Archives mensuelles : février 2012

« Gérer la planète à l’échelle d’“écorégions”. Le cas de la Méditerranée* »

Auteur : Serge Antoine

Source : Géopolitique , review of international institute of geopolitics N°27  1989

En 1975, 17 États riverains signaient à Barcelone une convention qui créait autour d’un « Plan d’action pour la Méditerranée », une coopération originale. Placée sous l’égide des Nations unies, cette coopération « partenariale » comporte plusieurs volets : la lutte contre les pollutions – et pas seulement marines –, la protection des espèces et des sites et, bien plus en amont, le « Plan bleu » qui s’efforce d’identifier la prospective à 40 ans de cette région du monde en reliant les évolutions imbriquées de l’environnement et du développement. Cette forme « écorégionale » de coopération gagne à être connue au moment où est publié1 le Rapport sur la Méditerranée à l’horizon 2025 ; elle sera située ici par rapport à d’autres structures de coopération internationale.
L’échelle planétaire
L’appel à une institution mondiale pour gérer les problèmes de l’environnement se nourrit de catastrophes (type Amoco-Cadix, Bhopal ou Tchernobyl). La scène internationale est un moteur à explosions ou accidents (la Méditerranée, il est vrai, a jusqu’ici été à l’abri).
Mais, l’appel à l’échelle terre se nourrit aussi de la dégradation en profondeur des grands milieux : désertification, destruction des forêts, atteintes à l’atmosphère et à l’ozone. La survie de la planète est peut-être en jeu2.
Cet appel à une gestion planétaire a fait naître à Stockholm, en 1972, l’idée d’une institution mondiale spécialisée : ce fut en 1973, le Programme des Nations unies pour l’environnement, installé a Nairobi en 1975.
Au-delà, certains pensent aller plus loin vers le supranational. Les risques de réchauffement de l’atmosphère conduisent, en effet, à la création d’une autorité mondiale ; 25 pays réunis en mars dernier autour de la France, des Pays-Bas et de la Norvège, l’ont évoqué. Pour aider le tiers monde dans un développement à « énergie froide », on commence même à penser à une contribution mondiale : le PNUD et le très sérieux World Resources Institute viennent d’en parler.
Le siècle ne passera pas pour l’environnement, sans que naisse une architecture plus diversifiée et plus ferme d’institutions planétaires. Cette création sera-t-elle irriguée par l’émergence d’un droit international des milieux et des ressources ? Rien n’est moins sûr, car les espaces juridiques sont encore bien vides ; le droit international de la mer, pourtant vieux de plusieurs siècles, est encore entre deux eaux. Et bien des évolutions ou des reniements devront être acceptés par ceux qui ne sont pas encore habitués à la supranationalité ou même à une « transnationale » qui, elle, ne dépossèderait pourtant pas les États.
Car la mondialisation des responsabilités n’a pas à entraîner une démission des États. Les États ont aujourd’hui un grand rôle à jouer, éventuellement cadrés par des régions. C’est à leur échelle et à l’échelle de leurs collectivités internes que peuvent, par exemple, le mieux se développer des programmes d’économies et de substitution d’énergie ou encore s’engager des programmes bilatéraux. Tout ce qui se fera dans le champ des pays est mille fois plus conséquent financièrement que ce qui se fait dans le cadre diplomatique ; ainsi, les 17 États méditerranéens consacrent ensemble 4,5 millions de dollars au « Plan d’action pour la Méditerranée » ; ce chiffre, appréciable, n’est toutefois que celui de… trois stations d’épuration d’une petite ville de 20 à 30 000 habitants !
L’Europe
L’échelle régionale, au sens international, est une voie bien ouverte pour l’environnement. Plusieurs pays ensemble, ayant déjà une structure régionale, conviennent d’y ajouter la dimension de l’environnement : tel est le premier cas de figure, celui de l’Europe communautaire par exemple.
L’Europe communautaire n’a pas attendu la légitimité de la décision du Traité unique en 1987, pour aborder l’environnement. Les risques de distorsion de concurrence dans le marché commun étaient trop réels pour que cette dimension reste hors du champ de travail de la Commission. Près de 80 directives ont, en dix ans, porté sur des domaines très divers de l’environnement, sur la qualité de certains milieux (l’eau en particulier) ou sur les conditions d’admissibilité des produits (les véhicules automobiles, par exemple). Le travail ici est si appréciable que l’Europe non communautaire doive en tenir compte (AELE ou pays de l’Est).
L’entrée de l’environnement dans le champ plein des compétences communautaires et l’application maintenant possible, à son endroit, des articles 100 A et 130 (R, S, T) du Traité modifié, est plus qu’une reconnaissance : elle peut faire entrer l’environnement européen dans une logique de stratégie sur les milieux, sur les espaces3 et, sans doute aussi, sur les relations entre l’Europe et le reste du monde : ce qui est préfiguré, par exemple, dans les accords de Lomé III et, bientôt, de Lomé IV.
La perspective de voir la Commission se doter, avec le Parlement européen, d’une Agence européenne de l’environnement est, à cet égard, une nouvelle donne pour les relations extérieures de la Communauté. Cette Agence, qui sera essentiellement mobilisée pour le suivi des décisions communautaires et pour la surveillance permanente (le monitoring) de l’environnement, pourrait être ouverte aux pays européens de l’AELE ou aux pays de l’Est. La France, le Portugal et l’Italie suggèrent qu’elle le soit aussi aux États riverains du bassin méditerranéen.
La Méditerranée
Précisément, cette Méditerranée est un autre exemple de coopération régionale mais, cette fois, sans institution préalable : on peut l’appeler « coopération écorégionale », car l’environnement en est, au départ au moins, le seul vecteur de coopération.
Il n’existe, en effet, aujourd’hui, aucune autre organisation multinationale ou système de relations entre les 18 États qui bordent la Méditerranée. La Convention de Barcelone que 17 États ont signée (l’Albanie exceptée) a créé, entre les parties contractantes, une forme nouvelle de personne morale du droit international. Faisant appel, pour sa gestion, au Programme des Nations unies pour l’environnement, le Plan d’action pour la Méditerranée a son budget et son programme décidés par les États et un Bureau de quatre États assure la permanence pour deux ans4.
Cette coopération, née par convention entre les États, est, en droit international, novatrice. Son mode d’exercice tient largement compte du volontariat des États. Ceux-ci, qui travaillent en général au consensus, ont adopté puis ratifié trois protocoles sur les rejets en mer, un quatrième sur les « aires littorales protégées » et en préparent un autre sur les exploitations pétrolières en mer. Ils se sont fixé, à Gènes en 1985, des objectifs à dix ans dont, tous les deux ans, ils mesurent l’état d’avancement. Ces objectifs vont de la réalisation de stations d’épuration dans toutes leurs grandes agglomérations à l’identification en commun de 100 « sites historiques littoraux » du patrimoine méditerranéen. Dans le premier cas, il s’agit d’une « communauté réduite aux États », dans le second, d’une identification commune prolongée par un réseau.
La coopération méditerranéenne s’appuie sur plusieurs centres régionaux coordonnés par une « Unité de coordination » à Athènes (10 personnes) qui abrite aussi le programme MEDPOL (10 personnes) ; un centre d’échanges d’expériences de développement respectueux de l’environnement et de préparation de projets-pilotes (les « programmes d’actions prioritaires », à Split), un centre près de Tunis sur les « aires littorales spécialement protégées » (faune et flore) qui travaille, en liaison étroite avec l’Union internationale pour la conservation de la nature et un centre à Malte pour la prévention des accidents maritimes (hydrocarbures et produits chimiques) sont les branches de cet arbre.
Enfin, à Sophia-Antipolis, une petite équipe5 a travaillé pendant huit ans, pour dessiner l’avenir du bassin méditerranéen à l’horizon des quarante prochaines années. Cette prospective, préparée à partir de cinq familles de scénarios (3 tendanciels et 2 alternatifs6) est unique au monde par l’exercice proposé et par le travail interactif entre 17 États. Il ne s’agit pas d’un produit fini7, mais bien d’un exercice qui se développe à la demande des États. Ce travail est destiné à nourrir la réflexion et à permettre aux États de travailler mieux ensemble, deux a deux, ou chez eux, en référence à une évolution à long terme où sont privilégiés les rapports entre environnement et développement.
Le budget du Plan d’action pour la Méditerranée est de 4,5 millions de dollars dont la France assume une part de l’ordre de 40 % (correspondant à sa part – ce qui étonne toujours – dans le PNB des 17 États riverains8).
Le bassin méditerranéen qui a raté son rendez-vous avec la Renaissance et qui n’a pas pris le train de la Révolution industrielle était, il y a trente ans encore, une ligne de partage entre pays dominants et pays colonisés. Découpé entre une vingtaine d’États, il est éclaté entre trois continents et les organisations internationales l’ignorent. Aucune institution multilatérale ne lui fournissait, jusqu’en 1975, de raison de réunir des délégations de pays qui sont parfois en conflit entre eux : Israël, Syrie, Grèce, Turquie… « La Méditerranée, disait Jean Daniel, n’existe que si elle s’exprime. » Face au passé, si riche, qui accroche la Méditerranée dans l’histoire, les· futurologues entendraient-ils le silence en évoquant le destin montant du Pacifique, « nouvelle Méditerranée » ?
Effacée de la carte, la Méditerranée ? Ou seulement condamnée à être, comme le Mexique, une des nouvelles lignes de démarcation de la démographie ou encore une frontière déjà ancienne entre l’Islam et la Chrétienté depuis la bataille de Poitiers et le déclin de la Sublime Porte ? Silencieuse, peut-être ? Mais, implicitement, des signes imperceptibles d’appartenance à une famille se révèlent, même dans les instances internationales. Les Méditerranéens se serviraient-ils de l’environnement pour aller plus loin même que la rencontre ?
Depuis 1975, la coopération se tisse ; serait-elle, au-delà de l’environnement, l’amorce d’une chambre d’écho pour une région qui devra, à l’avenir, réapprendre l’exercice de relations à plusieurs ? Assistera-t-on à la « naissance douce » d’une communauté internationale nouvelle ?
L’environnement, exploré dans la mer par J.-Y. Cousteau dans les années 1970, soumis sur terre et, en particulier, dans les « régions-rivages », aux mêmes pressions contemporaines, est arrivé, dans les années 1970, comme une raison d’être pour réunir des pays et les faire se parler. Fédérateur plus qu’il n’apparaît, il apporte à la Méditerranée une vertèbre qui lui manquait et qui pourrait lui servir bien plus qu’une prothèse. Surtout si on ne le limite pas aux pollutions et si on ose ouvrir le débat du développement approprié.
Le développement, clef de l’environnement
Certes les mesures de protection écologiques ou environnementales sont indispensables : la création de parcs nationaux ou régionaux et de réserves (le premier parc national a été créé en Croatie en 1928 ; la réserve de Camargue a plus de 60 ans…) est importante : il en existe, en tout, plus d’une soixantaine. La protection du littoral est vitale et bien des pays envient notre Conservatoire du Littoral qui a fait acquérir 13 % du linéaire côtier par l’État. La protection des espèces – comme la tortue ou le phoque moine – en disparition est très méritoire et doit être accentuée. Et les disciplines pour la protection de la mer (accords de non-rejets directs ou de réduction des rejets telluriques) sont certainement à renforcer.
Mais, qu’en sera-t-il des rivages et de la mer elle-même, si une attention n’est pas portée au développement ? Et ce développement, dans les pays du Sud, est très fort et même explosif. Dans les quarante prochaines années, la population, de 360 millions d’habitants, passera, sans doute à 550, soit plus que les États-Unis et l’URSS réunis : Le nombre de citadins nouveaux sera dans le Sud, près de deux fois celui des urbains actuels de tous les États du Nord de la Méditerranée et le rythme de croissance des villes y sera, sans doute, 5 fois plus rapide que celui de l’Europe à ses périodes les plus intenses. Le nombre de touristes sera, sans doute, multiplié par trois et quelque indicateur que l’on prenne (engrais, voitures, électricité, etc.), les niveaux actuels de la vie économique seront multipliés par un – facteur compris entre 3 et 5, sans que pour autant, du fait de la démographie notamment, le niveau de vie par tête dans le Sud soit substantiellement modifié.
Bien plus, de graves problèmes se poseront dans le Sud pour la suffisance alimentaire (elle est en baisse et ne couvre pas 50 % des besoins), pour la disponibilité en eau ou pour le maintien des sols. Les villes millionnaires seront de plus en plus invivables et difficiles à gérer. Le Caire va droit vers ses 20 millions de citadins.
Les choix économiques pour l’environnement seront décisifs mais il importe de savoir lesquels : par exemple, selon les formes d’énergie, les gaz à effet de serre seront de deux fois ou de dix fois le niveau actuel. On a tout à craindre, dans cette région, d’un retour en force du charbon et tout à espérer d’une priorité au gaz naturel. Certains pays qui ont renoncé ces derniers temps au nucléaire (Italie, Turquie, Égypte) seront-ils contraints d’y revenir ? Le recours aux énergies alternatives serait le bienvenu.
D’autres choix sont déterminants : la priorité aux villes moyennes pourrait décomprimer la pression dans les grosses agglomérations : 30 % de la croissance urbaine (240 millions d’habitants) est en balance. L’aménagement en profondeur (plan du « littoral bleu » en Algérie) pourrait sauver les restes du littoral naturel. La chasse aux gaspillages de l’eau peut apporter un gisement de l’ordre du tiers des besoins ; la priorité à la mariculture répondrait à des besoins que la pêche ne peut aujourd’hui satisfaire avec son million de tonnes de poissons annuels (pour 4 millions consommés). Ce ne sont que quelques exemples. Le Plan bleu n’était pas là pour décrire le futur, mais en bonne prospective, pour identifier les choix majeurs.
La solidarité entre le Nord et le Sud est, elle aussi, une clef : les courants d’échanges intraméditerranéens peuvent apporter des solutions. L’ouverture commerciale, financière et technique de l’Europe jouera un rôle bienfaisant.

La coopération méditerranéenne pour l’environnement appelle une étroite relation avec l’aménagement de l’espace (il s’agit d’une œuvre d’aménagement du territoire à large échelle) et avec le développement. Les deux tiers au moins de la réponse à la protection de l’environnement en mer Méditerranée et sur ses rivages viendront de la manière dont s’opérera le développement. Même la mer en est tributaire : les relations entre l’atmosphère et la mer sont plus importantes qu’on ne pense et, pour la mer du Nord, par exemple, expliquent pour plus de 50 % les teneurs en métaux lourds.
Cette liaison avec le développement qui, bien sûr, concernera très fortement le Sud, caractérise cette coopération méditerranéenne que l’on peut qualifier de « Nord-Sud de voisinage ».
Cette coopération qui intéresse de plus en plus les acteurs internationaux et, par exemple, la Banque mondiale, ne sera sans doute pas celle de Jean Monnet pour l’Europe par produits : atome, charbon, acier, produits agricoles ou même pollution, mais plutôt celle d’un Maurice Rotival qui avait proposé, il y a 40 ans, pour l’Europe, d’aménager ensemble un territoire (le Rhin en l’occurrence). Le littoral méditerranéen pourrait esquisser une forme de coopération par la géographie, en rappelant que ce sont les États et les collectivités régionales et locales qui sont les véritables acteurs (il y a, autour du bassin, quelque 150 collectivités régionales riveraines : provinces, willayas, etc.).
C’est ici qu’une forme de relations – par réseaux – peut prendre une dimension particulière. À l’heure des sociétés de communication, les réseaux constituent des modes de relations plus efficaces et certainement plus « organiques » que des institutions hiérarchiques. C’est une chance pour la Méditerranée que d’arriver à un moment où de nouvelles structurations tissées prennent, dans le monde, plus d’importance. « Lorsque les villes naissent, les empires disparaissent » disait, au XVIIIe siècle, Claude Nicolas Ledoux. Le bassin méditerranéen, s’il joue un « transnational » avec et non contre les États et s’il s’appuie, bien sûr, sur les « sociétés civiles » et tous les corps intermédiaires qui font le tissu socio-économique et environnemental de la région, pourra avoir une chance de progresser bien mieux que par la création d’institutions internationales plus ou moins artificielles.
Ainsi, il n’est plus nécessaire de viser à une Université méditerranéenne dans ses murs (que Paul Valéry me pardonne, lui qui avait eu cette idée en 1938 ; on peut bâtir la même chose par un réseau entre universités).
Les villes, les communes, les régions, bénéficient aujourd’hui partout d’une période de « décentralisation ». Une parcelle croissante de pouvoir passe, en ce moment, aux autorités locales. Le développement de rapports entre les autorités locales, les entreprises, les ports, les responsables de sites historiques, de villes, de parcs naturels et de réserves, etc. est, pour la Méditerranée, une voie intéressante pour le rapprochement entre pays. Non pas seulement pour sauver la mer Méditerranée, notre patrimoine commun, mais pour établir, entre ses rives de pleine terre, une solidarité de fait et dessiner dans ce monde, de nouvelles géographies de pouvoir et de vouloir. C’est-à-dire permettre à la Méditerranée de se faire entendre à nouveau et l’inciter – Paul Valéry le souhaitait il y a cinquante ans – à redevenir « une fabrique à civilisations ».
Le Plan bleu
L’exercice du Plan bleu couvre aux horizons 2000 et 2025 l’ensemble du bassin (18 États riverains) et s’efforce de dégager les perspectives de développement et d’environnement (population, urbanisation, industrie, agro-alimentaire, tourisme, transports, sol, eau, forêts, littoral…). Le travail a fait appel à l’analyse systémique à partir de 5 scénarios, dont trois de famille « tendancielle », et deux « alternatifs » ; ces derniers font entrer en jeu, le renforcement des Communautés (Europe, Grand Maghreb), une politique plus attentive aux ressources et à l’environnement et un accent plus net sur un développement plus endogène et un renforcement des échanges méditerranéens.
La Méditerranée change d’échelle
– Population : 360 millions en 1985, près de 550 en l’an 2025 et, peut-être 600 à 700 millions en l’an 2100.
– Urbanisation : en 2025, 240 millions de citadins supplémentaires, soit l’équivalent de toutes les villes des États du Nord de la Méditerranée (France, Italie, Espagne, Yougoslavie, Grèce).
– Tourisme : les touristes internationaux passeraient de 140 à 300 ou 400 millions.
– Énergie multipliée par 2. Engrais multipliés par 5.
– Automobile : 16 millions en 1965, près de 175 en l’an 2025.
Contrastes entre le Nord et le Sud
– Populations : 45 % de moins de 15 ans dans le Sud, moins de 25 % dans le Nord. En 1950, le Nord représentait les 2/3 de la population, en 2025 le quart. Dans le Nord, on passe de 93 millions en 1950 à 130 en 2025. Dans le Sud, de 40 millions en 1950 à 230 en 2025.
– L’urbanisation :
– 85 % d’urbains dans le Nord, 70 % dans le Sud en 2025 ;
– le rythme d’urbanisation dans le Sud est de 5 fois le rythme le plus rapide du Nord.
– L’énergie : entre 1970 et 1985, la croissance a été de 2,8 %/an dans le Nord.
– L’énergie : entre 1970 et 1985, la croissance a été de 7,2 %/an dans le Sud.
– Le niveau de vie/tête : l’écart entre Nord et Sud n’arrivera pas à se fermer.
– Les automobiles : 89 % dans le Nord en 1978, 61 % en l’an 2000 et 48 % en 2025.
Les ressources sont limitées
– L’énergie : d’ici 2025, les réserves de pétrole devraient être épuisées, le gaz naturel sera le seul atout.
– La mer : 1 million de tonnes de poisson pêché ; 4 consommés aujourd’hui et une demande à 5 ou 6.
– Le littoral : 46 000 kilomètres de côtes ; d’ici l’an 2025 : 3 à 4 000 seront mangées par l’urbanisation, en plus de celles qui existent.
– Les forêts : elles risquent de perdre 25 % de leur surface.
– L’eau : les consommations urbaines vont croître de 400 à 500 % dans le Sud et, sans doute, de 50 % dans le Nord. Mais surtout les étendues irriguées, de 16 millions d’hectares devraient passer à près de 30 millions. La ressource en eau, même avec de nécessaires économies de gestion, est un des graves problèmes de la région.
– Les sols : la perte annuelle de sédiments productifs peut être évaluée à 300 millions de tonnes par an : le tiers des terres cultivées dans le bassin méditerranéen est touché par l’extension de l’érosion grave. L’intensification agricole dans le Sud et l’Est, la salinisation, les pratiques culturales actuelles, sont autant de facteurs d’aggravation.

