lui conviennent bien.
Hommes, gens de poussière et de toutes façons, gens de négoce et de loisir, gens des confins et gens d’ailleurs, ô gens de peu de poids dans la mémoire de ces lieux ; gens des vallées et des plateaux et des plus hautes pentes de ce monde à l’échéance de nos rêves ; flaireurs de signes, de semences, et confesseurs de souffles en Ouest ; suiveurs de pistes, de saisons, leveurs de campements dans le petit vent de l’aube ; ô chercheurs de points d’eau sur l’écorce du monde ; ô chercheurs, ô trouveurs de raisons pour s’en aller ailleurs, vous ne trafiquez pas d’un sel plus fort quand, au matin, dans un présage de royaumes et d’eaux mortes hautement suspendues sur les fumées du monde, les Tambours de l’exil éveillent aux frontières l’éternité qui baille sur les sables.
Je voudrais dire simplement ce qui est le plus profondément lui, à l’époque où je fus mêlé à ses activités, au temps de la Datar. Une amitié nous avait rapprochés de longue date, depuis la Cour des comptes, jusqu’à nos rencontres dans le Queyras et à Bruxelles lorsqu’il travaillait à l’Euratom.
Quelques mots, quelques noms remontent à ma mémoire : Délos, Kyoto, le Sésame, Ivan Illich à Cuernavaca, l’Amazonie, Arc-et-Senans, Rio et le millénaire du développement, la Méditerranée…
Ces mots viennent de loin. Ils dévoilent les obsessions qui ont agi sur son génie propre : les futurs possibles, un monde ouvert, le besoin de mettre en ordre, l’aiguillon de l’innovation qui le taraudait, et la poésie d’une pensée créatrice par son propre désordre…

Serge Antoine est d’abord l’homme des futurs et de la prospective. En 1969 à Délos, avec Doxiadis, Margaret Mead, Arnold Toynbee et d’autres, il dit de la prospective qu’elle recherche la qualité du futur dans laquelle la liberté de choix pour l’homme et pour la société revêt une tout autre dimension que les prévisions économiques ou statistiques.
Cette adresse, prononcée dans l’antique amphithéâtre grec, est contemporaine de l’une des plus originales de ses idées : le Sésame (Système d’études des schémas d’aménagement de la France), qui aboutit à ce Scénario de la France en l’an 2000, baptisé « Scénario de l’inacceptable ». Scénario qui fit grand bruit et dont Philippe Sainteny s’inspira pour concevoir un film pour la deuxième chaîne de l’ORTF. Serge Antoine dirigeait les études de la Datar. Les futurs, l’idée du futur, il les portait en lui lorsqu’il animait à Kyoto, en avril 1970, le Congrès international de recherche sur l’avenir, ou en 1972 une conférence des Nations unies à Stockholm.

Tout en voyant les choses dans leur horizon le plus lointain, il garde le sens du réel et construit sa réflexion et son action selon son ordre à lui. Ordre souvent systématique, par exemple lorsqu’il établit une rigoureuse classification pour la marée montante de ses chères archives.
Mise en ordre, lorsqu’il entreprend d’harmoniser les circonscriptions administratives françaises. Il ne peut supporter leur désordre d’ensemble, qui rappelle celui-là même que Jacques-Guillaume Thouret, l’inventeur des départements, critiquait en 1789 en ces termes : il n’y a pas un seul genre de pouvoir qui n’ait une division particulière.
Aux yeux d’Antoine, le désordre était choquant pour l’esprit autant que pour les citoyens. Il remet la France en ordre en obtenant la signature par Michel Debré des textes nécessaires pour instituer les vingt et une régions de l’administration, d‘abord en janvier 1960, le jour même des barricades à Alger, puis en juin 1961.
Son intuition de géographe et de politique s’est prolongée par un ensemble d’actions organisées et imaginatives qui a profondément marqué notre territoire et notre histoire : création des organismes de développement économique et des conseils d’élus régionaux, localisation des zones de conversion de l’industrie, de rénovation rurale, de la politique de la montagne ; stratégie d’organisation des villes ; dessin sur le territoire des grandes infrastructures de transport ; innovation des parcs régionaux. Car l’origine de tout cela se trouve dans la mise en ordre des pouvoirs territoriaux dans un même espace géographique.
La mise en ordre des idées, Serge Antoine la cherche aussi par une politique de publications régulières : Revue 2000, schémas de l’aménagement de la France, études d’aménagement du territoire de l’université de Grenoble publiées par le professeur Quermone, innombrables articles, écrits ou dessins dus à sa plume agile.
Il ne s’agit pas seulement d’informer ou d’éduquer l’opinion publique en faisant de l’aménagement un thème politique majeur. Mais aussi d’évaluer ses idées par rapport à celles d’autres pays. Par exemple, l’Amérique des fondations et des think tanks de la côte Est ou de la Californie, peu connue des Français à l’époque. Dans les domaines de l’environnement et de l’urbanisme, elle a apporté des lumières positives et pragmatiques, différentes des nôtres trop souvent abstraites.
J’ai retrouvé une carte dessinée par Antoine où il avait marqué les étapes de notre premier voyage de découverte de ces institutions visitées aux États-Unis en 1966.
Cette mise en ordre du monde concerne aussi bien la ville que la campagne, les espaces réservés à la nature et les pôles de concentration économique. Plus tard, elle concernera encore le plan bleu pour la Méditerranée, rassemblant pour la première fois l’ensemble des pays riverains qui ne se parlaient pas, qui ne se regardaient plus. Il posait de façon pragmatique les grandes questions non résolues aujourd’hui, qui, au-delà de la Méditerranée, concernent tous les hommes : comment agir ensemble, autrement ? Comment apprendre à vivre ensemble, différemment ?

Le souci de l’ordre n’a jamais empêché Serge Antoine de rechercher le désordre qui fouette l’imagination. En 1969, il signe une note au gouvernement intitulée Pour un ministère de l’innovation. Il écrit :
La mobilisation des leaders dans une société dont les structures démographiques sont de plus en plus jeunes ne peut s’effectuer qu’au travers d’images audacieuses, effectivement proposées.
Il ajoute : … et non sur maquettes !
Arc-et-Senans, qu’il a littéralement sauvé d’une fin définitive en créant la Fondation Claude Nicolas Ledoux, porte cette permanente référence à l’avenir. L’évasion hors de l’ordre institué inspire encore les voyages de découverte de projets en Amazonie, d’Iquitos à Manaus, de Santarem à Porto Velho ; en Grèce, pour comprendre la pensée urbaniste de Doxiadis, visionnaire du monde ; pour écouter au Mexique Ivan Illich renverser à Cuernavaca les fausses idées de progrès ou les outils inutiles de la modernité, l’écouter soutenir le retour à plus de simplicité, ou encore l’entendre invoquer dans son livre Némésis la sérénité antique, valable pour tous les temps, face au destin et à la mort.
L’une de ses innovations les plus fécondes fut un rapport au conseil interministériel où il proposait Cent mesures pour l’environnement. Cent mesures en bloc, en une seule fois ! Cri d’alarme pour réveiller l’opinion et les hommes politiques, et en même temps programme pour l’avenir du pays. La conséquence directe en fut quelques mois plus tard la création d’un ministère de l’Environnement à la tête duquel Jacques Chaban-Delmas plaça Robert Poujade. Innover comme on fait de la prose, subrepticement et en même temps en toute clarté, est bien dans sa manière de dynamiter les immobilismes : il eut l’intuition que ces Cent mesures conduiraient à une grande politique.

Il disait aussi :
Faute d’ouvrir les yeux sur le monde, la prospective n’a pas de sens ; et il serait vain de mettre en ordre de bataille les structures et les outils administratifs d’un pays qui renâcle au changement.
Sans vue en surplomb sur le monde, il n’y a pas l’espace nécessaire au vagabondage de l’esprit dans l’imaginaire, au jaillissement des idées qui dérangent. Oublier les frontières, mettre au centre de la politique française le goût et la compréhension de l’univers, Serge Antoine en perçoit depuis toujours la nécessité et le côté excitant pour l’esprit.
La planète devient pour lui une dimension obligée. Dans les organisations mondiales ou régionales, dans les conférences qui se tiennent partout – du nord au sud, d’est en ouest –, dans l’univers austère de l’administration, dans les mœurs trop souvent étriquées de la politique, une forme de poésie entre par effraction ; une poésie captivante, comme un appel venu d’ailleurs, qui est souvent le fruit d’un désordre de la pensée.
Antoine aime ce genre de désordre provoqué qui bouscule la vue des choses et modifie les mentalités. Il dit souvent :
Il y a encore beaucoup de Bastille à prendre.
Que le manque de rigueur du droit de l’environnement soit critiqué à l’époque comme un droit à l’état gazeux ne le trouble pas. La nature ou les établissements humains obéissent-ils d’ailleurs à un ordre rationnel ? Il cherche des accommodements qui ouvrent des fenêtres dans les milieux confinés. Il imagine des anticipations, des utopies. Il avait amené à la Datar, Jean Blanc, berger et homme de la montagne, pour que nul n’oublie jamais dans notre monde bruyant le silence bleuté qui règne sur les montagnes et les glaciers, ni la lumière douce des étoiles qui brillent au firmament et qui nous parlent.

C’est ainsi que dès l’origine, la Datar a été marquée par une certaine idée du bonheur de l’homme, de la vocation de l’homme à toujours courir vers une image du bonheur. Serge Antoine y est pour beaucoup. Il ne succombait pas – malgré ses doutes, en dépit de son trouble – aux prophéties apocalyptiques de fin du monde si fréquemment avancées. Parce que l’on peut agir positivement sur le monde. Il plaisantait parfois de sa myopie, disant avec son humour caustique, que sans lunettes, il survolait bien des laideurs de la vie, bien des obstacles qui l’auraient freiné dans ses entreprises.
Serge Antoine était un visionnaire optimiste et réaliste. Indécourageable, il l’était dans la vie. Courageux, il le fut jusqu’à la fin.

