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Jean-François Théry Conseiller d’État honoraire sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Je crois que parmi toutes les facettes de l’action de Serge Antoine que la table ronde d’aujourd’hui passe en revue les unes après les autres, l’interaction entre territoire et culture est peut-être celle qui nous conduit le mieux au cœur de sa pensée.
La rencontre de Serge Antoine avec Michel Parent est essentielle pour l’élaboration de cette pensée. Serge le dira lui-même lors du jubilé des 80 ans de Michel Parent, l’homme de l’ICOMOS, l’homme du patrimoine mondial de l’Unesco. Serge disait : « Michel Parent m’a aidé à prendre en compte la dimension territoriale de tous les aspects de la culture », de cette culture en devenir qui constitue, aujourd’hui encore, notre avenir.
Avec Serge Antoine et Michel Parent, j’ai participé à deux laboratoires dans lesquels cette pensée s’est élaborée : les parcs naturels régionaux et le centre d’études sur le futur d’Arc-et-Senans. Quels ont été ces laboratoires ? Quelle est cette pensée que Serge Antoine nous lègue et qui pourrait bien aujourd’hui nous guider et nous faire vivre ? C’est ce que je voudrais essayer de vous dire en quelques mots.
D’abord, les laboratoires. Je n’insisterai pas beaucoup sur les parcs régionaux puisque le président Fuchs vient d’en parler longuement.
Comme il l’a dit, ces parcs sont nés d’une réflexion sur l’urbanisation de la France et la nécessaire articulation entre les besoins d’espace des populations urbaines, et la nécessaire sauvegarde de la nature et de la civilisation rurale. Jean-Baptiste de Vilmorin dit qu’à l’origine des parcs naturels régionaux, il y a une conception de la protection de la nature qui inclut l’homme, et Michel Parent parle d’« écologie culturelle ». La mise en place et la conception des parcs naturels régionaux est un bel exemple de ce que l’on pourrait appeler la politique expérimentale. La méthode est typique de l’action de Serge Antoine, de cette démarche d’utopie qui consiste à laisser en permanence une large place à la création personnelle et à l’initiative des hommes et des groupes de base. Serge écrit :
Le jaillissement des initiatives précède la réflexion d’ensemble. L’expérimentation peut devancer la mise en place d’une architecture.
Je vous renvoie au « petit livre rouge » de la Datar, Partage des pouvoirs, partage des décisions, élaboré en mai 1968.
Comme l’a dit le président Fuchs, la création des parcs naturels régionaux résulte très largement du colloque de Lurs qui est à quelques jours de son quarantième anniversaire. Grâce à Olivier Guichard, Serge Antoine et quelques autres, dont le commandant Beaugé, se sont réunis de nombreuses personnes différentes (géographes, fonctionnaires, sociologues, philosophes, architectes, agriculteurs, élus locaux, universitaires, etc.). Il est intéressant que tout ce beau monde ait vraiment dialogué dans un incroyable climat de liberté et de créativité. Puis, quand avec la substance de ce colloque de Lurs, on a eu fait le décret du 1er mars 1967, chaque parc est né, sous l’impulsion bien sûr de la délégation à l’Aménagement du territoire, mais surtout de l’accord des collectivités locales concernées, de la création d’une charte qui, si nous la regardons avec nos yeux et notre vocabulaire d’aujourd’hui, était une véritable charte de développement durable. Développement durable qui, selon Serge Antoine, est le nouveau nom de l’aménagement du territoire. Il s’agissait, en effet, pour les collectivités locales et les acteurs locaux, en négociation avec la Datar, de faire un choix de développement qui ne soit ni l’urbanisation ni l’industrialisation, mais un équilibre entre le respect du milieu naturel et humain et un développement fondé sur l’accueil des citadins et sur le partage, avec eux, d’une culture.
Troisième élément du laboratoire, les animateurs de parcs ont été, eux aussi, préparés à leurs tâches par une formation itinérante, sans cesse définie avec les stagiaires eux-mêmes, et qui ressemblait assez à ce que l’on a appelé par la suite une « recherche-action ». Il y a quarante ans que cela fonctionne, il y a plus de quarante-cinq parcs. Cela n’a pas été sans difficultés, sans remises en cause, sans transformations et impulsions nouvelles, mais cela vit. Et cela vit tellement bien que le gouvernement, il y a quelques années, a pris les parcs naturels régionaux pour modèles pour créer les pays, nouveaux cadres de développement de l’espace rural.
Le deuxième laboratoire : Arc-et-Senans. André Malraux voyait dans la saline royale d’Arc-et-Senans un des chefs-d’œuvre de l’architecture et il voulait que ce monument, qui est un peu le précurseur de l’architecture industrielle, retrouve une nouvelle vie. La Datar en fut chargée, une fois encore, et cette nouvelle vie naîtra du dialogue de Serge Antoine et de Michel Parent, c’est-à-dire du dialogue de l’aménagement du territoire et de la culture. À travers mille possibles entrevus, deux vocations vont s’affirmer. Arc-et-Senans sera le creuset de réflexions et d’initiatives sur l’organisation de l’espace : l’architecture avec la mise en valeur de l’œuvre de Claude Nicolas Ledoux, l’urbanisme et la prospective qui sont intimement liés. On retrouve ici le goût de Serge Antoine pour l’organisation de l’espace, goût qu’il exprimait aussi en s’occupant de l’association Vauban (il disait que, pour lui, Vauban était surtout un grand précurseur de l’organisation de l’espace.) L’urbanisme et la prospective étaient également privilégiés dans nos axes et c’est le thème de la cité idéale qui en réalise la synthèse. Et quoi d’étonnant à cela ? Utopia est une île et la démarche de Thomas More réside d’abord dans une organisation de l’espace qui exprime une organisation de la société, donc une civilisation et une culture. De la même manière, Arc-et-Senans avait été conçu par Ledoux comme une organisation de l’espace exprimant une organisation sociale, et nulle part, mieux qu’à Arc-et-Senans, on ne ressent cette articulation féconde entre territoire et culture.
La deuxième vocation d’Arc-et-Senans découle de la première, c’est la recherche sur le futur. Tout naturellement, Serge Antoine – qui avec Gérard Weil, ensuite avec Jacques Durand, avait animé le Sésame, système de recherche pour le schéma général d’aménagement de la France – pensait que toute politique d’aménagement devait s’inscrire dans l’avenir et dans la durée. C’était d’ailleurs une opinion commune à la Datar, à l’époque, et Jérôme Monod, dans son livre Transformation d’un pays paru en 1974, écrivait lui aussi :
L’aménagement du territoire a pour vocation d’anticiper sur l’avenir, et de mêler toujours aux critères économiques les aspects sociaux de la vie collective.
Voilà donc ce que je voulais dire très rapidement de ces deux laboratoires auxquels j’avais participé. Et peut-être avec beaucoup de présomption, je vais essayer d’en tirer quelques idées sur l’axe même de la pensée de Serge Antoine.
Serge a forgé une pensée très riche, très diversifiée, aux mille facettes, mais qui me paraît cependant centrée sur une conviction très forte qui est l’alliance des territoires, des cultures et des volontés d’avenir, au service de l’homme et de la liberté.
D’abord, l’alliance du territoire, de la culture et de la civilisation pour le développement. Dans tout ce qu’il a fait pour l’environnement, pour la Méditerranée, pour le développement durable, transparaît l’idée que les actions les plus globales, les plus ambitieuses s’incarnent dans le territoire. Lorsqu’il définit les régions, il qualifie cette création de géographie volontaire, il leur donne pour vocation le développement sous toutes ses formes ; il veut leur confier l’évaluation, l’orientation et l’impulsion du développement, mais nous reviendrons sur ces trois mots.
La région exercera son pouvoir sur la quasi-totalité de la vie économique, culturelle et sociale, sans laquelle il n’y a pas d’aménagement possible car l’aménagement est global ou il n’est pas.
Mais sa conception du développement se fait de plus en plus riche, et il finira par dire que l’aménagement du territoire ce n’est rien d’autre que la base du développement durable. Il dit, sur le développement durable :
Cela signifie faire un peu plus de prospective à long terme, réintégrer des valeurs dans nos systèmes de choix, affirmer des choix sociétaux, réaffirmer la solidarité entre les pays du Nord et les pays du Sud, être très attentif aux transformations géographiques, climatiques et environnementales.
En effet, ainsi défini, le développement durable est ce que Serge a fait toute sa vie.
Un mot encore cependant. Je perçois, en filigrane de toute la pensée, de toute l’action de Serge au service du territoire et des cultures, une aspiration essentielle à la liberté dans la vie personnelle comme dans la société ; liberté des hommes à laquelle il est très attentif, des hommes envers lesquels il est très respectueux, mais aussi libération des initiatives qui anime sa foi dans la décentralisation, dans l’expérimentation et quelque chose que l’on pourrait peut-être appeler « subsidiarité » au vrai sens du terme.`
L’avenir doit être ouvert et non cadenassé à l’avance par des lois ou des accords au sommet.
Le corollaire de cette libération des initiatives est la libération des collectivités, mais aussi des associations, et libération de l’État lui-même qui doit être, dit-il, libéré de la gestion par la décentralisation et qui doit retrouver sa vraie vocation. Tout à l’heure, nous parlions d’État stratège, mais, plus encore que la stratégie, la vraie vocation de l’État c’est l’évaluation, l’orientation, l’impulsion. Et je crois que ce message de liberté, cette volonté de libération est probablement l’essence, la quintessence, du message que Serge nous laisse pour ce XXIe siècle qu’il avait tant voulu préparer. Tant il est vrai, comme disait Jérôme Monod, que rien n’est plus nécessaire que de se préparer à l’imprévu.

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« Vauban était-il futurologue ? »