* Géopolitique, Review of International Institute of Geopolitics, no 27, 1989.
1. Chez Economica.
2. Voir Scientific American, septembre 1989.
3. L’espace rural, l’espace montagnard et, par priorité, l’espace littoral.
4. En 1988-1989, la Grèce, la France, la Turquie, la Lybie.
5. Dirigée par Michel Grenon. Michel Batisse est le président du Centre d’activités régional du Plan bleu.
6. Avec, par exemple, une plus grande attention aux problèmes de l’environnement : de grandes entités renforcées : l’Europe et le Grand Maghreb et un accent mis sur la valorisation des ressources méditerranéennes.
7. Parution en septembre en espagnol et en français, Paris, Economica ; en décembre en anglais, Oxford University Press, puis en arabe.
8. Italie 23 %, Espagne 17 %.

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Meriem Houzir sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

C’est une double responsabilité pour moi d’intervenir en fin de journée : la première étant qu’il me sera difficile de prendre la parole après des témoignages aussi riches en personnalités et en contenus ; la deuxième responsabilité concerne les trentenaires que je me permets de représenter, et dont on a beaucoup parlé depuis ce matin, étant donné qu’ils sont chargés de prendre la relève par rapport à tous les engagements initiés et menés par Serge Antoine.
Pour commencer, je tiens à dire que je suis privilégiée d’être parmi vous aujourd’hui pour témoigner en hommage à Serge Antoine, surtout privilégiée de l’avoir rencontré il y a presque dix ans. C’était lors d’un séminaire organisé par l’association 4D sur le thème « Le développement durable, bonne idée ou fausse route ». En tant que jeune chercheur, lors de ce débat, j’avais pris la parole. Pour moi, le développement durable représentait une nouvelle révélation, un nouveau combat, et je me suis exprimée en disant que le développement durable était encore un concept trop jeune pour l’enterrer, tant que nous n’avions pas exploré toutes les pistes pour le mettre en œuvre et lui laisser tout de même le temps de mûrir. Nous, jeunes, avions besoin d’un concept comme celui du développement durable pour continuer à croire à un monde meilleur et solidaire et il fallait donc nous laisser cette chance d’aller jusqu’au bout avant de juger de la pertinence ou non du développement durable, notamment à des échelles régionales comme la Méditerranée qui représente un intérêt commun avec Serge Antoine et dont je suis issue.
À la fin de ce débat, Serge Antoine est venu me voir et, depuis, j’ai eu l’immense plaisir de l’accompagner à travers diverses missions, autour de thématiques liées au développement durable. Il m’avait en particulier confié une étude sur les objectifs du Millénaire pour le développement durable en Méditerranée, et c’était vraiment passionnant de pouvoir mener une recherche en collaboration avec Serge Antoine, bien qu’il fût souvent difficile de suivre son rythme de travail. Ce qui l’intéressait le plus c’était de remonter un peu le temps pour voir l’évolution en termes de progrès pour la mise en place des objectifs du Millénaire, une approche rétrospective. Et il souhaitait une approche prospective afin de dégager des tendances et de comprendre, d’analyser et d’évaluer les perspectives de réalisation des objectifs du Millénaire pour le développement durable par les pays du nord, du sud et de l’est de la Méditerranée. À son grand regret, une des difficultés résidait dans les défaillances en termes de statistiques, pour essayer d’élaborer des scénarios sur la base d’une évolution du passé. Il voulait absolument que je trouve des chiffres, des données sur vingt ans concernant les cibles des objectifs du Millénaire, ce qui s’avérait laborieux et a engendré une grande frustration pour nous deux. L’enjeu était encore plus grand dans la mesure où Serge Antoine avait l’ambition de présenter les résultats de cette étude lors d’une rencontre des chefs d’État de la Méditerranée suite aux engagements qu’ils avaient pris au sommet de Johannesbourg en 2002.
Par la suite, j’ai eu le plaisir d’accompagner Serge Antoine à Barcelone, Nice, Marseille… notamment lors de réunions de la Commission méditerranéenne du développement durable sur les villes, le patrimoine, le tourisme et bien d’autres thèmes. J’ai eu aussi l’honneur qu’il ait répondu à mon invitation à ma soutenance de thèse de doctorat. C’était un grand privilège pour moi, jeune thésarde, d’avoir parmi les participants, à côté de Christian Brodhag qui était membre du jury, une grande personnalité comme Serge Antoine qui s’est rendu disponible et donnait beaucoup d’importance à mon travail de recherche. Je précise que c’était sur une thématique qui l’intéressait beaucoup : L’approche territoriale du développement durable dans les villes du Sud.
Il a toujours été présent pour m’encourager à continuer et croire à notre combat autour du développement durable, notamment ce qui nous liait beaucoup c’était la dimension de solidarité internationale Nord-Sud et la lutte contre la pauvreté, deux dimensions du développement durable dont il était très sensible.
Pendant toute cette période où je l’ai côtoyé et ai travaillé avec lui, Serge Antoine représentait pour moi le visionnaire ou, plutôt et surtout, le passeur. J’aime beaucoup ce terme, et pour moi, il représentait le passeur dans toute sa splendeur. Il m’a appris l’importance de l’articulation et de la conciliation entre différentes échelles : échelles temporelles à travers l’approche rétrospective et prospective, l’articulation entre les échelles spatiales et géographiques et donc entre le local et l’international. Dans toutes les missions que j’ai faites avec lui, à chaque fois, il fallait traduire les engagements internationaux au niveau national, régional et local. Il m’a appris également l’importance pour aller vers le changement de l’articulation des niveaux de décision, des grandes institutions à la société civile. Il m’a appris aussi la nécessité de toujours confronter la pertinence des concepts, la théorie, aux réalités du terrain.
Dans le domaine de la recherche, il regrettait amplement le manque d’une approche interdisciplinaire qui, pour lui, paraissait indispensable pour aller dans le sens du développement durable. Il critiquait beaucoup l’Académie française, dans l’enseignement, dans la mesure où effectivement, cela reste cloisonné, sectoriel. Pour lui, en termes de développement durable, nous ne pourrons pas aller de l’avant tant que nous n’aurons pas orienté la recherche vers des approches interdisciplinaires, au-delà de la pluridisciplinarité.
Ce que j’admirais également chez Serge Antoine, c’est qu’il croyait profondément à la transmission intergénérationnelle. Il savait valoriser et surtout donner leur place aux jeunes qui avaient la chance de le côtoyer. C’est un immense privilège de le connaître, notamment en début de parcours, parce qu’il permet de redonner l’optimisme et l’ambition nécessaires pour aller au bout de ses convictions.
Enfin, pour conclure, pour moi, Serge Antoine incarne, à travers son parcours personnel, professionnel et militant, les principes mêmes du développement durable que nous essayons de défendre tous, chacun à son niveau ici présent.
Quand on a eu la chance de rencontrer Serge Antoine, on n’en sort pas indemne, on est incarné, imprégné de plein de valeurs qui nous permettent d’aller de l’avant et continuer à croire au changement. En termes de valeurs, ce que je garde en mémoire de Serge Antoine c’est sa simplicité, son humanisme, sa grande écoute – portant intérêt à tout ce qu’on disait, quelle que soit la personne qui le disait, et quel que soit le contexte où cela se disait –, sa grande générosité, sa disponibilité – alors qu’il était sur d’immenses chantiers –, sa passion pour ce qu’il faisait, sa joie de vivre, sa persévérance. Quand on est jeune et qu’on commence à rencontrer toutes les difficultés inhérentes à la complexité du développement durable, on a tendance à laisser tomber ou à abandonner alors que, lui, quand on voit son parcours, on ne peut que continuer à y croire, à la ténacité. Surtout, ce qui m’a beaucoup marquée, ce sont ses exigences intellectuelles, son utopie réaliste. Pour moi, autant de grandes qualités d’un grand homme qui représente pour les jeunes, dont je fais partie, les qualités du parrain, du père idéologique dont on a tous rêvé.
Ce qui me désole, puisque nous sommes dans les perspectives, c’est que la plupart des jeunes n’ont pas eu l’occasion, la chance de connaître et de côtoyer Serge Antoine. Aujourd’hui, autour de moi, plusieurs jeunes qui sont dans le combat du développement durable ne connaissent pas Serge Antoine. La piste que je voudrais lancer concerne un projet auquel il avait participé, qui lui tenait à cœur mais que nous n’avons pas pu mener au bout, en collaboration avec Farid Yaker, Christian Brodhag et Michel Mousel. Il s’agit d’un film sur les Mémoires du développement durable. Le film se ferait à travers des témoignages auprès des penseurs-pionniers, des officiels-précusseurs, des témoins-passeurs, toutes ces personnalités qui ont contribué à l’émergence, à l’évolution et à la promotion du concept de « développement durable » car peu de supports visuels autour de ces personnalités existent aujourd’hui. Ce serait, en fait, un moyen de transmettre aux générations futures un éclairage sur les parcours, les motivations, les convictions qui les ont amenées vers le chemin du développement durable.
Pour finir, j’ai eu le plaisir aussi d’être accueillie par Aline Antoine à son domicile pour essayer de reconstituer la bibliographie de Serge. Pendant trois jours, j’ai planché sur une partie de ses archives et c’est extraordinaire de découvrir le nombre de dossiers, de thèmes, de problématiques sur lesquels il a pu écrire depuis 50 ans et qui restent aussi peu connus, et par les pairs et les experts du développement durable.

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« Europe et Méditerranée* »