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Serge Antoine, l’ouvreur de voies

Auteur : Robert Poujade Le premier ministre de l’Environnement, de 1971 à 1974
source : journée d’hommage consacrée à Serge Antoine 4 octobre 2006

Institutionnellement parlant, le premier ministre français de l’Environnement n’a pas eu de prédécesseur. Si cependant je devais me réclamer d’un prédécesseur, ce ne serait pas des nombreux ministres à qui j’ai dû en 1971 arracher, bon gré mal gré, quelques-unes de leurs attributions. C’est bien Serge Antoine qui me semble avoir rempli ce rôle. Il a ouvert des voies, semé des idées, entamé des dialogues. C’était un défricheur d’avenir.
Beaucoup de choses sont nées avec lui et autour de lui, dont jusqu’à vous-même, Madame la Ministre, chère Nelly Olin, la longue cohorte des ministres de l’Environnement est encore aujourd’hui tributaire.
Serge Antoine avait trouvé sa voie au sein d’une administration de mission à laquelle la France moderne doit beaucoup. C’est à la Datar, auprès d’Olivier Guichard et de Jérôme Monod, que la réflexion sur l’environnement a commencé vraiment à se structurer dans un cadre administratif. Je n’oublie nullement ce que ce processus doit à Jacques Duhamel, mais la vocation interministérielle de la Datar, son aptitude à associer pragmatisme et prospective, à appliquer des solutions nouvelles à des problèmes encore mal maîtrisés, convenait tout à fait à Serge Antoine.
Rappelons très schématiquement quelques dates majeures que j’ai d’ailleurs évoquées en 1976 dans un livre.
– Vers 1969, un petit groupe de jeunes remueurs d’idées de la Datar, Serge Antoine, Philippe Saint Marc, Alain Baquet, Yves Betolaud, engage la réflexion sur la mise au point d’un programme sur l’environnement.
– À l’été 1969, Louis Armand suggère à Jacques Chaban-Delmas de faire un livre blanc sur l’environnement. Serge Antoine et l’équipe de la Datar reprennent la balle au bond. Et la Datar obtient de faire le travail en symbiose avec Louis Armand en octobre 1969.
– Le 1er mars 1970 survient un événement important, prélude à une accélération des décisions politiques sur l’environnement. C’est le discours véritablement fondateur de Georges Pompidou à Chicago, « Il faut créer une sorte de morale de l’environnement », discours occulté alors par une actualité tumultueuse.
– En mai 1970, le rapport sur une politique de l’Environnement est remis au Premier ministre. André Bettencourt, ministre de l’Aménagement du territoire, suggère d’en tirer « cent fleurs » et, en juin 1970, ces mesures sont adoptées par le Conseil des ministres où le président de la République en souligne l’importance. Fin juillet 1970, un décret crée le Haut comité de l’environnement, Serge Antoine en devient, sous la présidence de Jérôme Monod, le secrétaire général. Serge prépare une série de mesures qui concernent en particulier, l’air, le bruit, l’automobile et l’élimination des déchets.
Entre-temps, Georges Pompidou avait poursuivi sa réflexion et décidé la création d’un ministère. En parfait accord avec Jérôme Monod, j’embarquais avec moi Serge Antoine, ses idées et ses mesures.
Des deux hommes clefs que j’ai récupérés sitôt nommé et une fois choisi mon directeur de cabinet Jacques Belle, l’un était un gestionnaire d’une rigueur impressionnante, rompu aux pratiques administratives et de profil plutôt classique, Marcel Blanc, l’autre un conseiller référendaire à la Cour des comptes passionné par les aventures intellectuelles, enclin au non-conformisme créateur, qui se divertissait en voyant surgir du droit, comme il disait « à l’état gazeux » ou en construisant avec nous comme il s’écriait avec enthousiasme, « des machins aussi indéfinissables que les Oréam ». Ainsi était Serge Antoine, une intelligence extraordinairement ouverte et anticipatrice, mais bienveillante et joyeuse, ce qui était une cerise sur le gâteau, les prophètes brillant rarement par leur gaîté.
La cellule environnement de la Datar, nous avons pu le vérifier au fil des jours, avait abordé la plupart des aspects de cette problématique de l’environnement que nous allions avoir à mettre en musique pendant un peu plus de trois ans. Serge Antoine était un des mieux placés pour parcourir, sinon pour épuiser, en matière d’écologie tout « le champ du possible » dont parlait le poète grec qui a prêté à Paul Valéry l’épigraphe liminaire du Cimetière marin.
Il avait compris tout ce qui rendait solidaires, exigeant donc des approches synthétiques et des vues pluridisciplinaires, les problèmes de pollution et de protection des sites, de consumérisme et d’intégration des coûts externes de protection des forêts et de création des villes nouvelles, de développement maîtrisé et des limites de la croissance et aussi de technologie et de morale. Un des premiers, du moins parmi ceux qui n’étaient pas des professionnels de l’écologie, il avait senti que les problèmes de l’environnement seraient de plus en plus parmi les problèmes majeurs de notre temps, et que, pour paraphraser le général, dans une large mesure « l’avenir du monde était là ».
C’est sous sa responsabilité que j’ai souhaité, dès 1971, mettre en place avec le groupe interministériel de l’environnement, dont nous avons confié la responsabilité à Claude Gruson, l’ancien directeur général de ­l’Insee, ce que j’ai appelé « les comptes écologiques de la Nation », une démarche à laquelle nous tenions particulièrement car elle nous paraissait mettre bien en lumière la nécessité de lier écologie et économie.
Quand ont surgi les grandes interrogations sur les limites de la croissance, Serge Antoine était prêt. C’est encore à lui que j’ai demandé de réunir, pour une cession de réflexion, notre équipe à la Saline royale d’Arc-et-Senans, cadre de la fondation Claude Nicolas Ledoux pour le futur, dont il était le président, présidence qui était le symbole même de sa vocation et de sa longue réflexion prospective. Il connaissait le cheminement de cette réflexion sur la croissance du Club de Rome avec Aurelio Peccei au rapport Meadows du MIT. La notion de développement durable s’annonçait et allait faire son chemin dans les esprits.
Serge Antoine avait une connaissance très fine du petit monde complexe, parfois turbulent, et passionnant des écologistes, des savants reconnus aux tribuns populaires, et il était apprécié des associations de protection de la nature et de l’environnement, qui reconnaissaient son sens du contact et sa loyauté. Son carnet d’adresses, ce qui le rendait encore plus précieux, était aussi un carnet d’amitiés car Antoine, homme de fidélité, était aussi un homme de partage. Il nous a aidé à nouer le dialogue avec des écologistes de formation et de sensibilité très diverses, qui a été si utile pour les avancées du jeune ministère dans l’opinion.
Ses contacts internationaux, Maurice Srong en est un bon témoin, nous ont été précieux, à l’ambassadeur, Jean-Paul Barre, alors jeune conseiller diplomatique à mon cabinet et à moi-même, quand nous avons commencé à parcourir l’Europe et les États-Unis pour échanger nos expériences et confronter nos cultures de l’environnement. Nous avons visité ensemble la Californie de San Francisco aux parcs régionaux et c’est un très bon souvenir.
Nous avons tous mesuré, toute l’équipe de 1971, qui était jeune, très enthousiaste, et où il faisait l’unanimité, la chance d’avoir hérité de Serge Antoine, tout armé à nos commencements, de l’avoir eu en quelque sorte devant nous en avant-garde.
Ce qu’on ne dira pas et qu’on ne regrettera jamais assez, au-delà même de cet héritage si riche d’idées, d’intuitions, de rencontres, c’est la qualité humaine d’un haut fonctionnaire dont la simplicité, la gentillesse, la convivialité, l’esprit de tolérance et le sens de l’écoute étaient exemplaires, faisant de lui un compagnon toujours disponible, toujours indulgent, profondément attachant.
Il faut vraiment vous remercier, Madame, d’avoir proposé que nous accomplissions ce devoir d’amitié et de mémoire pour celui à qui des générations de ministres de l’Environnement et de l’Écologie doivent tous et toutes quelque chose, et dont le souvenir reste en nous si fort et si vivant.

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Maurice Strong Ancien secrétaire général de la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement (Rio, 1992) et Serge Antoine

Maurice Strong
Ancien secrétaire général de la Conférence des Nations unies
sur l’environnement et le développement (Rio, 1992

Hommage 4 octobre 2006

Je suis reconnaissant de l’opportunité qui m’est offerte de me joindre à la famille, aux amis et aux admirateurs de Serge Antoine pour honorer sa mémoire et l’héritage qu’il laisse dans nos vies, nous qui nous battons pour un monde plus équitable, durable et en paix. Quand je l’ai rencontré pour la première fois, nous étions tous deux parmi le petit nombre de gens impliqués dans le premier mouvement pour l’environnement et le développement durable. J’en vins à l’apprécier comme l’une des personnes les plus novatrices et imaginatives dans cette mouvance. J’ai été profondément influencé et inspiré par ses visions perspicaces et originales sur la signification et les fondements du mouvement naissant en faveur de l’environnement et ses implications pour l’avenir de l’humanité. J’ai été impressionné par la façon dont il voyait les atteintes à l’environnement et les systèmes de vie sur Terre comme résultant des fausses priorités et d’une mauvaise gestion inhérente à notre vie économique, ce qui demandait des changements fondamentaux dans les motivations et les priorités des activités humaines.
J’en vins rapidement à considérer Serge Antoine comme le plus important des soutiens intellectuels du mouvement pour l’environnement, lui qui avait une rare aptitude à voir les problèmes dans leur plus large contexte, en même temps qu’il formulait et mettait en place les mesures pratiques pour les résoudre. Au-delà de sa disposition à une extraordinaire et remarquable rigueur intellectuelle et analytique, ses manières agréables, désarmantes et persuasives lui permettaient de s’assurer de l’accord et du soutien nécessaires pour les actions sur les questions les plus controversées et conflictuelles. Comme l’un des pionniers intellectuels les plus influents du mouvement, il devint une source d’inspiration, et une autorité pour moi et le petit noyau de ceux qui étaient alors impliqués dans la préparation de la première conférence mondiale sur l’environnement, tenue à Stockholm en 1972. Il fut l’un des principaux architectes du Rapport de Founex, qui formule la relation intrinsèque et essentielle entre les dimensions environnementales, économiques et sociales du développement. Ce fut le thème principal de la conférence de Stockholm et du mouvement pour un développement durable, qui démarra à ce moment-là. Il apporta une contribution décisive à l’évolution de la prise de conscience en France et au rôle prépondérant que la France exerça au niveau international.
À la suite de la conférence de Stockholm, Serge Antoine a joué un rôle indispensable dans la construction du programme des Nations unies pour l’environnement et ses plus importantes initiatives ; le Plan bleu pour la protection de la région méditerranéenne est un exemple particulier de son esprit novateur et de ce qu’il nous a légué. Personne n’a contribué plus grandement au développement des fondations intellectuelles, politiques et institutionnelles du mouvement pour l’environnement et le développement durable, ainsi qu’au leadership de la France dans l’évolution des mécanismes et des moyens nécessaires pour faciliter la coopération si essentielle dans ces domaines.
Sur un plan personnel, Serge devint un ami proche et précieux dont les conseils et le soutien ont beaucoup compté pour moi, particulièrement à des moments difficiles et importants de ma carrière. Bien que nous soyons restés en relation grâce à des amis communs et au travers d’une correspondance épisodique, ma tristesse à l’occasion de sa disparition est d’autant plus grande que je n’ai pas pu lui rendre visite durant ces dernières années. Mais son influence sur ma propre vie, ma profonde admiration et ma gratitude resteront pour toujours un des bienfaits les plus précieux et les plus chers reçus au cours de ma vie internationale.
Ceux d’entre nous qui aujourd’hui lui rendent hommage ne sont pas les seuls à avoir profité de ses contributions remarquables à l’amélioration de la condition humaine ; ces contributions ont enrichi les vies et amélioré le futur d’innombrables autres qui n’ont jamais eu le privilège de le connaître. Je suis profondément reconnaissant, alors que nous pleurons sa disparition, de pouvoir célébrer aussi sa vie et de saluer l’empreinte de son œuvre sur les générations futures.