Source : Acte du colloque « Vauban réformateur ». Association Vauban 1983

Auteur :Serge Antoine

Les anniversaires sont propices aux rétrospectives. Ils pourraient être, au-delà des commémorations habituelles, des occasions, comme celle-ci (et je m’en félicite) de « rétrospectives ». C’est-à-dire des occasions de jeter un regard, à la fois sur l’apport de celui dont on souffle les bougies pour devancer son temps et même sur ce qu’il peut encore nous apporter pour l’avenir. Je m’y suis parfois employé (à Arc-et-Senans, que notre président Michel Parent a bien des raisons de connaître parce qu’il a été à l’origine de sa sauvegarde et de sa remise en vie), pour des personnages aussi différents que Claude Nicolas Ledoux, Charles Fourier ou Jules Verne ; ce dernier, par exemple, a devancé son temps dans quelque trois cents techniques, mais il a été tellement absent du champ social que son « anniversaire d’avenir » (c’est comme cela que je qualifie l’exercice) le fait mourir une deuxième fois.
Et Vauban ? 1633-1983 trois cent cinquante années nous séparent de sa naissance. Et de sa mort : près de quatre vies, longues comme la sienne, mais dans un monde si accéléré qu’il faut être très prudent sur les jugements que l’on peut aujourd’hui faire sur un homme comme lui, avec des mots qui, non seulement n’étaient pas les siens, mais qui ne sont entrés en société qu’au moins un siècle plus tard : « l’État-nation », par exemple.
Après cet avertissement de prudence, disons-le d’emblée : tout laisse à penser que Vauban était « homme de prospective » mais pas futurologue. C’est-à-dire ni utopiste comme Moore, ni visionnaire comme Fontenelle, Goodwin ou Cyrano1, ni inventeur.
Nous le verrons, chemin faisant, à partir de ce qui a été dit ici, lors des premières journées de ce colloque sur Vauban.
Quatre conditions générales pour être homme de prospective
Quatre conditions générales que nous resserrerons, peu à peu, sur Vauban me paraissent être, d’emblée, requises pour être un homme de prospective :
1. La première condition, c’est de ne pas être futurologue. Distinguer entre futurologie et prospective n’est pas une querelle sémantique : elle va bien au-delà. Faire profession de futurologie, c’est prédire l’avenir : dire l’avenir à prendre ou à laisser, sans y mettre son choix parmi les futurs possibles. La futurologie est divinatoire, arrogante avec le futur et faiseuse de faux destins. Pour la prospective, dirait Malraux, « au destin de l’homme, l’homme commence et le destin finit ». Vauban ne faisait pas profession de futurologie, même lorsqu’il donnait des leçons aux souverains. Il plaidait pour un bon futur. Il était donc homme de prospective.
2. Être homme de prospective, c’est prendre en compte le long terme dans tous les domaines que l’on étudie et dans ceux où l’on agit. C’est refuser les délices du court terme. Vauban a, précisément, mis tous ses domaines en perspective. Citadelles, baïonnettes, cochons, forêts, impôts, populations, colonies… Il a refusé de s’attacher au cours des choses, à la cour. À cinquante ans, pendant que les « élites » s’attachent à s’installer dans leur château à Versailles, lui, prend le temps et préfère le « canal des Deux-Mers », porteur d’avenir.
3. Être homme de prospective, ce n’est pas être, a priori, Cassandre et voir l’avenir en noir. C’est être optimiste, au sens où l’on pense pouvoir influer sur l’avenir, choisir entre plusieurs avenirs. Vauban était un interventionniste passionné. S’il a désespéré à la fin de sa vie, ce n’est pas par lassitude de vieil homme, c’est par déception que l’on ne fasse pas assez pour changer le cours des choses.
4. Être homme de prospective, ce n’est pas obligatoirement être réprouvé, ou embastillé. Mais c’est, au risque d’y compromettre son confort, sa carrière et bien davantage, vouloir exprimer ses futurs et en avoir le courage. C’est aller jusqu’à éditer soi-même ce que l’on a envie de dire et non enfermer son œuvre posthume dans un coffre à n’ouvrir que cinquante ans après. C’est vouloir être homme d’action par la réflexion sur l’avenir. L’ingénieur du roi était-il serf, parce que fonctionnaire (« Grandeur et Servitude ») ? En tout cas, il voulait que sa plume soit libre. Et cela lui a coûté. « Ignorez-vous ce qu’il en a coûté à ceux qui osent changer la masse des idées reçues » (C. N. Ledoux).
Un large éventail de domaines explorés
Autre caractéristique de l’homme de prospective : ne pas se limiter à un champ, à un secteur, à une problématique étroitement définie. Vauban, méfiant des grandes fresques, procède par induction, explore, démontre, systématise et anticipe. S’il crée l’image globale, c’est par images successives, un peu à la manière du stroboscope, domaine par domaine.
Les champs que Vauban a cultivés en y semant des graines de temps long sont nombreux. Mais il n’a pas semé à tout vent ; il n’était pas un touche-à-tout de salon. Il ne considérait que le terrain et la connaissance directe ; il ne sautait pas à pieds joints dans la conceptualisation. Hors métier, il avait la modestie d’appeler ses incursions des « oisivetés ».
Il n’a donc pas construit de système à la manière d’un ensemble « bouclé » que les hommes de prospective aujourd’hui construisent, en forme de modèle pour les faire tourner, et… vérifier les cohérences. C’eût été se laisser entraîner dans la théorie ou dans les domaines qui n’étaient pas les siens.
Être homme de prospective, c’est avoir, sinon une pensée globalisante à 360 degrés, du moins refuser les compartiments des spécialités « sectorielles ». Vauban s’est toujours efforcé de relier les domaines qu’il a couverts, parfois un par un. Il a volontairement cultivé ce que l’on appelle aujourd’hui les « interfaces ». Comment peut-on expliquer autrement, chez lui, ces liaisons de voisinage qu’il fait entre guerre et paix, défense de place et attaque, peuplements et survivants, dépenses de l’État et recettes fiscales, capacité contributive et possibilités sociales ?
Que de domaines couverts : tous ceux que, par contact direct, il était conduit à rencontrer sur son chemin et qu’il a voulu approfondir et relier aux autres domaines. On s’étonne toujours de la rapidité avec laquelle des réformes ont été menées par la Révolution française dans des sujets très divers. On est en droit de rester admiratif de la diversité des domaines où Vauban propose des réformes et les prépare.
Il serait inutile, à ce stade d’un colloque qui se termine, de passer longuement en revue les domaines qui ont été étudiés. Je ne m’attacherai pas, parce qu’on en a beaucoup parlé à propos de la Dixme royale, aux vues anticipées qui ont été les siennes en économie. J’évoquerai simplement plus loin, et de façon rapide, l’aménagement du territoire et la population, pour parler d’autres qualités prospectives de Vauban. Je ne parlerai pas non plus de l’art de bâtir, ni des citadelles qu’il créait du dedans, ni de celles qu’il prenait du dehors, ni de l’artillerie de fer et des baïonnettes, où il avait un demi-siècle d’avance, ni de la place de l’ingénieur dans un système militaire ou la technique n’a jamais fini de progresser. Ni de la place nouvelle du génie militaire. Ni, surtout, des rapports entre l’armée et la conscription, en avance sur l’État-nation ; ni de son attachement aux techniques nouvelles du génie rural, de l’irrigation, des engrais, de l’hydraulique par conduite forcée, ni, non plus, de l’urbanisme et des villes nouvelles…
Je parlerai rapidement (car ceci a été abondamment et excellemment traité) des relations internationales et diplomatiques qui n’ont jamais laissé Vauban indifférent. Ses places fortes n’avaient de sens que pour servir en cas de guerre ou, plus encore, servir le moins possible : c’est la force de dissuasion. Les citadelles étaient souvent dissuasives au point que leurs titres de gloire – Montdauphin par exemple était de n’avoir jamais servi. « Si tu veux éviter la guerre, prépare la paix. » « Si tu veux bien utiliser la défense, montre ta force pour ne la point dépenser. » Épargner ses forces en hommes avait, alors, une justification très forte ; dans une France de vingt millions d’habitants, les morts à la guerre ont dépassé le million dans ce siècle-là.
Si ses places fortes n’avaient de sens que dans une logique d’économie militaire, elles n’avaient de durabilité qu’avec une certaine idée de la France dans ses frontières, une certaine idée de la France de demain, dans ses rapports avec les pays voisins et aussi une certaine idée de la France dans le monde des grands espaces, qu’ouvraient alors les conquêtes des nouveaux mondes, les colonies…
Vauban s’est érigé en conseiller international pour une paix durable, apportant, ici, une manière de se concilier la Hollande, là, d’isoler l’Autriche ou, ailleurs, d’éviter le piège de l’Espagne, ou la tentation de l’Italie. Ces leçons qui étaient, peut-être, destinées aux futurs Napoléons, nous paraissent aujourd’hui, dans un environnement totalement différent, relever de l’histoire. Mais je retiendrai trois dimensions, plus permanentes.
1. Quant à la méthode d’analyse du futur, Vauban se réfère souvent à des hypothèses qui préfigurent ce qu’aujourd’hui on appelle « la méthode des scénarios alternatifs ou contrastés ». Ils introduisent des conditionnels par ricochet.
2. Sur le fond, Vauban ouvre l’ère des grandes stratégies mondiales. Il prend, avant bien d’autres et de façon exceptionnelle pour cet homme ancré dans le sol des places fortes, la dimension maritime de la puissance que la France terrienne a pourtant eu tant de mal à épouser.
Écoutons-le par exemple :
Deux grandes monarchies […], pouvant s’élever au Canada, à la Louisiane et dans l’île de Saint-Domingue, deviendront capables, par leur propre force, aidées de l’avantage de leur situation, de balancer un jour toutes celles de l’Amérique et de procurer de grandes et immenses richesses aux successeurs de Sa Majesté.
3. Enfin, nous restons en arrêt devant le terrain, très nouveau, des enjeux de l’information, de la communication et des médias :
Les ennemis de la France ont publié et publient tous les jours une infinité de libelles diffamatoires. Prenant avantage de [notre] silence [ils] continuent de plus en plus à nous outrager… Il est bon, et même nécessaire, pour l’honneur, de détromper le monde. Il ne faut pour cela que se donner la peine de ramasser de bonnes plumes et de les mettre en œuvre. C’est une guerre où nous serons bien sûrement les plus forts.
Le sens du temps, le sens de l’espace
Une des qualités de l’homme de prospective est le sens du temps, surtout lorsque s’y ajoute celui de l’espace. Le sens du temps long, Vauban l’avait au plus profond de lui-même, bien évidemment pour des sujets qui appellent la durée : la forêt, par exemple : le peuplement forestier qu’il réclame n’arrivera, dit-il, à maturité, que dans les cent vingt ans et ne sera coupé qu’entre la 120e et la 240e année ; horizon 1940 ! Vauban voit, de toute évidence, plus loin que Colbert, soucieux surtout de bois d’œuvre pour les bateaux.
Ce sens du temps long, il l’applique à des événements dont certains n’analysent que les effets à court terme. Or lui, quatre ans après la révocation de l’édit de Nantes, s’attache, au-delà de l’immédiat, à envisager l’œuvre du temps sur les blessures.
La disparition des plus anciens et des plus opiniâtres huguenots qui seraient morts ou fort diminués dans cet espace de temps, tandis que la plus grande partie de ceux d’âge moyen, pressés par la nécessité de leurs affaires, leur dédain du repos ou leur propre ambition, s’y seraient accommodés et que les jeunes se seraient à la fin, laisser persuader…
Ce temps, Vauban le pousse jusqu’à des frontières de durée qui, aujourd’hui, malgré la familiarité que nous croyons avoir avec la prospective, nous laissent bien timides ; nous croyons identifier le futur avec l’an 2000 (dans quinze ans) et ne consentons au plus à pousser le bouchon qu’à l’horizon 2025 ou 2030. C’est en 1699 qu’il calcule, lui, la population du Canada… à l’horizon 1970. Ce serait aujourd’hui penser à l’horizon 2300 ! Personne, même pour la démographie, ne se préoccuperait d’une perspective si lointaine. Et pourtant bien des batailles, dont celles des forêts, des lacs et de la haute atmosphère, se livrent à cet horizon-là…
Le plus intéressant peut-être est que le sens de l’espace rejoint, chez lui, le sens du temps long et que la géographie des profondeurs rejoint l’histoire non événementielle. On sait que les hommes de prospective et aménageurs du territoire ont une connivence et une complicité reconnue ; Vauban alliait les deux.
Le regard sur une France identifiée par ses frontières naturelles pour assurer une paix durable, le pressentiment d’un effet de « Versailles et le désert français », son intérêt pour une cartographie prospective des canaux, celui du Languedoc et de l’Entre-deux-Mers (qui n’aboutit, dit-il, qu’à Sète alors qu’il faudrait le prolonger jusqu’à Marseille) font se rejoindre la vision géographique et la planification, à vous en couper le souffle.
J’ai déjà évoqué la vision maritime de la France et du peuplement des colonies dans ces grands espaces où il ressent qu’il sortira puissance et enrichissement. Parlons de son intérêt pour l’agriculture ; ce n’est pas celui du botaniste, à la manière du XVIIIe siècle. Cette attention est toute empreinte d’une considération pour une activité durable et renouvelable, dont le croît et la gestion des paysages chevauchent les décennies et même les siècles. Il eût fort bien pu, par profession première, ne pas s’arrêter à ce que les artilleurs ou les ingénieurs de voies appellent encore la « rase campagne ». Cette campagne, il l’a prise à bras-le-corps, avec ses ressources, ses produits, ses populations, auxquels les « grands » s’intéressaient alors très peu. Parce que la ruralité était un morceau de temps dense.