Auteur : Serge Antoine

Source : Revue des deux mondes Juillet Août 1990

La convention de Barcelone pour la protection de l’environnement a été le signe de nouveaux rapports entre les nations de l’Europe et celles de la Méditerranée. La Communauté européenne, solidaire de l’Est en mutation, ne doit pas se désintéresser de son « flanc sud ». La coopération en Méditerranée – machine à civilisations – est un prototype de solidarité régionale à examiner de près.
Telle Vénus sortie de l’écume des mers, l’Europe doit tout à la Méditerranée. S’il est, certes, euro-centrique ou méditerranéo-centrique de penser que le monde a trouvé là l’origine des civilisations, du moins est-il reconnu que les rivages de Téthys, cette mer intérieure, créée il y a des millions d’années par la dérive des continents, ont enfanté, au confluent de trois religions, une grande part du monde contemporain.
En Europe, cette révérence à la Méditerranée n’est pas seulement celle des États du Sud, plus intimement « méditerranéens » (l’Italie, la Grèce et, partiellement, l’Espagne et la France) que les autres ; elle est aussi déclinée par ceux qui habitent la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les Pays-Bas, ou les pays nordiques.
Et lorsque les touristes européens, qui sont, chaque année, quelque 50 millions, viennent y passer leurs « vacances », ce n’est pas seulement de soleil, de sable et de mer dont ils se nourrissent : c’est aussi, inconsciemment, une manière de reconnaître leurs origines.
Mais cette reconnaissance du passé doit être enrichie, aujourd’hui, de formes plus institutionnelles ou financières. Les Européens n’y pensent pas assez : leur insouciance est coupable. Si occupée que soit, actuellement, l’Europe par l’ouverture à l’Est, la Communauté européenne ne peut se désintéresser de son « flanc sud », c’est-à-dire des États riverains qui, au sud de l’Europe, abriteront bientôt – en 2025 – quelque 350 millions d’habitants. Grand marché potentiel, enjeu de culture, la Méditerranée représente un terrain décisif pour l’avenir de l’Europe. Si elle n’y prenait garde, elle verrait se dresser un mur dont elle serait la première à souffrir. Plusieurs dimensions devraient s’offrir aux rapports euroméditerranéens. L’environnement est de celles-là, la seule qui ait, aujourd’hui, officiellement droit de cité. Si de nouveaux rapports internationaux en Europe se sont bâtis sur le charbon et sur l’acier, c’est sur l’environnement qu’a commencé à se bâtir une rencontre euroméditerranéenne. L’entrée de l’Europe communautaire dans la convention de Barcelone, qui réunit 18 États riverains pour la protection de l’environnement, en a été le premier jalon ; plus près de nous, le 28 avril 1990 à Nicosie, les États riverains, à l’invitation de la Commission européenne, ont adopté une charte de coopération euroméditerranéenne.
La mer, point de départ de la coopération euroméditerranéenne
Il ne faut pas rêver d’une communauté de plein exercice entre ces pays hétérogènes dont le revenu par tête fait le grand écart (de 1 à 8 ou 10) et dont les styles de vie ou les inquiétudes les séparent comme le font les conflits qui les opposent parfois deux à deux. Mais il est possible d’aller beaucoup plus loin qu’actuellement dans une coopération d’un « Nord-Sud de voisinage » qui a en commun bien plus que l’appartenance à une même mer et qui pourrait cultiver une « méditerranéité » si implicite.
La mer a été le point de départ de cette coopération. Observée par Jacques-Yves Cousteau dans les années soixante, cette mer, grande comme six fois la France, est si fragile qu’un accident pétrolier pourrait la faire bien plus souffrir que les régions de l’Alaska ou de la Bretagne. Miraculeusement épargnée malgré un trafic de tankers qui dépasse les 15 % du trafic mondial, elle est, certes, moins atteinte que la Baltique, la mer du Nord ou sa petite sœur, la mer Noire. La Méditerranée a tout à gagner de la coopération entre pays riverains lancée à Barcelone et d’abord consacrée au milieu marin. Il est vital que cette coopération se poursuive ou se complète par des ententes régionales – telle celle sur l’Adriatique lancée en 1990 et qui va réunir l’Italie, la Yougoslavie, l’Albanie et la Grèce.
La convention de Barcelone1, signée le 4 février 1975 par 17 États, avait d’abord pour objectif-cible la dégradation de la mer. Le Plan d’action pour la Méditerranée (PAM) y consacre aujourd’hui 3 des 5 millions de dollars que lui attribuent, chaque année, les États riverains. Trois des quatre protocoles signés par les États riverains s’y réfèrent : immersions par les navires et les aéronefs (1976) ; intervention en cas de sinistre maritime (1976) ; pollution tellurique (mai 1980). Un quatrième est en préparation, relatif à l’exploration et à l’exploitation des fonds marins. L’un des grands volets du PAM est le « Med Pol », pour la recherche et la surveillance sur la pollution marine et l’un des quatre centres communs (implanté à Malte) s’intéresse à l’assistance maritime pour les transports d’hydrocarbures et les produits chimiques.
Ce volet maritime se trouve, aujourd’hui, conforté par la décision de la Banque mondiale et de la Banque européenne d’investissement (BEI) de consacrer l’une des quatre priorités mondiales de son programme sur l’environnement aux eaux internationales menacées2. Des financements de la Communauté européenne sont également consacrés à la mer. La décision prise à Nicosie de participer d’ici à 1993 au financement de plus de 20 stations de dégazage va dans ce sens.
Les efforts à faire sont tels que la mer devra encore retenir l’attention de la génération qui vient. La discipline de la navigation n’est pas respectée : des navires pétroliers continuent à dégazer impunément au large ; s’il est probable que dans trente ans leur trafic va se ralentir et qu’en Méditerranée les bateaux charbonniers seront plus nombreux qu’eux, c’est, demain, du trafic des produits chimiques ou toxiques qu’il faudra se préoccuper.
L’attention portée à la mer exige une vigilance toute particulière pour ce qui vient des côtes (le tellurique). Il est vrai que la qualité des eaux côtières s’améliore, ici et là, au rythme des stations d’épuration (en France, il y a vingt ans, elles desservaient 20 % des habitants du littoral ; actuellement, 50 % ; et, en l’an 2000, ce sera presque 75 %). Les rejets du Rhône diminuent ; quant à l’Italie, elle vient de décider d’un grand programme pour le Pô. Mais l’alliance néfaste des températures, des dépôts industriels, des lessives domestiques et des engrais altère le milieu proche du rivage. Les algues vertes en Adriatique sont un signal d’alarme, et l’on ne doit pas penser aux seuls rivages proches et propres à la baignade. Les concentrations dans les fonds de haute mer inquiètent. Comme en mer du Nord, les métaux lourds dont la présence est due, pour plus de moitié à la pollution atmosphérique, en sont responsables. On ne le dit pas assez.
La terre, elle aussi, fragile
La mer est le cœur, mais la Méditerranée n’a pas mal qu’à son cœur. L’attention portée au milieu marin ne doit pas éclipser celle que l’on doit accorder aux milieux terrestres, ni occulter les fragilités de ces mêmes milieux : rivages et arrière-pays.
La mer et le milieu marin n’ont pas l’exclusivité de l’attention portée par les États méditerranéens et par l’Europe communautaire. Aujourd’hui, par exemple, plus des trois quarts des projets de financement en cours d’examen à la Banque mondiale et à la BEI sont terrestres. Le plan d’action pour la Méditerranée, quant à lui, consacre une part importante aux zones côtières et aux arrière-pays. L’un des protocoles est relatif aux « aires spécialement protégées » (982) et l’essentiel des travaux des « programmes d’actions prioritaires » élaborés à Split sont orientés sur des problèmes d’aménagement terrestre, comme la réhabilitation des centres historiques ; l’érosion des sols ; les ressources en eau ; l’aménagement côtier et le tourisme ; les énergies renouvelables.
Enfin, le Plan bleu qui a, pendant près de neuf ans, brossé le tableau prospectif de la Méditerranée en 2025, a principalement analysé la situation des côtes, des arrière-pays et même des territoires nationaux des 18 États dans leur entier. Il s’est, d’ailleurs, abstenu de toute projection sur l’état de la mer, pour se consacrer aux travaux de l’amont ; même si la mer est un aboutissement pour une part de l’analyse prospective, l’essentiel est consacré aux évolutions internes des pays. C’est d’ailleurs là, estime le Plan bleu, que les risques sont les plus grands : explosion démographique et urbaine, gaspillage de l’espace, manque d’eau, dégradation des sols, destruction d’un quart des forêts, aggravation des inégalités de développement…
Les perspectives d’avenir, telles qu’elles ressortent des scénarios tendanciels ou alternatifs du Plan bleu3, ont de quoi confirmer ces craintes et orienter les inquiétudes, moins sur la mer elle-même – certes très fragile –, que sur les régions littorales ; moins sur l’écologie en elle-même, que sur les relations entre environnement et développement.
Le véritable changement en Méditerranée est bien le changement des échelles et des chiffres qui faisaient, autrefois, de cette région du monde un espace d’équilibre presque reposant : les cités méditerranéennes étaient des modèles de stabilité. Or, demain, la vie urbaine avec ses 240 millions d’habitants supplémentaires sera très dure. Le quart des forêts risque de disparaître ; l’eau manque déjà ; les sols se dégradent. Enfin, la qualité de l’air va s’altérer sérieusement, surtout au sud-est du bassin.
Devant ces changements d’échelle et ces contrastes entre le Nord et le Sud, l’Europe ne peut rester indifférente et immobile. Comment pourrait-elle s’abstenir, alors qu’elle déploie une intense activité vers l’Europe de l’Est et qu’elle déclare ne pas vouloir oublier son Sud ? Ce Sud commence par ses voisins : ceux des pays en développement de la Méditerranée qui, pris entre l’isolement face à un bloc européen de plus en plus charpenté et leurs risques d’intégrisme, attendent des signes précis d’un engagement européen en leur faveur. La création de la Banque européenne pour l’Europe de l’Est (BERD) les conduit à s’interroger sur l’Europe. Jouera-t-elle la fermeture, même inconsciente, au Sud ou apportera-t-elle à cette région du monde une sollicitude qu’elle a tout intérêt à développer pour des raisons économiques, pour des raisons écologiques ?
Pour des raisons économiques, il est évident que les quelque 170 millions d’habitants actuels et les 350 millions en l’an 2025 constituent, malgré un niveau de vie faible, un formidable marché en puissance, que, actuellement, peu de pays peuvent atteindre sauf, sans doute, l’Europe et quelques pays asiatiques. Si, par exemple, 70 % du marché automobile de Chypre est maintenant aux mains des Japonais et si d’autres signes évidents d’une expansion nippone se mesurent partout, la part potentielle de l’Europe est grande. En valeur, les importations des pays du Maghreb et de la Méditerranée du sud-est sont, pour plus de 50 %, des importations d’Europe.
Mais, surtout, la Méditerranée peut se parler à elle-même. Déjà, le « marché intraméditerranéen » se renforce et, depuis quelques années, les relations entre pays méditerranéens se développent. Sans parler d’un hypothétique élargissement de la CEE vers certains pays du Sud (le Maroc, la Turquie, Malte, Chypre), dont certains frappent à la porte, des accords d’échange et de coopération, ou, mieux, un statut d’« associé », peuvent être des facteurs d’incitation pourvu que l’Europe résiste, mieux qu’elle ne l’a fait jusqu’ici, aux pressions américaines, par exemple, pour se garder une part des courants agroalimentaires avec l’Europe.
Les raisons écologiques poussent, d’évidence, l’Europe à devoir s’intéresser à l’environnement des pays du Sud qui constitue, en fait, son environnement direct pour la qualité des eaux marines, l’atmosphère et l’accueil des touristes internationaux, dont 80 % viennent d’Europe pour n’en prendre que trois volets.
Les conditions d’une coopération euroméditerranéenne pour l’environnement sont, à mon sens, au nombre de neuf.
Inscrire l’action dans une stratégie à moyen et à long terme
Les riverains de la Méditerranée ont, à l’endroit de leur région, une insouciance héritée d’une longue histoire : elle se sort toujours, pensent-ils, des conflits les plus fratricides et même des catastrophes. Quant à l’image du présent, elle semble apaisée par le soleil et l’infinie quiétude des équilibres anciens. Or, lorsque l’on regarde avec des vues d‘historien et d’homme du futur – ce que Braudel était –, avec un demi-siècle d’avance et un demi-siècle de recul, quels bouleversements ! Le travail de prospective du plan Bleu a ouvert les yeux sur des avenirs possibles à l’horizon 2025 dont aucun n’est calme. Encore les gouvernements, en fixant, pour ce plan Bleu, le cadre des scénarios d’étude, n’ont-ils pas retenu les pires, à savoir les « scénarios de rupture » entre le Nord et le Sud. Ceux qui l’ont été sont les « tendanciels », avec un taux de croissance plus ou moins fort, ou les « alternatifs », avec une plus grande attention environnementale et un effort, plus ou moins groupé en deux sous-ensembles : l’Europe et le grand Maghreb. Mais les uns et les autres font apparaître, pour l’environnement, des risques graves et des impasses.
Les efforts à faire seront considérables, non pour améliorer, mais pour préserver la qualité de l’environnement qui ne résultera pas de bonnes paroles unanimistes, ni même de mesures superficielles. Le vrai problème – en particulier pour le Sud – est celui de l’arrimage de l’environnement au processus de développement ; les Européens n’en mesurent pas l’ampleur.
De la protection à la gestion : le « management du ménagement »
Le temps n’est plus où l’on pouvait se contenter d’édicter des lois, de fixer des normes et de financer des équipements de dépollution en bout de chaîne industrielle. Définir l’environnement en termes de ressources bien comprises rejoint l’économie. Le ménagement des ressources est essentiel et l’on doit concilier gestion scientifique et gestion économique. On pourra faire appel pour cela à des outils nouveaux (télédétection, comptabilité patrimoniale, etc.). Mais on devra surtout compter sur des ressources qui, dans cette partie du monde, sont particulièrement limitées. La pêche, par exemple, ne couvre, avec 1 million de tonnes de poissons pêchés par an, que 25 % de la consommation actuelle de poisson. Autre exemple, le littoral de la Méditerranée est également une ressource limitée : 46 000 kilomètres de côtes. D’ici à l’an 2025, le tourisme, les villes et l’industrie pourraient bien en artificialiser encore quelque 3 à 4 000 kilomètres : le littoral naturel devient peau de chagrin et l’on pourrait même assister à des régressions touristiques, là où il n’est plus que souvenir.
Le multilatéral doit se nourrir du national et non le vider
La Méditerranée s’est engagée, depuis 1975, dans une politique de coopération environnementale dont il convient de dire qu’elle est exemplaire. Exemplaire, parce que 17 États ont décidé, ensemble, de s’y engager en signant la convention de Barcelone et qu’ils ont dû, pour cela, surmonter les tensions d’une histoire, encore, hélas ! riche en conflits. Devant les problèmes d’environnement, ces 17 États ont mis une sourdine à leurs différends et l’environnement est même le seul thème qui les réunisse dans une institution multilatérale commune.
Cette institution a un caractère original : celui d’une institution internationale contractuelle qui ne résulte ni d’une communauté régionale institutionnalisée comme l’Europe (c’est une « écorégion »), ni de la démultiplication d’organisations mondiales (le PAM n’est pas un produit des Nations unies, même si l’ONU a joué un rôle essentiel, un peu à la manière des sages-femmes, et même si le drapeau des Nations unies est, aujourd’hui, une condition clef de réussite de cette coopération) ; ce sont les États, réunis tous les deux ans, qui ont le pouvoir « législatif » et financier. La Méditerranée n’est pas « supranationale » ; à la différence de la Communauté européenne, elle fait peu appel aux délégations de souveraineté des États.
Sans doute, est-il logique qu’il en soit ainsi dans une région où les forces centripètes ne sont pas évidentes et où l’accession à l’autonomie nationale est, pour certains pays, encore toute fraîche.
Il faut toujours prendre les choses du bon côté et constater, alors, que cette situation évite précisément que, lorsqu’un problème se traite à un certain niveau, les autres en soient dépossédés. On en a, actuellement, trop d’exemples : le niveau mondial voit émerger des institutions ou des accords internationaux qui dépossèdent tout ce qui se meut à une échelle inférieure. À l’échelle de la Méditerranée, le même risque est là ; on entend dire : « Le PAM existe » ou encore, depuis 1990, « La Banque mondiale et la Banque européenne d’investissement vont s’occuper de nous », « C’est à eux de payer, de mettre en place, d’imaginer ».
Ici, comme ailleurs, la réussite ne viendra pas de la substitution des niveaux, mais de l’entraînement de toutes les parties : les États, les régions (elles sont 140 sur tout le littoral du bassin méditerranéen), les villes, les entreprises, les associations, les populations doivent être davantage responsabilisés et « mis à la masse » pour concevoir et agir.
Trois communautés et la « méditerranéité » en plus
Les États riverains de la Méditerranée, dans toutes les statistiques officielles, sont éclatés au moins entre trois continents : Europe, Afrique et Asie. Ces appartenances continentales ne sont pas simplement des rattachements de géographie élémentaire : l’Égypte, par exemple, toute méditerranéenne qu’elle est, préside, cette année, aux destinées de l’Organisation de l’unité africaine. Trois entités, au-delà de la stricte géographie physique, projettent, sur cette région, leur force d’attraction.
La première, grandissante, est l’Europe : la CEE est d’ailleurs partie contractante des accords de Barcelone et elle a été élue, en 1989, pour deux ans, vice-président des États méditerranéens. Sa réalité est forte ; elle est de plus en plus déterminante pour les États qui sont, en fait, soumis indirectement à nombre de ses décisions environnementales. De nombreux pays du Sud prennent le chemin de Bruxelles. Focalisée par les aspirations de l’Est, l’Europe se rappellera-t-elle qu’elle a aussi une ouverture affective sur la Méditerranée dont quatre de ses membres font partie ? Les terrains de dialogue ne manquent pas, comme la politique des transports, la recherche (pourquoi pas quelques projets Eurêka d’intérêt méditerranéen ?) ou encore une stratégie agroalimentaire et le lancement d’une politique massive d’aquaculture. L’éducation et la sensibilisation sont aussi des terrains fertiles.
La deuxième est le monde arabe : rattachement religieux bien sûr, culturel aussi. Ce monde peut prendre des formes agrégées. L’union du Maghreb arabe, par exemple, pris en compte dès 1980 dans les scénarios du Plan bleu, regroupe le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, la Libye (et la Mauritanie), soit un ensemble de bientôt plus de 100 millions d’habitants : il n’est pas encore, sur le plan de l’environnement, un partenaire, mais il pourrait le devenir.
Il ne faut pas isoler arabité et « méditerranéité ». L’un des auteurs des Futurs alternatifs arabes, Ismaïl Sabri Abdalla, a été le responsable, pendant cinq ans, du Plan bleu et c’est à lui que l’on doit, en 1980, le consensus des 17 États et l’adhésion du Sud à cet exercice de prospective collective. Bel exemple de conciliation entre deux mondes qui peuvent se rencontrer.
Duale la Méditerranée ? Non ! Une autre appartenance est là, toujours présente : celle du monde, celle de l’échelle planétaire. Non seulement les lois du marché s’y exercent, par exemple les prix des matières premières ou les courants du commerce (dont le bassin ne représente que 3,8 %), mais aussi les règlements et les décisions pour l’environnement planétaire : ceux des accords de Montréal ou de Bâle, pour ne citer que ceux-ci, mais aussi, bientôt, ceux relatifs à l’énergie devant l’énorme risque de réchauffement des climats qui pourrait concerner la Méditerranée et, peut-être, déraciner, dans le seul delta du Nil, 20 millions de « réfugiés écologiques ». Cette appartenance au monde est essentielle, même si, à chaque échéance, tous les États ne la franchissent pas d’un seul pied4.
La force grandissante des « sociétés civiles » :
une coopération organique, maillage et réseaux
La coopération se déroule actuellement en Méditerranée, dans une période de l’Histoire où la centralité se trouve interpellée par la communication, les sociétés complexes, la décentralisation. Elle ne peut pas ne pas tenir compte de ces nouvelles données. Certes, on retrouve, dans l’histoire européenne, des facteurs de ce type : les « villes libres », le réseau des monastères, la circulation des savants et des arts ont été autrefois décisifs avant la constitution des États-nations ; « Quand les villes naissent, les empires disparaissent » disait, déjà, au XVIIIe siècle, Claude Nicolas Ledoux. Aujourd’hui, dans les structures nationales et au-delà, la « société civile » émerge et se renforce : villes, associations, entreprises, médias prennent du poids et lancent des initiatives. La dimension intraméditerranéenne des sociétés civiles a cependant beaucoup de retard.
Deux raisons expliquent ce relatif retard.
La première est le mauvais système de communication. La mer a été, autrefois, le support de relations lentes et « cabotées » ; aujourd’hui, en apparence, on va plus vite : trois à quatre heures en avion d’est en ouest contre trois à quatre mois à la voile. Mais les relations aériennes sont coûteuses (aller de Paris au Caire coûte quatre fois plus que voyager de Paris à New York) et les aéroports, en liaison quotidienne avec d’autres cités méditerranéennes, ne dépassent pas la dizaine (Barcelone, Nice, Rome, Athènes, Le Caire…). Il faut des détours par les capitales (Paris, Belgrade ou Madrid), pour se réunir entre voisins. Malte et Tunis ne communiquent pratiquement pas. Quant au téléphone, il est souvent bien sourd et le courrier met plus de trois semaines, parfois, de Nice à Naples. La télécopie sauvera-t-elle la situation ? Les satellites, les relations entre télévisions et les tropismes culturels créent de nouveaux rapports, mais si 41 % des Méditerranéens ont pu regarder Dallas, moins de 3 % des informations font le lot méditerranéen de l’actualité.
La seconde raison vient de l’insuffisance de relations « professionnelles » entre Méditerranéens : les « réseaux » sont rares. Si les statisticiens de la Méditerranée se sont rencontrés une fois en dix ans, si les météorologues se fréquentent, si les responsables d’autorités portuaires commencent à le faire, et si, grâce au PAM, les responsables des 100 sites historiques principaux se retrouvent maintenant, il est trop peu d’exemples de tissus de la sorte. Les jumelages de ville à ville vraiment vivants entre le Nord et le Sud sont inférieurs à la dizaine.
La coopération entre voisins
La coopération internationale en Méditerranée pour l’environnement, si elle est bien comprise, peut tirer parti des réalités de voisinage. Sur le plan global de la Méditerranée, j’ai employé l’expression de « Nord-Sud de voisinage » par référence aux relations Nord-Sud qui sont souvent abstraites. Ici, il s’agit d’un Nord-Sud entre partenaires qui se voient et qui peuvent travailler ensemble sur des projets communs. La dialectique en est changée.
Ce voisinage engendre une spontanéité des relations qui n’est pas la coutume, en général, dans la vie internationale. Au Caire, par exemple, lors d’une réunion avec les industriels égyptiens s’intéressant aux technologies propres, le représentant de la Commission a dit : « Bien sûr, le réseau Net5 est ouvert aux pays de la rive sud. » L’aurait-il dit à froid avec d’autres partenaires ? Des parcs frontaliers sont envisagés entre la Corse et la Sardaigne, entre la Tunisie et l’Algérie, entre la Grèce et la Turquie. Voilà quelques cas de relations spontanées entre voisins.
Il semble, cependant, que l’on n’ait pas encore tiré parti des relations de proximité pour tous les sujets de l’environnement ; les terrains ne manquent pas, comme la surveillance maritime, la lutte contre les incendies de forêts ou les catastrophes naturelles. La sécurité civile est un bon terrain d’entente entre voisins.
Cette dimension de proximité peut prendre un sens plus formalisé lorsqu’il s’agit de relations subrégionales. On citera les accords Ramoge (Saint-Raphaël, Monaco, Gênes). Conclus en 1977, ces accords pour la protection du littoral pourraient être renouvelés aujourd’hui par une entente plus familière qui impliquerait davantage les collectivités territoriales, élargies peut-être sur le golfe de Gênes, au sens large, avec la prise en compte de la Corse et même de la Sardaigne.
Très actuel aussi est le programme régional adriatique qui va se mettre en place et qui intéresse le « fond de mer » fermé de l’une des zones les plus fragiles de la Méditerranée. Une structure de travail va réunir l’Italie, la Yougoslavie, l’Albanie et la Grèce.
À une échelle plus large encore, après une première réunion à Tanger en 1989, il a été envisagé, entre les pays partenaires du bassin occidental de la Méditerranée, d’avancer en commun sur certains thèmes. Une réunion se tient en 1990 entre huit pays : Espagne, Portugal, Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Italie, France.
Coopérer sur des normes
Quatre protocoles ont été signés entre États riverains. Chacun de ces protocoles met quelque deux ou trois ans à être préparé, autant pour être ratifié, et, la plupart du temps, ils démarquent, en grande partie, des textes internationaux. Ils ne sont pas inutiles, mais la tendance de la communauté méditerranéenne pourrait être de freiner la multiplication de textes de ce type.
Sans qu’apparaisse la nécessité de nouveaux protocoles, l’application de seuils et de normes est, toutefois, une voie encore indispensable pour la protection des consommateurs et des milieux : l’eau, l’air, mais aussi le sol par exemple. La Communauté européenne, qui, jusqu’ici, a adopté plus de 100 directives est, pour cette région, une fabrique importante de dispositions juridiques, dont une partie s’applique indirectement aux pays du Sud (voitures construites en Europe ou textes nationaux de pays non communautaires se référant à des normes de type européen).
L’un des problèmes pour la coopération euroméditerranéenne vient du fait que la Commission, membre des accords de Barcelone, et que les quatre pays de la Communauté ne peuvent accepter de signer des textes contraires ou différents de ceux qu’ils ont adoptés en Europe. L’autre problème est la communication relativement peu ouverte à l’avance entre la Commission et les pays du Sud sur la préparation de dispositions qu’il serait utile au Sud de connaître.
Une coopération sur le terrain
Les pays riverains de la Méditerranée savent que même si les textes sont utiles, les progrès résulteront surtout de projets de terrain ayant, par leur exemplarité, un effet d’entraînement. La voie de « projets pilotes » a paru, depuis 1985, intéressante au PAM, même au risque d’en voir fleurir systématiquement un par pays, aucun État ne souhaitant rester en dehors d’un mouvement qui a d’ailleurs été présenté comme ouvrant aux perspectives d’appui de la Banque mondiale.
Depuis 1990, la Banque mondiale et la Banque européenne d’investissement ont effectivement décidé de joindre leurs efforts dans un programme méditerranéen : le METAP. C’est une entrée décisive qui va changer la coopération intraméditerranéenne, en la plaçant au niveau de l’action.
La Méditerranée est fière d’être, au monde, le premier exemple d’un programme régional financier orienté sur l’environnement. Elle le doit à l’effort de quinze ans de concertation entre États, pratiquement unique au monde, les coopérations internationales dans d’autres « programmes de mers régionales » n’ayant pas encore cette maturité.
L’entrée en jeu de ces deux institutions financières internationales aura, au moins dans les domaines retenus comme prioritaires (l’eau, le littoral, les déchets, les pollutions, la faune et la flore, la formation, les institutions), un rôle décisif pour faire passer la coopération au niveau de réalisations tangibles et d’équipements clefs. Et, ce, à livre ouvert.
L’attention aux projets de terrain est aussi la perspective choisie par des financements européens, encore modestes jusqu’ici ; le fonds MEDSPA6, destiné aux quatre pays adhérents (plus le Portugal), est ouvert au Sud : un projet de télédétection et de surveillance de l’environnement pour toutes les régions littorales de la Méditerranée vient d’être lancé.
De la fraternité à la solidarité
La communauté méditerranéenne, malgré les froids qui, hélas ! ombrent les relations entre les populations d’accueil et les migrants (ils seraient environ 10 millions aujourd’hui), malgré les rejets, plus durables, de communautés minoritaires qui faisaient de la Méditerranée, au quotidien, une société pluriculturelle vivante ; l’imperceptible connivence qui existe entre Méditerranéens est visible dans les instances internationales, surtout les plus guindées. On le mesure, par exemple, au style des réunions entre Méditerranéens à Athènes, qui est bien différent de ce que l’on voit habituellement.
Le Dieu d’Abraham au cœur de trois grandes religions est-il encore omniprésent ? Les souvenirs d’une histoire commune, des paysages et du patrimoine historique commun sont-ils vivaces ? La Méditerranée est dure dans ses conflits : elle est fraternelle au quotidien. Les Méditerranéens ne se sentent jamais complètement exilés dans un autre pays du bassin méditerranéen.
Pour ce qui nous intéresse ici – la gestion de l’environnement –, ces conditions culturelles sont indispensables tant la culture et l’environnement ont une intimité commune, sans laquelle une politique de l’environnement se réduit à des actions d‘antipollution. La reconnaissance d’une « méditerranéité » est essentielle pour l’environnement, sur le plan des concepts comme la protection des paysages, sur le plan aussi de l’action ; peut-elle aller plus loin et, par exemple, faire passer les coopérations du sous-jacent implicite à la fraternité exprimée et même à la solidarité vécue, pourquoi pas, par exemple, financière ?
Un exemple mondial de coopération régionale
La coopération euroméditerranéenne sur l’environnement est l’une des applications les plus intéressantes de l’approche régionale des problèmes planétaires que le monde ferait bien de cultiver.
Pour l’opinion et même pour la classe politique, une échelle éclipse l’autre, un peu à la manière dont une monnaie chasse l’autre. Qu’un problème soit planétaire, et l’on se met à chercher immédiatement – et exclusivement – des institutions planétaires pour identifier les questions et trouver des réponses. Au point même qu’on en arrive à démobiliser le citoyen du monde qui se dit : « C’est mondial, je n’y peux rien ! » Rien n’est moins sûr ! Plus un problème est planétaire, plus il faut trouver les moyens de concerner l’aval. Il faut même, et surtout, arriver à mobiliser les États, les villes, les entreprises, les associations, les populations, en un mot, les « sociétés civiles », pour avoir une chance de ne pas pérorer dans le vide stratosphérique. Il y a un grand danger dans l’inévitable planétarisation : celui de démobiliser tout ce qui peut concourir à fournir des réponses. Think globally, act locally disait René Dubos. Plus que jamais cette invitation mérite d’être entendue. Il faut des courroies de transmission ; entre le global et le local ; le régional est un rouage essentiel pour la fixation d’objectifs, la mobilisation de moyens, l’identification de disciplines collectives. Plus l’échelle planétaire s’imposera, plus l’échelle régionale devrait prendre corps.
La Méditerranée, qui a déjà ouvert la voie à sept autres « programmes de mers régionales » à travers le monde, est un prototype à examiner de près. Elle est exceptionnelle sur plusieurs points : 18 États contribuent eux-mêmes au financement du programme. Seul cas au monde d’un exercice de prospective globale conduit par tant d’États riverains ; premier cas au monde d’un programme régional de l’environnement conduit par la Banque mondiale (et la BEI).
L’effort de coopération en Méditerranée est exemplaire pour l’environnement. Sera-t-il suffisant pour entraîner cette région du monde à se considérer comme ayant une nouvelle identité et agir sur le plan économique et politique comme une famille ; être de nouveau, selon le souhait de Valéry, une « machine à civilisations ».