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Ignacy Sachs Directeur d’études honoraire à l’École des hautes études en sciences sociales

Ignacy Sachs
Directeur d’études honoraire à l’École des hautes études en sciences sociale

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4octobre 2006
La seconde rencontre providentielle fut celle de Serge Antoine. C’était en 1971, à une réunion informelle convoquée au palais des Nations à Genève par Maurice Strong, canadien, secrétaire du futur programme des Nations unies sur l’environnement.
Nous avons sympathisé et il m’invite à collaborer avec lui. Il est à l’époque le bras droit du ministre d’État de l’Environnement français, Robert Poujade. Le ministère n’a pas encore ses propres locaux. Il siège dans un local cédé par le ministère de la Marine. Il manque des bureaux et Serge, membre du cabinet du ministre, officie derrière un paravent dans une grande salle avec une très belle vue sur la place de la Concorde. Il commence à m’associer à ses initiatives. Il y a le Haut comité à l’environnement auprès duquel je deviens un moment expert associé.
En quittant les Nations unies en 1974, Maurice Strong nous invite tous deux dans son chalet alpin près de Saint-Gervais, à un colloque privé pour discuter à bâtons rompus de l’avenir du monde. Il loue l’hôtel du village afin de loger la vingtaine d’invités. Parmi les participants se trouvent le successeur de Strong au PNUE, l’Égyptien Mustapha Tolba, Marc Nerfin, son ancien chef de cabinet… Ahmed Ben Salah, le ministre tunisien de la Planification déchu qui s’est échappé de prison et qui se cache en Europe. Ce dernier prépare le couscous pour tout ce beau monde.
Sur le chemin du retour, nous faisons un détour par le château de la Ripaille au bord du lac Léman, les propriétaires de ce château acceptent de mettre leur demeure à la disposition du programme des Nations unies pour l’environnement à condition toutefois que le gouvernement français paye les travaux nécessaires à sa rénovation. Nous sommes tous emballés par ce projet. Nairobi est devenu le siège principal du PNUE, mais par souci d’efficacité, le programme aurait besoin d’un siège en Europe. Malheureusement, le gouvernement ne se précipite pas et l’opération n’aura pas lieu. Serge ne se décourage pas pour autant, il a bien d’autres fers au feu ! Il est l’âme du Centre d’étude sur le futur dans la Saline royale d’Arc-et-Senans. Il se passionne pour les montgolfières, sa femme le suit en jeep pour récupérer le pilote et le ballon… Il organise de merveilleuses fêtes de la fraise à Bièvres dont il est maire adjoint. Il s’occupe d’une revue de prospective et aide à renflouer Futuribles après la mort de son fondateur Bertrand de Jouvenel. Serge s’apparente à un volcan d’idées toujours en activité. Il s’occupe encore des parcs naturels régionaux, dont il fut un des créateurs, des villes et des communautés locales. C’est lui qui pilotera en 1992 à Curitiba la fusion des quatre principales associations de maires dont le mariage officiel se fera que douze ans plus tard.
Entre Serge et moi, la complémentarité se fait par affinité, nous avons le même tempérament. […]

Extrait du livre d’Ignacy Sachs, La troisième rive, à la recherche de l’écodéveloppement, Paris, Bourin Éditeur, 2008, chap. « Paris carrefour du monde », sous-chap. « … Et Serge Antoine », p. 236-238.

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Arab Hoballah Chef du service consommation et production durables Division technologie, industrie et économie Programme des Nations unies pour l’environnement sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Excellences, Mesdames et Messieurs,
Serge Antoine, semeur d’avenirs, toujours en avance sur son temps, vivant pour le futur et dans le futur. Il a en effet semé bien des avenirs, des « éco-avenirs » aurait-il dit.
À cet égard, il sera bien difficile de parler de Serge Antoine au passé tellement il est et restera vivant par ses idées, ses initiatives et ses actions.
Serge Antoine, ce sont les ministères de l’Environnement, et pas seulement en France, c’est le Programme des Nations unies pour l’environnement, c’est le Plan d’action pour la Méditerranée, c’est la convention de Barcelone, c’est le Plan bleu, c’est la Commission méditerranéenne du développement durable. Serge Antoine, c’est l’aménagement du territoire et l’environnement, c’est l’environnement humain, c’est le développement durable.
Stockholm, Nairobi, Barcelone, Sophia Antipolis, Athènes, Rio de Janeiro, Tunis, Istanbul, Johannesbourg et bien sûr Paris, représentent toutes des jalons qui ont marqué son parcours et celui de l’environnement et du développement durable : ce sont toutes des villes qui pourraient avoir une place, une salle de conférence, une plaque rappelant la première pierre que Serge Antoine a posée pour telle ou telle initiative et qui ont toutes changé le cours des choses, voire le cours de l’histoire.
Bien peu de personnes en France et en région méditerranéenne ont dévoué autant d’imagination, d’énergie et d’intelligence pour la cause de l’environnement que Serge Antoine, alsacien de naissance et méditerranéen par adoption. Outre ses exploits en France, notamment la Datar, les parcs naturels régionaux et le ministère de l’Environnement, Serge Antoine a été un grand acteur sur la scène internationale en général, et méditerranéenne en particulier.
Avec Maurice Strong et Mustapha Tolba, Serge Antoine fait partie de ceux qui ont créé et mis en place le Programme des Nations unies pour l’environnement. De par son intérêt pour l’aménagement du territoire et la prospective, Serge Antoine a fait en sorte qu’une attention particulière soit portée à la région méditerranéenne, d’abord la mer Méditerranée puis les régions côtières. De la pollution et l’environnement à l’aménagement du territoire et le développement durable, sur fond d’analyse systémique et prospective, voilà la voie tracée par Serge Antoine dans cette région qu’il affectionnait tant.
Que seraient le Plan d’action pour la Méditerranée, la convention de Barcelone et le Plan bleu sans Serge Antoine ? On dit de lui « le père du Plan bleu », ne le serait-il pas aussi pour le Plan d’action pour la Méditerranée et la convention de Barcelone ? Il a tant œuvré pour que se rejoignent en Méditerranée environnement, développement et aménagement du territoire, qu’il est devenu incontournable pour toute initiative méditerranéenne d’où qu’elle émergeait. C’était en particulier le cas pour la Commission méditerranéenne du développement durable dont il était un des membres les plus actifs. Et c’était avec grand plaisir que j’ai eu à travailler avec lui pour la préparation de l’Agenda Med 21 et la mise en place de cette commission unique en son genre de par sa structure, sa composition et sa méthode de travail.
Mais quelle énergie, celle de Serge Antoine ! Il avait toujours une nouvelle idée, il allait toujours trop vite et trop loin dans ses propositions par rapport à ce que nous pouvions effectivement mettre en œuvre, avec les politiques et les moyens disponibles. Il y avait toujours une idée en gestation au fond de son cartable rempli de dossiers bien classés ; et son carnet d’adresses en accordéon et aux multiples intercalaires semblait plus utile et plus accessible, au moins pour lui, qu’un logiciel de gestion informatique.
Serge Antoine a toujours cherché à mobiliser l’intérêt pour ses idées et surtout à les partager pour les faire avancer. Et c’est justement ce « partage » qu’il a principalement évoqué lors de la réception de la récompense Global 500 du Programme des Nations unies pour l’environnement en 2003 : « partage » en France pour faire émerger le combat pour la nature, l’environnement et le développement durable, « partage » au niveau global pour une éco-mondialisation et surtout « partage » en Méditerranée pour la création d’un espace plus solidaire dans cette éco-région.
Si le Programme des Nations unies pour l’environnement connaît Serge Antoine depuis ses débuts et lui doit beaucoup, si le Plan d’action pour la Méditerranée et ses composantes lui doivent un respect paternel, je n’ai personnellement connu Serge Antoine que depuis 1991 et j’en suis très honoré. Avec lui, j’ai appris à mieux définir la substance derrière les multiples notions d’environnement, de solidarité, de partage, d’approche participative, d’approche multiacteur, de systémique et de prospective, d’indicateurs et enfin de développement durable. Il appelait de ses vœux la responsabilité et la responsabilisation des acteurs, d’abord politiques, ainsi que le changement des comportements et les réformes politiques nécessaires. C’est tout l’objet du processus de Marrakech pour la mise en place d’un programme décennal pour les modes de consommation et de production durables dont j’ai la charge au sein du Programme des Nations unies pour l’environnement. C’est en quelque sorte une continuité sur la voie qu’il avait tracée, une manière de continuer son œuvre et de contribuer à la réalisation de voies alternatives menant à l’éco-avenir.
Serge Antoine aimait à répéter une phrase tirée d’un discours du général De Gaulle de 1943 : « Un jour viendra où la paix rapprochera depuis le Bosphore jusqu’aux colonnes d’Hercule des peuples à qui mille raisons aussi vieilles que l’histoire commandent de se regrouper afin de se compléter. » Au quotidien comme dans les avenirs qu’il a semés, Serge Antoine y a bien contribué.