Il améliore les techniques de prévision et de planification
Il n’est pas de prospective, même qualitative, sans que ne soient précisées les données chiffrées des phénomènes à prendre en compte. Vauban s’y est employé de toutes les façons qu’il pouvait le faire : recensements de populations, calculs de croissance des cochons, des arbres, etc. Tous les dénombrements dont il pouvait entrevoir l’utilité, il les a entrepris jusqu’à déclencher, en 1697, une grande enquête sur l’état du royaume.
Ce souci de la mesure précise, Vauban l’avait pour toutes choses et on lui doit beaucoup, par exemple, dans la construction, d’avoir suscité et développé les devis préalables. Cet appétit d’exactitude lui a fait revendiquer un système cohérent de poids et de mesures. Il faudra près d’un siècle et la Révolution pour répondre à ce souci (« si les réformes de la Révolution sont, dit-on, dans les cartons des rois », Vauban a bien alimenté les réformateurs). Aux chiffrements des subsistances dont le premier usage était celui des denrées et de survie des assiégés et des troupes, Vauban a ajouté la carte et les levés : ceux des forts, bien sûr, admirables et ceux de leur environnement, ceux aussi de la cartographie générale, alors très liée aux armées et qui, en France, n’est devenue civile avec l‘IGN qu’en 1941. Cette cartographie n’était pas celle des grands navigateurs qu’il eût peut-être aimé être, mais celle des terriens des grands paysages : ceux qui photographient le cadastre des champs autant que le relief, l’architecture des peuplements autant que l’hydrographie.
Certes Vauban n’est pas le pionnier des recensements. Il y en a eu dans l’Antiquité pour compter les sujets et, en particulier, les citoyens utiles pour l’impôt ou les armées. Mais le dénombrement avait, chez Vauban, une autre finalité.
Au-delà de la passion du chiffre et du plan, au-delà de l’exactitude, si Vauban a consacré une partie de sa vie pour améliorer les dénombrements, c’était d’abord pour connaître mieux des secteurs obscurs : ceux que l’on ne connaissait pas, ou que l’on ne voulait pas connaître ; ceux du monde paysan, par exemple, ignoré dans son labeur et sa misère. Dénombrer, c’était, pour lui, faire entrer dans la société civile des faits, des données et des hommes étrangers à l’État, aux puissants, aux techniciens une statistique sociale autant que géographique. Sa Description géographique de l’élection de Vézelay, publiée en 1691, montre que c’est la totalité d’un pays qu’il prend en compte, au-delà de la population : revenus, mœurs, pauvreté, fertilité des ressources.
Mais Vauban entrevoyait une statistique pour l’anticipation et une anticipation pour une meilleure planification ; n’hésitons pas à employer le terme.
On connaît ses projections théoriques ; celle de la descendance d’une truie, celle des arbres et des sujets forestiers (encore insuffisante aujourd’hui), celle des hommes et des peuplements. Pour le Canada2, en 1699, je l’ai déjà dit, il fait réfléchir à l’avenir jusqu’en 1970 : 370 années devant lui. Il ne prédit pas plus que le Club de Rome : il fait un scénario d’anticipation utile au planificateur.
Planificateur grâce à la statistique, il l’était en définitive, avec un sens et une force incomparables dans le dessein de mesurer la dynamique et l’entraînement. Au-delà de la description synchronique, dirait-on aujourd’hui, il s’intéresse à l’évolution diachronique. Mais il reste lié à une volonté d’ordre anticipé (« jardins à la française »).
Si les progressions particulières sont insensibles, dira C. N. Ledoux, cet autre architecte, celles qui sont stimulées par des vues ultérieures qui s’associent à leur puissance sont très rapides.
Quelle ambition apparaît plus fortement que celle dite par Vauban ?
Ce que je dis ici ne regarde nullement le temps présent, ni le passé, mais seulement l’avenir, pour lequel il serait bon de faire des ordonnances qui fissent loi.
On pourrait lui faire la critique de ramener la vision diachronique à celle d’un temps bridé par le dessein mais l’important est cette dynamique d’anticipation.
Le champ social
Dernier volet, capital pour la qualification de Vauban prospectiviste, c’est son dialogue avec les institutions en place et avec la société d’alors. Ici certains attendent Vauban au tournant.
Disons tout d’abord qu’il n’est pas exigé des prospectivistes de réinventer une société nouvelle, ou d’être des annonciateurs de nouveaux comportements sociaux. On leur demande, avant tout, d’être de plain-pied avec la société et de l’être sans fard, lucides, observateurs : ce que Vauban a pleinement fait en refusant les prismes déformants de la cour.
Car il ne faut pas se flatter, le dedans du Royaume est ruiné, tout souffre, tout pâtit, tout gémit. Il n’y a qu’à voir et examiner le fond des provinces : on y trouvera encore pis que ce que je dis (1689).
Mais il n’est pas interdit aux prospectivistes d’aller au-delà de leur société et la règle du jeu est alors qu’ils l’affichent, pour que ce paramètre puisse être explicitement évalué dans leurs textes.
La question, ici, dans cet exposé « Vauban futurologue ? », n’est donc pas de savoir si Vauban est ou non « réformateur », mais de savoir s’il faisait référence à une autre société que la sienne, ou encore s’il avait un « projet social ». La réponse encore une fois n’est pas aisée, tant il est vrai qu’une rétrospective à trois cents ans a le risque de nous voir trancher trop vite en référence à nos réflexes actuels, ou même à ceux du XIXe siècle ou encore du XVIIIe siècle, que nous connaissons mieux. Il est trop facile, en tout cas, de dire aujourd’hui que Vauban était docile, indifférent au changement social et politique, surtout si l’on se réfère aux mouvements d’idées de l’époque.
Commençons par la politique et les institutions
Vis-à-vis des institutions, Vauban travaille incontestablement autour de points fixes : l’État central, le roi. Il n’est pas question pour lui d’imaginer d’autre légitimité que celle du roi. Mais sa référence constante au bien public nous fait penser que c’est l’État, plus encore que le roi, qui prévaut dans sa référence institutionnelle.
Il est passionnant de relire Vauban non pas en soi mais en référence à son époque. Nous avons ici peu de points de comparaison avec d’autres visionnaires de son temps. Mais il est instructif de relire la quinzaine d’essais utopiques dont la France était alors le terrain d’élection et qui – nouveauté depuis la Renaissance – situaient, presque tous, leurs écrits dans le futur, en plus de l’« ailleurs ». Cette relecture systématique de textes écrits surtout entre 1680 et 1715-1720, au moment du déclin du Grand Siècle, est d’autant plus intéressante que ces tenants d’autres sociétés, voire ces opposants au régime, ou ces annonciateurs de lendemains, avaient une liberté facilitée par le genre littéraire, le pseudonyme, l’édition (posthume même parfois) à Amsterdam ou à Genève. Ce qui n’était pas le cas de Vauban même maréchal.
Or qu’ont dit ces utopistes sur les institutions ? Qu’elles devraient mieux fonctionner. Mais ils n’ont pas beaucoup innové, ni investi sur ces sujets du ou des pouvoirs pour proposer d’autres structures.
À part quelques références à des fédérations de paroisses ou à des cantons de saveur suisse, la grande majorité des auteurs fait référence à un roi ; à un bon roi qui améliore le sort des peuples.
C’est là, précisément et insidieusement, que réside leur contestation ; ils décrivent un roi meilleur, c’est-à-dire qu’ils s’interrogent, rompent avec l’allégeance inconditionnelle et vont jusqu’à l’impertinence.
Vauban n’est pas loin, qui écrit :
Il n’y a personne dans le monde qui ait plus besoin d’étude ou du moins d’une excellente lecture que les rois. […] Par là, ils pourront apprendre l’art de régner. […] Ils y trouveraient quantité de fautes pareilles à celles qu’ils commettent ou peuvent commettre tous les jours.
Ce qui distingue, par contre, Vauban des quinze utopistes, c’est qu’à leur différence il est absolutiste pour l’État ; il n’admet pas que l’intérêt individuel ou même social porte atteinte à l’État régulateur et ordonnateur de la chose publique. Les utopistes, hommes de plume et non grands commis, eux, transgressaient parfois cette règle ; encore ne le faisaient-ils que de façon exceptionnelle.
Après les institutions, le corps social. Il me faudrait du temps pour analyser ces espoirs mis dans l’avenir par ceux que Myriam Yardeni appelait, il y a trois ans, les utopistes et les révoltés3. J’espère que d’autres me relaieront. Le résumé de leurs revendications est, en gros, celui-ci :
1. D’abord, une plus grande fraternité humaine. Vauban, ici, est insensible à cette aspiration.
2. Puis une plus grande égalité, mais surtout une plus grande égalité des chances. Vauban, là, n’est pas très loin.
3. La remise en question des trois ordres : le clergé exclu de certaines fonctions sociales, impliquant une sorte de laïcisation progressive ; une noblesse de mérite et non plus de droit ou d’attribution. On croit entendre Vauban.
Dans les siècles un peu reculés, la noblesse était le prix d’une longue suite de services importants et la récompense de la valeur et du sang répandu pour le service de l’État. […] Aujourd’hui, on n’y fait pas tant de façon. […] À l’égard de l’Église, conserver tout le respect dû au Saint-Siège quant au spirituel, mais, quant au temporel, supprimer peu à peu tous les revenus ecclésiastiques qu’on peut et doit considérer comme un pieux brigandage exercé sur tous les sujets de l’État (Vauban, Intérêt présent des États de la chrétienté).
Assurer la défense du pays. Les utopistes, pour la plupart, n’éliminaient pas la guerre. Vauban non plus : il est le seul homme de guerre pour qui la paix ait été aussi laborieuse que la guerre elle-même, dira de lui Fontenelle. La guerre
se maintiendra tant qu’il y aura des hommes sur la terre. […] L’ambition et l’injustice ont fait qu’elle est devenue un mal si nécessaire qu’on peut dire que les princes qui l’ignorent et négligent ses préceptes ne règnent pas en sûreté. […] La nécessité ayant appris au plus faible de joindre la ruse à la force pour se garder de l’oppression du plus fort, il s’en fit bientôt une science où les plus grands hommes mirent toute leur application […], de grossière et féroce qu’elle était, la soumit à de certaines règles [dont] on est parvenu à en composer ce qui s’appelle le « grand art de la guerre ».
Une forte affirmation enfin de la cohésion sociale, de l’ordonnance sociale, du bien public, qui fait très peu apparaître une référence à la liberté individuelle.
Vauban ne parle pas, lui non plus, des libertés ; il dicte volontiers le bien social : les jeunes gens, dans nos colonies de l’Amérique, s’y marieront obligatoirement et dès l’âge de dix-huit ans.
Quant à la propriété à peine effleurée chez la plupart des utopistes, Vauban n’est pas en arrière de la main, lorsqu’il prône, par exemple, l’éviction des biens du clergé ou la création de forêts publiques :
Le temps qu’il faudrait attendre ces coupes serait trop long pour que les particuliers s’en pussent aisément accommoder, leurs vues ne s’étendent pas à quatre ou cinq générations au-delà de la leur […] ; je conclus de là que les plantis de ces nouvelles forêts sont l’ouvrage de rois, de princes aisés, du public…
On pourrait continuer sur d’autres thèmes de la vie sociale : la femme par exemple, les esclaves, les pionniers. Les utopistes font frémir de conservatisme. Vauban aussi. Pour les uns et les autres, les luttes de classe sont pratiquement imperceptibles. Les tensions religieuses sont absentes chez les utopistes qui ne prônent qu’une religion. Elles sont regrettées chez Vauban. Navré des persécutions et de l’intolérance, il en mesure les effets et l’inanité.
D’une manière générale, Vauban (qu’on ne peut certes pas classer parmi les utopistes, ni parmi les révoltés) n’apparaît pas, à l’inverse, isolé, docile ou en arrière, par rapport aux courants qui, déjà, annoncent le XVIIIe siècle.
Certes, l’abbé de Saint-Pierre imaginait des concertations internationales, de type onusien. Certes, Meslier, lui, annonçait par le ton et par l’athéisme, les premiers « sans-culottes ». Mais Vauban, entre 1690 et 1706, n’est pas, loin de là, éloigné de ceux qui, dans une France meurtrie et inquiète, aspirent à d’autres futurs.
Certains ont pu dire que c’était, à la fin de sa vie, une liberté, un luxe de vieillard ou de retraité. N’était-ce pas plutôt l’accumulation de regards durs sur une fin de règne ? Il est saisissant de constater que la rédaction de sa Dixme royale est si contemporaine du moment, si dense, des écrits des utopistes ou de ceux qui leur font écho : Foigny, Gilbert, La Montan, Tyssot, de Patot, Lecouvel, Legat. C’est alors que l’abbé de Saint-Pierre écrit sa Paix perpétuelle et, sans doute, son Discours sur la polysynodie. C’est probablement alors qu’est rédigée la République des philosophes ou Histoire des Ajaoiens, ouvrage attribué au… secrétaire perpétuel de l’Académie qui fit de lui un si bel éloge, Bernard Le Bovier de Fontenelle. C’est alors qu’est écrit le Télémaque de Fénelon, cet autre ami de Vauban.