* Revue des deux mondes, juillet-août 1990, p. 69-84.
1. D’où est née la seule organisation multilatérale regroupant tous les États sur le thème de l’environnement méditerranéen : Espagne, France, Monaco, Italie, Yougoslavie, Albanie (qui l’a ralliée en 1990), Grèce, Turquie, Syrie, Liban, Israël, Égypte, Libye, Tunisie, Algérie, Maroc, Chypre, Malte.
2. Les autres priorités sont les risques de réchauffement des climats, l’ozone et la diversité biologique.
3. Le Plan bleu, avenirs du bassin méditerranéen, sous la direction de Michel Grenon et Michel Batisse, Paris, Economica, 1989, 442 p. Edition anglaise : Futures for the Mediterranean Basin : the Blue Plan, Oxford University Press, 280 p.
4. Les accords de Bâle, en 1988, sur les déchets toxiques ont été signés par les 17 États. La déclaration de La Haye, en 1988, sur le réchauffement des climats a été signée par la Tunisie, la France, l’Égypte, l’Espagne, Malte et l’Italie.
5. Un réseau européen de documentation sur les « technologies propres ».
6. Action communautaire pour la protection de l’environnement dans la régio

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« Comment tout a commencé* » Plan Bleu / Méditerranée

Auteur : Serge Antoine

source : Notre planète, revue du PNUE. Numéro spécial 2005

Serge Antoine revient sur les origines de la Convention de Barcelone et retrace 30 années de coopération dans le bassin méditerranéen.

Déjà 30 ans ! C’était hier. La conférence de Stockholm en 1972 venait d’avoir lieu, c’était le premier Sommet mondial sur l’environnement. À peine terminé, Maurice Strong, son responsable, qui lançait le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), me demande quelles initiatives peuvent être prises. Je réponds d’emblée : la Méditerranée et y faire se rejoindre environnement, développement, aménagement du territoire – un grand territoire de quelque 20 pays riverains, alors ignoré de toutes les institutions internationales qui découpaient la région en Europe, Afrique et Asie. Seules quelques voix pionnières, celle de Jacques-Yves Cousteau ou d’Elisabeth Mann Borgese la considéraient alors comme un tout dont la mer, patrimoine commun, était fragile et menacée.
La réponse de Strong fut rapide et, dès 1974, son adjoint, Peter Thacher, me rencontra et mit l’idée en route. Une conférence plénipotentiaire fut convoquée à Barcelone en 1975, suivie d’une autre en 1976 pour réunir les États. Le courant passa à Barcelone entre les pays riverains, au point que le Portugal, cependant atlantique, et que l’URSS sur la mer Noire frappèrent à la porte de cette communauté. Ils étaient, avec les États-Unis, observateurs à la réunion mais cela s’arrêta là et les Méditerranéens riverains décidèrent de rester en famille.
Heureuse surprise, la Commission des Communautés européennes fut très présente, active et, pour la première fois de son histoire, accepta de signer une convention internationale. J’ai, avec Olivier Manet, ambassadeur, tenu le banc de la France : il nous fallut convaincre, avant la réunion, chez nous, nos ministères que notre pays avait aussi un rôle méditerranéen par son littoral du Midi et de la Corse, par son rôle historique et par son revenu national qui, à l’époque, représentait 45 % du total des pays méditerranéens.
La convention de Barcelone avait un baptême à la fois onusien (le PNUE en fit le lancement de son Programme pour les mers régionales) et gouvernemental. Ils sont 21 aujourd’hui, soucieux chacun, à juste titre, de voir affirmée son identité nationale. Toute la famille est là pour décliner au consensus une coopération marine et un travail environnemental, concentré sur le littoral (47 000 km de côtes), les arrière-pays, mais aussi sur les territoires de l’ensemble des pays – ce qui est particulièrement à rappeler pour des pays à plusieurs façades maritimes : le Maroc, l’Espagne, la France, la Turquie et l’Égypte.
Dans les toutes premières années du PAM (Plan d’action pour la Méditerranée), il y a eu le ralliement de l’Algérie et de l’Albanie à ceux qui avaient déjà signé la convention de Barcelone. En 1978, le Plan bleu pour l’exploration des futurs de la Méditerranée, que j’avais lancé, a été confirmé grâce à l’action d’Ismaïl Sabri Abdalla. En 1982, Athènes fut choisie, lors de la réunion des parties contractantes à Montpellier, comme siège du PAM. Split et Tunis, après Malte, accueillaient des centres du PAM et, en 1985, à Gênes, autour de Mostapha Tolba, directeur exécutif du PNUE furent adoptées, après dix ans de travail, les 10 grandes orientations du PAM pour 1985-1995.
En 1989, le Plan bleu, sous la signature de Michel Batisse, son président depuis 1983, et de Michel Grenon, publiait un ouvrage de base, le Tableau de la Méditerranée à l’horizon 2010 et énonçait des actions à entreprendre pour que la région, de 450 millions d’habitants, n’aille pas dans le mur et valorise ses atouts dans un monde de plus en plus compétitif. Et après le sommet de Rio en 1992, la Tunisie proposa d’ouvrir le Plan d’action pour la Méditerranée qui reliait déjà l’environnement au concept de développement durable ; ce qui fut fait en 1994 avec, notamment, la création de la Commission méditerranéenne du développement durable et l’entrée officielle de la société civile – associations, autorités locales, entreprises.
Charles de Gaulle avait dit en 1943 : « Un jour viendra où la paix rapprochera depuis le Bosphore jusqu’aux colonnes d’Hercule des peuples à qui mille raisons aussi vieilles que l’histoire commandent de se regrouper afin de se compléter. »

Serge Antoine est le représentant de la France à la Commission méditerranéenne du développement durable.

* Notre planète, revue du PNUE, numéro spécial [2005], p. 10.

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« Vauban était-il futurologue ? »