Allah Yourhamouh
(Que Dieu lui accorde sa miséricorde)

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El Habib Benessahraoui Directeur exécutif de l’Institut de l’énergie et de l’environnement de la francophonie sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Madame le Ministre,
Monsieur le Délégué interministériel pour le développement durable,
Madame Antoine, chère Aline,
Mesdames et Messieurs,

C’est avec une vive émotion que je participe à cette journée commémorative consacrée à notre regretté Serge Antoine. Il fut pour moi l’exemple même de l’engagement inébranlable pour la chose publique et pour le développement durable dont il a été, au demeurant, l’un des premiers penseurs et l’un des acteurs les plus féconds.
Je tire une immense fierté d’avoir été parmi ses amis et de saluer sa mémoire en présence des éminentes personnalités qui m’ont précédé.
À l’IEPF, nous avons perdu en lui un compagnon (au sens noble de la tradition française) précieux, toujours disponible et généreux de son temps et de ses conseils avisés et mobilisateurs.
La francophonie, l’OIF, au nom de laquelle j’ai l’honneur de transmettre l’hommage appuyé de notre secrétaire général pour l’œuvre et l’action du regretté Serge Antoine, a perdu en lui un militant sincère, un acteur engagé. Un acteur agissant avec intelligence et avec constance, pour faire de cette communauté un autre espace de citoyenneté. Un espace dont la richesse de la diversité culturelle devrait être mise au service du développement durable en tant que son quatrième pilier. Il a énormément fait pour qu’il en fût ainsi à Johannesbourg notamment.
Le développement durable, Serge en fut un des inspirateurs les plus constants et les plus créatifs. Dès la réunion de Founex en 1971 où il a avancé avec quelques acteurs, surtout des économistes, du Nord et du Sud, l’idée de l’éco-développement pour réconcilier le développement humain et l’environnement et remettre en cause les modes de développement productivistes, générateurs d’inégalités, de pauvreté et de dégradations environnementales.
La réunion de Founex a ouvert la voie à la Conférence des Nations unies sur l’environnement humain à Stockholm en 1972 où l’on retrouve encore une fois Serge, représentant le ministère de l’Environnement de France dont il avait été, avant, l’inspirateur, en 1971, avec l’appui du ministre Poujade ici présent et que je salue chaleureusement.
Au cours des années 1980, le grand public découvre l’existence des pollutions transfrontalières, le trou de la couche d’ozone, les pluies acides et l’effet de serre, en même temps que se renforce le mouvement pour une solidarité planétaire face aux problèmes environnementaux. Serge était aux avant-postes de ce mouvement.
J’ai eu l’insigne privilège de connaître Serge Antoine à cette époque vers la fin de l’année 1989, où il était responsable de la mission développement du ministère de l’Environnement.
Le sommet des chefs d’État et de gouvernement de la francophonie, réuni à Dakar, venait d’appeler à l’intégration de l’environnement et du développement économique et à l’organisation d’une réunion des ministres et autorités chargées de l’Environnement de l’Espace francophone en préparation du Sommet de Rio.
Je venais d’être désigné responsable du programme environnement de l’Agence de coopération culturelle et technique, devenue depuis Agence de la francophonie, et à ce titre chargé de la préparation de cette conférence ministérielle.
En tant que membre éminent du comité d’experts que l’Agence a mis en place, Serge a été réellement l’artisan des principales orientations et des balises essentielles pour les documents préparatoires de la conférence.
Il a été d’un apport inestimable et pour moi, un débutant dans les relations multilatérales, il a été d’un appui amical inoubliable tout le long du processus préparatoire jusqu’au déroulement des travaux ministériels et bien après.
Il aimait à me rappeler que les racines du développement durable dans les pays francophones étaient nombreuses, donnant en exemple ces pratiques paysannes, entièrement déterminées par le terroir qui alliaient préoccupations économiques, respect du paysage et conservation des ressources.
Il me parlait de ces « semeurs de l’environnement » que sont la Belge Margueritte Yourcenar, le Sénégalais Cheick Antar Diop, le Français Théodore Monod, le Canadien frère Marie Victorin, le Nigérien Bouhama ou le Québécois Pierre Dansereau.
Il me communiquait sa passion pour la Méditerranée, cet autre espace riche de sa diversité et de son histoire dont il a fait un véritable laboratoire de développement durable et de solidarité.
Comme nous le savons tous, Serge a, en tant que conseiller spécial de Maurice Strong, secrétaire général de la conférence de Rio, pu jouer un rôle déterminant dans la préparation de ce Sommet mondial et dans son animation notamment à travers la mobilisation de la société civile et particulièrement la Communauté scientifique et les collectivités locales.
La francophonie avait, à cette occasion, fait siennes les décisions de Rio, et a depuis mis en œuvre le plan d’action qu’elle a adopté à Tunis. Ce plan, à forte connotation environnementale il faut le souligner, portait pour l’essentiel sur le renforcement des capacités des acteurs pour contribuer à l’élaboration de politiques et stratégies environnementales et pour maîtriser les outils de gestion des ressources et d’aide à la décision.
Il contribuait, à travers des concertations en marge des conférences internationales environnementales, à assurer une présence et une implication active des francophones, à dégager des convergences, s’il y a lieu, et à jouer, en tout cas, un rôle médiateur. Serge y a pris une part active et stimulante.
Au niveau mondial, en dépit de la dynamique créée par Rio, notamment en termes de prise de conscience des problèmes environnementaux, l’on a assisté tout au long de la dernière décennie, du fait de modes de production et de consommation non viables, à l’érosion continue de la biodiversité, à l’accélération de la désertification et à l’accroissement des risques climatiques.
Parallèlement, les inégalités se sont partout accentuées entre les pays du Nord et du Sud, mais aussi à l’intérieur même des pays, y compris les plus nantis. La pauvreté s’est approfondie pour atteindre près d’un humain sur quatre. Des voix multiples, à tous les niveaux de citoyenneté et des quatre coins de la planète, s’élevaient contre une telle situation et militaient pour un développement durable en tant que projet global qui intègre l’économique, l’écologique, le social et le culturel, pour lutter avec détermination contre la pauvreté et les modes de production et de consommation non durables.
Un projet global fondé sur une démarche d’intégration et de mise en cohérence des politiques sectorielles doublées d’une vision déployée dans le temps long, une démarche stimulant la participation de tous les acteurs concernés et à tous les niveaux, du quartier à l’entreprise, du local au national, du régional au mondial. Une démarche fondée sur le multipartenariat et l’expression d’une solidarité agissante intra et intergénérationnelle. Ce fut le credo de Serge Antoine durant la dernière décennie.
Ce fut pour lui un domaine de réflexion féconde et un champ de lutte responsable et mobilisatrice, dans de nombreuses localités, des associations nationales, régionales, au niveau de la Méditerranée, au niveau européen, de la francophonie et au niveau mondial.
Au lendemain de la conférence de Rio, j’ai été rappelé dans mon pays, le Maroc, et mes contacts avec Serge ont été discontinus.
À partir de 1998, et avec les fonctions qui sont à nouveau les miennes en francophonie, j’ai pu partager, avec lui, de nouveaux moments exaltants. En effet, il m’a, encore une fois, fait bénéficier de ses idées fécondes et de ses nombreux réseaux pour une bonne préparation de la Communauté francophone au Sommet mondial pour le développement durable en 2002.
Il a guidé un travail de réflexion collective fort utile sur la diversité culturelle et le développement durable dont l’apport a été inestimable dans le travail mené par la francophonie aussi bien à Johannesbourg pour faire de cette diversité le quatrième pilier et à l’UNESCO pour l’adoption de la convention des Nations unies reconnaissant cette dernière et le droit de chaque pays à la promouvoir.
Il a contribué aussi, avec la compétence qu’on lui connaît, à la préparation du Xe Sommet de la francophonie tenue sur la thématique de la « Solidarité au service du développement durable » qui a adopté un cadre d’action décennal confirmant l’engagement déterminé de la francophonie pour appuyer ses pays membres dans l’élaboration et la mise en œuvre de stratégies nationales de développement durable et pour mettre sa diversité culturelle au service du rapprochement et de l’enrichissement de ces stratégies.
Serge m’a fait l’amitié de participer à tous les groupes de réflexions que j’ai pu établir pour accompagner l’action de l’IEPF et à animer nombre de ses manifestations.
C’est au cours d’un groupe de travail restreint, en plein hiver canadien, que Serge nous a fait part, je crois, de la plus belle définition du développement durable :
Le développement durable ne se décrète pas, ce n’est pas non plus un label à coller sur un bon produit. Sa définition est très ouverte : elle se fait en marchant, sa lisibilité est un peu celle de L’homme invisible de Wells où le corps ne se perçoit qu’une fois revêtu de bandelettes. C’est sa mise en œuvre qui lui donne sa force.
Je terminerai en évoquant un souvenir très émouvant pour moi. À la fin de l’année dernière, Serge avait accepté de diriger, en tant que rédacteur en chef invité, le numéro de LEF sur « Culture et développement durable ». J’ai pu mesurer combien son engagement était exemplaire, car déjà miné par le mal qui allait l’emporter, il tenait à faire avec moi et avec beaucoup de courage et de discrétion sur son état physique, des séances de travail quotidiennes pour le bouclage de la revue, relisant tous les articles, proposant inlassablement des réajustements du sommaire, des corrections, un meilleur choix des photos…
Je garderai de lui ce soin méticuleux qu’il apportait, avec élégance et naturel, à tout ce qu’il entreprenait.
Je garderai de lui, au-dessus de tout, la générosité et le sens profond de l’amitié.
Adieu l’ami, tu resteras toujours parmi nous.

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Geneviève Verbrugge Ancienne chargée de mission au service des affaires internationales du ministère de l’Écologie et du Développement durable sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Serge Antoine œuvrait pour promouvoir la citoyenneté à tous les niveaux : local, national, européen et planétaire.
J’ai eu le plaisir de travailler avec lui au sein de la mission environnement-développement, tant sur le volet européen que planétaire.
Au niveau européen
L’Année européenne de l’environnement en 1988, dont le comité français était présidé par Simone Veil et dont j’assurai le secrétariat en France, était hébergé par Serge Antoine.
C’est grâce à sa bonne connaissance des régions et des milieux associatifs que l’Année européenne a notamment permis pour la première fois de labelliser en France plus de 800 projets, portés par des collectivités et des associations et d’assurer des financements français et européens pour environ la moitié. Elle a permis également de mettre en place au niveau européen des actions souvent initiées en France, telles que le Pavillon bleu d’Europe. C’est ce comité qui, sous son impulsion et avec Simone Veil, devint le Comité français pour l’environnement puis en 1994 le Comité 21 en fusionnant avec deux autres associations.
Au niveau international
Serge Antoine voyait l’importance de la mobilisation des réseaux associatifs au plan international.
C’est ainsi qu’en 1984, la première réunion internationale entre associations d’environnement et de développement a été organisée à Nairobi avec le soutien du ministère, réunion à laquelle participait Huguette Bouchardeau. Ce mouvement a grandi et, en 1991, la France a accueilli à La Villette près de 1 000 représentants d’associations du Nord et du Sud qui ont lancé un appel de Paris, dit Ya Wananchi, qui leur a permis d’aller à la conférence de Rio avec une plateforme commune.
Dans le domaine de la coopération nord-sud, en 1985 nous avons créé le programme Solidarité-Eau, avec l’aide du GRET et de Jean-Claude Oppeneau. Ce programme visait à faire financer des projets mis en œuvre par des ONG dans les pays du Sud par les collectivités locales sur la base d’un centime par mètre cube d’eau. Le Syndicat des eaux d’Île-de-France, présidé par André Santini, fut l’un des premiers à y participer. Cette approche était visionnaire car, vingt ans plus tard, la loi Oudin, relative à la coopération internationale des collectivités territoriales et des agences de l’eau dans les domaines de l’alimentation en eau et de l’assainissement, a été votée le 27 janvier 2005. Celle-ci permet aux communes et aux établissements publics de coopération intercommunale de financer, sur le budget des services publics de l’eau et de l’assainissement, des actions de coopération décentralisée, d’aide d’urgence ou de solidarité dans les domaines de l’eau et de l’assainissement.