Alors, il faut conclure. Je me garderai de le faire sur l’interrogation Vauban réformateur, parce que ce n’est pas mon sujet. Mais je dirai oui, si la question m’était posée, parce que Vauban avait envie de réformes.
Sur le point de savoir si Vauban était ou non homme de prospective, je dirai oui, trois fois, plutôt qu’une. Cette prospective, dans son contenu, est-elle aujourd’hui révolue, digérée par le temps, le changement, les conditions nouvelles ? Sans doute, aux trois quarts.
Mais, comme ses citadelles, pas mortes, qui nous font aujourd’hui rouvrir l’œil sur l’espace contemporain, Vauban, en tant qu’homme de prospective, est aujourd’hui très vivant. Il aurait bien des leçons à donner aux générations qui se croient prospectives et qui ne le sont pas tant ou qui le sont mal : les nôtres.

* Actes du colloque Vauban réformateur, Paris, Association Vauban, 1983, p. 376-385. Serge Antoine est président de la Fondation Claude Nicolas Ledoux, sise à la Saline royale d’Arc-et-Senans.
1. Qui ont annoncé la liaison Terre-Lune : 1637, 1648, 1646.
2. Il annonce 6,4 millions d’habitants en 1910 : le recensement de 1911 en donnera 7,2. Et, pour 1970, 20,6 ; il y en a eu 22. Les immigrations l’ont aidé mais l’approximation est belle. Les démographes n’ont pas toujours la main aussi heureuse, ils annonçaient en France, en 1941, 36,9 millions d’habitants pour les années 1960, c’est-à-dire pour dans vingt ans, alors que le chiffre avoisinait les 50 millions.
3. Myriam Yardeni, Utopie et révolte sous Louis XIV, Paris, A.-G. Nizet, 1980.

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« Au cœur de la Franche-Comté, Arc-et-Senans. La Saline de Chaux, trait d’union entre le passé et l’avenir, entre l’architecture, les ressources, les mœurs, les lois, le terroir et l’industrie

Auteur :   Serge Antoine

Source : revue du Conseil Général du Doubs  1986

Au cœur même de la Franche-Comté, la Saline royale d’Arc-et-Senans était, il y a vingt ans encore, visitée par moins de 10 000 personnes. Aujourd’hui, on en compte près de 100 000 par an, entre visites, fêtes et colloques. Elle a fait, trop longtemps, partie des souvenirs oubliés, tant il est vrai que les lieux de travail, les usines, fabriques et manufactures qui, pourtant, ont fait le XIXe siècle, n’avaient pas leur place dans la liste des monuments reconnus de l’architecture civile (châteaux et demeures), religieuse (cathédrales, abbayes, églises) ou militaire (citadelles) ; tout comme l’architecture rurale. Quelle nouveauté. Elle est, depuis 1984 « patrimoine mondial », classée ainsi parmi les 150 grands monuments mondiaux par les instances internationales : le seul des 150, dont l’origine est un lieu de travail.
Lieu d’industrie
Lieu de travail, la Saline l’a bien été. Ce que Ledoux y a créé il y a 200 ans ne fut pas un lieu de divertissement, mais bien une architecture industrielle :
Chacun se dit en riant des colonnes pour une usine ? Elles ne conviennent qu’aux temples et aux palais des rois. Que de préjugés à vaincre ! (Claude Nicolas Ledoux).
Contrairement à l’idée que s’en font bien des visiteurs à qui l’on a dit que Ledoux était un « architecte maudit » et de la Saline qu’elle était une usine à problème, la Saline royale a fonctionné pendant un siècle, durée bien plus longue que celle des établissements industriels d’aujourd’hui. Elle a même traversé la concurrence énergétique que, vers 1850, le charbon commençait à faire au bois de la forêt de Chaux, raison initiale de l’implantation de la Saline et origine d’ailleurs d’un des premiers pipe-lines industriels du monde (pour faire venir le sel de Salins à 17 kilomètres). La Saline a répondu à sa fonction : celle de produire, dans une manufacture d’État, le sel, denrée-clef, comme l’est le pétrole pour nos contemporains.
L’industrie est la mère de toutes les ressources. Rien ne peut exister sans elle si ce n’est la misère. Elle répand l’influence qui donne la vie Elle égaye les déserts et les forets mélancoliques (Claude Nicolas Ledoux).
Les ressources naturelles
Ledoux, homme d’industrie, se souciait de l’environnement. Il se référait souvent aux ressources, au milieu naturel avec ses limites et son équilibre. Pendant 10 ans, les grandes « fêtes du futur » qui se déroulaient à la Saline se sont efforcées de réconcilier le monde contemporain, oublieux, consommateur et pressé, avec la terre, les éléments, les matériaux qui façonnent le présent : l’année du vent, l’année du soleil et de l’énergie solaire ; l’année du patrimoine, beau mot oublié de ce que l’on lègue de génération en génération et que l’on conserve ou cultive en « bon père de famille » ; l’année de l’espace ; celle du bois et de la forêt.
Les premières lois sont celles de la nature ce sont celles qui assurent la salubrité aux habitants qui fixent leur bien-être sur une terre préférée (Claude Nicolas Ledoux).
L’architecture
Haut lieu de l’architecture, la Saline l’est, avant tout, et ce grand monument figurait parmi les sept plus grands monuments français jugés par Malraux sur la force de leur ambition.
Le XVIIIe siècle y rappelle de grands précurseurs, Vicence et Palladio ; l’architecture franc-comtoise y est aussi à portée de main. Tous les mouvements de pensée architecturale de notre époque et les plus opposés, disait Michel Parent – des fonctionnalistes aux néobaroques –, revendiquent Ledoux et s’arrachent l’honneur de le compter au rang de leurs précurseurs.
Architecture de pierre, architecture de bois aussi (quelles charpentes !) ; mais, architecture de symbole, architecture cosmique aussi par sa référence au soleil (le demi-cercle est construit « comme la course du soleil »), architecture enfin, de la volonté d’affirmation sociale.
L’imagination qui grandit tout et peut embellir, je dis plus, changer l’ordre immuable du monde rappelle pourtant à sa vue les objets les plus imposants… Ici, c’est l’Art qui développe les ressources des lieux c’est lui qui prépare l’abondance des siècles à venir (Claude Nicolas Ledoux).
La force de l’architecture de Ledoux c’est qu’elle va au-delà du bâti…
Souvent, je divaguerai sur des matières qui apparaissent n’avoir aucun rapport avec l’architecture. Que dis-je ? Est-il quelque chose qui lui soit étranger ? (Claude Nicolas Ledoux).
L’imagination prospective
Lieu d’imagination prospective, Arc-et-Senans l’est aujourd’hui pour tout ce que la Fondation Ledoux y développe dans son « Centre international de réflexions sur le futur » : rencontres et pédagogie pour que des sociétés comme les nôtres qui vivent dans le fantastique changement du monde, anticipent davantage et se préoccupent de l’avenir au-delà du quotidien. L’avenir international, bien sûr, celui de l’émergence de nouvelles nations, la Chine, le tiers-monde, l’avenir démographique et alimentaire, l’avenir des campagnes et des villes explosives.
Mais aussi l’avenir d’ensembles plus restreints : celui d’une commune, d’une forêt, d’une production locale, d’une entreprise. L’association « Futuribles » comme la Fédération mondiale des études sur le futur, le Club de Rome, ont été chez elles à Arc-et-Senans. Mais aussi, tous ceux qui, travaillant dans cet endroit calme, décident de consacrer un peu de leur temps à l’horizon des 5, 10, 20 ou 50 prochaines années.
Ce n’est pas un hasard si Arc-et-Senans est voué au futur. L’inachevé du demi-cercle construit n’est pas un inachevé de la Manufacture royale de 1778. Le cercle complet est une architecture imaginaire que Ledoux avait placée au cœur d’une ville nouvelle lorsqu’il disait, à la fin de sa vie, à ses contemporains : « Ignorez-vous ce qu’il en coûte à ceux qui osent changer la masse des idées reçues » et qui rappelait que « si les progressions particulières sont insensibles celles qui sont stimulées par des vues ultérieures qui s’associent à leur puissance sont très rapides ».
Lois et mœurs
Au carrefour des lois de la nature, des lois de la logique du monde, des lois de la société, l’architecture doit servir le corps social dans le grand théâtre de la vie, au-delà des privilégiés des premiers rangs (le théâtre de Besançon fut l’un des premiers après les théâtres antiques où l’œil – le fameux œil de Ledoux – voit la scène en quelque endroit que ce soit, des premiers aux derniers rangs de spectateurs).
Ledoux crut à l’ordre des choses et à l’ordre des hommes :
Un des grands mobiles qui lie les gouvernements aux résultats intéressés de tous les instants c’est la disposition générale d’un plan qui rassemble à un centre éclairé toutes les parties qui le composent.
L’ordre, non pas en tant que somme de règlements consacrant le passé reconnu ou la logique du présent, mais en tant que droit prospectif…
Cœur de la Franche-Comté
Franc-comtoise, la Saline l’est pour plusieurs raisons : son architecture a épousé (et l’architecte y a tenu) bien des caractéristiques de l’architecture comtoise et l’on retrouve, alentour, bien des échos de l’œuvre de Ledoux. Sa situation géographique, à la frontière du Doubs et du Jura, est bien au cœur de la région et le bâtiment fait corps avec la Franche-Comté. La remise en vie du bâtiment, depuis 15 ans, effectuée par le département du Doubs, la Fondation Claude Nicolas Ledoux, la région et l’État est, d’abord, une œuvre de réenracinement. Dans ses murs, isolée, la Saline était, sans doute, un questionnement insolite du territoire qui l’entoure. Elle fait partie maintenant du patrimoine régional ; colloques et réunions s’y déroulent en permanence et les jalons culturels de l’été rassemblent des foules bien régionales ; le festival de musique de Besançon, les « fêtes du futur » et les fêtes du ciel ont attiré, chaque année, plusieurs dizaines de milliers de personnes.
Cette irrésistible montée d’Arc-et-Senans est un signe de reconnaissance d’un grand monument sorti de l’oubli. Mais, elle permet aussi à la Franche-Comté d’avoir une porte d’entrée sur ses richesses naturelles et historiques.