Source : Acte du colloque « Vauban réformateur ». Association Vauban 1983

Auteur :Serge Antoine

Les anniversaires sont propices aux rétrospectives. Ils pourraient être, au-delà des commémorations habituelles, des occasions, comme celle-ci (et je m’en félicite) de « rétrospectives ». C’est-à-dire des occasions de jeter un regard, à la fois sur l’apport de celui dont on souffle les bougies pour devancer son temps et même sur ce qu’il peut encore nous apporter pour l’avenir. Je m’y suis parfois employé (à Arc-et-Senans, que notre président Michel Parent a bien des raisons de connaître parce qu’il a été à l’origine de sa sauvegarde et de sa remise en vie), pour des personnages aussi différents que Claude Nicolas Ledoux, Charles Fourier ou Jules Verne ; ce dernier, par exemple, a devancé son temps dans quelque trois cents techniques, mais il a été tellement absent du champ social que son « anniversaire d’avenir » (c’est comme cela que je qualifie l’exercice) le fait mourir une deuxième fois.
Et Vauban ? 1633-1983 trois cent cinquante années nous séparent de sa naissance. Et de sa mort : près de quatre vies, longues comme la sienne, mais dans un monde si accéléré qu’il faut être très prudent sur les jugements que l’on peut aujourd’hui faire sur un homme comme lui, avec des mots qui, non seulement n’étaient pas les siens, mais qui ne sont entrés en société qu’au moins un siècle plus tard : « l’État-nation », par exemple.
Après cet avertissement de prudence, disons-le d’emblée : tout laisse à penser que Vauban était « homme de prospective » mais pas futurologue. C’est-à-dire ni utopiste comme Moore, ni visionnaire comme Fontenelle, Goodwin ou Cyrano1, ni inventeur.
Nous le verrons, chemin faisant, à partir de ce qui a été dit ici, lors des premières journées de ce colloque sur Vauban.
Quatre conditions générales pour être homme de prospective
Quatre conditions générales que nous resserrerons, peu à peu, sur Vauban me paraissent être, d’emblée, requises pour être un homme de prospective :
1. La première condition, c’est de ne pas être futurologue. Distinguer entre futurologie et prospective n’est pas une querelle sémantique : elle va bien au-delà. Faire profession de futurologie, c’est prédire l’avenir : dire l’avenir à prendre ou à laisser, sans y mettre son choix parmi les futurs possibles. La futurologie est divinatoire, arrogante avec le futur et faiseuse de faux destins. Pour la prospective, dirait Malraux, « au destin de l’homme, l’homme commence et le destin finit ». Vauban ne faisait pas profession de futurologie, même lorsqu’il donnait des leçons aux souverains. Il plaidait pour un bon futur. Il était donc homme de prospective.
2. Être homme de prospective, c’est prendre en compte le long terme dans tous les domaines que l’on étudie et dans ceux où l’on agit. C’est refuser les délices du court terme. Vauban a, précisément, mis tous ses domaines en perspective. Citadelles, baïonnettes, cochons, forêts, impôts, populations, colonies… Il a refusé de s’attacher au cours des choses, à la cour. À cinquante ans, pendant que les « élites » s’attachent à s’installer dans leur château à Versailles, lui, prend le temps et préfère le « canal des Deux-Mers », porteur d’avenir.
3. Être homme de prospective, ce n’est pas être, a priori, Cassandre et voir l’avenir en noir. C’est être optimiste, au sens où l’on pense pouvoir influer sur l’avenir, choisir entre plusieurs avenirs. Vauban était un interventionniste passionné. S’il a désespéré à la fin de sa vie, ce n’est pas par lassitude de vieil homme, c’est par déception que l’on ne fasse pas assez pour changer le cours des choses.
4. Être homme de prospective, ce n’est pas obligatoirement être réprouvé, ou embastillé. Mais c’est, au risque d’y compromettre son confort, sa carrière et bien davantage, vouloir exprimer ses futurs et en avoir le courage. C’est aller jusqu’à éditer soi-même ce que l’on a envie de dire et non enfermer son œuvre posthume dans un coffre à n’ouvrir que cinquante ans après. C’est vouloir être homme d’action par la réflexion sur l’avenir. L’ingénieur du roi était-il serf, parce que fonctionnaire (« Grandeur et Servitude ») ? En tout cas, il voulait que sa plume soit libre. Et cela lui a coûté. « Ignorez-vous ce qu’il en a coûté à ceux qui osent changer la masse des idées reçues » (C. N. Ledoux).
Un large éventail de domaines explorés
Autre caractéristique de l’homme de prospective : ne pas se limiter à un champ, à un secteur, à une problématique étroitement définie. Vauban, méfiant des grandes fresques, procède par induction, explore, démontre, systématise et anticipe. S’il crée l’image globale, c’est par images successives, un peu à la manière du stroboscope, domaine par domaine.
Les champs que Vauban a cultivés en y semant des graines de temps long sont nombreux. Mais il n’a pas semé à tout vent ; il n’était pas un touche-à-tout de salon. Il ne considérait que le terrain et la connaissance directe ; il ne sautait pas à pieds joints dans la conceptualisation. Hors métier, il avait la modestie d’appeler ses incursions des « oisivetés ».
Il n’a donc pas construit de système à la manière d’un ensemble « bouclé » que les hommes de prospective aujourd’hui construisent, en forme de modèle pour les faire tourner, et… vérifier les cohérences. C’eût été se laisser entraîner dans la théorie ou dans les domaines qui n’étaient pas les siens.
Être homme de prospective, c’est avoir, sinon une pensée globalisante à 360 degrés, du moins refuser les compartiments des spécialités « sectorielles ». Vauban s’est toujours efforcé de relier les domaines qu’il a couverts, parfois un par un. Il a volontairement cultivé ce que l’on appelle aujourd’hui les « interfaces ». Comment peut-on expliquer autrement, chez lui, ces liaisons de voisinage qu’il fait entre guerre et paix, défense de place et attaque, peuplements et survivants, dépenses de l’État et recettes fiscales, capacité contributive et possibilités sociales ?
Que de domaines couverts : tous ceux que, par contact direct, il était conduit à rencontrer sur son chemin et qu’il a voulu approfondir et relier aux autres domaines. On s’étonne toujours de la rapidité avec laquelle des réformes ont été menées par la Révolution française dans des sujets très divers. On est en droit de rester admiratif de la diversité des domaines où Vauban propose des réformes et les prépare.
Il serait inutile, à ce stade d’un colloque qui se termine, de passer longuement en revue les domaines qui ont été étudiés. Je ne m’attacherai pas, parce qu’on en a beaucoup parlé à propos de la Dixme royale, aux vues anticipées qui ont été les siennes en économie. J’évoquerai simplement plus loin, et de façon rapide, l’aménagement du territoire et la population, pour parler d’autres qualités prospectives de Vauban. Je ne parlerai pas non plus de l’art de bâtir, ni des citadelles qu’il créait du dedans, ni de celles qu’il prenait du dehors, ni de l’artillerie de fer et des baïonnettes, où il avait un demi-siècle d’avance, ni de la place de l’ingénieur dans un système militaire ou la technique n’a jamais fini de progresser. Ni de la place nouvelle du génie militaire. Ni, surtout, des rapports entre l’armée et la conscription, en avance sur l’État-nation ; ni de son attachement aux techniques nouvelles du génie rural, de l’irrigation, des engrais, de l’hydraulique par conduite forcée, ni, non plus, de l’urbanisme et des villes nouvelles…
Je parlerai rapidement (car ceci a été abondamment et excellemment traité) des relations internationales et diplomatiques qui n’ont jamais laissé Vauban indifférent. Ses places fortes n’avaient de sens que pour servir en cas de guerre ou, plus encore, servir le moins possible : c’est la force de dissuasion. Les citadelles étaient souvent dissuasives au point que leurs titres de gloire – Montdauphin par exemple était de n’avoir jamais servi. « Si tu veux éviter la guerre, prépare la paix. » « Si tu veux bien utiliser la défense, montre ta force pour ne la point dépenser. » Épargner ses forces en hommes avait, alors, une justification très forte ; dans une France de vingt millions d’habitants, les morts à la guerre ont dépassé le million dans ce siècle-là.
Si ses places fortes n’avaient de sens que dans une logique d’économie militaire, elles n’avaient de durabilité qu’avec une certaine idée de la France dans ses frontières, une certaine idée de la France de demain, dans ses rapports avec les pays voisins et aussi une certaine idée de la France dans le monde des grands espaces, qu’ouvraient alors les conquêtes des nouveaux mondes, les colonies…
Vauban s’est érigé en conseiller international pour une paix durable, apportant, ici, une manière de se concilier la Hollande, là, d’isoler l’Autriche ou, ailleurs, d’éviter le piège de l’Espagne, ou la tentation de l’Italie. Ces leçons qui étaient, peut-être, destinées aux futurs Napoléons, nous paraissent aujourd’hui, dans un environnement totalement différent, relever de l’histoire. Mais je retiendrai trois dimensions, plus permanentes.
1. Quant à la méthode d’analyse du futur, Vauban se réfère souvent à des hypothèses qui préfigurent ce qu’aujourd’hui on appelle « la méthode des scénarios alternatifs ou contrastés ». Ils introduisent des conditionnels par ricochet.
2. Sur le fond, Vauban ouvre l’ère des grandes stratégies mondiales. Il prend, avant bien d’autres et de façon exceptionnelle pour cet homme ancré dans le sol des places fortes, la dimension maritime de la puissance que la France terrienne a pourtant eu tant de mal à épouser.
Écoutons-le par exemple :
Deux grandes monarchies […], pouvant s’élever au Canada, à la Louisiane et dans l’île de Saint-Domingue, deviendront capables, par leur propre force, aidées de l’avantage de leur situation, de balancer un jour toutes celles de l’Amérique et de procurer de grandes et immenses richesses aux successeurs de Sa Majesté.
3. Enfin, nous restons en arrêt devant le terrain, très nouveau, des enjeux de l’information, de la communication et des médias :
Les ennemis de la France ont publié et publient tous les jours une infinité de libelles diffamatoires. Prenant avantage de [notre] silence [ils] continuent de plus en plus à nous outrager… Il est bon, et même nécessaire, pour l’honneur, de détromper le monde. Il ne faut pour cela que se donner la peine de ramasser de bonnes plumes et de les mettre en œuvre. C’est une guerre où nous serons bien sûrement les plus forts.
Le sens du temps, le sens de l’espace
Une des qualités de l’homme de prospective est le sens du temps, surtout lorsque s’y ajoute celui de l’espace. Le sens du temps long, Vauban l’avait au plus profond de lui-même, bien évidemment pour des sujets qui appellent la durée : la forêt, par exemple : le peuplement forestier qu’il réclame n’arrivera, dit-il, à maturité, que dans les cent vingt ans et ne sera coupé qu’entre la 120e et la 240e année ; horizon 1940 ! Vauban voit, de toute évidence, plus loin que Colbert, soucieux surtout de bois d’œuvre pour les bateaux.
Ce sens du temps long, il l’applique à des événements dont certains n’analysent que les effets à court terme. Or lui, quatre ans après la révocation de l’édit de Nantes, s’attache, au-delà de l’immédiat, à envisager l’œuvre du temps sur les blessures.
La disparition des plus anciens et des plus opiniâtres huguenots qui seraient morts ou fort diminués dans cet espace de temps, tandis que la plus grande partie de ceux d’âge moyen, pressés par la nécessité de leurs affaires, leur dédain du repos ou leur propre ambition, s’y seraient accommodés et que les jeunes se seraient à la fin, laisser persuader…
Ce temps, Vauban le pousse jusqu’à des frontières de durée qui, aujourd’hui, malgré la familiarité que nous croyons avoir avec la prospective, nous laissent bien timides ; nous croyons identifier le futur avec l’an 2000 (dans quinze ans) et ne consentons au plus à pousser le bouchon qu’à l’horizon 2025 ou 2030. C’est en 1699 qu’il calcule, lui, la population du Canada… à l’horizon 1970. Ce serait aujourd’hui penser à l’horizon 2300 ! Personne, même pour la démographie, ne se préoccuperait d’une perspective si lointaine. Et pourtant bien des batailles, dont celles des forêts, des lacs et de la haute atmosphère, se livrent à cet horizon-là…
Le plus intéressant peut-être est que le sens de l’espace rejoint, chez lui, le sens du temps long et que la géographie des profondeurs rejoint l’histoire non événementielle. On sait que les hommes de prospective et aménageurs du territoire ont une connivence et une complicité reconnue ; Vauban alliait les deux.
Le regard sur une France identifiée par ses frontières naturelles pour assurer une paix durable, le pressentiment d’un effet de « Versailles et le désert français », son intérêt pour une cartographie prospective des canaux, celui du Languedoc et de l’Entre-deux-Mers (qui n’aboutit, dit-il, qu’à Sète alors qu’il faudrait le prolonger jusqu’à Marseille) font se rejoindre la vision géographique et la planification, à vous en couper le souffle.
J’ai déjà évoqué la vision maritime de la France et du peuplement des colonies dans ces grands espaces où il ressent qu’il sortira puissance et enrichissement. Parlons de son intérêt pour l’agriculture ; ce n’est pas celui du botaniste, à la manière du XVIIIe siècle. Cette attention est toute empreinte d’une considération pour une activité durable et renouvelable, dont le croît et la gestion des paysages chevauchent les décennies et même les siècles. Il eût fort bien pu, par profession première, ne pas s’arrêter à ce que les artilleurs ou les ingénieurs de voies appellent encore la « rase campagne ». Cette campagne, il l’a prise à bras-le-corps, avec ses ressources, ses produits, ses populations, auxquels les « grands » s’intéressaient alors très peu. Parce que la ruralité était un morceau de temps dense.
Il améliore les techniques de prévision et de planification
Il n’est pas de prospective, même qualitative, sans que ne soient précisées les données chiffrées des phénomènes à prendre en compte. Vauban s’y est employé de toutes les façons qu’il pouvait le faire : recensements de populations, calculs de croissance des cochons, des arbres, etc. Tous les dénombrements dont il pouvait entrevoir l’utilité, il les a entrepris jusqu’à déclencher, en 1697, une grande enquête sur l’état du royaume.
Ce souci de la mesure précise, Vauban l’avait pour toutes choses et on lui doit beaucoup, par exemple, dans la construction, d’avoir suscité et développé les devis préalables. Cet appétit d’exactitude lui a fait revendiquer un système cohérent de poids et de mesures. Il faudra près d’un siècle et la Révolution pour répondre à ce souci (« si les réformes de la Révolution sont, dit-on, dans les cartons des rois », Vauban a bien alimenté les réformateurs). Aux chiffrements des subsistances dont le premier usage était celui des denrées et de survie des assiégés et des troupes, Vauban a ajouté la carte et les levés : ceux des forts, bien sûr, admirables et ceux de leur environnement, ceux aussi de la cartographie générale, alors très liée aux armées et qui, en France, n’est devenue civile avec l‘IGN qu’en 1941. Cette cartographie n’était pas celle des grands navigateurs qu’il eût peut-être aimé être, mais celle des terriens des grands paysages : ceux qui photographient le cadastre des champs autant que le relief, l’architecture des peuplements autant que l’hydrographie.
Certes Vauban n’est pas le pionnier des recensements. Il y en a eu dans l’Antiquité pour compter les sujets et, en particulier, les citoyens utiles pour l’impôt ou les armées. Mais le dénombrement avait, chez Vauban, une autre finalité.
Au-delà de la passion du chiffre et du plan, au-delà de l’exactitude, si Vauban a consacré une partie de sa vie pour améliorer les dénombrements, c’était d’abord pour connaître mieux des secteurs obscurs : ceux que l’on ne connaissait pas, ou que l’on ne voulait pas connaître ; ceux du monde paysan, par exemple, ignoré dans son labeur et sa misère. Dénombrer, c’était, pour lui, faire entrer dans la société civile des faits, des données et des hommes étrangers à l’État, aux puissants, aux techniciens une statistique sociale autant que géographique. Sa Description géographique de l’élection de Vézelay, publiée en 1691, montre que c’est la totalité d’un pays qu’il prend en compte, au-delà de la population : revenus, mœurs, pauvreté, fertilité des ressources.
Mais Vauban entrevoyait une statistique pour l’anticipation et une anticipation pour une meilleure planification ; n’hésitons pas à employer le terme.
On connaît ses projections théoriques ; celle de la descendance d’une truie, celle des arbres et des sujets forestiers (encore insuffisante aujourd’hui), celle des hommes et des peuplements. Pour le Canada2, en 1699, je l’ai déjà dit, il fait réfléchir à l’avenir jusqu’en 1970 : 370 années devant lui. Il ne prédit pas plus que le Club de Rome : il fait un scénario d’anticipation utile au planificateur.
Planificateur grâce à la statistique, il l’était en définitive, avec un sens et une force incomparables dans le dessein de mesurer la dynamique et l’entraînement. Au-delà de la description synchronique, dirait-on aujourd’hui, il s’intéresse à l’évolution diachronique. Mais il reste lié à une volonté d’ordre anticipé (« jardins à la française »).
Si les progressions particulières sont insensibles, dira C. N. Ledoux, cet autre architecte, celles qui sont stimulées par des vues ultérieures qui s’associent à leur puissance sont très rapides.
Quelle ambition apparaît plus fortement que celle dite par Vauban ?
Ce que je dis ici ne regarde nullement le temps présent, ni le passé, mais seulement l’avenir, pour lequel il serait bon de faire des ordonnances qui fissent loi.
On pourrait lui faire la critique de ramener la vision diachronique à celle d’un temps bridé par le dessein mais l’important est cette dynamique d’anticipation.
Le champ social
Dernier volet, capital pour la qualification de Vauban prospectiviste, c’est son dialogue avec les institutions en place et avec la société d’alors. Ici certains attendent Vauban au tournant.
Disons tout d’abord qu’il n’est pas exigé des prospectivistes de réinventer une société nouvelle, ou d’être des annonciateurs de nouveaux comportements sociaux. On leur demande, avant tout, d’être de plain-pied avec la société et de l’être sans fard, lucides, observateurs : ce que Vauban a pleinement fait en refusant les prismes déformants de la cour.
Car il ne faut pas se flatter, le dedans du Royaume est ruiné, tout souffre, tout pâtit, tout gémit. Il n’y a qu’à voir et examiner le fond des provinces : on y trouvera encore pis que ce que je dis (1689).
Mais il n’est pas interdit aux prospectivistes d’aller au-delà de leur société et la règle du jeu est alors qu’ils l’affichent, pour que ce paramètre puisse être explicitement évalué dans leurs textes.
La question, ici, dans cet exposé « Vauban futurologue ? », n’est donc pas de savoir si Vauban est ou non « réformateur », mais de savoir s’il faisait référence à une autre société que la sienne, ou encore s’il avait un « projet social ». La réponse encore une fois n’est pas aisée, tant il est vrai qu’une rétrospective à trois cents ans a le risque de nous voir trancher trop vite en référence à nos réflexes actuels, ou même à ceux du XIXe siècle ou encore du XVIIIe siècle, que nous connaissons mieux. Il est trop facile, en tout cas, de dire aujourd’hui que Vauban était docile, indifférent au changement social et politique, surtout si l’on se réfère aux mouvements d’idées de l’époque.
Commençons par la politique et les institutions
Vis-à-vis des institutions, Vauban travaille incontestablement autour de points fixes : l’État central, le roi. Il n’est pas question pour lui d’imaginer d’autre légitimité que celle du roi. Mais sa référence constante au bien public nous fait penser que c’est l’État, plus encore que le roi, qui prévaut dans sa référence institutionnelle.
Il est passionnant de relire Vauban non pas en soi mais en référence à son époque. Nous avons ici peu de points de comparaison avec d’autres visionnaires de son temps. Mais il est instructif de relire la quinzaine d’essais utopiques dont la France était alors le terrain d’élection et qui – nouveauté depuis la Renaissance – situaient, presque tous, leurs écrits dans le futur, en plus de l’« ailleurs ». Cette relecture systématique de textes écrits surtout entre 1680 et 1715-1720, au moment du déclin du Grand Siècle, est d’autant plus intéressante que ces tenants d’autres sociétés, voire ces opposants au régime, ou ces annonciateurs de lendemains, avaient une liberté facilitée par le genre littéraire, le pseudonyme, l’édition (posthume même parfois) à Amsterdam ou à Genève. Ce qui n’était pas le cas de Vauban même maréchal.
Or qu’ont dit ces utopistes sur les institutions ? Qu’elles devraient mieux fonctionner. Mais ils n’ont pas beaucoup innové, ni investi sur ces sujets du ou des pouvoirs pour proposer d’autres structures.
À part quelques références à des fédérations de paroisses ou à des cantons de saveur suisse, la grande majorité des auteurs fait référence à un roi ; à un bon roi qui améliore le sort des peuples.
C’est là, précisément et insidieusement, que réside leur contestation ; ils décrivent un roi meilleur, c’est-à-dire qu’ils s’interrogent, rompent avec l’allégeance inconditionnelle et vont jusqu’à l’impertinence.
Vauban n’est pas loin, qui écrit :
Il n’y a personne dans le monde qui ait plus besoin d’étude ou du moins d’une excellente lecture que les rois. […] Par là, ils pourront apprendre l’art de régner. […] Ils y trouveraient quantité de fautes pareilles à celles qu’ils commettent ou peuvent commettre tous les jours.
Ce qui distingue, par contre, Vauban des quinze utopistes, c’est qu’à leur différence il est absolutiste pour l’État ; il n’admet pas que l’intérêt individuel ou même social porte atteinte à l’État régulateur et ordonnateur de la chose publique. Les utopistes, hommes de plume et non grands commis, eux, transgressaient parfois cette règle ; encore ne le faisaient-ils que de façon exceptionnelle.
Après les institutions, le corps social. Il me faudrait du temps pour analyser ces espoirs mis dans l’avenir par ceux que Myriam Yardeni appelait, il y a trois ans, les utopistes et les révoltés3. J’espère que d’autres me relaieront. Le résumé de leurs revendications est, en gros, celui-ci :
1. D’abord, une plus grande fraternité humaine. Vauban, ici, est insensible à cette aspiration.
2. Puis une plus grande égalité, mais surtout une plus grande égalité des chances. Vauban, là, n’est pas très loin.
3. La remise en question des trois ordres : le clergé exclu de certaines fonctions sociales, impliquant une sorte de laïcisation progressive ; une noblesse de mérite et non plus de droit ou d’attribution. On croit entendre Vauban.
Dans les siècles un peu reculés, la noblesse était le prix d’une longue suite de services importants et la récompense de la valeur et du sang répandu pour le service de l’État. […] Aujourd’hui, on n’y fait pas tant de façon. […] À l’égard de l’Église, conserver tout le respect dû au Saint-Siège quant au spirituel, mais, quant au temporel, supprimer peu à peu tous les revenus ecclésiastiques qu’on peut et doit considérer comme un pieux brigandage exercé sur tous les sujets de l’État (Vauban, Intérêt présent des États de la chrétienté).
Assurer la défense du pays. Les utopistes, pour la plupart, n’éliminaient pas la guerre. Vauban non plus : il est le seul homme de guerre pour qui la paix ait été aussi laborieuse que la guerre elle-même, dira de lui Fontenelle. La guerre
se maintiendra tant qu’il y aura des hommes sur la terre. […] L’ambition et l’injustice ont fait qu’elle est devenue un mal si nécessaire qu’on peut dire que les princes qui l’ignorent et négligent ses préceptes ne règnent pas en sûreté. […] La nécessité ayant appris au plus faible de joindre la ruse à la force pour se garder de l’oppression du plus fort, il s’en fit bientôt une science où les plus grands hommes mirent toute leur application […], de grossière et féroce qu’elle était, la soumit à de certaines règles [dont] on est parvenu à en composer ce qui s’appelle le « grand art de la guerre ».
Une forte affirmation enfin de la cohésion sociale, de l’ordonnance sociale, du bien public, qui fait très peu apparaître une référence à la liberté individuelle.
Vauban ne parle pas, lui non plus, des libertés ; il dicte volontiers le bien social : les jeunes gens, dans nos colonies de l’Amérique, s’y marieront obligatoirement et dès l’âge de dix-huit ans.
Quant à la propriété à peine effleurée chez la plupart des utopistes, Vauban n’est pas en arrière de la main, lorsqu’il prône, par exemple, l’éviction des biens du clergé ou la création de forêts publiques :
Le temps qu’il faudrait attendre ces coupes serait trop long pour que les particuliers s’en pussent aisément accommoder, leurs vues ne s’étendent pas à quatre ou cinq générations au-delà de la leur […] ; je conclus de là que les plantis de ces nouvelles forêts sont l’ouvrage de rois, de princes aisés, du public…
On pourrait continuer sur d’autres thèmes de la vie sociale : la femme par exemple, les esclaves, les pionniers. Les utopistes font frémir de conservatisme. Vauban aussi. Pour les uns et les autres, les luttes de classe sont pratiquement imperceptibles. Les tensions religieuses sont absentes chez les utopistes qui ne prônent qu’une religion. Elles sont regrettées chez Vauban. Navré des persécutions et de l’intolérance, il en mesure les effets et l’inanité.
D’une manière générale, Vauban (qu’on ne peut certes pas classer parmi les utopistes, ni parmi les révoltés) n’apparaît pas, à l’inverse, isolé, docile ou en arrière, par rapport aux courants qui, déjà, annoncent le XVIIIe siècle.
Certes, l’abbé de Saint-Pierre imaginait des concertations internationales, de type onusien. Certes, Meslier, lui, annonçait par le ton et par l’athéisme, les premiers « sans-culottes ». Mais Vauban, entre 1690 et 1706, n’est pas, loin de là, éloigné de ceux qui, dans une France meurtrie et inquiète, aspirent à d’autres futurs.
Certains ont pu dire que c’était, à la fin de sa vie, une liberté, un luxe de vieillard ou de retraité. N’était-ce pas plutôt l’accumulation de regards durs sur une fin de règne ? Il est saisissant de constater que la rédaction de sa Dixme royale est si contemporaine du moment, si dense, des écrits des utopistes ou de ceux qui leur font écho : Foigny, Gilbert, La Montan, Tyssot, de Patot, Lecouvel, Legat. C’est alors que l’abbé de Saint-Pierre écrit sa Paix perpétuelle et, sans doute, son Discours sur la polysynodie. C’est probablement alors qu’est rédigée la République des philosophes ou Histoire des Ajaoiens, ouvrage attribué au… secrétaire perpétuel de l’Académie qui fit de lui un si bel éloge, Bernard Le Bovier de Fontenelle. C’est alors qu’est écrit le Télémaque de Fénelon, cet autre ami de Vauban.

Alors, il faut conclure. Je me garderai de le faire sur l’interrogation Vauban réformateur, parce que ce n’est pas mon sujet. Mais je dirai oui, si la question m’était posée, parce que Vauban avait envie de réformes.
Sur le point de savoir si Vauban était ou non homme de prospective, je dirai oui, trois fois, plutôt qu’une. Cette prospective, dans son contenu, est-elle aujourd’hui révolue, digérée par le temps, le changement, les conditions nouvelles ? Sans doute, aux trois quarts.
Mais, comme ses citadelles, pas mortes, qui nous font aujourd’hui rouvrir l’œil sur l’espace contemporain, Vauban, en tant qu’homme de prospective, est aujourd’hui très vivant. Il aurait bien des leçons à donner aux générations qui se croient prospectives et qui ne le sont pas tant ou qui le sont mal : les nôtres.

* Actes du colloque Vauban réformateur, Paris, Association Vauban, 1983, p. 376-385. Serge Antoine est président de la Fondation Claude Nicolas Ledoux, sise à la Saline royale d’Arc-et-Senans.
1. Qui ont annoncé la liaison Terre-Lune : 1637, 1648, 1646.
2. Il annonce 6,4 millions d’habitants en 1910 : le recensement de 1911 en donnera 7,2. Et, pour 1970, 20,6 ; il y en a eu 22. Les immigrations l’ont aidé mais l’approximation est belle. Les démographes n’ont pas toujours la main aussi heureuse, ils annonçaient en France, en 1941, 36,9 millions d’habitants pour les années 1960, c’est-à-dire pour dans vingt ans, alors que le chiffre avoisinait les 50 millions.
3. Myriam Yardeni, Utopie et révolte sous Louis XIV, Paris, A.-G. Nizet, 1980.