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« Environnement et développement »

Source: Coopération technique N°72, 7 pages (8-15),1972

Auteur: Serge Antoine

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Pendant de nombreuses années, dans la plupart des pays, les responsables du développement ont essentiellement mesuré le succès de leur politique à l’aide de quelques chiffres qui expriment en unités monétaires la valeur du produit national et le revenu disponible par habitant. Une valeur absolue est encore accordée à ces nombres dont la comparaison mesurait une part seulement de l’efficacité des différents pays dans la course au progrès. Sans doute, attachait-on quelque intérêt aux tableaux de la mortalité infantile, de l’espérance de vie, de l’adduction d’eau, de la possession de téléphone ou d’automobiles, mais c’est, avant tout, en pourcentage d’accroissement du produit national que se définissaient les objectifs des gouvernements désireux de développer leur nation. Les controverses que soulève encore dans beaucoup de pays le choix d’un taux d’expansion pour la durée d’un plan témoignent que cette attitude n’a pas totalement disparu.

La conception que l’on se fait du progrès dans le monde se modifie toutefois rapidement : l’on tend à raisonner de moins en moins en termes de niveau de vie et à penser de plus en plus à la qualité de la vie et même à la vie tout court. Les revendications actuelles vont dans ce sens : elles ne se limitent pas au changement social ou à la juste répartition des revenus. Dès lors que l’amélioration de la qualité de la vie devient un objectif principal du développement, les exigences et les objectifs de l’environnement doivent nécessairement être intégrés dans toute politique du développement.
Si l’évolution a pu malheureusement dissocier les notions de développement et d’environnement, il ne semble pas qu’il y ait, à cet égard, d’impossibilité à concevoir un rapprochement. Bien au contraire, des politiques de développement et d’environnement peuvent, à certaines conditions, s’épauler l’une l’autre de façon efficace et se lier davantage jusqu’à l’intégration.
L’environnement ne s’oppose pas au développement
Au cours de l’histoire, le développement et l’environnement n’ont d’ailleurs pas toujours été séparés. Des réussites comme celles du paysage rural français ou l’édification de villes européennes bien adaptées à leur région, montrent que l’environnement a pu être spontanément réalisé en même temps que le développement. Les gouvernements ne s’étaient toutefois jamais donné l’amélioration de l’environnement comme objectif explicite. Sans doute, chaque fois qu’ils entreprenaient un programme de santé publique, d’éducation ou d’agriculture, les responsables des différents pays contribuaient, dans une certaine mesure, à l’amélioration de l’environnement de l’homme. Mais il manquait à ces actions une vue d’ensemble, une claire conscience des objectifs et un sens de la prospective, ce qui nuisait à l’efficacité des mesures et en faisait parfois des armes à double tranchant : une politique sanitaire qui ne s’accompagne pas d’une politique de la natalité, d’une politique des ressources agricoles et d’une politique de l’emploi ne court-elle pas le risque de conduire non au développement mais plutôt à une dégradation de la qualité de vie des hommes ?
Cette dissociation a été souvent tellement poussée qu’on en arrive à la limite à considérer l’environnement comme un luxe que seuls peuvent s’offrir des pays ayant le temps et les moyens de penser à autre chose qu’au développement économique, priorité des priorités. Aujourd’hui même, il peut arriver que les préoccupations relatives à l’environnement soient considérées par certains comme une tentation pour les sociétés riches d’éluder le développement des moins favorisés, aussi bien à l’intérieur des frontières d’un État qu’à l’échelle du monde, et de calmer ainsi l’impatience de ces derniers tout en se donnant bonne conscience.
Un tel état d’esprit ne se justifierait que si l’environnement était considéré comme un choix au regard du développement. Il ne s’agit pas en fait d’une alternative. La notion d’environnement est une dimension nouvelle donnée aux objectifs de toute politique de développement. Cette dernière a toujours eu le souci de s’inscrire dans une structure d’objectifs : mais la production de biens unitaires pour la satisfaction des besoins et des aspirations de la société doit désormais se référer à d’autres valeurs, celles de l’environnement. La prise en considération de la qualité d’une ville ne s’oppose pas, bien entendu, à la construction des logements suffisants pour le plus grand nombre : les préoccupations de santé qui ont été celles des générations passées se trouvent simplement renforcées par le souci d’une politique de l’environnement soucieuse de l’homme. La prise en considération de l’environnement conduit à repenser la politique de développement dans quelques-unes des orientations de sa politique de production de biens comme aussi dans la multiplication des « antivaleurs » qui l’accompagnent (les déchets de toute nature). Elle ne s’inscrit pas dans une alternative à une politique de développement.
Une analyse économique rigoureuse permettrait d’affirmer qu’une politique de développement qui négligerait les exigences de l’environnement conduirait, à plus ou moins longue échéance, à un échec économique. Inversement, la conception d’une politique coordonnée de développement et d’environnement peut être génératrice d’économie pour les deux.
Intégrer les exigences de l’environnement dans la politique du développement, c’est renoncer à considérer un taux de croissance économique comme le seul critère du progrès et à raisonner uniquement en termes de rentabilité financière ou d’accroissement du revenu monétaire disponible par habitant. C’est réviser la politique du développement en y incluant peu à peu la notion de gestion patrimoniale à long terme, en acceptant de mesurer le progrès à l’aide d’indicateurs plus diversifiés de satisfaction des besoins sociaux et en prenant des mesures en faveur de la promotion de la qualité de la vie et de la lutte contre les pollutions.
L’insuffisance du critère financier en matière de développement a été largement démontrée dans le domaine de l’exploitation des ressources naturelles renouvelables, notamment en matière agronomique où l’exploitation excessive des terres, conjuguée à la monoculture, peut conduire à la fois à la stérilisation du sol et à des crises économiques très brutales.
Sans aller jusqu’à ces excès, une mise en valeur maladroite ou trop intensive des ressources renouvelables se traduit souvent par une amputation progressive du capital naturel et, sur une longue période, se révèle finalement moins productive qu’une gestion qui normalement prélève chaque année les revenus du patrimoine en s’efforçant de l’améliorer et de l’augmenter.
Concevoir le développement uniquement en termes de profit monétaire immédiat aboutit à une situation où les possibilités du marché sont exploitées avec un énorme gaspillage de ressources. La production de biens utiles ou les investissements nécessaires peuvent être retardés au profit de toute une série de biens de moindre urgence. Des besoins collectifs comme la santé, l’eau, l’air ou la qualité des paysages peuvent n’être même plus satisfaits. Un processus de production indispensable à l’obtention de bas prix s’accompagne, en effet, le plus souvent d’une série de nuisances dont le coût a été très imparfaitement calculé pour l’économie en raison de la multiplicité des retombées : renchérissement des biens devenus rares, coût des programmes sanitaires nouveaux, perte de valeurs des biens souillés, sans parler des nuisances dont on ne songe pas à chiffrer le préjudice économique, car certains s’y résignent (laideur, odeurs, pertes de temps, banalisations, entraves). Autant d’effets secondaires d’un développement mal entendu et qui viennent, en fin de compte, en déduction du niveau de vie.
L’amélioration de la qualité de la vie n’est pas seulement un objectif à long terme. Elle peut offrir dès aujourd’hui à ceux qui travaillent des conditions d’existence adaptées à leurs besoins. Il serait donc fallacieux d’opposer le développement à court terme à une politique d’environnement à longue échéance.
Environnement et développement peuvent s’épauler
Le souci de ne plus penser le développement sans l’inscrire dans une politique de l’environnement s’accompagne d’une égale nécessité de prendre en compte l’environnement dans toute politique de développement. S’il ne doit être ni un alibi, ni un phantasme d’évasion, l’environnement ne doit pas non plus être considéré comme une technique ou comme une discipline particulière. Son amélioration aurait dû, normalement et depuis toujours, faire partie des activités humaines. On ne le distinguerait pas du développement dans un pays parfaitement équilibré et l’on n’aurait pas de raisons de le traiter en tant que tel. Cette situation est malheureusement rarissime et des désordres ou des menaces de désordres rendent le plus souvent nécessaire une action spécifique sur l’environnement.
Encore ne peut-on dans cette hypothèse fonder l’action envisagée sur les seuls concepts statiques ou défensifs, isolés de leur contexte comme la conservation de la nature ou la lutte contre les pollutions. Toute la politique des parcs régionaux français par exemple vise, au contraire, à dégager de nouvelles possibilités de développement dans des régions menacées d’un retour à une économie extensive de cueillette et de déprédation, alors que de trop nombreux citadins préoccupés par un « retour à la nature » oublient les liens profonds qui ont existé et existeront entre le paysage et les structures économiques et sociales (agricoles en particulier) qui le supportent et le créent. C’est toujours à l’aide d’une prospective du développement que doit être envisagée l’action sur l’environnement. Ainsi, dans de nombreux pays tropicaux, la tâche de développement ne saurait méconnaître la nécessité d’une amélioration des conditions naturelles sans laquelle tout aménagement se révélerait inefficace (lutte contre les endémies, éducation de base, infrastructures vitales).
À l’aide de ces exemples, on sent combien serait artificielle la tendance qui consisterait à réduire ou à bloquer le taux de croissance sous prétexte que la pression sur l’environnement se relâchera. Ce serait oublier que la volonté de croissance est sans doute le trait le plus caractéristique de tous les organismes vivants ; la croissance économique est la plus nécessaire des tâches pour de nombreux pays. Ce qui importe est plutôt d’adopter un rythme et un style de développement en rapport avec la capacité d’assimilation et d’adaptation de chaque pays, et de préserver le plus grand nombre de possibilités de développement dans les directions les plus larges. Il serait tout à fait erroné de vouloir transférer dans un pays une politique de l’environnement sécrétée par un autre. Tout dépend de la capacité et de la volonté d’adaptation du pays considéré auquel on ne peut apporter à bon escient que les moyens de choisir une orientation propre.
Dans la mesure où l’on sait maintenant que négliger l’environnement peut aboutir à limiter la croissance, il importe dans chaque pays de repenser complètement les objectifs du développement. Il faut admettre également que la gamme des richesses à prendre en considération est beaucoup plus large et nuancée qu’on ne pourrait le penser et qu’elle déborde de beaucoup le domaine du quantifiable. Si l’on commence à savoir pour certains cas ce que coûte une nuisance – en évaluant notamment le coût du rétablissement de l’état antérieur – il est beaucoup plus difficile de trouver une correspondance monétaire à la plupart des améliorations de l’environnement. De nouveaux instruments doivent être dégagés pour que la qualité de la vie puisse être prise en compte dans les processus de décision sans qu’il soit nécessaire de la quantifier ni d’accroître le recours à l’analyse de systèmes.
L’environnement à chaque stade du développement
On ne peut faire appel à des solutions générales de développement pour répondre aux grands objectifs de l’environnement. Une telle attitude serait, en effet, contraire à la conception de l’environnement telle qu’elle vient d’être exprimée. Si l’on admet que la qualité de la vie doit devenir l’objectif principal de toute politique de développement, on doit accepter que cette qualité puisse être formulée de façon originale par les divers peuples et dans les différentes régions du monde. Il est déjà difficile de concevoir des modèles de développement applicables à un grand nombre de pays lorsque l’objectif est d’accroître chaque année le produit national. Il est a fortiori impossible de préconiser des recettes universelles quand il s’agit d’améliorer la qualité de la vie d’une région ou d’un pays, qualité que chacun des groupes en cause apprécie à l’aide des critères les plus variés. Dans ces conditions, on préférera, plutôt que de proposer des moyens, appeler l’attention sur quelques difficultés et suggérer quelques orientations.
1 – La mise en œuvre d’une politique de l’environnement peut prendre appui sur une réglementation conçue en fonction de cet objectif ou sur une politique de formation autant que sur une politique financière. Il n’est pas toujours facile d’opérer une distinction entre une action réglementaire (s’appuyant sur des normes) et une politique économique et financière du développement. Mais il est évident que l’environnement ne suppose pas une individualisation des dépenses dites « exogènes ». Bien au contraire, l’efficacité tendra à intégrer les coûts supplémentaires, quand ils existent, aux autres dimensions de la vie économique et sociale.
2 – Le coût d’une politique de développement doit être approfondi. Divers chiffres ont été avancés et certains experts ont allégué que, dans les pays industrialisés, il conviendrait de réserver à l’environnement un pourcentage du produit national. Une telle position est contraire à la spécificité des divers pays selon leur stade de croissance au regard de l‘environnement. Au demeurant, elle tend à isoler les dépenses de l’environnement alors qu’une bonne part peut être intégrée dans le processus de développement. Enfin, elle passe sous silence les désutilités créées par une politique incontrôlée du développement.
Toute tentative de faire des économies en négligeant systématiquement un aspect de l’environnement se traduit par des pertes dans un autre domaine : par exemple, négliger la pollution des eaux entraîne des risques sanitaires, des pertes dans le cheptel piscicole, une moins-value touristique des rivières polluées, des coûts supplémentaires pour les industries obligées d’épurer les eaux qu’elles utilisent. Une hypothèse plus pessimiste encore serait de considérer qu’il existe dans ce domaine une sorte de multiplicateur de la dégradation.