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Jacques Rigaud, Conseiller d’État honoraire, sur Serge Antoine

 

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Serge et moi sommes de la même promotion (Felix Eboué) de l’ENA, dont nous sommes sortis en 1954. Nous ne nous sommes pas quittés depuis. C’est dans la propriété de son père, dans l’Orne, que j’ai fait connaissance en 1959 d’une de ses amies que j’ai épousée l’année suivante.
Avec Jean Salusse, un de mes collègues du Conseil d’État, alors directeur de la Caisse nationale des monuments historiques, nous avons imaginé, sur le modèle de l’abbaye de Royaumont, la réhabilitation de hauts lieux du patrimoine pour en faire des pôles d’excellence de la culture vivante. C’était au début des années 1970, quand Jacques Duhamel était ministre des Affaires culturelles. C’est ainsi que j’ai été amené à m’intéresser à la Chartreuse pontificale du Val de Bénédiction, à Villeneuve-lès-Avignon, qui avait été vendue comme bien national, dépecée et que l’État avait cherché à restaurer, à remembrer et qui est devenue un des centres culturels. La Saline d’Arc-et-Senans que Jacques Duhamel, député du Jura, connaissait bien fut à la même époque le siège d’une expérience du même ordre. Elle était un des lieux précisément où l’on pouvait imaginer, dans cette architecture futuriste pour son temps, une activité de réflexion prospective.
Serge Antoine a été amené à prendre en charge la Saline royale d’Arc-et-Senans et à en faire un des centres culturels de rencontres les plus vivants. Son apport a été très important parce qu’au-delà de son action concrète et quotidienne, il aimait conceptualiser les choses. Il était véritablement prophétique et disait des centres culturels de rencontres : « Nous sommes des ports francs de la culture. » Cette expression disait tout en ce sens que, par rapport à une vision administrative des choses, nous avons dans ces centres culturels de rencontres une marge d’autonomie très enviable, quelle que soit notre dépendance financière vis-à-vis de l’État ou des collectivités territoriales.
Serge Antoine a été président de la Saline jusqu’à sa mort. Moi-même, je suis président de la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon depuis 1977 et je me dis qu’il est temps d’ailleurs de passer le relais. J’ai eu trois directeurs en trente ans donc, une action continue est possible. Et par rapport aux différentes dépendances que nous avons vis-à-vis de l’État, des départements, des régions, ces « ports francs » de la culture ont réussi à se créer des marges d’autonomie.
Je voudrais également signaler que c’est à l’initiative de Serge Antoine que nous avons créé un lien avec le Conseil de l’Europe. Une réunion fondatrice a d’ailleurs été organisée par le Conseil de l’Europe à la saline avec les responsables d’autres lieux qui, selon des modèles variables, avaient bien des points communs avec nos centres culturels de rencontres. Ce réseau européen des centres culturels de rencontres est resté très vivant. C’est si vrai qu’il s’est réuni il y a quinze jours à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon. C’est un des héritages de Serge Antoine, qui était vraiment un homme de réseaux.
Bien entendu, tout ceci est lié au développement durable et à l’environnement, mais n’oublions pas la sensibilité et l’imagination de Serge Antoine dans le domaine proprement culturel. Nous avons envers lui cette dette de reconnaissance.

Permettez-moi un aveu. En lisant les textes, j’ai revu ce qui concernait les parcs naturels régionaux. Il se trouve que j’étais membre de la Section des travaux publics du Conseil d’État et l’un des rapporteurs du texte qui les a institués. Je me repens d’avoir eu une formule qu’avec son humour Serge Antoine a acceptée et dont, ensuite, nous avons souvent parlé ensemble. J’avais dit que c’était du « droit à l’état gazeux » et dans mon esprit, ce n’était pas très gentil. À la réflexion, le droit à l’état gazeux qui cristallise progressivement, c’est peut-être une des formes de l’imagination juridique dont on a trop souvent peur et dont on a le plus besoin. Cette formule ironique apparaît avec le recul comme le plus bel hommage que je peux rendre à Serge. Après l’avoir regretté, je la revendique donc.

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Patrimoine et prospective. Le cas de la France

Source : Revue Futuribles N°119  1988

Auteur : Serge Antoine

Le patrimoine est généralement associé à l’idée de passé, souvent considéré comme antinomique du futur. Et pourtant, une prospective est bien nécessaire si l’on veut pouvoir assurer correctement à l’avenir la conservation et la valorisation de nos monuments et de nos sites.
Chargé il y a un an par le ministre français de la Culture d’une telle réflexion (mission « Patrimoine 2000 »), Serge Antoine ne s’est pas contenté d’analyser quelles politiques il conviendrait d’adopter vis-à-vis des fleurons de notre histoire. II a engagé une réflexion originale sur le sens de la durée, pour finalement nous administrer ici la démonstration qu’il ne pourrait y avoir de prospective sans mémoire.
Un patrimoine au futur
Dans l’opinion, le patrimoine est synonyme d’héritage et d’un ensemble mort que l’on a derrière soi.
Le patrimoine1 est derrière nous. Il y a même une pyramide des âges de ce patrimoine à qui l’on ajoute le qualificatif d’« historique ».

Pyramide des âges des monuments classés
Mais, qui dit pyramide des âges, dit aussi vie. Tous les jours qui passent, un patrimoine naît : le patrimoine contemporain dont un jour, une partie sera reconnue « patrimoine historique ». Cette reconnaissance est difficile, car elle implique un choix, non seulement dans la qualité de l’œuvre, dans sa signification, son témoignage d’une période, mais aussi dans la stratégie de la protection : on ne peut, en effet, tout protéger, tout inscrire à l’« inventaire des sites » (mesure qui protège les sites) ou tout « classer » (ce qui induit alors des charges pour la collectivité publique, l’État en l’occurrence).
Chaque année, bon an mal an, plus de 400 éléments du patrimoine sont inscrits ; plus de 100 sont classés. Vers où allons-nous ? La question doit être posée, au-delà de nos envies immédiates de voir sauver un édifice ou un site. Serions-nous hypocrites pour le patrimoine comme pour les concessions perpétuelles ? « Classons et vous ferez le reste. »
L’insouciance n’est pas seulement française ; mais le travers est grand, dans notre pays, de décider « pour l’éternité » ; de trouver les crédits de premier investissement en ignorant les obligations répétitives de la réparation et de l’entretien2. L’amortissement est une sagesse comptable qui mériterait d’avoir une place dans la comptabilité publique : celle-ci privilégie les comptes d’exploitation et néglige les comptes en capital. En comptabilité, le patrimoine s’assimile à un stock. Le regard sur la gestion du stock, sur le patrimoine-capital, sur la maintenance, a une vertu : celle de responsabiliser les acteurs.

Inscriptions et classements
Monuments historiques classés et décisions d’inscription
Après l’examen des chiffres et du volume des monuments que le pays décide de protéger, celui de la nature des patrimoines n’est pas sans enseignement : on observe que les priorités accordées, selon les époques, aux diverses composantes du patrimoine monumental ont connu des modes successives :
– les églises et édifices conventuels ont été essentiellement classés de 1836 à 1880 ;
– les architectures militaires et fortifications, de 1870 à 1880 principalement ;
– les antiquités historiques, au cours de la décennie suivante ;
– les parcs, jardins, fontaines et ouvrages d’art, de 1890 à 1920 ;
– les édifices civils, de 1920 à 1950 ;
– les antiquités préhistoriques, châteaux et chapelles, essentiellement depuis 1940.
Chaque génération a eu ses préférences dont on pourrait penser que la somme recouvre, peu ou prou, tout l’éventail historique et le champ des différents types de bâtiments.
Il n’en est rien et on doit combler les lacunes évidentes de la conservation ; le patrimoine rural, par exemple, a été l’oublié d’une société ingrate à l’égard de ses agriculteurs qui ont souvent porté paysages et économie pendant des siècles. Alors que de nombreux pays européens ont fait un effort certain au cours des 50 dernières années (pays de l’Europe de l’Est, pays scandinaves, entre autres), la France a négligé et néglige encore la conservation de ses exemples si riches et si divers (400 types de maisons rurales). Les enquêtes de « Patrimoine 2000 » montrent une dégradation accélérée dans de nombreuses régions (Bretagne, Centre, Auvergne, Alsace) ; dans cette dernière région, on avance le chiffre de 1 000 destructions de maisons rurales par an ! Des associations militent courageusement pour la survie du patrimoine rural. Mais tout retard se paie et on regrettera longtemps les spécimens du patrimoine rural que Georges Henri Rivière avait si minutieusement recensés dans les années 1940 que l’on n’a pas protégés.
L’architecture industrielle, autrefois négligée3, a aussi été prise en considération avec retard et au moment où l’Europe, dit-on, sort de l’ère industrielle : il reste encore beaucoup à faire, à cet égard, pour la conservation réglementaire (inscriptions et classements) et surtout pour sa lisibilité ; une reconversion intelligente doit être la condition préalable de la reconnaissance. Au-delà de la conservation et de la relecture historique, il est en effet, plus qu’ailleurs, nécessaire de trouver pour ces jalons de l’histoire industrielle, des usages contemporains, où la nouvelle vocation permette de ne pas faire oublier l’ancienne et d’alléger au moins les charges de l’entretien.
Il faudrait enfin citer les grands objets, ces immeubles par destination que sont les outils, les navires, les trains ou les avions. Il existe aujourd’hui en France 60 musées de la voiture et 40 de la mer. Mais, hélas, trop d’organismes publics, après la Marine nationale autrefois, la SNCF ou, récemment, l’Aéroport de Paris ne sont pas assez responsables de la conservation d’un patrimoine dont on aurait pourtant pu entrevoir la valeur4. Les plus belles pièces ont disparu. Il faut encourager ceux qui ont fait un effort de restauration et d’animation ; associations et bénévoles sont prêts à le faire.
Le patrimoine du XXe siècle
Autre vertu : le regard prospectif sur l’entrée d’un patrimoine conduit aussi à comprendre que le patrimoine ne s’arrête pas à 1988 et que se pose donc la reconnaissance du patrimoine contemporain. D’une façon plus générale, le patrimoine du XXe siècle nous interpelle. Nous avons, comme d’autres pays à cet égard, du retard. Il est, certes, légitime de se donner un recul de quelque 20 à 25 ans pour éviter la précipitation. « Il faut donner du temps au temps » disait Cervantès. Les règles de l’ICOMOS pour le patrimoine mondial par exemple sont de se donner une franchise de 25 ans et de ne pas prendre en compte, en principe, des constructions dont l’architecte est encore vivant. Cette sagesse respectée, on ne gagne rien à attendre ; or, en France, à 12 ans de la fin du siècle, 60 monuments du XXe siècle (sur 13 000) ont été classés. Le retard engendre parfois la perte irréversible et, en tout cas, des surcoûts de remise en vie.
Faire reconnaître le patrimoine contemporain plus rapidement, c’est apprendre à le regarder ; c’est aussi apprendre à lire, sans attendre, notre société contemporaine à travers ses chefs-d’œuvre5 et, au-delà, à la déchiffrer.
Conserver : un effort dans la durée
Après la reconnaissance, se pose le problème de la conservation. Pour que les générations futures parlent de patrimoine, encore faut-il qu’il subsiste. Cela suppose un effort national inscrit dans la continuité.
Même si l’on évite de s’attarder à ce qui a fait les délices des économistes il y a un demi-siècle (chiffrer la valeur du patrimoine6), il n’est pas facile d’estimer l’effort moyen à assumer par le pays : produire des chiffres en francs courants des sommes consacrées, par l’État, à l’entretien du patrimoine ne donne qu’une vue partielle du problème7. Il faut ajouter crédits publics et privés, les mettre en regard des coûts de réparation et d’entretien du patrimoine et replacer le tout dans la durée longue. Ce travail de comptabilité nationale a été proposé, il y a quelques années, par l’association internationale Futuribles. Ce prix que les générations sont prêtes à payer à travers les décennies et les siècles pour la conservation de leur patrimoine, n’a pas encore été réellement calculé. Nous pouvons difficilement comparer les crédits pour la restauration dont on disposait au temps de Viollet le Duc (à une époque où le coût de la main-d’œuvre était peu élevé) à ceux dont on dispose dans une période que l’on dit très attachée aux monuments. Mais on peut sonner l’alarme. En restaurations réalisées, correspondant à la sauvegarde réelle du patrimoine et en investissements dans l’emploi par le canal des entreprises de restauration, l’effort national a été en nette régression depuis douze ans8.
Un ministre de la Culture, assailli par les exigences concurrentes de différentes catégories d’acteurs culturels sollicitant des appuis (sinon des rentes) de l’État, a dit un jour, qu’hélas, seules « les pierres ne pleuraient pas ».
Pendant 60 ans, le trésor national que constitue la statuaire de la cathédrale de Reims est resté dans la zone rouge du péril et des effets des dégradations cumulatives. Il ne s’agit pas moins d’un problème grave. Il ne serait pas pensable que la cathédrale de Reims soit irréversiblement condamnée, parce que les effets de sa fragilité croissent plus vite que sa restauration sous prétexte que, pendant plus de la moitié de notre siècle, l’investissement a déserté cette cause nationale. On doit savoir que la conservation du patrimoine majeur, classé depuis de longues années, passe par un réinvestissement financier en France, compensant de longs désinvestissements latents9.