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« Au cœur de la Franche-Comté, Arc-et-Senans. La Saline de Chaux, trait d’union entre le passé et l’avenir, entre l’architecture, les ressources, les mœurs, les lois, le terroir et l’industrie

Auteur :   Serge Antoine

Source : revue du Conseil Général du Doubs  1986

Au cœur même de la Franche-Comté, la Saline royale d’Arc-et-Senans était, il y a vingt ans encore, visitée par moins de 10 000 personnes. Aujourd’hui, on en compte près de 100 000 par an, entre visites, fêtes et colloques. Elle a fait, trop longtemps, partie des souvenirs oubliés, tant il est vrai que les lieux de travail, les usines, fabriques et manufactures qui, pourtant, ont fait le XIXe siècle, n’avaient pas leur place dans la liste des monuments reconnus de l’architecture civile (châteaux et demeures), religieuse (cathédrales, abbayes, églises) ou militaire (citadelles) ; tout comme l’architecture rurale. Quelle nouveauté. Elle est, depuis 1984 « patrimoine mondial », classée ainsi parmi les 150 grands monuments mondiaux par les instances internationales : le seul des 150, dont l’origine est un lieu de travail.
Lieu d’industrie
Lieu de travail, la Saline l’a bien été. Ce que Ledoux y a créé il y a 200 ans ne fut pas un lieu de divertissement, mais bien une architecture industrielle :
Chacun se dit en riant des colonnes pour une usine ? Elles ne conviennent qu’aux temples et aux palais des rois. Que de préjugés à vaincre ! (Claude Nicolas Ledoux).
Contrairement à l’idée que s’en font bien des visiteurs à qui l’on a dit que Ledoux était un « architecte maudit » et de la Saline qu’elle était une usine à problème, la Saline royale a fonctionné pendant un siècle, durée bien plus longue que celle des établissements industriels d’aujourd’hui. Elle a même traversé la concurrence énergétique que, vers 1850, le charbon commençait à faire au bois de la forêt de Chaux, raison initiale de l’implantation de la Saline et origine d’ailleurs d’un des premiers pipe-lines industriels du monde (pour faire venir le sel de Salins à 17 kilomètres). La Saline a répondu à sa fonction : celle de produire, dans une manufacture d’État, le sel, denrée-clef, comme l’est le pétrole pour nos contemporains.
L’industrie est la mère de toutes les ressources. Rien ne peut exister sans elle si ce n’est la misère. Elle répand l’influence qui donne la vie Elle égaye les déserts et les forets mélancoliques (Claude Nicolas Ledoux).
Les ressources naturelles
Ledoux, homme d’industrie, se souciait de l’environnement. Il se référait souvent aux ressources, au milieu naturel avec ses limites et son équilibre. Pendant 10 ans, les grandes « fêtes du futur » qui se déroulaient à la Saline se sont efforcées de réconcilier le monde contemporain, oublieux, consommateur et pressé, avec la terre, les éléments, les matériaux qui façonnent le présent : l’année du vent, l’année du soleil et de l’énergie solaire ; l’année du patrimoine, beau mot oublié de ce que l’on lègue de génération en génération et que l’on conserve ou cultive en « bon père de famille » ; l’année de l’espace ; celle du bois et de la forêt.
Les premières lois sont celles de la nature ce sont celles qui assurent la salubrité aux habitants qui fixent leur bien-être sur une terre préférée (Claude Nicolas Ledoux).
L’architecture
Haut lieu de l’architecture, la Saline l’est, avant tout, et ce grand monument figurait parmi les sept plus grands monuments français jugés par Malraux sur la force de leur ambition.
Le XVIIIe siècle y rappelle de grands précurseurs, Vicence et Palladio ; l’architecture franc-comtoise y est aussi à portée de main. Tous les mouvements de pensée architecturale de notre époque et les plus opposés, disait Michel Parent – des fonctionnalistes aux néobaroques –, revendiquent Ledoux et s’arrachent l’honneur de le compter au rang de leurs précurseurs.
Architecture de pierre, architecture de bois aussi (quelles charpentes !) ; mais, architecture de symbole, architecture cosmique aussi par sa référence au soleil (le demi-cercle est construit « comme la course du soleil »), architecture enfin, de la volonté d’affirmation sociale.
L’imagination qui grandit tout et peut embellir, je dis plus, changer l’ordre immuable du monde rappelle pourtant à sa vue les objets les plus imposants… Ici, c’est l’Art qui développe les ressources des lieux c’est lui qui prépare l’abondance des siècles à venir (Claude Nicolas Ledoux).
La force de l’architecture de Ledoux c’est qu’elle va au-delà du bâti…
Souvent, je divaguerai sur des matières qui apparaissent n’avoir aucun rapport avec l’architecture. Que dis-je ? Est-il quelque chose qui lui soit étranger ? (Claude Nicolas Ledoux).
L’imagination prospective
Lieu d’imagination prospective, Arc-et-Senans l’est aujourd’hui pour tout ce que la Fondation Ledoux y développe dans son « Centre international de réflexions sur le futur » : rencontres et pédagogie pour que des sociétés comme les nôtres qui vivent dans le fantastique changement du monde, anticipent davantage et se préoccupent de l’avenir au-delà du quotidien. L’avenir international, bien sûr, celui de l’émergence de nouvelles nations, la Chine, le tiers-monde, l’avenir démographique et alimentaire, l’avenir des campagnes et des villes explosives.
Mais aussi l’avenir d’ensembles plus restreints : celui d’une commune, d’une forêt, d’une production locale, d’une entreprise. L’association « Futuribles » comme la Fédération mondiale des études sur le futur, le Club de Rome, ont été chez elles à Arc-et-Senans. Mais aussi, tous ceux qui, travaillant dans cet endroit calme, décident de consacrer un peu de leur temps à l’horizon des 5, 10, 20 ou 50 prochaines années.
Ce n’est pas un hasard si Arc-et-Senans est voué au futur. L’inachevé du demi-cercle construit n’est pas un inachevé de la Manufacture royale de 1778. Le cercle complet est une architecture imaginaire que Ledoux avait placée au cœur d’une ville nouvelle lorsqu’il disait, à la fin de sa vie, à ses contemporains : « Ignorez-vous ce qu’il en coûte à ceux qui osent changer la masse des idées reçues » et qui rappelait que « si les progressions particulières sont insensibles celles qui sont stimulées par des vues ultérieures qui s’associent à leur puissance sont très rapides ».
Lois et mœurs
Au carrefour des lois de la nature, des lois de la logique du monde, des lois de la société, l’architecture doit servir le corps social dans le grand théâtre de la vie, au-delà des privilégiés des premiers rangs (le théâtre de Besançon fut l’un des premiers après les théâtres antiques où l’œil – le fameux œil de Ledoux – voit la scène en quelque endroit que ce soit, des premiers aux derniers rangs de spectateurs).
Ledoux crut à l’ordre des choses et à l’ordre des hommes :
Un des grands mobiles qui lie les gouvernements aux résultats intéressés de tous les instants c’est la disposition générale d’un plan qui rassemble à un centre éclairé toutes les parties qui le composent.
L’ordre, non pas en tant que somme de règlements consacrant le passé reconnu ou la logique du présent, mais en tant que droit prospectif…
Cœur de la Franche-Comté
Franc-comtoise, la Saline l’est pour plusieurs raisons : son architecture a épousé (et l’architecte y a tenu) bien des caractéristiques de l’architecture comtoise et l’on retrouve, alentour, bien des échos de l’œuvre de Ledoux. Sa situation géographique, à la frontière du Doubs et du Jura, est bien au cœur de la région et le bâtiment fait corps avec la Franche-Comté. La remise en vie du bâtiment, depuis 15 ans, effectuée par le département du Doubs, la Fondation Claude Nicolas Ledoux, la région et l’État est, d’abord, une œuvre de réenracinement. Dans ses murs, isolée, la Saline était, sans doute, un questionnement insolite du territoire qui l’entoure. Elle fait partie maintenant du patrimoine régional ; colloques et réunions s’y déroulent en permanence et les jalons culturels de l’été rassemblent des foules bien régionales ; le festival de musique de Besançon, les « fêtes du futur » et les fêtes du ciel ont attiré, chaque année, plusieurs dizaines de milliers de personnes.
Cette irrésistible montée d’Arc-et-Senans est un signe de reconnaissance d’un grand monument sorti de l’oubli. Mais, elle permet aussi à la Franche-Comté d’avoir une porte d’entrée sur ses richesses naturelles et historiques.

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Henri Beaugé Ancien directeur de la Saline royale d’Arc-et-Senans et de l’Abbaye royale de Fontevraud Les parcs naturels régionaux et la Saline royale d’Arc-et-Senans sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Serge Antoine a eu la chance, que nous sommes plusieurs à avoir partagée, d’appartenir à un organisme comme la Datar, dirigée par un leader comme Olivier Guichard, à une époque où la remise en ordre du territoire national orientait et stimulait les énergies. Serge et Olivier, au-delà des différences qui les distinguaient tous deux, appartenaient à cette catégorie d’« entrepreneurs » à l’intelligence exceptionnellement inventive et fertile.
Véritables « pourvoyeurs d’aventure », ils accordaient à ceux qui prenaient la route avec eux cette faculté d’entreprendre qu’accompagne la joie d’être responsable. Âpre joie qui vivifie l’entreprise et qui permet à chacun de se réaliser pleinement. Ce fut le cas pour de nombreuses actions qui ont marqué les années 1960 à 1980 :
– le Plan et l’indispensable « prospective » ;
– la division de la France en régions, la décentralisation ;
– les autoroutes ;
– l’aménagement du Languedoc-Roussillon ;
– l’environnement, les parcs naturels régionaux ;
– le Conservatoire du littoral et bien d’autres…
« Un poumon de verdure aux environs de Lille, une attention plus soutenue aux paysages naturels, voire à leur restauration, l’équipement culturel… la conversion des charbonnages du Nord est aussi à ce prix… » avait résumé Olivier en clôturant l’une des réunions habituelles du lundi matin à la Datar, rue de La Boétie. Tel fut le point de départ des premiers parcs naturels régionaux en 1963.
Chargé de cette mission, je passai quelques jours entre Lille et Saint-Amand, puis en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne dans la région du Luneburger Heide. Cette enquête dans des pays voisins dégagea l’idée d’un parc éducatif sur les territoires bouleversés et abandonnés des Houillères, comme en avait déjà créés l’Allemagne et la Belgique depuis plusieurs années.
Il restait à affiner le projet. L’intervention de Serge fut, à cet égard, déterminante. Chargé des études à la Datar, il avait une vue globale des projets de chacun de nous. Son inventivité, cette vision prospective qu’il portait aux idées qui lui étaient soumises, ses soucis permanents d’un environnement maîtrisé à long terme furent la chance de cette institution nouvelle. Quelques soirées dans son salon de Bièvres débouchèrent sur une énumération d’idées et de principes à soumettre à un groupe de travail puis à un congrès qu’il conviendrait de réaliser.
Ces parcs ne devraient-ils pas être, avant tout, une école, un laboratoire de l’environnement, naturel et humain, étroitement associés aux universités ?
Devraient-ils être de droit public, créés à l’initiative des collectivités locales ?
Véritables contrats d’aménagement, ils seront subordonnés à la signature d’une charte, conditionnant elle-même les interventions éventuelles des finances publiques.
Ils seront dits « naturels », le terme s’entendant évidemment dans le sens d’un espace habité où l’équilibre entre l’homme et la nature constituerait l’une des principales préoccupations des parcs.
Ils seront l’expression, la vitrine d’une région, ils seront interministériels.
Ils devront enfin se traduire dans une éthique par laquelle la gestion quotidienne de l’espace, naturel ou pas, sera constamment imprégné d’un souci de conservation ou de renouvellement des éléments naturels sans lesquels nous ne serions que des fabricants de déserts !
Ces principes approuvés par Olivier qui, à l’occasion, me rappela les inquiétudes que lui inspiraient la fragilité du Vacarès et des projets routiers en Camargue, les parcs naturels régionaux connurent un développement rapide :
– création sans délai des projets de Raisme et de Bretagne, qui seront les bancs d’essai des suivants ;
– recherche, étude des localisations les plus pertinentes ;
– recrutement de quinze directeurs à qui la République offrira, au-delà d’un stage de formation, un tour du monde des hauts lieux de la nature.
La réunion d’un congrès à Lurs, en Haute-Provence, d’hommes qui, par leur expérience dans l’administration du territoire national et par les multiples disciplines qui entrent nécessairement dans une œuvre éminemment collégiale, dira comment un tel projet peut s’insérer dans la réalité régionale.
Un décret, enfin, officialisera et réservera l’appellation « Parc naturel régional ». De Gaulle, qui en avait personnellement approuvé la publication, signera lui-même ce décret. Il fera autoriser les régions, dont le budget était alors exclusivement destiné aux opérations d’équipement, à subventionner les budgets de fonctionnement des parcs.
Le banc d’essai prévu en Bretagne devenait urgent ! Je dus m’établir en Finistère. Bernard Saillet et Carolle Delettrez prirent la suite auprès de Serge.
En 2008, la Fédération des Parcs naturels rappellera qu’en 40 ans la France créa 40 parcs…
Sans l’avoir, à vrai dire, jamais quitté (la création du parc d’Amorique me ramènera souvent dans les bureaux parisiens de la Datar), je retrouverais Serge cinq ans plus tard à la direction de la Saline d’Arc-et-Senans (propriété du département du Doubs) qu’il envisageait de restaurer pour en faire un centre de culture et de rencontre, et y établir la « Fondation Claude Nicolas Ledoux pour une réflexion sur le Futur » qu’il venait de créer.
Ce fut une nouvelle aventure ! Les débuts furent pittoresques ! Les énormes bâtiments de la saline étaient en piteux état, et encore partiellement occupés par une population sans titre et dépourvue de tous moyens d’entretien. Les Franc-Comtois comprenaient mal l’opportunité d’un projet soucieux de l’avenir alors qu’au centre du village la mort de l’usine de limes d’horlogerie, unique ressource des habitants, paraissait inévitable à très brève échéance.
Jérôme Monod fut le magicien qui parvint à faire racheter l’usine le jour même où des ballets coréens répétaient un spectacle sur la grande pelouse en hémicycle de la saline. Des manifestants qui déjà heurtaient la porte monumentale du centre, informés sur l’évolution des négociations parisiennes et surpris par ce spectacle idyllique des ballerines, transformèrent une démonstration qui se voulait hostile en un défilé de visiteurs intrigués et curieux. Des réunions de travail précisèrent, les jours suivants, les modalités d’un contrat de rachat et confirmèrent la vocation de cet extraordinaire monument qu’il fallait néanmoins reconstruire.
En deux ans, sous la conduite de Louis Jouven, architecte en chef des Monuments historiques et avec l’aide de l’État et du département du Doubs, la Fondation refit deux hectares de toiture, créa trois salles de conférence, une hôtellerie, des cuisines, trois logements de personnel puis celui du directeur dans le bâtiment de la Gabelle.
Les relations de Serge à Paris assurèrent une animation des lieux que complétèrent des activités culturelles, artistiques, industrielles et philosophique extrêmement variées :
– des voitures électriques à la « traction poids-lourds » de la SAVIEM ;
– des montgolfières au mime Marceau ;
– de la présentation des premiers ordinateurs qui exigea l’examen minutieux des dalles de béton de la salle de conférence qui devait en supporter le poids et en garantir la stabilité, aux réunions philosophiques des loges voisines de Genève subjuguées par la géométrie des créations architecturales de Claude Nicolas Ledoux… À l’issue de celle-ci Serge évoqua opportunément ses préoccupations environnementales en rappelant que « l’architecture (et, partant le cadre de vie qui nous entoure) a sur les êtres une influence dont ils ne peuvent se démettre ».
Par ces travaux qu’il a fallu coordonner, par ces animations variées et d’une richesse peu commune, par ces rapports d’une collaboration efficace et confiante j’ai connu un ami d’une rare qualité.
Si chacun de nous peut, en fin de course, s’interroger sur les êtres exceptionnels rencontrés aux carrefours de la vie, il en est certains, bien différents les uns des autres, qui ont marqué mon aventure. Serge est bien de ceux-là. Cet « énarque atypique » comme le disaient certains journalistes, atypique parce que, tout en étant conscient de ses aptitudes, il recherchait des collaborateurs inattendus, écoutait et donnait souvent aux projets qui lui étaient soumis la marque, la place, la dimension suggérée. Inventif et combien créateur, il y ajoutait une science qui lui était propre, et souvent l’originalité, la fantaisie. Son amitié pour Jean Blanc (berger des Hautes-Alpes qui a participé activement à la création des parcs régionaux), la considération qu’il portait à Georges-Henri Rivière (créateur du musée des Arts et Traditions populaires) comme à Noël Cannat (sociologue itinérant), disent, s’il en était besoin, son ouverture aux autres cultures. Enfin cette amitié fidèle et cette maison de Bièvres qu’avec Aline il ouvrait si souvent à notre ménage ont fait de ces années vécues ensemble les plus belles années des carrières de ceux qui l’ont approché.

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Florence Pizzorni-Itié Conservateur en chef du patrimoine, Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM), Paris/Marseille, sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

La manière japonaise qui consiste à retracer le parcours de vie d’un homme en lui donnant la forme métaphorique d’une rivière sied particulièrement bien à la destinée de Serge. Dans ses traces on se rendrait ainsi sur les rives méditerranéennes en suivant une petite rivière « Bièvre », qui prendrait sa source à Saint-Quentin-en-Yvelines, passerait par Paris en se chargeant des eaux de la Seine, son principal affluent et se jetterait en méditerranée. Serge n’aurait pas contredit cette vision emphatique de la rivière, lui qui, un peu espiègle, dans son Almanach se plaisait à expliquer qu’à une époque reculée, ce n’était pas la Bièvre qui était l’affluent de la Seine, mais bien la Seine qui était l’affluent de la Bièvre.
Le détour par la Bièvre pour accéder à la Méditerranée, n’est que géographiquement paradoxal : la pratique de la vie culturelle et de l’engagement citoyen, avec Serge, a suivi cet étrange chemin. À l’analyse, la Bièvre et sa vallée constituaient réellement une sorte de laboratoire expérimental sur le terrain de la relation avec les acteurs, les politiques, les citoyens, les associations. Avec un peu de recul, à l’aune de ce qu’il avait commencé à mettre en œuvre en Méditerranée, il s’avère qu’il tentait d’appliquer dans un contexte plus vaste et complexe, ce qu’il avait expérimenté, avec bonheur, sur les rives de cette petite rivière. Ainsi se confirme, encore une fois, l’une des caractéristiques fascinantes de l’engagement de Serge : sa capacité permanente à s’investir dans l’expérience de terrain la plus locale comme dans celle à dimension planétaire.
J’ai cité l’Almanach, parmi les nombreux « chantiers » ouverts par Serge autour de la Bièvre, parce que cet ouvrage est le dernier que nous ayons réalisé ensemble. Deux numéros, 2005 et 2006, en ont paru. Ce sont maintenant des « collectors » puisqu’il n’y en aura malheureusement pas de troisième. L’énergie de Serge n’étant plus avec nous pour cette prochaine année, nous n’avons pas suffisamment capitalisé pour pouvoir mettre en œuvre celui de 2007, mais cela reviendra probablement, peut-être sous d’autres formes. Cet Almanach, auquel il tenait beaucoup, livre un « concentré » de sa méthode de travail. En le consultant, vous remarquerez la place qui est donnée, dans de courts mais fréquents articles, à l’histoire et au patrimoine. Serge, on le sait, est un semeur d’avenirs, passionné de prospective, mais il est aussi géographe. Géographie, en France, n’allant pas sans histoire, il en est aussi féru. Il puisait ses ressources pour penser l’avenir dans ses vastes connaissances et références historiques et patrimoniales.
C’est sous l’angle de ces aspects culturels et patrimoniaux qu’il m’a accordé de travailler à ses côtés, à propos de la Méditerranée. Sa préoccupation patrimoniale remonte, en fait, aux origines : nous n’avons pas eu l’occasion d’évoquer ici les travaux qu’il a menés dans ce domaine. C’est à la conférence de Lurs où ont été jetés les fondements des parcs naturels, que la formule avait été énoncée : « Les parcs naturels seront culturels où ils ne seront pas » et Serge l’a reprise souvent à son compte. Peu de gens se souviennent qu’en 1987, il avait été chargé par Philippe de Villiers, alors secrétaire d’État à la Culture et à la Communication en charge de la mission « Patrimoine 2000 », d’un rapport, édité sous le titre Promouvoir le patrimoine pour l’an 2000, dans lequel il en donnait sa propre définition, entendue dans un sens extrêmement ouvert. Les frontières entre patrimoine et culture y sont souples et, pour lui, le mot « patrimoine », en France en tout cas, embrasse un héritage très vaste qui couvre l’ensemble des productions artistiques et culturelles. Pour exemple, sans entrer dans le détail, un chapitre entier est consacré à la fête, une catégorie que Serge classe dans le patrimoine. Il avait pour amis proches, admirant leurs créations, des gens comme Jacques Darolles, d’ailleurs cosignataire du rapport, qui sculpte la lumière et les sons sur les monuments historiques, ainsi que Pierre-Alain Hubert, pyrotechnicien, qui l’avait accompagné aussi dans certaines de ses équipées festives dont il avait le secret et la maîtrise.
Ma fonction de conservateur au Musée national des arts et traditions populaires (MNATP), sollicitant sa sensibilité patrimoniale, a très probablement contribué à le convaincre de me laisser travailler à ses côtés. Il se plaisait à raconter qu’avec Georges-Henri Rivière, le fondateur du MNATP, il avait participé à l’émergence et à la création d’un concept qui était, là encore, une occasion de faire le pont entre développement durable, écologie et culture : le concept d’écomusée, en lien avec les parcs nationaux et régionaux. Plus encore – les convergences sont parfois troublantes – il y a maintenant deux ans, le MNATP a subi une profonde mutation à l’occasion du redéploiement des collections du musée de l’Homme : le Quai Branly, inauguré récemment, a repris la plus grande partie des collections, sauf celles d’Europe dont le musée des ATP s’est enrichi devenant le MuCEM – Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée –, l’Europe étant entendue sous son acception culturelle… Et l’on ne peut comprendre l’Europe culturelle sans prendre conscience que les deux rives de la Méditerranée sont une composante majeure de « la machine à faire de la civilisation » selon Paul Valéry. Ce musée sera installé à Marseille.
L’opportunité s’est présentée de mettre à profit cette combinaison du patrimoine, de l’Europe, de la Méditerranée, et du souci d’associer les citoyens – le public disons-nous dans les musées – lorsqu’en 2004, Serge a été chargé de préparer la table ronde « culture » du « Rendez-vous méditerranéen », à Marseille, qui avait pour but d’élaborer les préconisations françaises qui seraient défendues par le président de la République au sommet de Barcelone 2005, préparation à laquelle il m’a fait l’honneur de m’associer. À l’occasion de ces réflexions « culture », un certain nombre de points avaient été soulevés dont la résolution complexe apparut dès lors comme une condition à la progression d’un développement durable en Méditerranée, sujet de plus en plus porteur d’inquiétudes. La question de la libre circulation des hommes et des biens dans tout le pourtour méditerranéen par exemple. Bien au-delà des questions strictement environnementales, le traitement de ces problèmes s’avérait essentiel, préalable à toutes réflexions et avancées dans le domaine du développement durable. À défaut, il lui semblait que nous étions dans une impasse.
Il y avait également la question du dialogue des cultures. Des fondations se mettent en place en Méditerranée pour le dialogue des cultures, mais un dialogue constructif ne s’envisage que s’il y a une écoute réciproque et que les partenaires sont convaincus du juste équilibre de leurs échanges. La partition, perçue comme l’affrontement de deux blocs, qui se met en place aujourd’hui aux plans politique et culturel en Méditerranée, le préoccupait considérablement. Il ne lisait pas ainsi le paysage culturel méditerranéen. Il craignait que ce dialogue euro-méditerranéen soit à sens unique, c’est-à-dire qu’il y ait des propositions émises d’un côté, lesquelles seraient acceptées par un autre côté, sans échange réel. Il s’est précisément exprimé à ce sujet dans le numéro spécial sur la culture et le développement durable de la revue Liaison1, à laquelle il m’avait demandé de contribuer. Il y était fortement question de la manière dont on pouvait associer les forces vives, les populations de l’ensemble de la Méditerranée, mais aussi d’Afrique et de la francophonie, aux réflexions sur le développement durable, afin qu’elles se les approprient plutôt qu’elles ne les subissent, imposées ou apportées de l’extérieur. Il pressentait que, quelles que soient la bonne volonté et la bonne conscience des porteurs de ces préconisations, elles seraient mal vécues et difficilement acceptées, sans un accompagnement social et culturel. Leur application inéluctablement vouée à l’échec. Il affirmait la nécessité d’une approche culturelle, anthropologique.
Serge était très attaché à un projet pour favoriser la coopération méditerranéenne sur le patrimoine culturel que la Commission méditerranéenne du développement durable avait mis en œuvre et qui devait être porté par la Tunisie et la France. J’ai participé à la rédaction d’une note en novembre 2005 où il exprimait l’importance et l’urgence de créer un programme sur le patrimoine culturel dans le cadre du PAM.
Il souhaitait aussi approfondir la question du tourisme culturel. Il était fasciné par le fait que ce formidable lieu d’échanges culturels était amené à se développer considérablement puisque les études prospectives indiquent que la quantité de flux touristiques devrait être multipliée par trois à l’horizon 2025 dans l’espace méditerranéen. Ce flux touristique est évidemment attiré par le potentiel patrimonial du rivage méditerranéen. Il souhaitait mettre en place une structure légère appuyée sur l’entraide volontaire entre les institutions existantes dans chaque pays, principalement interurbaines et interrégionales pour gérer cette perspective dans un souci de « durabilité ». On retrouve donc là les pratiques qu’il avait mises en œuvre en d’autres territoires. L’encadrement institutionnel est, bien entendu, nécessaire et devrait être multinational en prenant appui sur ceux qui apportent leur concours dans un projet décentralisé où les villes et les régions seront actives. À ma connaissance, ce projet n’a pas été réactivé ou peu, depuis la disparition de Serge, pourtant son urgence se confirme de mois en mois et il devrait être entendu et étudié de nouveau.
Pour terminer, je reviendrai à l’Almanach. Aline m’a fait l’amitié de me confier que dans l’un des derniers moments de lucidité, Serge s’est exclamé : « L’Almanach ! L’Almanach ! Où en sommes-nous de l’Almanach ? » Ceci prouve bien que cette réalisation lui tenait énormément à cœur. « Almanach », sauf erreur, fait étymologiquement référence au « temps » en arabe, je suggère que nous essayions de mettre en œuvre un Almanach de la Méditerranée. Un projet simple, modeste, populaire, qui permettrait d’étendre les ambitions de communication citoyenne, au sens noble du terme, de Serge pour la Bièvre, au champ plus large de la Méditerranée et de l’Afrique.