Dans cette perspective, une saine gestion consiste bien davantage à entretenir le patrimoine de façon rationnelle et régulière, à pratiquer au moment le plus judicieux des investissements modérés intégrés dans une conception d’ensemble. La gestion des richesses de l’environnement demande finalement autant une attention constante et une persévérance dans l’effort que d’importants crédits.
On peut même considérer qu’à elle seule la mobilisation des esprits en faveur de l’environnement peut constituer, dans certaines régions, une stimulation nécessaire pour amorcer un développement jusque-là impossible. L’environnement peut être créateur d’une dynamique du développement, la planification doit en tenir compte pour renforcer le caractère évolutif et la pluralité des situations d’avenir.
3 – Quand il y a lieu, la répartition des dépenses à consentir en matière d’environnement appelle une injection de crédits dans le circuit monétaire plutôt par le biais d’investissements de la collectivité que par la recherche d’une augmentation du pouvoir d’achat des particuliers. Sans doute la possession d’un niveau de vie élevé a-t-elle, jusqu’à présent, garanti à une minorité l’accès à une haute qualité de vie. Mais, outre qu’il est illusoire de penser que dans les trente prochaines années la génération nouvelle pourra dans le monde entier atteindre ce haut niveau de vie, nombre de richesses de l’environnement présentent, entre autres caractéristiques, celles d’être limitées, rares ou uniques, ou bien, par leur nature matérielle ou juridique, de ne pouvoir faire l’objet d’une appropriation, quelque élevé que soit le niveau de vie de ceux qui voudraient y prétendre.
4 – Une des difficultés d’une politique de développement tient au fait que la recherche de qualité industrielle a été trop étroitement liée à la grande production alors que la qualité de vie peut exiger une personnalisation et une adaptation plus poussée des objets à leurs utilisateurs.
De même, dans un monde sur lequel pèse un mouvement démographique de plus en plus lourd, c’est entre la personnalisation et la production à bas prix que passe la voie de la politique de l’environnement ; les trois fonctions de la vie courante : l’habitat, le travail et le loisir gagneraient à être mieux définies.
Ces fonctions ne doivent pas, en tout cas, être trop séparées, par exemple : le travail et le loisir. Au lieu de les opposer et de les considérer comme le contraire l’un de l’autre, il est possible de les traiter comme deux variantes non symétriques des activités humaines. On s’aperçoit alors qu’elles peuvent comporter les mêmes possibilités d’enrichissement pour la personnalité et des formes identiques de dégradation.
Le développement de la personnalité humaine ne pourrait être assuré que par une plus grande participation aux décisions la concernant, ce qui ne peut se faire qu’au sein de groupements d’effectif relativement réduit.
Ainsi, les formes de travail en communauté et une conception des loisirs faisant davantage appel à la tradition de la fête communautaire devraient accroître le développement, dans la mesure où elles pourront bénéficier du dynamisme des corps intermédiaires et de la très grande variété de leurs interventions. C’est, en effet, dans ces corps intermédiaires que pourront prendre forme, plus aisément, des initiatives visant à préserver le maximum de possibilités et de types de développement.
5 – Par leur spécificité, leur localisation géographique, l’échelle à laquelle ils se posent, la relative modicité des crédits qu’exige leur solution à condition d’être traités assez tôt, les problèmes d’environnement peuvent, la plupart du temps, être résolus à l’échelon local.
Il peut toutefois se trouver des cas où des négligences peuvent avoir des conséquences débordant largement cet échelon et où les auteurs de désordre peuvent échapper aux conséquences de leurs actions : c’est le cas de la pollution de l’air et de l’eau et celui du dégazage des pétroliers en mer. Il devient alors nécessaire, dans ces cas bien précis, d’organiser le financement de la protection de l’environnement, de sorte que ces charges ne pèsent pas sur les victimes du désordre causé mais sur ses auteurs. D’autres considérations doivent également entrer en ligne de compte. Il arrive que certains pays n’aient pas les moyens de sauver des richesses qu’eux-mêmes et la communauté internationale tiennent à conserver. Alors un effort particulier de solidarité internationale doit être entrepris, comme l’UNESCO a su l’encourager pour les temples de Nubie ou pour Venise.
Mais quels que soient les niveaux croissants de solidarité interrégionale ou internationale, il est important de mettre l’accent sur les responsabilités dans la pédagogie et l’action des collectivités locales les plus en contact avec les sites et avec les habitants. Les collectivités locales traditionnelles peuvent trouver là une occasion de revoir leurs structures : de nouvelles institutions bien adaptées à la géographie peuvent naître d’une meilleure appréhension de l’environnement.
6 – La politique de l’environnement ne trouvera sa véritable dimension que située dans un contexte évolutif à long terme. La prospective est donc une dimension essentielle de la réflexion. Les recherches prospectives doivent être développées en s‘appuyant sur les techniques nouvelles dont on dispose maintenant à cet égard : l’analyse de système, au sens large, peut être ici un outil décisif pour une meilleure prise en compte des éléments non quantifiables, pour une bonne part, de la qualité de la vie.
Les méthodes de planification devront être revues pour que les calculs ou les arbitrages simplifiés n’éludent pas les problèmes de l’environnement. La planification est d’autant plus essentielle ici que les planificateurs ne créeront pas de frontières entre l’action du présent et la politique à dix, vingt ou trente ans. Elle devra se réadapter dans la mesure où elle tirait une partie de sa vertu des arbitrages un peu frustes auxquels elle procédait. Il y aura lieu de veiller à ce qu’elle puisse se reconvertir en gardant sa force, en particulier au regard des régions à développer.
7 – Les stratégies géographiques du développement comme celles de l’environnement se rencontrent au niveau de l’aménagement du territoire qui constitue précisément un lien très décisif avec la planification. Il donne à cette dernière la possibilité de s’incarner correctement dans un territoire. L’aménagement du territoire prend une importance accrue en raison de la rareté de bien des ressources naturelles et de l’espace.
8 – Une des orientations de la politique de l’environnement pourra consister à rechercher le développement d’une industrie de l’environnement. Tous les pays ont vocation à voir naître ces activités nouvelles qui n’ont pas de raison d’être le privilège de quelques-uns ; cette tendance ne peut qu’être renforcée par la prise en considération d’une politique de l’environnement convenablement replacée dans des contextes géographiques contrastés et se refusant aux moyennes systématiques.
9 – Plus encore que la création d’industries de l’environnement surajoutées aux processus industriels, il conviendra de porter la plus grande attention à la réorientation, du fait de l’environnement, des structures économiques existantes ; celles-ci devront être davantage soucieuses de nouvelles frontières et tenter, à la fois d’éviter les ruptures et de réduire les déchets. Leurs productions peuvent être également appelées à subir de sensibles modifications. Un pays qui ne serait pas attentif à ces mutations pourrait se trouver isolé du contexte international.
10 – La politique de l’environnement ne peut rester étrangère à l’innovation : celle-ci doit être surveillée de plus près quant aux produits nouveaux en particulier. Mais elle constitue une très importante dynamique sur laquelle il convient de prendre appui. Une convenable politique de recherche-développement tirant un plus grand parti des informations qui doivent être davantage échangées dans le monde à ce sujet, peut aider à mettre en relief l’innovation.
11 – L’innovation ne sera efficace que si l’expérimentation peut être multipliée : il s’agit moins d’additionner des essais technologiques en vraie grandeur que de relier les techniques nouvelles aux nouvelles aspirations du cadre de vie. Il est regrettable à cet égard que les expériences dans le domaine de l’urbanisme ou de la pédagogie par exemple, soient si limitées en nombre et en qualité. Des expériences menées dans un pays et donnant lieu à des observations approfondies peuvent être riches en enseignements pour d’autres pays ou régions.
Il apparaît que toute tentative qui consisterait à vouloir imposer des modèles passe-partout pour régler les problèmes de l’environnement, ne pourrait aboutir qu’à l’échec. Il ne peut appartenir qu’aux groupes humains directement concernés de rechercher et de proposer des solutions aux difficultés qu’ils rencontrent pour assurer leur développement dans une ligne qui permette l’épanouissement de leur personnalité propre.
Dans un monde où l’information circule de plus en plus vite, on ne peut que constater la prise de conscience d’une exigence nouvelle relative à la qualité de la vie. Désormais on ne pourra plus envisager les problèmes du développement de la même façon que par le passé. Dans la mesure où il est toujours difficile de prévoir quelle sera l’évolution du monde, une des tâches essentielles d’une politique de l’environnement consistera à préserver pour les hommes de demain le plus large éventail de possibilités et d’orientations.
Si cette condition est remplie, le développement de l’humanité pourra conserver le maximum de plasticité et s’enrichir de nouvelles potentialités.