La reconnaissance du patrimoine contemporain
Nombre de monuments classés datant du XXe et XIXe, par catégorie
XIXe XXe
Châteaux, manoirs 17 0
Architectures militaires 6 0
Cathédrales 5 0
Églises, temples, synagogues 14 9
Chapelles, oratoires, baptistères 13 1
Établissements monastiques 2 1
Édifices civils publics urbains 20 5
Édifices civils privés urbains* 16 9
Maisons natales ou résidences historiques 7 2
Édifices religieux urbains 1 0
Édifices ruraux 4 0
Monuments commémoratifs 19 4
Champs de bataille, hauts lieux militaires 2 23
Ouvrages de génie civil 4 1
Croix de chemin, calvaires 3 0
Parcs, jardins, parcelles de terrain 7 3
Monuments divers 5 2
Édicules des eaux 7 0
Total 152 60
Données recueillies par le département des Études et de la Prospective, ministère de la Culture, novembre 1986.
* La catégorie établissements industriels ne figure même pas dans les statistiques !
Quelques Corephae10 commencent à prendre en compte les patrimoines du XXe siècle. La Corephae de Lorraine en 1985 et 1986, a délibéré sur 14 patrimoines des XIXe et XXe (sur 40, soit 35 %), celui d’Aquitaine 11 (sur 35, 31 %) celui de Bretagne 7 (sur 77, 9 %).
II faut rappeler que les biens hérités, comme d’autres ressources de ce monde, ne sont pas des biens renouvelables c’est-à-dire qu’une chapelle rare du XIe siècle qui disparaît ou qui est dénaturée est un bien auquel une œuvre du XXIe siècle ne peut pas en équivalence de message et compensation de présence se substituer. Celle-ci, tout au mieux – et gageons avec confiance qu’il en naîtra – ne peut que s’ajouter au patrimoine.
Le futur du patrimoine
Toute discipline gagne à effectuer, de temps à autre, des exercices de prospective ; la politique du patrimoine comme les autres.
Parce qu’elle est longue – un siècle, voire plusieurs – la prospective de monuments qui ont déjà traversé des siècles, pose de sérieux problèmes à une discipline qui, le plus fréquemment aujourd’hui, est une aide à l’anticipation sur 10 ou 20 ans seulement. Il faut pourtant oser.
Les technologies de la conservation vont sensiblement évoluer. D’une part, de nouvelles technologies de diagnostic (thermographie, photogrammétrie, datation, simulations) vont, au service de la conservation, permettre des renouvellements ou des reconstructions de longue durée (voire des « immortalisations ») ; ces techniques constitueront aussi des outils nouveaux pour des renforcements, des consolidations de gros œuvre11.
Autre évolution ; si l’on n’y prend garde, les métiers traditionnels liés aux bâtiments construits autrefois risquent de se perdre. Faute de formation et de transmission de savoir-faire, la reconstruction et la réparation pourraient souffrir de l’abandon ou de l’oubli.
Les pollutions ou nuisances constituent aussi un problème important. Elles atteignent, on le sait, les sites et certains milieux devenus fragiles. Les constructions ne sont pas à l’abri et la pierre, elle aussi, a sa vie, ses maladies et sa mort. Les vibrations dues à certains modes de transport sont à peu près connues. Plus pernicieux sont les risques croissants de maladie de la pierre. Certes, dans les villes elles-mêmes, un effort a été engagé sur la qualité de l’air depuis 10 ou 15 ans mais, dans certaines régions urbaines, on constate des remontées. Il conviendrait donc à la fois de connaître mieux les risques encourus et le degré de mise en œuvre des politiques de l’environnement et de mieux faire connaître les nouvelles technologies pour combattre les « maladies » des monuments12.
Une autre perspective (les tremblements de terre en Europe) est connue : elle peut fournir des indications utiles et l’on ne prend pas suffisamment en compte ce genre de risque majeur13. Les incendies, les risques d’attentats eux, sont aléatoires. Là aussi, une diffusion des nouvelles techniques de sécurité serait utile.
Mais l’étude des relations entre futur et patrimoine passe aussi par celle des relations entre le patrimoine et les activités humaines. Que peut-on en dire en les résumant ici ?
Un aménagement culturel du territoire reste à faire pour le patrimoine. Les transformations des villes, en particulier des grandes villes, sont inévitables dans le prochain siècle pour faire face au renouvellement de l’habitat et à la demande sociale à laquelle ne répond plus la ville d’aujourd’hui. Les logiques d’urbanisme, les chantiers peuvent être à l’origine de remise en question ou de « mise en valeur » de monuments et plus encore, de l’environnement qui les a sous-tendus. Mais la relation monument-espace se trouve réinterpellée parfois trop tard ou bien tard, à l’entrée des bulldozers (par exemple, à Marseille lorsqu’on a découvert le port grec).
L’accessibilité des monuments peut être profondément modifiée par une géographie nouvelle des modes de transport et par les systèmes d’information. Le développement de trains express ou celui de l’autoroute privilégient certains axes et modifient les possibilités d’accès, mais aussi les lignes de force de la fréquentation.
Les moyens de communication vont avoir tendance à mettre le projecteur sur un nombre relativement restreint de monuments. Une hiérarchisation plus grande risque de se développer ; certains monuments seront délaissés ; d’autres connaîtront, au-delà de 100 à 200 000 visiteurs, des problèmes d’encombrement et de saturation.
La prospective nous apprendrait bien d’autres choses : par exemple les mutations presque inexorables de notre géographie et les résultats, incertains, des politiques d’aménagement du territoire. Le déclin d’une région, son dépeuplement, la création de véritables friches à long terme dans le paysage rural, par abandon agricole dont on dit qu’il concernera un tiers du territoire, se paieront très cher au niveau de la conservation du patrimoine. Celui-ci peut-il subsister lorsque ces mutations sont trop fortes ?
Prospective et mémoire
L’essentiel, sans doute, d’une prospective des monuments historiques passe par l’étude des comportements et des valeurs. Quel prix, quelle valeur de symbole ou d’enracinement les générations futures accorderont-elles aux monuments historiques ? Il est difficile de dire quelle sera l’attitude de la société de demain à l’égard de son patrimoine. Il serait fort utile de l’analyser en profondeur (et non seulement par des sondages appelant des réponses simplifiées « Aimez-vous le moderne ou le vieux ? »).
Il faudrait déceler vite les attitudes des nouvelles générations. À le faire, on mesurerait la référence du patrimoine dans l’identité nationale et surtout locale, régionale : l’attachement des jeunes y est croissant. C’est sur le terrain, plus que dans les sondages (notamment dans les chantiers de jeunes) que l’on détectera la véritable adhésion et l’intérêt durable des générations futures.
L’étude prospective pourrait utilement nous éclairer sur l’importance qu’une société accorde à sa mémoire. On peut penser que celle-ci aura une place plus large. L’encombrement des données et des créations de tous ordres (particulièrement dans le domaine de la communication) appelleront des compensations. La mobilité croissante, les changements de plus en plus rapides de la société, l’accélération des mutations vont peut-être mettre en relief l’importance d’un appel à la mémorisation. Plus une société consomme vite, plus elle tiendra à mémoriser quelques jalons forts. Un peuple aura du mal à ne pas faire appel à son passé pour éviter que disparaisse son identité.
Mais en même temps, quelle compréhension aura-t-il d’un monument dont la fonction (religieuse, civile, militaire) ne correspondra plus, ici ou là, à ce qu’il y a de vivant dans le contemporain et dont le code de lecture risque de s’affadir ? La discussion mérite d’être largement ouverte. Une réflexion-clé devrait porter sur l’évolution du sens de la durée. On pourrait être inquiet si le sens du temps se perd ; or il se perd. Les causes sont d’ordre très divers et sont trop vite dénoncées les méthodes d’enseignement. S’il est vrai que, pendant dix ans, l’abandon de l’histoire-chronologie a fait perdre une lecture historique qui a besoin de jalons, il faut aller plus loin et se poser des questions sur l’influence en profondeur des techniques de communication. Nul ne peut encore véritablement connaître l’effet des nouvelles techniques qui, semble-t-il, privilégient l’actualité et l’immédiateté. Des effets insoupçonnés peuvent résulter de la société de communication ; des études en Grande-Bretagne ont, par exemple, fait apparaître que le patrimoine renforçait la référence aux lieux-refuges d’une histoire romancée (en contrepoint de l’amoncellement d’actualités) et l’appel aux lieux-divertissements ; l’histoire-fiction se développe.