1. Revue de l’Institut de l’énergie et de l’environnement de la francophonie (IEPF), « Culture et développement durable », no 68, 2005.

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Jacques Rigaud, Conseiller d’État honoraire, sur Serge Antoine

 

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Serge et moi sommes de la même promotion (Felix Eboué) de l’ENA, dont nous sommes sortis en 1954. Nous ne nous sommes pas quittés depuis. C’est dans la propriété de son père, dans l’Orne, que j’ai fait connaissance en 1959 d’une de ses amies que j’ai épousée l’année suivante.
Avec Jean Salusse, un de mes collègues du Conseil d’État, alors directeur de la Caisse nationale des monuments historiques, nous avons imaginé, sur le modèle de l’abbaye de Royaumont, la réhabilitation de hauts lieux du patrimoine pour en faire des pôles d’excellence de la culture vivante. C’était au début des années 1970, quand Jacques Duhamel était ministre des Affaires culturelles. C’est ainsi que j’ai été amené à m’intéresser à la Chartreuse pontificale du Val de Bénédiction, à Villeneuve-lès-Avignon, qui avait été vendue comme bien national, dépecée et que l’État avait cherché à restaurer, à remembrer et qui est devenue un des centres culturels. La Saline d’Arc-et-Senans que Jacques Duhamel, député du Jura, connaissait bien fut à la même époque le siège d’une expérience du même ordre. Elle était un des lieux précisément où l’on pouvait imaginer, dans cette architecture futuriste pour son temps, une activité de réflexion prospective.
Serge Antoine a été amené à prendre en charge la Saline royale d’Arc-et-Senans et à en faire un des centres culturels de rencontres les plus vivants. Son apport a été très important parce qu’au-delà de son action concrète et quotidienne, il aimait conceptualiser les choses. Il était véritablement prophétique et disait des centres culturels de rencontres : « Nous sommes des ports francs de la culture. » Cette expression disait tout en ce sens que, par rapport à une vision administrative des choses, nous avons dans ces centres culturels de rencontres une marge d’autonomie très enviable, quelle que soit notre dépendance financière vis-à-vis de l’État ou des collectivités territoriales.
Serge Antoine a été président de la Saline jusqu’à sa mort. Moi-même, je suis président de la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon depuis 1977 et je me dis qu’il est temps d’ailleurs de passer le relais. J’ai eu trois directeurs en trente ans donc, une action continue est possible. Et par rapport aux différentes dépendances que nous avons vis-à-vis de l’État, des départements, des régions, ces « ports francs » de la culture ont réussi à se créer des marges d’autonomie.
Je voudrais également signaler que c’est à l’initiative de Serge Antoine que nous avons créé un lien avec le Conseil de l’Europe. Une réunion fondatrice a d’ailleurs été organisée par le Conseil de l’Europe à la saline avec les responsables d’autres lieux qui, selon des modèles variables, avaient bien des points communs avec nos centres culturels de rencontres. Ce réseau européen des centres culturels de rencontres est resté très vivant. C’est si vrai qu’il s’est réuni il y a quinze jours à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon. C’est un des héritages de Serge Antoine, qui était vraiment un homme de réseaux.
Bien entendu, tout ceci est lié au développement durable et à l’environnement, mais n’oublions pas la sensibilité et l’imagination de Serge Antoine dans le domaine proprement culturel. Nous avons envers lui cette dette de reconnaissance.

Permettez-moi un aveu. En lisant les textes, j’ai revu ce qui concernait les parcs naturels régionaux. Il se trouve que j’étais membre de la Section des travaux publics du Conseil d’État et l’un des rapporteurs du texte qui les a institués. Je me repens d’avoir eu une formule qu’avec son humour Serge Antoine a acceptée et dont, ensuite, nous avons souvent parlé ensemble. J’avais dit que c’était du « droit à l’état gazeux » et dans mon esprit, ce n’était pas très gentil. À la réflexion, le droit à l’état gazeux qui cristallise progressivement, c’est peut-être une des formes de l’imagination juridique dont on a trop souvent peur et dont on a le plus besoin. Cette formule ironique apparaît avec le recul comme le plus bel hommage que je peux rendre à Serge. Après l’avoir regretté, je la revendique donc.

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Patrimoine et prospective. Le cas de la France

Source : Revue Futuribles N°119  1988

Auteur : Serge Antoine

Le patrimoine est généralement associé à l’idée de passé, souvent considéré comme antinomique du futur. Et pourtant, une prospective est bien nécessaire si l’on veut pouvoir assurer correctement à l’avenir la conservation et la valorisation de nos monuments et de nos sites.
Chargé il y a un an par le ministre français de la Culture d’une telle réflexion (mission « Patrimoine 2000 »), Serge Antoine ne s’est pas contenté d’analyser quelles politiques il conviendrait d’adopter vis-à-vis des fleurons de notre histoire. II a engagé une réflexion originale sur le sens de la durée, pour finalement nous administrer ici la démonstration qu’il ne pourrait y avoir de prospective sans mémoire.
Un patrimoine au futur
Dans l’opinion, le patrimoine est synonyme d’héritage et d’un ensemble mort que l’on a derrière soi.
Le patrimoine1 est derrière nous. Il y a même une pyramide des âges de ce patrimoine à qui l’on ajoute le qualificatif d’« historique ».

Pyramide des âges des monuments classés
Mais, qui dit pyramide des âges, dit aussi vie. Tous les jours qui passent, un patrimoine naît : le patrimoine contemporain dont un jour, une partie sera reconnue « patrimoine historique ». Cette reconnaissance est difficile, car elle implique un choix, non seulement dans la qualité de l’œuvre, dans sa signification, son témoignage d’une période, mais aussi dans la stratégie de la protection : on ne peut, en effet, tout protéger, tout inscrire à l’« inventaire des sites » (mesure qui protège les sites) ou tout « classer » (ce qui induit alors des charges pour la collectivité publique, l’État en l’occurrence).
Chaque année, bon an mal an, plus de 400 éléments du patrimoine sont inscrits ; plus de 100 sont classés. Vers où allons-nous ? La question doit être posée, au-delà de nos envies immédiates de voir sauver un édifice ou un site. Serions-nous hypocrites pour le patrimoine comme pour les concessions perpétuelles ? « Classons et vous ferez le reste. »
L’insouciance n’est pas seulement française ; mais le travers est grand, dans notre pays, de décider « pour l’éternité » ; de trouver les crédits de premier investissement en ignorant les obligations répétitives de la réparation et de l’entretien2. L’amortissement est une sagesse comptable qui mériterait d’avoir une place dans la comptabilité publique : celle-ci privilégie les comptes d’exploitation et néglige les comptes en capital. En comptabilité, le patrimoine s’assimile à un stock. Le regard sur la gestion du stock, sur le patrimoine-capital, sur la maintenance, a une vertu : celle de responsabiliser les acteurs.

Inscriptions et classements
Monuments historiques classés et décisions d’inscription
Après l’examen des chiffres et du volume des monuments que le pays décide de protéger, celui de la nature des patrimoines n’est pas sans enseignement : on observe que les priorités accordées, selon les époques, aux diverses composantes du patrimoine monumental ont connu des modes successives :
– les églises et édifices conventuels ont été essentiellement classés de 1836 à 1880 ;
– les architectures militaires et fortifications, de 1870 à 1880 principalement ;
– les antiquités historiques, au cours de la décennie suivante ;
– les parcs, jardins, fontaines et ouvrages d’art, de 1890 à 1920 ;
– les édifices civils, de 1920 à 1950 ;
– les antiquités préhistoriques, châteaux et chapelles, essentiellement depuis 1940.
Chaque génération a eu ses préférences dont on pourrait penser que la somme recouvre, peu ou prou, tout l’éventail historique et le champ des différents types de bâtiments.
Il n’en est rien et on doit combler les lacunes évidentes de la conservation ; le patrimoine rural, par exemple, a été l’oublié d’une société ingrate à l’égard de ses agriculteurs qui ont souvent porté paysages et économie pendant des siècles. Alors que de nombreux pays européens ont fait un effort certain au cours des 50 dernières années (pays de l’Europe de l’Est, pays scandinaves, entre autres), la France a négligé et néglige encore la conservation de ses exemples si riches et si divers (400 types de maisons rurales). Les enquêtes de « Patrimoine 2000 » montrent une dégradation accélérée dans de nombreuses régions (Bretagne, Centre, Auvergne, Alsace) ; dans cette dernière région, on avance le chiffre de 1 000 destructions de maisons rurales par an ! Des associations militent courageusement pour la survie du patrimoine rural. Mais tout retard se paie et on regrettera longtemps les spécimens du patrimoine rural que Georges Henri Rivière avait si minutieusement recensés dans les années 1940 que l’on n’a pas protégés.
L’architecture industrielle, autrefois négligée3, a aussi été prise en considération avec retard et au moment où l’Europe, dit-on, sort de l’ère industrielle : il reste encore beaucoup à faire, à cet égard, pour la conservation réglementaire (inscriptions et classements) et surtout pour sa lisibilité ; une reconversion intelligente doit être la condition préalable de la reconnaissance. Au-delà de la conservation et de la relecture historique, il est en effet, plus qu’ailleurs, nécessaire de trouver pour ces jalons de l’histoire industrielle, des usages contemporains, où la nouvelle vocation permette de ne pas faire oublier l’ancienne et d’alléger au moins les charges de l’entretien.
Il faudrait enfin citer les grands objets, ces immeubles par destination que sont les outils, les navires, les trains ou les avions. Il existe aujourd’hui en France 60 musées de la voiture et 40 de la mer. Mais, hélas, trop d’organismes publics, après la Marine nationale autrefois, la SNCF ou, récemment, l’Aéroport de Paris ne sont pas assez responsables de la conservation d’un patrimoine dont on aurait pourtant pu entrevoir la valeur4. Les plus belles pièces ont disparu. Il faut encourager ceux qui ont fait un effort de restauration et d’animation ; associations et bénévoles sont prêts à le faire.
Le patrimoine du XXe siècle
Autre vertu : le regard prospectif sur l’entrée d’un patrimoine conduit aussi à comprendre que le patrimoine ne s’arrête pas à 1988 et que se pose donc la reconnaissance du patrimoine contemporain. D’une façon plus générale, le patrimoine du XXe siècle nous interpelle. Nous avons, comme d’autres pays à cet égard, du retard. Il est, certes, légitime de se donner un recul de quelque 20 à 25 ans pour éviter la précipitation. « Il faut donner du temps au temps » disait Cervantès. Les règles de l’ICOMOS pour le patrimoine mondial par exemple sont de se donner une franchise de 25 ans et de ne pas prendre en compte, en principe, des constructions dont l’architecte est encore vivant. Cette sagesse respectée, on ne gagne rien à attendre ; or, en France, à 12 ans de la fin du siècle, 60 monuments du XXe siècle (sur 13 000) ont été classés. Le retard engendre parfois la perte irréversible et, en tout cas, des surcoûts de remise en vie.
Faire reconnaître le patrimoine contemporain plus rapidement, c’est apprendre à le regarder ; c’est aussi apprendre à lire, sans attendre, notre société contemporaine à travers ses chefs-d’œuvre5 et, au-delà, à la déchiffrer.
Conserver : un effort dans la durée
Après la reconnaissance, se pose le problème de la conservation. Pour que les générations futures parlent de patrimoine, encore faut-il qu’il subsiste. Cela suppose un effort national inscrit dans la continuité.
Même si l’on évite de s’attarder à ce qui a fait les délices des économistes il y a un demi-siècle (chiffrer la valeur du patrimoine6), il n’est pas facile d’estimer l’effort moyen à assumer par le pays : produire des chiffres en francs courants des sommes consacrées, par l’État, à l’entretien du patrimoine ne donne qu’une vue partielle du problème7. Il faut ajouter crédits publics et privés, les mettre en regard des coûts de réparation et d’entretien du patrimoine et replacer le tout dans la durée longue. Ce travail de comptabilité nationale a été proposé, il y a quelques années, par l’association internationale Futuribles. Ce prix que les générations sont prêtes à payer à travers les décennies et les siècles pour la conservation de leur patrimoine, n’a pas encore été réellement calculé. Nous pouvons difficilement comparer les crédits pour la restauration dont on disposait au temps de Viollet le Duc (à une époque où le coût de la main-d’œuvre était peu élevé) à ceux dont on dispose dans une période que l’on dit très attachée aux monuments. Mais on peut sonner l’alarme. En restaurations réalisées, correspondant à la sauvegarde réelle du patrimoine et en investissements dans l’emploi par le canal des entreprises de restauration, l’effort national a été en nette régression depuis douze ans8.
Un ministre de la Culture, assailli par les exigences concurrentes de différentes catégories d’acteurs culturels sollicitant des appuis (sinon des rentes) de l’État, a dit un jour, qu’hélas, seules « les pierres ne pleuraient pas ».
Pendant 60 ans, le trésor national que constitue la statuaire de la cathédrale de Reims est resté dans la zone rouge du péril et des effets des dégradations cumulatives. Il ne s’agit pas moins d’un problème grave. Il ne serait pas pensable que la cathédrale de Reims soit irréversiblement condamnée, parce que les effets de sa fragilité croissent plus vite que sa restauration sous prétexte que, pendant plus de la moitié de notre siècle, l’investissement a déserté cette cause nationale. On doit savoir que la conservation du patrimoine majeur, classé depuis de longues années, passe par un réinvestissement financier en France, compensant de longs désinvestissements latents9.