*Revue Coopération technique (Centre de formation des experts de la coopération technique internationale), 1973, no 72, p. 8-13. Serge Antoine est alors secrétaire général du Haut comité de l’Environnement, chargé de mission auprès du ministre.

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« La Datar et la naissance de la politique française de l’environnement (1962-1972) »

Auteur : Serge Antoine
source : Une certaine idée N° 5  1999

Parce que la Datar, née en 1962, avait pour vocation de se préoccuper du territoire global, elle ne pouvait pas, il y a dix ans, passer à côté de l’émergence de ce que l’on appelle aujourd’hui, « la politique de l’environnement » et ne pas y contribuer. Elle a, en fait, joué un rôle, à mon avis décisif, dans cette naissance, plus décisif qu’on ne pense quand on se réfère au contexte d’alors, dans notre pays, fait d’indifférence ou d’insouciance.
Ces années 1960 étaient, en effet, marquées par la priorité à la « transformation du pays » (J. Monod) et à un développement national de plein-emploi, de forte dynamique, d’urbanisation et d’armature urbaine, de grande mutation agricole et rurale. La fragilité de l’écologie n’était pas, à première vue, un souci pour l’opinion publique, ni pour les autorités locales, ni pour les entreprises.
Le monde scientifique était, dans l’ensemble, peu moteur. Je me rappelle même la difficulté qu’a connue Louis Armand, tout académicien qu’il était, pour faire passer le mot « environnement » qui, d’origine anglo-saxonne, disait-on, était quelque peu récusé en France.
L’opinion publique était, elle aussi, très peu porteuse, si peu qu’en 1967 Le Canard enchaîné ironisait sur l’idée de parcs naturels régionaux :
La France n’est-elle pas si belle et vraie dans sa campagne qu’il faille une étiquette pour ses sites naturels ?
Les « grandes » catastrophes n’étaient pas encore là pour la prise de conscience ; le Torrey Canyon (1967) était une « première ». Quant aux associations, elles naissaient à peine et, presque toujours, pour des motifs locaux.
La dimension internationale était encore à nos portes : en 1970 se préparait la conférence de Stockholm après l’Unesco pionnière ; l’Amérique était, certes, en avance mais les observateurs (Servan-Schreiber) ne le percevaient pas.
Combien anticipatrice apparaît alors avoir été la phrase d’Olivier Guichard dans son livre Aménager la France (1965) :
La protection de la nature est devenue un problème politique.
L’apport de la Datar qu’il dirigeait, quel était-il ? Pour l’eau, le littoral, les parcs régionaux, il a tiré la locomotive.
Le premier apport a été la naissance de la politique de l’eau. Le Secrétariat permanent pour l’étude des problèmes de l’eau (Spepe) avait été créé en 1960, en mitoyenneté entre le ministère de l’Intérieur et le Commissariat général du Plan.
Yvan Chéret, qui en était le patron, fut mis, en 1962, à disposition de la Datar. Il prépara, en deux ans, la loi sur l’eau, qui fut votée en décembre 1964 : un monument exemplaire dans le monde avec ses six agences financières de bassin, dotées d’un financement incitatif, déjà fondé sur le système du « pollueur-payeur1 ».
Le Conservatoire du littoral
Autre apport de la Datar ; le Conservatoire du littoral fut une institution originale, pensée vers 1970 par Michel Picquard et moi. Il s’agissait de contrecarrer la tendance au « mitage » des côtes et d’équilibrer la compétition d’activités sur les 5 500 kilomètres du linéaire côtier français. Nos amis britanniques, avec leur National Trust, avaient ouvert la voie en faisant appel à l’argent citoyen pour racheter leur littoral encore naturel. Il ne fut pas possible de faire la même chose chez nous et la Datar dut faire appel aux crédits de l’État. Ce fut une réussite. Sa structure appuyée sur des conseils de rivages a apporté à la France le moyen de préserver, en vingt ans, plus de 10 % de son linéaire côtier.
Le Conservatoire, dont Olivier Guichard a été l’artisan, fut créé par la loi en 1975 (après le rapport Picquard écrit en 1974). Son premier titulaire a été Robert Poujade. Je favorisai sa localisation à la Corderie royale de Rochefort, en même temps que j’y fis héberger la Ligue de protection des oiseaux, puis, plus tard, le Centre culturel de la mer. Le Conservatoire français est aujourd’hui un modèle de référence pour d’autres pays.
Les parcs naturels régionaux
Les parcs naturels régionaux ont été, entre 1965 et 1967, apportés par la Datar à la politique de l’environnement. On le doit à Olivier Guichard qui, en arrivant un lundi matin, en 1963, à la réunion des chargés de mission, y lança l’idée d’un « parc de nature et loisirs » proche de la métropole lilloise. C’est Henri Beaugé, chargé de mission à la Datar, qui proposa d’élargir cette intention. Leur création a aussi bénéficié du modèle des parcs régionaux allemands (le Luneburger Heide) et de la naissance des parcs nationaux français, créés par la loi du 22 juillet 1960 mais parfois bloqués (par le droit de chasse).
Il fallait aider à trouver un costume de protection pour de nombreuses zones habitées qui ne pouvaient être traitées dans le « sanctuaire » des parcs ou même en « zone périphérique », et épauler aussi le tiers rural de la France en déclin prononcé (entre 1950 et 1975, 50 000 exploitations avaient disparu).
Une rencontre fondatrice eut lieu en 1966 à Lurs, dans les Alpes-de-Haute-Provence. On doit très largement la réussite de ce rendez-vous à Jean Blanc, un ancien berger transhumant de Provence qui me fut présenté à Saint-Véran. Il fut au cœur de la réflexion et du choix des quelque cent trente-cinq personnes venues là pendant quatre jours, à l’abri du quotidien. Georges Pompidou poussa quelque six préfets, et non des moindres, à s’y rendre.
Plusieurs orientations ont été alors dessinées :
– les parcs ne seront pas des musées, mais des lieux de mémoire ;
– les parcs seront dans la vie, dans le développement (on ne disait pas encore « durable »), dans l’architecture contemporaine, ce seront des lieux d’innovation et d’expérimentation ;
– les parcs seront culturels ou ils ne seront pas ;
– statutairement (et on le doit beaucoup au jeune auditeur au Conseil d’État d’alors, Jean-François Thery), les parcs ne seront pas dotés de législation d’exception et on fera appel, pour la première fois en France, au droit contractuel entre l’État et les collectivités territoriales, sous la forme d’une « charte ».
Puis une mission fut composée (merci à Michel Parent et au concours, par lui, du ministère de la Culture), pour prospecter en France des sites possibles pour de futurs parcs. Enfin, une école un peu exceptionnelle (école sans murs) fut ouverte pour former les quelque quinze candidats (fonctionnaires et non-fonctionnaires) qui passèrent un an en caravane spécialement équipée à travers toute l’Europe, au Japon, aux États-Unis, au Canada, pour voir les réponses faites ailleurs dans le monde à la question de la protection de grands espaces.
L’épisode de la mise en place institutionnelle des parcs naturels régionaux mérite d’être conté : un texte, destiné surtout à protéger l’appellation, fut préparé ; parce qu’il ne créait aucune disposition juridique particulière dans les parcs et que les parcs étaient définis comme territoires « beaux, à protéger, et ce avec l’adhésion des populations », le Conseil d’État hésita à trouver ce morceau de bravoure justiciable d’un décret. Le texte était en panne. Peu après, Jean Maheu, conseiller technique à l’Élysée, et qui avait été à Lurs, en parla, en voiture, au général de Gaulle et l’on vit avec étonnement ce texte « flou » être revêtu de la signature du président de la République (décret du 1er mars 1967).
Aujourd’hui, trente-deux ans après, les parcs naturels régionaux sont au nombre de trente-deux ; dix candidatures montrent que l’appétit est encore là. D’ailleurs, si l’on en juge en termes de prospective, l’avenir est prometteur : 10 % du territoire en France est couvert par des parcs, des réserves et le linéaire protégé du Conservatoire du littoral. Près du tiers des régions d’agriculture non productiviste auront, dans quelques années, en Europe, un statut spécial où protection et développement durable devront se conjuguer. Les parcs régionaux sont maintenant un élément fort du dispositif que l’on pourrait qualifier « d’armature rurale » ou encore « d’aménagement fin du territoire » (R. Poujade). René Passet et Claude Lefeuvre dans Héritiers du futur (1995) plaident pour un schéma national des espaces et de couloirs en forme d’« infrastructure verte ».
Au-delà de ces trois apports
Ces trois apports décisifs à la politique d’environnement sont ceux que l’on peut bien identifier. Mais, plus largement, l’attention au respect de ce que l’on n’appelait pas encore « l’environnement » dans la durée longue était bien en germe dans les différents programmes et plusieurs actions de la Datar.
Contrairement à ce que l’on pense, tout n’était pas fait alors de productivité et d’expansion ; les Trente Glorieuses ont bon dos. La Datar était plus inquiète qu’on ne le croit de l’avenir et se préoccupait des avenirs possibles de la société.
Les grands exercices de prospective2 n’étaient pas pour elle des alibis. Les grandes infrastructures, la politique des métropoles d’équilibre, le freinage de la croissance de la région parisienne (+ 80 000 habitants par an, encore aujourd’hui) n’étaient pas des fins en soi mais des objectifs de demi-siècle.
Cette prospective qui mobilisa notamment Bertrand de Jouvenel et Fernand Braudel, deux pionniers du temps long, faisait aussi place, dans d’autres actions de la Datar, à des « précautions » pour l’avenir. Ainsi l’aménagement des stations touristiques du Languedoc-Roussillon (qui débute en 1963) se fait avec une forte maîtrise foncière pour garder intacts des grands espaces et des « fenêtres » naturelles sur la mer, et pensons aussi aux débuts de la Mission touristique Aquitaine (en 1967 avec Philippe Saint Marc).
Là prirent racine des initiatives pour la pédagogie de la nature, un peu à la manière des field centers anglais. Pensons aussi pour la Corse à Philippe Viannay, lui-même très soucieux de « la nature pour tous ». Et n’oublions pas le travail des commissaires à la montagne.
La préfiguration du ministère
La Datar a préparé l’avènement du ministère de l’Environnement et cela, en plusieurs étapes et en apportant à ce ministère quelques vertus et méthodes de travail. Jacques Belle et moi3, nous nous souvenons bien des apports premiers de la Datar.
Certes, ce n’est pas la Datar qui a proposé une institution ministérielle pour traiter de l’environnement, mais, entre 1969 et janvier 1971, elle a contribué à porter l’environnement au niveau politique sans lequel il n’y aurait pas eu ce premier ministère au monde.
Il faut le dire, une part de l’inspiration est venue des États-Unis en 1969, après une des nombreuses missions que nous y faisions, j’ai préparé une note au Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas. Celui-ci, au même moment, en recevait une de Louis Armand sur le même sujet. Il y était dit en substance que la France devait se préparer à faire face à une nouvelle problématique : celle de l’environnement.
Le 24 octobre 1969, le Premier ministre demandait à Louis Armand un rapport sur ce sujet4 et au délégué à l’Aménagement du territoire un programme de mesures et d’actions.
Côté Datar, je réunis, pratiquement tous les quinze jours, un groupe de travail interministériel. Des mesures simples et, comme il était recommandé, sans coût supplémentaire, furent peu à peu identifiées et présentées en première étape au ministre du Plan d’alors, André Bettencourt, qui évalua immédiatement l’intérêt d’un tel programme. Il présenta lui-même les « 100 mesures » en Conseil des ministres le 10 juin 1970.
Parmi ces mesures, l’une d’elles consista à créer un Haut comité de l’Environnement, comprenant à la fois, les différents ministères et neuf personnalités telles qu’Hubert Beuve-Méry, ancien directeur du Monde, François Bourlière, Jean Sainteny, Philippe Viannay, Haroun Tazieff, Paul-Émile Victor.
Le 7 janvier 1971, en lisant le journal, le délégué à l’Aménagement du territoire apprit que le remaniement ministériel avait conduit le Premier ministre à créer un ministère de l’Environnement à part entière et à y rattacher les personnels qui, à cet instant d’horloge, avaient vocation à s’en occuper ou s’en occupaient déjà. Ce rattachement concerna cinq personnes de la Datar. À ce ministère « de la diagonale », la Datar laissa des manières de travailler, des habitudes propres à cette administration de mission.
Certes, dès le départ, avec le décret d’attributions du 2 février 1971, le ministère de l’Environnement allait se charger de responsabilités propres, donc d’une part de gestion. Mais il lui est resté longtemps (et il lui reste encore) des caractéristiques d’une administration de mission.
Le ministère de l’Environnement a été placé sous ce signe et, aux temps de son premier titulaire, Robert Poujade (de janvier 1971 à mars 1974), a été dirigé par un ministre « délégué auprès du Premier ministre ». Cela n’a pas duré. Et, hélas ! quelques habitudes interministérielles se sont un peu perdues. Ainsi, le Fonds interministériel pour l’environnement5 décidé en comité interministériel, présidé à ses débuts par le Premier ministre en personne, s’est peu à peu transformé en un moyen pour le ministère d’élargir, ici ou là, ses moyens financiers et a fini par être supprimé (en 1996), après avoir été progressivement réduit.
Mais il reste encore, pour ce petit ministère, une certaine facilité pour cultiver sa dimension interministérielle… quand certains ne lui coupent pas les ailes. Robert Poujade, déjà, dans son Ministère de l’impossible, parlait de « guerre de tranchées » avec l’Agriculture, sur la forêt, de la résistance du ministère de l’Industrie pour le contrôle des établissements classés, de la bataille avec la Culture pour les services chargés des sites : « Un gouvernement est rarement une équipe : chacun joue sa partie et il y a des résistances administratives », notait-il. Combien de fois Robert Poujade n’a-t-il pas entendu à son propos : « Écartez ce gêneur… » ?
La Datar, même légère et quelque peu jacobine, s’est dotée de relais dans les régions : les commissaires à la reconversion, aux zones rurales, ou à la montagne, les missions touristiques. Le ministère de l’Environnement, a fortiori, lui aussi, a eu besoin de relais sur le territoire, tant il est vrai, en paraphrasant Napoléon, qu’on « peut gouverner de loin, mais qu’on n’environne bien que de près ». Robert Poujade, dans les quelques mois de mise en place du ministère, décida de se doter de relais n’entrant pas dans la hiérarchie administrative, plutôt des sortes d’inspecteurs régionaux relevant de lui autant que des préfets. Plus encore, il fut obtenu qu’au lieu de créer des agents spécialisés, certains services départementaux – DDE, DDAF, DRIR, etc. – relèveraient, en plus de leur ministre, du ministère de l’Environnement pour les affaires de sa compétence : solution tout à fait originale dans le monde et qui fait appel, là encore, à la dimension interministérielle.
Autre dimension bien héritée de la Datar : celle de travailler en prospective à long terme. Non pas seulement parce que l’écologie, comme le devenir du territoire, l’impose, mais parce qu’il faut constamment travailler avec une société qui se transforme.
L’environnement dans son concept n’est-il pas d’abord de prendre en compte la société ? « Parler de l’environnement, c’est parler de notre société à la recherche d’elle-même », dira Robert Poujade. Cette prospective nécessaire a fait que les responsables de l’Environnement ont toujours été en phase avec les Jouvenel, les Braudel, etc.
L’aménagement du territoire, en principe cantonné dans le « pré carré », avait fait un effort constant (Jérôme Monod) pour prendre en compte la dimension internationale et respirer avec ceux qui, dans le monde, pouvaient apporter de l’air et de la hauteur. Le ministère de l’Environnement a un peu hérité de cette ouverture, mais sans doute plus naturellement du fait de l’écologie sans frontières. Dès le début (1972), la conférence de Stockholm a conduit le ministère à être présent à l’échelle internationale. Ce ministère, par nécessité, cultive l’Europe (dont les directives sont une clef de voûte politique aujourd’hui) et notre appartenance à la planète.
Le développement durable
La liaison entre environnement et développement était inscrite dans l’approche Datar des parcs régionaux ou de la politique de l’eau : elle faisait corps avec l’action régionale. C’est ce qu’on appellerait aujourd’hui du « développement durable ». Et il est bon de rappeler l’exposé des motifs du décret d’attribution du 2 février 1971 du ministère, où figure en toutes lettres « la conciliation entre la croissance économique et l’épanouissement de la vie ». « Cette visée, disait plus tard (en 1974) Robert Poujade, était ambitieuse, mais ne pas avoir d’ambition n’aurait pas de sens. »
Certes on n’en parlait pas alors, les prémisses étaient là de cet « éco-développement » né déjà au début des années 1970 à la veille de la conférence de Stockholm qui allait faire son chemin et n’a pas fini de le faire6. Le développement durable, qui se relie bien à une stratégie de territoires, ne peut qu’être endossé par une Datar attentive à la durée longue et au « ménagement » des ressources et des milieux.
Comment, dès lors, ne pas avoir souscrit à la décision prise en 1997 de réunir Environnement et Aménagement du territoire ? Les treize ministres de l’Environnement successifs depuis Poujade avaient souhaité qu’ils fussent dans la même main.