L’absence de référence historique ou d’appel à une conscience de l’histoire, l’image d’un patrimoine off, les réflexes d’intéressement des spectateurs à l’image mais aussi la délocalisation portent atteinte à la convivialité (existe-t-elle encore ?) ou à la familiarité d’une société avec son patrimoine. On devrait davantage s’interroger sur les relations entre la société et son approche du long terme. Il n’est pas de patrimoine sans une société de la durée. Allons-nous vers des sociétés qui prennent en compte davantage le long terme ou vers des sociétés de l’intemporel où l’instinct social du long terme se perd ? On ne pourrait alors que rappeler les sociétés rurales anciennes où le relais de générations était d’autant plus fort que la durée de vie était courte et la durée des plantations longues. Planter une forêt pour dans trois cents ans ou greffer un arbre qui ne produira que cinquante ans plus tard, quels beaux gestes de solidarité prospective ! Le long terme et le relais de générations étaient enracinés par cette nécessité ; par le rituel de sociétés qui se passaient le flambeau, de « sages » en fils. L’initiation à la durée longue était presque la règle lorsque le temps se reliait à l’immuable ou, en tout cas, aux rythmes séculaires et aux mémoires collectives.
La population urbaine dépassera bientôt dans le monde la population rurale. La vie urbaine est trépidante. La société contemporaine vit à un rythme saccadé. L’acte de planter, pari de la longue durée, sera bientôt pour elle un souvenir comme celui de la lenteur d’évolution ou des grandes continuités. Et même le subconscient n’y fera plus référence.
Où demeurera le réflexe prospectif dans une société qui, certes innove, part dans l’espace et bouleverse la génétique, la morale et la biologie mais carambole le temps et l’aplatit ? La société de communication qui immédiatise et rapetisse l’universel dans une géographie où l’on réagit aux événements des antipodes avec la méconnaissance de ce qui est à sa porte, renforcera-t-elle la tendance à l’événementiel ?
La communication érige le temps en actualité et oblitère la mémoire. Une véritable « maladie du temps » naît avec l’instantané. Les nouvelles générations commencent à mesurer la perte de densité du temps.
Doit-on cependant être totalement pessimiste ? Sûrement pas ! Quelques nouvelles données permettent de penser que le sens du temps long peut se greffer sur de nouveaux champs de la conscience collective. L’environnement mondial, la gestion des grandes catastrophes et le destin d’espaces entiers (les forêts, les zones sèches, les océans, tout comme la troposphère et les climats) sont des domaines où le regard doit porter loin, non pour le plaisir mais pour la survie. Ces tours de contrôle que sont les satellites viendront alimenter les avertissements, les alertes ou les programmes de recherche. Ces outils fantastiques de l’appréhension de la Terre et de son devenir relaieront-ils la sagesse paysanne aujourd’hui disparue ? Beaucoup de l’attitude d’une société à l’égard de son patrimoine dépend de cette « conscientisation ». Mais cela se cultive. L’instinct du long terme s’entretient. Il lui faut de l’exercice, faute de quoi nous risquons d’être des ankylosés du long terme, des ankylosés du futur. L’arthrose du patrimoine nous guette.
Les faits porteurs d’avenir existent, encore faut-il avoir la soif de les identifier.
Les historiens du temps long – les Braudel par exemple – et les tenants de la prospective – Bertrand de Jouvenel, Louis Armand, Gaston Berger – se sont donné ici inconsciemment la main dans cette pédagogie retrouvée. L’ouverture des jeunes à ces données du temps long ne trompe pas ils se passionnent pour le fond de la Terre, les années lumière, la préhistoire et l’archéologie sous-marine comme l’une ou l’autre de ces nouvelles frontières du temps, maintenant que la géographie des Mermoz et des Gerbault a réduit leurs horizons.
Rendre l’avenir familier ; habituer les sociétés à refuser l’inexorable pour regarder plus loin ; identifier les non-connaissances et cultiver les interrogations que tout l’appareil éducatif a tendance à fermer sur l’acquis ; célébrer l’inattendu. Le patrimoine a, ici, si on le fait vivre, éminemment sa place.
La communication est sans doute l’essentiel de ce qui, au cours du prochain demi-siècle, va modifier les données du patrimoine.
Patrimoine et communication
Un patrimoine qui ne s’exprime pas aujourd’hui est deux fois mort : la « société de communication » qui est la nôtre contraint à communiquer pour être.
Premier effet de la communication : être connu, plus apprécié, plus fréquenté.
Le patrimoine doit entrer davantage dans le monde médiatique dont il ne peut être absent ; il lui apporte une incontestable qualité. La bataille culturelle de l’identité locale, régionale, nationale se joue, ici, comme se joue aussi l’enrichissement de la culture par une communication où il est présent. En entrant dans le système de communication, il n’y entre pas seul : l’histoire, les valeurs, l’environnement régional y rentrent avec lui.
La communication peut voir un effet décisif sur la fréquentation du patrimoine, mais elle a un évident effet d’entraînement sur les productions liées au patrimoine (spectacles, fêtes, éditions, etc.).
Deuxième effet de la communication : développer le besoin de patrimoine en tant que lieu collectif, en tant que point de rencontre. Certes, la communication développe – privilégie même – la maison. Mais au-delà (et le mouvement est trop peu perçu), elle engendre des besoins de lieux forts.
Parce qu’une société communique et consomme vite, elle a, en contrepoint, besoin de lieux d’échange et de rencontre, de « ports-francs » multimédias et de racines. Le succès de Beaubourg, de la Villette, voire des espaces récréatifs, peut s’expliquer, en grande partie, par le besoin de lieux, de plages d’indépendance, de rencontre et d’échange : la société a besoin de « diagonales », en contrepoint des quadrillages trop prononcés qui la cadastrent.
Le patrimoine historique, parce qu’il est ancré et que l’âge lui procure l’indépendance, a une carte décisive à jouer pour accueillir des populations sorties de leur quotidien, voire de leur stress, à la quête « d’autre chose ».
Cela veut dire que, sur place, on s’abstienne à l’égard du visiteur de vouloir tout faire savoir sur le monument et à propos de lui. La suggestion est un art : elle permet, tout en préservant le sacré du lieu, de jouer la familiarité de la rencontre ; l’un et l’autre ne sont pas antinomiques.
Troisième effet de la communication : sortir le patrimoine de son isolement et du dialogue univoque que l’on peut avoir avec lui.
La communication crée entre les patrimoines de même nature des relations de curiosité, des appétits de comparaison. Elle est à même de faire naître, ici aussi, des « réseaux », des routes et des chemins nouveaux.
Ôtons-nous de l’esprit que la communication se moque des lieux et des frontières. La communication n’est pas a-géographique, comme on le pense parfois. Elle crée de nouvelles géographies en « réseaux ».
Ce n’est pas un hasard si se préparent en Europe des « routes transculturelles » ; celle des « cathédrales de lumière » par exemple, et si des réseaux de centres culturels ou de responsables de sites et mouvements sont en passe de voir le jour en Europe14 et en Méditerranée.
Les patrimoines, compris comme « les lieux du temps », peuvent trouver ici de nouvelles opportunités, à l’échelle nationale et, très bientôt, à l’échelle internationale.
Les nouvelles techniques de communication iront, à cet égard, plus vite qu’on le pense et conduiront un patrimoine, un monument ou un musée à sortir de son isolement ; de son « splendide isolement ». Les techniques de télévisite conduiront, par exemple, les musées à se relier davantage à leurs homologues et, ici aussi, à vivre en « système ». Les relations de voisinage continueront à être importantes mais s’y ajouteront des relations qui franchiront allègrement les dizaines, les centaines et, peut-être, les milliers de kilomètres.
Le patrimoine, à l’évidence, est bien autre chose qu’un simple objet de nostalgie.

La civilisation de l’éphémère
[…] Un octogénaire plantait. Des jeunes gens lui demandent : « Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir ? » Il leur répond : « Mes arrière-neveux me devront cet ombrage. »
Dans la fable de La Fontaine je me permets d’en insérer une autre. De ces spectateurs je fais des économistes qui disent au vieillard :
– Si vous avez souci de votre postérité, c’est un bien mauvais calcul que de planter ce chêne qui n’aura atteint sa pleine maturité que lorsqu’il sera plus vieux que vous n’êtes, c’est-à-dire quand vos petits-enfants aujourd’hui vivants auront eux-mêmes disparu. Si vous voulez planter, choisissez des peupliers que, dans vingt-cinq ans d’ici, vos enfants pourront débiter, formant ainsi à leurs enfants un capital qu’ils pourront réinvestir, et par réinvestissements successifs quel ne sera pas le capital qu’ils auront acquis d’ici à un siècle !
Le vieillard répond simplement :
– Oui, mais quel ombrage y aurait-il alors pour ceux qui vivront en ces lieux cent ans et plus après nous ?
Ce souci de l’ombrage ménagé aux habitants futurs, quels qu’ils puissent être, c’est un bien autre esprit que celui de l’accumulation du capital, et je regrette fort que l’on applique le beau terme de patrimoine au capital hérité ; je voudrais que l’on entendît par patrimoine l’état du domaine de la vie humaine qui est laissé par les générations passées aux générations à venir.
Faisons, dans la fable, intervenir un petit-fils du vieillard. Il demande :
– S’il faut si longtemps à un chêne pour s’éployer, celui sous lequel nous avons pique-niqué dimanche dernier devait avoir été planté quand et par qui ?
Le vieillard répond :
– Quand, je ne sais. Mais ce chêne-là avait sûrement été planté avant la naissance de mon père, et probablement avant celle de mon grand-père. Par qui ? Comment le savoir ?
C’est donc aux soins de gens depuis longtemps disparus que nous devons des beautés durables, sources de plaisirs actuels. J’espère qu’à notre tour nous en faisons autant…

Bertrand de Jouvenel,
revue Futuribles, no 1-2,
hiver-printemps 1975

* Serge Antoine est président de la Fondation Claude Nicolas Ledoux (Saline royale d’Arc-et-Senans), et conseiller-maître à la Cour des comptes.
** Revue Futuribles, no 119, mars 1988, p. 17-30.
1. Le patrimoine entendu ici est fait de grands et de petits monuments à l’exclusion des mobiliers, ou de la création littéraire ou artistique. La mission « Patrimoine 2000 », présidée par Serge Antoine, a produit un rapport intitulé Promouvoir le patrimoine français pour l’an 2000, édité en 1987 par la Caisse des monuments historiques, Hôtel de Sully, 75004 Paris (95 F).
2. II conviendrait par exemple pour éviter trop d’irresponsabilité d’assortir en règle générale le classement de patrimoines « utilisables » d’une charte précise quant à son affectation et à l’autorité qui assumera les charges de la maintenance et de l’animation.
3. On ne connaît pas aujourd’hui la liste des patrimoines classés d’origine industrielle ; il y en avait une quinzaine il y a 5 ans.
4. Pendant le travail de la mission « Patrimoine 2000 », on a sauvagement détruit le prototype de la première Caravelle et démobilisé ainsi des centaines de sauveteurs bénévoles.
5. La mission « Patrimoine 2000 » avait recommandé un coup de projecteur public sur les architectures de Le Corbusier, Robert Mallet-Stevens, Jean Trouvé.
6. Notre-Dame, études de l’économie Divisiat.
7. Les crédits de l’État affectés aux monuments historiques et palais nationaux, entre 1962 et 1977, ont doublé cependant que l’inflation a été bien supérieure. Le rapport Toulemon en 1977 relevait que « les moyens actuels ne permettent pas l’entretien du patrimoine ». La comparaison entre périodes, quant aux financements, n’est pas facile pour un certain nombre de raisons : difficultés de comparaisons à valeur constante, sur longue durée ; de plus, il y a un siècle, seuls quelques monuments majeurs étaient pris en compte ; aujourd’hui en France, les monuments classés sont bien plus nombreux (moins de 1 000 avant 1875, plus de 4 000 déjà à la veille de la guerre de 1914-1918 et aujourd’hui plus de 13 000) et plus divers (à l’architecture des églises, cathédrales, abbayes et châteaux, s’ajoute celle de plus petites demeures, de l’habitat rural, de l’architecture industrielle). Et la conservation des ensembles urbains par exemple (secteurs sauvegardés, etc.) complique encore les choses.
8. Un projet de loi-programme vient d’être décidé en octobre 1987.
9. Michel Parent.
10. Corephae : Commission régionale du patrimoine historique, archéologique et ethnologique.
11. Le ciment armé des constructions de Le Corbusier ou de Perret par exemple.
12. La visite des laboratoires du château de Champs-sur-Marne devrait être encouragée et la pédagogie de leur travail mériterait d’être exposée.
13. Voir le colloque d’Avignon en octobre 1986, Patrimoine et risques naturels.
14. Le Conseil de l’Europe l’a compris et l’encourage.