La reconnaissance du patrimoine contemporain
Nombre de monuments classés datant du XXe et XIXe, par catégorie
XIXe XXe
Châteaux, manoirs 17 0
Architectures militaires 6 0
Cathédrales 5 0
Églises, temples, synagogues 14 9
Chapelles, oratoires, baptistères 13 1
Établissements monastiques 2 1
Édifices civils publics urbains 20 5
Édifices civils privés urbains* 16 9
Maisons natales ou résidences historiques 7 2
Édifices religieux urbains 1 0
Édifices ruraux 4 0
Monuments commémoratifs 19 4
Champs de bataille, hauts lieux militaires 2 23
Ouvrages de génie civil 4 1
Croix de chemin, calvaires 3 0
Parcs, jardins, parcelles de terrain 7 3
Monuments divers 5 2
Édicules des eaux 7 0
Total 152 60
Données recueillies par le département des Études et de la Prospective, ministère de la Culture, novembre 1986.
* La catégorie établissements industriels ne figure même pas dans les statistiques !
Quelques Corephae10 commencent à prendre en compte les patrimoines du XXe siècle. La Corephae de Lorraine en 1985 et 1986, a délibéré sur 14 patrimoines des XIXe et XXe (sur 40, soit 35 %), celui d’Aquitaine 11 (sur 35, 31 %) celui de Bretagne 7 (sur 77, 9 %).
II faut rappeler que les biens hérités, comme d’autres ressources de ce monde, ne sont pas des biens renouvelables c’est-à-dire qu’une chapelle rare du XIe siècle qui disparaît ou qui est dénaturée est un bien auquel une œuvre du XXIe siècle ne peut pas en équivalence de message et compensation de présence se substituer. Celle-ci, tout au mieux – et gageons avec confiance qu’il en naîtra – ne peut que s’ajouter au patrimoine.
Le futur du patrimoine
Toute discipline gagne à effectuer, de temps à autre, des exercices de prospective ; la politique du patrimoine comme les autres.
Parce qu’elle est longue – un siècle, voire plusieurs – la prospective de monuments qui ont déjà traversé des siècles, pose de sérieux problèmes à une discipline qui, le plus fréquemment aujourd’hui, est une aide à l’anticipation sur 10 ou 20 ans seulement. Il faut pourtant oser.
Les technologies de la conservation vont sensiblement évoluer. D’une part, de nouvelles technologies de diagnostic (thermographie, photogrammétrie, datation, simulations) vont, au service de la conservation, permettre des renouvellements ou des reconstructions de longue durée (voire des « immortalisations ») ; ces techniques constitueront aussi des outils nouveaux pour des renforcements, des consolidations de gros œuvre11.
Autre évolution ; si l’on n’y prend garde, les métiers traditionnels liés aux bâtiments construits autrefois risquent de se perdre. Faute de formation et de transmission de savoir-faire, la reconstruction et la réparation pourraient souffrir de l’abandon ou de l’oubli.
Les pollutions ou nuisances constituent aussi un problème important. Elles atteignent, on le sait, les sites et certains milieux devenus fragiles. Les constructions ne sont pas à l’abri et la pierre, elle aussi, a sa vie, ses maladies et sa mort. Les vibrations dues à certains modes de transport sont à peu près connues. Plus pernicieux sont les risques croissants de maladie de la pierre. Certes, dans les villes elles-mêmes, un effort a été engagé sur la qualité de l’air depuis 10 ou 15 ans mais, dans certaines régions urbaines, on constate des remontées. Il conviendrait donc à la fois de connaître mieux les risques encourus et le degré de mise en œuvre des politiques de l’environnement et de mieux faire connaître les nouvelles technologies pour combattre les « maladies » des monuments12.
Une autre perspective (les tremblements de terre en Europe) est connue : elle peut fournir des indications utiles et l’on ne prend pas suffisamment en compte ce genre de risque majeur13. Les incendies, les risques d’attentats eux, sont aléatoires. Là aussi, une diffusion des nouvelles techniques de sécurité serait utile.
Mais l’étude des relations entre futur et patrimoine passe aussi par celle des relations entre le patrimoine et les activités humaines. Que peut-on en dire en les résumant ici ?
Un aménagement culturel du territoire reste à faire pour le patrimoine. Les transformations des villes, en particulier des grandes villes, sont inévitables dans le prochain siècle pour faire face au renouvellement de l’habitat et à la demande sociale à laquelle ne répond plus la ville d’aujourd’hui. Les logiques d’urbanisme, les chantiers peuvent être à l’origine de remise en question ou de « mise en valeur » de monuments et plus encore, de l’environnement qui les a sous-tendus. Mais la relation monument-espace se trouve réinterpellée parfois trop tard ou bien tard, à l’entrée des bulldozers (par exemple, à Marseille lorsqu’on a découvert le port grec).
L’accessibilité des monuments peut être profondément modifiée par une géographie nouvelle des modes de transport et par les systèmes d’information. Le développement de trains express ou celui de l’autoroute privilégient certains axes et modifient les possibilités d’accès, mais aussi les lignes de force de la fréquentation.
Les moyens de communication vont avoir tendance à mettre le projecteur sur un nombre relativement restreint de monuments. Une hiérarchisation plus grande risque de se développer ; certains monuments seront délaissés ; d’autres connaîtront, au-delà de 100 à 200 000 visiteurs, des problèmes d’encombrement et de saturation.
La prospective nous apprendrait bien d’autres choses : par exemple les mutations presque inexorables de notre géographie et les résultats, incertains, des politiques d’aménagement du territoire. Le déclin d’une région, son dépeuplement, la création de véritables friches à long terme dans le paysage rural, par abandon agricole dont on dit qu’il concernera un tiers du territoire, se paieront très cher au niveau de la conservation du patrimoine. Celui-ci peut-il subsister lorsque ces mutations sont trop fortes ?
Prospective et mémoire
L’essentiel, sans doute, d’une prospective des monuments historiques passe par l’étude des comportements et des valeurs. Quel prix, quelle valeur de symbole ou d’enracinement les générations futures accorderont-elles aux monuments historiques ? Il est difficile de dire quelle sera l’attitude de la société de demain à l’égard de son patrimoine. Il serait fort utile de l’analyser en profondeur (et non seulement par des sondages appelant des réponses simplifiées « Aimez-vous le moderne ou le vieux ? »).
Il faudrait déceler vite les attitudes des nouvelles générations. À le faire, on mesurerait la référence du patrimoine dans l’identité nationale et surtout locale, régionale : l’attachement des jeunes y est croissant. C’est sur le terrain, plus que dans les sondages (notamment dans les chantiers de jeunes) que l’on détectera la véritable adhésion et l’intérêt durable des générations futures.
L’étude prospective pourrait utilement nous éclairer sur l’importance qu’une société accorde à sa mémoire. On peut penser que celle-ci aura une place plus large. L’encombrement des données et des créations de tous ordres (particulièrement dans le domaine de la communication) appelleront des compensations. La mobilité croissante, les changements de plus en plus rapides de la société, l’accélération des mutations vont peut-être mettre en relief l’importance d’un appel à la mémorisation. Plus une société consomme vite, plus elle tiendra à mémoriser quelques jalons forts. Un peuple aura du mal à ne pas faire appel à son passé pour éviter que disparaisse son identité.
Mais en même temps, quelle compréhension aura-t-il d’un monument dont la fonction (religieuse, civile, militaire) ne correspondra plus, ici ou là, à ce qu’il y a de vivant dans le contemporain et dont le code de lecture risque de s’affadir ? La discussion mérite d’être largement ouverte. Une réflexion-clé devrait porter sur l’évolution du sens de la durée. On pourrait être inquiet si le sens du temps se perd ; or il se perd. Les causes sont d’ordre très divers et sont trop vite dénoncées les méthodes d’enseignement. S’il est vrai que, pendant dix ans, l’abandon de l’histoire-chronologie a fait perdre une lecture historique qui a besoin de jalons, il faut aller plus loin et se poser des questions sur l’influence en profondeur des techniques de communication. Nul ne peut encore véritablement connaître l’effet des nouvelles techniques qui, semble-t-il, privilégient l’actualité et l’immédiateté. Des effets insoupçonnés peuvent résulter de la société de communication ; des études en Grande-Bretagne ont, par exemple, fait apparaître que le patrimoine renforçait la référence aux lieux-refuges d’une histoire romancée (en contrepoint de l’amoncellement d’actualités) et l’appel aux lieux-divertissements ; l’histoire-fiction se développe.

L’absence de référence historique ou d’appel à une conscience de l’histoire, l’image d’un patrimoine off, les réflexes d’intéressement des spectateurs à l’image mais aussi la délocalisation portent atteinte à la convivialité (existe-t-elle encore ?) ou à la familiarité d’une société avec son patrimoine. On devrait davantage s’interroger sur les relations entre la société et son approche du long terme. Il n’est pas de patrimoine sans une société de la durée. Allons-nous vers des sociétés qui prennent en compte davantage le long terme ou vers des sociétés de l’intemporel où l’instinct social du long terme se perd ? On ne pourrait alors que rappeler les sociétés rurales anciennes où le relais de générations était d’autant plus fort que la durée de vie était courte et la durée des plantations longues. Planter une forêt pour dans trois cents ans ou greffer un arbre qui ne produira que cinquante ans plus tard, quels beaux gestes de solidarité prospective ! Le long terme et le relais de générations étaient enracinés par cette nécessité ; par le rituel de sociétés qui se passaient le flambeau, de « sages » en fils. L’initiation à la durée longue était presque la règle lorsque le temps se reliait à l’immuable ou, en tout cas, aux rythmes séculaires et aux mémoires collectives.
La population urbaine dépassera bientôt dans le monde la population rurale. La vie urbaine est trépidante. La société contemporaine vit à un rythme saccadé. L’acte de planter, pari de la longue durée, sera bientôt pour elle un souvenir comme celui de la lenteur d’évolution ou des grandes continuités. Et même le subconscient n’y fera plus référence.
Où demeurera le réflexe prospectif dans une société qui, certes innove, part dans l’espace et bouleverse la génétique, la morale et la biologie mais carambole le temps et l’aplatit ? La société de communication qui immédiatise et rapetisse l’universel dans une géographie où l’on réagit aux événements des antipodes avec la méconnaissance de ce qui est à sa porte, renforcera-t-elle la tendance à l’événementiel ?
La communication érige le temps en actualité et oblitère la mémoire. Une véritable « maladie du temps » naît avec l’instantané. Les nouvelles générations commencent à mesurer la perte de densité du temps.
Doit-on cependant être totalement pessimiste ? Sûrement pas ! Quelques nouvelles données permettent de penser que le sens du temps long peut se greffer sur de nouveaux champs de la conscience collective. L’environnement mondial, la gestion des grandes catastrophes et le destin d’espaces entiers (les forêts, les zones sèches, les océans, tout comme la troposphère et les climats) sont des domaines où le regard doit porter loin, non pour le plaisir mais pour la survie. Ces tours de contrôle que sont les satellites viendront alimenter les avertissements, les alertes ou les programmes de recherche. Ces outils fantastiques de l’appréhension de la Terre et de son devenir relaieront-ils la sagesse paysanne aujourd’hui disparue ? Beaucoup de l’attitude d’une société à l’égard de son patrimoine dépend de cette « conscientisation ». Mais cela se cultive. L’instinct du long terme s’entretient. Il lui faut de l’exercice, faute de quoi nous risquons d’être des ankylosés du long terme, des ankylosés du futur. L’arthrose du patrimoine nous guette.
Les faits porteurs d’avenir existent, encore faut-il avoir la soif de les identifier.
Les historiens du temps long – les Braudel par exemple – et les tenants de la prospective – Bertrand de Jouvenel, Louis Armand, Gaston Berger – se sont donné ici inconsciemment la main dans cette pédagogie retrouvée. L’ouverture des jeunes à ces données du temps long ne trompe pas ils se passionnent pour le fond de la Terre, les années lumière, la préhistoire et l’archéologie sous-marine comme l’une ou l’autre de ces nouvelles frontières du temps, maintenant que la géographie des Mermoz et des Gerbault a réduit leurs horizons.
Rendre l’avenir familier ; habituer les sociétés à refuser l’inexorable pour regarder plus loin ; identifier les non-connaissances et cultiver les interrogations que tout l’appareil éducatif a tendance à fermer sur l’acquis ; célébrer l’inattendu. Le patrimoine a, ici, si on le fait vivre, éminemment sa place.
La communication est sans doute l’essentiel de ce qui, au cours du prochain demi-siècle, va modifier les données du patrimoine.
Patrimoine et communication
Un patrimoine qui ne s’exprime pas aujourd’hui est deux fois mort : la « société de communication » qui est la nôtre contraint à communiquer pour être.
Premier effet de la communication : être connu, plus apprécié, plus fréquenté.
Le patrimoine doit entrer davantage dans le monde médiatique dont il ne peut être absent ; il lui apporte une incontestable qualité. La bataille culturelle de l’identité locale, régionale, nationale se joue, ici, comme se joue aussi l’enrichissement de la culture par une communication où il est présent. En entrant dans le système de communication, il n’y entre pas seul : l’histoire, les valeurs, l’environnement régional y rentrent avec lui.
La communication peut voir un effet décisif sur la fréquentation du patrimoine, mais elle a un évident effet d’entraînement sur les productions liées au patrimoine (spectacles, fêtes, éditions, etc.).
Deuxième effet de la communication : développer le besoin de patrimoine en tant que lieu collectif, en tant que point de rencontre. Certes, la communication développe – privilégie même – la maison. Mais au-delà (et le mouvement est trop peu perçu), elle engendre des besoins de lieux forts.
Parce qu’une société communique et consomme vite, elle a, en contrepoint, besoin de lieux d’échange et de rencontre, de « ports-francs » multimédias et de racines. Le succès de Beaubourg, de la Villette, voire des espaces récréatifs, peut s’expliquer, en grande partie, par le besoin de lieux, de plages d’indépendance, de rencontre et d’échange : la société a besoin de « diagonales », en contrepoint des quadrillages trop prononcés qui la cadastrent.
Le patrimoine historique, parce qu’il est ancré et que l’âge lui procure l’indépendance, a une carte décisive à jouer pour accueillir des populations sorties de leur quotidien, voire de leur stress, à la quête « d’autre chose ».
Cela veut dire que, sur place, on s’abstienne à l’égard du visiteur de vouloir tout faire savoir sur le monument et à propos de lui. La suggestion est un art : elle permet, tout en préservant le sacré du lieu, de jouer la familiarité de la rencontre ; l’un et l’autre ne sont pas antinomiques.
Troisième effet de la communication : sortir le patrimoine de son isolement et du dialogue univoque que l’on peut avoir avec lui.
La communication crée entre les patrimoines de même nature des relations de curiosité, des appétits de comparaison. Elle est à même de faire naître, ici aussi, des « réseaux », des routes et des chemins nouveaux.
Ôtons-nous de l’esprit que la communication se moque des lieux et des frontières. La communication n’est pas a-géographique, comme on le pense parfois. Elle crée de nouvelles géographies en « réseaux ».
Ce n’est pas un hasard si se préparent en Europe des « routes transculturelles » ; celle des « cathédrales de lumière » par exemple, et si des réseaux de centres culturels ou de responsables de sites et mouvements sont en passe de voir le jour en Europe14 et en Méditerranée.
Les patrimoines, compris comme « les lieux du temps », peuvent trouver ici de nouvelles opportunités, à l’échelle nationale et, très bientôt, à l’échelle internationale.
Les nouvelles techniques de communication iront, à cet égard, plus vite qu’on le pense et conduiront un patrimoine, un monument ou un musée à sortir de son isolement ; de son « splendide isolement ». Les techniques de télévisite conduiront, par exemple, les musées à se relier davantage à leurs homologues et, ici aussi, à vivre en « système ». Les relations de voisinage continueront à être importantes mais s’y ajouteront des relations qui franchiront allègrement les dizaines, les centaines et, peut-être, les milliers de kilomètres.
Le patrimoine, à l’évidence, est bien autre chose qu’un simple objet de nostalgie.

La civilisation de l’éphémère
[…] Un octogénaire plantait. Des jeunes gens lui demandent : « Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir ? » Il leur répond : « Mes arrière-neveux me devront cet ombrage. »
Dans la fable de La Fontaine je me permets d’en insérer une autre. De ces spectateurs je fais des économistes qui disent au vieillard :
– Si vous avez souci de votre postérité, c’est un bien mauvais calcul que de planter ce chêne qui n’aura atteint sa pleine maturité que lorsqu’il sera plus vieux que vous n’êtes, c’est-à-dire quand vos petits-enfants aujourd’hui vivants auront eux-mêmes disparu. Si vous voulez planter, choisissez des peupliers que, dans vingt-cinq ans d’ici, vos enfants pourront débiter, formant ainsi à leurs enfants un capital qu’ils pourront réinvestir, et par réinvestissements successifs quel ne sera pas le capital qu’ils auront acquis d’ici à un siècle !
Le vieillard répond simplement :
– Oui, mais quel ombrage y aurait-il alors pour ceux qui vivront en ces lieux cent ans et plus après nous ?
Ce souci de l’ombrage ménagé aux habitants futurs, quels qu’ils puissent être, c’est un bien autre esprit que celui de l’accumulation du capital, et je regrette fort que l’on applique le beau terme de patrimoine au capital hérité ; je voudrais que l’on entendît par patrimoine l’état du domaine de la vie humaine qui est laissé par les générations passées aux générations à venir.
Faisons, dans la fable, intervenir un petit-fils du vieillard. Il demande :
– S’il faut si longtemps à un chêne pour s’éployer, celui sous lequel nous avons pique-niqué dimanche dernier devait avoir été planté quand et par qui ?
Le vieillard répond :
– Quand, je ne sais. Mais ce chêne-là avait sûrement été planté avant la naissance de mon père, et probablement avant celle de mon grand-père. Par qui ? Comment le savoir ?
C’est donc aux soins de gens depuis longtemps disparus que nous devons des beautés durables, sources de plaisirs actuels. J’espère qu’à notre tour nous en faisons autant…

Bertrand de Jouvenel,
revue Futuribles, no 1-2,
hiver-printemps 1975

* Serge Antoine est président de la Fondation Claude Nicolas Ledoux (Saline royale d’Arc-et-Senans), et conseiller-maître à la Cour des comptes.
** Revue Futuribles, no 119, mars 1988, p. 17-30.
1. Le patrimoine entendu ici est fait de grands et de petits monuments à l’exclusion des mobiliers, ou de la création littéraire ou artistique. La mission « Patrimoine 2000 », présidée par Serge Antoine, a produit un rapport intitulé Promouvoir le patrimoine français pour l’an 2000, édité en 1987 par la Caisse des monuments historiques, Hôtel de Sully, 75004 Paris (95 F).
2. II conviendrait par exemple pour éviter trop d’irresponsabilité d’assortir en règle générale le classement de patrimoines « utilisables » d’une charte précise quant à son affectation et à l’autorité qui assumera les charges de la maintenance et de l’animation.
3. On ne connaît pas aujourd’hui la liste des patrimoines classés d’origine industrielle ; il y en avait une quinzaine il y a 5 ans.
4. Pendant le travail de la mission « Patrimoine 2000 », on a sauvagement détruit le prototype de la première Caravelle et démobilisé ainsi des centaines de sauveteurs bénévoles.
5. La mission « Patrimoine 2000 » avait recommandé un coup de projecteur public sur les architectures de Le Corbusier, Robert Mallet-Stevens, Jean Trouvé.
6. Notre-Dame, études de l’économie Divisiat.
7. Les crédits de l’État affectés aux monuments historiques et palais nationaux, entre 1962 et 1977, ont doublé cependant que l’inflation a été bien supérieure. Le rapport Toulemon en 1977 relevait que « les moyens actuels ne permettent pas l’entretien du patrimoine ». La comparaison entre périodes, quant aux financements, n’est pas facile pour un certain nombre de raisons : difficultés de comparaisons à valeur constante, sur longue durée ; de plus, il y a un siècle, seuls quelques monuments majeurs étaient pris en compte ; aujourd’hui en France, les monuments classés sont bien plus nombreux (moins de 1 000 avant 1875, plus de 4 000 déjà à la veille de la guerre de 1914-1918 et aujourd’hui plus de 13 000) et plus divers (à l’architecture des églises, cathédrales, abbayes et châteaux, s’ajoute celle de plus petites demeures, de l’habitat rural, de l’architecture industrielle). Et la conservation des ensembles urbains par exemple (secteurs sauvegardés, etc.) complique encore les choses.
8. Un projet de loi-programme vient d’être décidé en octobre 1987.
9. Michel Parent.
10. Corephae : Commission régionale du patrimoine historique, archéologique et ethnologique.
11. Le ciment armé des constructions de Le Corbusier ou de Perret par exemple.
12. La visite des laboratoires du château de Champs-sur-Marne devrait être encouragée et la pédagogie de leur travail mériterait d’être exposée.
13. Voir le colloque d’Avignon en octobre 1986, Patrimoine et risques naturels.
14. Le Conseil de l’Europe l’a compris et l’encourage.

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