* Une certaine idée, no 5, 1999, « Aménagement du territoire. Territoire ou territoires ? ».
1. Ce principe a été lancé à l’OCDE et adopté officiellement entre 1970 et 1972.
2. La Datar n’hésitait pas à regarder loin, plus loin qu’on ne le fait aujourd’hui. En avril 1968, par exemple, elle organisa un colloque international de travail sur l’an 2050 (quatre-vingts ans d’anticipation !).
3. Jacques Belle a été le directeur de cabinet de Robert Poujade en 1971 ; moi, le chargé de mission. Nous avons tous deux, en janvier 1971, travaillé sur les textes d’attributions du ministère.
4. Louis Armand prépara ce rapport avec Bertrand Cousin et deux jeunes étudiants, François-Henri Bigard et Christian Gamier, et le remit au Premier ministre le 11 mai 1970. De nombreuses liaisons eurent lieu entre l’avenue Charles-Floquet (la Datar) et l’immeuble voisin de l’Union des chemins de fer, que présidait Louis Armand et où il organisait réunions et auditions.
5. Le FIANE ; je venais de la Datar et avais l’expérience du FIAT et j’avais aussi été à l’origine de la création du Fonds d’intervention de la culture, le FIC (en réunion avec Philippe Viannay et Paul Teitgen).
6. Ignacy Sachs et moi étions présents, avec une vingtaine d’économistes du Nord et du Sud, au séminaire de Founex, en Suisse, en 1971.
Ouvrages de référence
Aménagement et nature, no 116, Trente ans d’environnement, Noël 1994.
Serge Antoine (sous la dir. de), Revue 2000, numéro spécial L’Environnement, 1970.
Serge Antoine, « La France polluée », La Nef, no 43, juillet-septembre 1971 (numéro spécial : Demain c’est aujourd’hui).
Serge Antoine, Jean-Baptiste de Vilmorin, André Yana, Écrits francophones sur l’environnement, t. 1 : 1548-1900 et t. 2 : 1900-1996, Paris, Entente, 1991 et 1996, 342 p. et 272 p.
François Essig, Datar. Des régions et des hommes, Montréal-Paris, Stanké, coll. « Au-delà du miroir », 1979, 299 p.
Jean-Paul de Gaudemar, « Environnement et aménagement du territoire », colloque de Strasbourg, Paris, La Documentation française, novembre 1994.
Olivier Guichard, Aménager la France, Paris, Laffont-Gonthier, 1965.
Jérôme Monod, Transformation d’un pays, Paris, Fayard, 1974.
René Passet, Héritiers du futur, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1995.
Robert Poujade, le Ministère de l’impossible, Paris, Calmann Lévy, 1974, 276 p.

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