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Des monuments qui parlent

Source : revue travées  1988

Auteur : Serge Antoine

Les monuments, comme les hommes, sont faits de pierre et de chair.
Sans la pierre, ils ne traversent pas les siècles ou, à peine, la mémoire des hommes. Leur état de ruine est un équilibre, parfois délicieux car il incarne le temps, la durée, le souvenir ; mais il est fragile et éphémère. La restauration, fidèle et discrète, est une exigence pour un peuple qui veut garder son histoire, sa fidélité, son identité.
Mais ce n’est pas tout. La visite passive des lieux déserts que l’on sait lire par eux-mêmes n’est plus suffisante. Nourries de mythes et d’images, nos sociétés veulent voir revivre davantage les pierres et les voir revivre par un nouveau destin dans le monde contemporain.
Il ne faut pas, ici, se tromper. Le « supplément d’âme » requiert du talent pour que les monuments ne soient pas affublés de parodies pastiches ou alourdies de laborieuses explications pédagogiques. La suggestion est un art délicat. Passé le sas de l’entrée, le visiteur, même guidé, doit demeurer émerveillé. Les évocations du théâtre, les fastes des festivals, le chœur joué avec la population, sont des célébrations où le meilleur voisine parfois avec le pire. On peut oser, quand la fête est éphémère et que la technique aujourd’hui amplifie l‘irréel ; on doit rester discret quand il s’agit d’une présence plus durable.
Et puis, il y a la rencontre d’un monument avec un nouveau destin, une nouvelle fonction. Il n’y a pas ici de recette du succès ; elle ne peut être, en tout cas, suggérée par le seul souci de retrouver un partenaire argenté pour assurer l’entretien. Certes, l’on connaît de nombreux monuments, sauvés par une réutilisation pénitencière (Fontevraud), militaire (Montdauphin) ou hôtelière (paradors en Espagne). Mais la rencontre entre le monument et un nouveau destin culturel est évidemment plus attirante ; elle trouve sa place dans un siècle où les équipements culturels se font de plus en plus nombreux : centres de séminaires, musées, maisons de la culture… ; la palette est large et elle assure, aujourd’hui, des lendemains aussi facilement que les colonies de vacances, il y a 30 ou 40 ans. Il faut seulement une dose, une bonne dose de discernement pour éviter d’aller, tête baissée, dans le premier chemin ; les centres de colloques ne sont pas la panacée ; les musées non plus. Sait-on, qu’en France, il existe plus de 40 musées de la voiture ?
L’aventure des Centres culturels de rencontre est autre : son principe est de faire revivre un lieu en écho de son histoire, par l’exercice, dans ce lieu, d’activités culturelles diversifiées, parfois reliées sur un thème unique et d’y associer, le plus possible, la population régionale et le public des visiteurs dont il est trop vite dit qu’ils sont passifs. On a les touristes que l’on mérite.
Les Centres culturels de France, dont l’idée remonte aux années 1970, répond à une volonté d’ouvrir plusieurs voies :
– montrer que le monument ancien peut abriter un projet contemporain ;
– montrer que l’activité culturelle peut être ouverte aux visiteurs, à des visiteurs de plus en plus nombreux ;
– montrer qu’un monument, même sans racine « régionale », peut s’ancrer dans une perspective de développement ou de fierté régionale.
Les Centres culturels, qui sont, aujourd’hui, huit en France, ont, chacun à leur manière, et avec l’indépendance qui les caractérise, un champ d’activités passionnant.
Leur notoriété est grande, de plus en plus dans le monde, de plus en plus en Europe. Chaque Centre le sent bien qui, depuis quelques années, tisse des liens avec des partenaires. Le Creusot avec Iron Bridge, Arc-et-Senans avec le Grand Hornu en Belgique ou avec les mines de Wieliska en Pologne, frère, comme Arc, du patrimoine mondial, Rochefort avec les centres européens de la mer, et Villeneuve-lès-Avignon avec d’autres centres méditerranéens.
L’année 1988 sera décisive. À Arc-et-Senans, entre 80 et 100 responsables de monuments se réunissent pour créer, entre eux, un réseau, un système d’échanges, une entente. Ce sera un fait important dans leur vie que cette création d’une grande famille, entre professionnels, sous l’égide du Conseil de l’Europe et qui sera annoncée en octobre à Berlin. Ces Centres culturels, installés parfois dans des monuments anciens (Fondation Cini à Venise, Alden Bisen en Belgique…) auront aussi une vertu : celle de créer par une chaîne volontaire, une Europe de la Culture, plus efficacement, sans doute que par des directives, des normes ou des administrations. Une Europe qui doit tant au réseau des villes libres et des abbayes autrefois pourrait, demain, y trouver un aliment fort.

Serge Antoine (1988)

* Revue Travées, 1988, p. 3-4.

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Les lieux culturels, des “ports francs” dans un réseau européen pour l’action culturelle

Source : revue Travées 1988

Auteur : Serge Antoine

Une Europe organique
L’Europe culturelle qui vit de tant de souvenirs du passé et de sous-entendus, a du mal, dans le monde contemporain de la création, à affirmer son identité et le vécu culturel est encore en jachère ; l’espace culturel est à faire.
L’Europe progresse au plan économique et, sans doute, politique. Des institutions communes se sont mises en place depuis vingt ans. Directives, règlements, normes fixent les règles du jeu du marché commun. Cette voie par affirmation de l’économique, lancée par Jean Monnet, commence à intégrer de nouveaux domaines (la révision du traité de Rome en 1986 introduit l’environnement) ; elle a encore peu concerné le champ de la culture.
Une autre voie, non retenue dans les années 1950 avait été proposée par un aménageur, Maurice Rotival : elle aurait consisté à mettre ensemble, entre Européens, une région commune (la vallée du Rhin en l’occurrence) ; elle n’a pas été choisie.
Une autre voie, plus organiciste (ou biologique, aurait dit B. de Rougemont), a été jusqu’ici peu explorée : celle qui consiste à épauler des coopérations entre institutions libres de leur choix et les aider à créer entre elles, des réseaux. Ces réseaux constituent aujourd’hui une forme nouvelle de coopération qui s’alimente des vertus de la décentralisation et des dimensions nouvelles de la société de communication qui, depuis peu, prend massivement le relais de la société industrielle.
Cette approche devrait convenir aux perspectives de développement culturel de l’Europe. Le progrès ne se fera pas dans ce domaine, par décret ni même par concertation administrative ou politique. La dynamique culturelle pourra s’enrichir de l’échange des pratiques culturelles. Celles-ci sont relativement peu apparentes. Qu’il s’agisse des « consommations » culturelles ou de la création culturelle, la praxis est importante à connaître : elle est un terrain fertile pour l’échange, par exemple pour ce qui concerne l’usage des techniques. Ces dernières ne doivent pas être regardées comme des objets, des artefacts mais comme des événements de changement dans les pratiques culturelles et même au-delà, dans la conscience culturelle de la société.
Les nouveaux outils de communication (et d’immédiatisation) peuvent avoir un effet à long terme sur la perception, par la société, de son patrimoine par un changement de la notion de durée.
Faire progresser l’Europe culturelle au travers des échanges et des actions communes entre partenaires responsables d’un secteur culturel est chose intéressante parce qu’elle intègre le vécu, l’expérience et qu’elle met en valeur la qualité professionnelle, la déontologie des créateurs ou des responsables culturels.
Il faudrait résolument s’engager dans cette voie. On peut penser aussi bien à encourager la réunion en Europe des responsables des télévisions pour favoriser l’échange des programmes qu’à constituer entre conservateurs de monuments, entre bibliothécaires, entre associations de vulgarisation scientifique des formes de coopération directe.
Mais il faudrait aussi explorer la voie d’un réseau de lieux culturels, de ce que j’appellerai, si vous le voulez bien en anticipant sur la conclusion, le réseau des « ports francs culturels de l’Europe ».
Parlons donc un peu des lieux : l’Europe autrefois s’en est nourrie : les villes libres et les abbayes ont été des ferments pour l’Europe et, cela, parce qu’elles étaient, avant tout, des endroits de rencontre, d’échanges et de ce que l’on appellerait aujourd’hui d’acculturation ou de « fertilisation croisées ». Est-il besoin de dire que les unes et les autres ne remplissent plus cette fonction et qu’elles ne sont plus là pour assurer la présence de l’interdisciplinaire ou du multimédia.
Plaidoyer pour les lieux : des « ports francs »
Rencontre, échanges, coopération, coproduction, entre professions, entre organismes est une voie fructueuse qui créerait un maillage, un humus entre responsables d’une même famille culturelle.
On ne dira jamais assez l’influence qu’ont eu autrefois des espaces d’exception pour la survie, la relance et la création des grandes civilisations. L’Europe doit beaucoup aux villes libres et aux abbayes ; l’histoire est pleine d’ingratitude pour la géographie, elle ne reconnaît pas toujours le rôle des abris et des lieux de rencontre qui ont rendu possible l’éclosion de la pensée et de la conscience européennes. Lieux du hasard, de la foi ou de la nécessité, ces écloseries ont, pourtant, été décisives.
Qui oserait dire que l’avenir se passera désormais de lieux ? Certes la communication omniprésente et immatérielle, l’instantané universel, la culture sans sol, ou la nécessaire technologie apatride peuvent laisser penser que les lieux n’ont plus leur place dans la création des sociétés et des cultures. Rien n’est moins sûr ! Bien au contraire, plus dans le monde, se tisse un maillage indifférencié de communication et plus s’efface le rôle des centralités du pouvoir au profit des réseaux, plus seront nécessaires des lieux forts ou s’expriment une pensée, une volonté ; où se formulent des projets. « Quand les villes naissent, les empires disparaissent » disait Claude Nicolas Ledoux au XVIIIe siècle.
Un réseau passif ou un réseau moteur
Miser sur les Centres culturels pour lancer ou relancer l’Europe culturelle, c’est aussi se pencher sur la manière de créer un réseau et de le faire travailler. Pas question, bien sûr, de fédérer. Chaque Centre doit garder son indépendance ; une indépendance souvent méritée. Chaque Centre doit pouvoir affirmer son identité, sa mission comme il l’entend. Mais il ne suffit pas de dire : « on créera un réseau ». Il faut le bâtir, mais aussi le faire tourner.
Le mot de « réseau » indique bien ce qu’il veut dire : mais si on ne le précise pas, il risque d’entrer dans le langage flou, dont on nourrit l’à-peu-près et dont l’univers se peuple, hélas, de plus en plus.
Ce réseau, pourtant, on ne le définira pas a priori. C’est aux Centres culturels, eux-mêmes, de dire ce qui est utile pour la programmation, la rencontre, l’échange. Une réunion d’un ensemble de Centres pourrait être très opportune pour définir le « cahier des charges » du réseau européen.
Il faudrait dire, par exemple, ce à quoi un Centre s’engage en entrant dans le réseau. Cet engagement est essentiel, car il distinguera le réseau auquel on pense de ces innombrables listings informatiques que l’on baptise à tort « réseau ». L’engagement initial, la charte à laquelle souscrirait chacun des Centres serait à la fois le fondement « constitutionnel » du réseau et la permanence de son alimentation comme aussi (il faut toujours prévoir le divorce dans les actes de mariage) le critère d’abandon ou d’exclusion.
Il faudrait aussi identifier les différentes actions qui feront vivre le réseau : les pistes ne manquent pas.
Des centres culturels
Un réseau des centres ou des lieux culturels est une proposition pour l’Europe. La plus grande difficulté n’est pas de bâtir un réseau mais d’identifier·et de définir des « Centres culturels ».
Il s’agit, puisqu’il faut bien une définition-cadre, de lieux (contemporains ou anciens) disposant d’une architecture de qualité, aménagés pour la rencontre, l’accueil, la création, et dotés d’une équipe capable, avec des outils (techniques, entre autres, pour la communication), d’investir dans ces fonctions d’animation de manière relativement permanente.
Ainsi ne serait pas prise en compte une organisation éphémère de fête ou de festival ou une fondation sans mur, procédant par incitations extérieures.
Le statut juridique de l’organisme responsable importe peu : il conviendrait d’être plus regardant sur l’autonomie, la liberté de manœuvre, la volonté d’aider la création originale ; la provenance des ressources est à examiner et l’on devrait privilégier les Centres dont l’autofinancement est suffisant.
Avec une définition encore approximative qu’il appartiendrait aux Centres eux-mêmes de préciser, un premier recensement a pu être fait en Europe : une centaine de Centres a été identifiée.
Aujourd’hui, dans un monde en changement accéléré, dans des pays agressés dans leur intimité culturelle, à l’aube du XXIe siècle où se croiseront culture et communication, il nous faut bâtir ou rebâtir des lieux d’acculturation. On peut le faire, on doit le faire dans les grandes métropoles, dans des architectures contemporaines et anticipatrices et rendre aux villes leur fonction essentielle de « machine à communiquer », celles des cités méditerranéennes. On peut le faire, on doit le faire aussi dans des espaces régionaux, dans des monuments qui nous viennent du passé. « Un passé pour notre avenir » était la devise de l’année européenne du patrimoine. Hors les murs, on peut dans les régions et dans la profondeur des « pays » s’appuyer sans attendre sur des relais culturels. Et si l’Europe institutionnelle et politique était moins accaparée par le sectoriel et par l’économie des produits, peut-être aurait-elle plus vite fait de ces lieux des leviers pour demain ? Une stratégie d’un aménagement culturel des territoires européens est aujourd’hui possible. À nous de la proposer.
Il peut s’agir d’échanger des programmes, d’accueillir des boursiers, des créateurs, de se lancer dans des coproductions, de prévoir l’accessibilité en plusieurs langues, d’organiser des manifestations communes ou tournantes, de se doter de matériels de communication, d’être présents hors d’Europe, etc.
Tout ceci n’est qu’une liste de suggestions. Encore une fois, laissons aux responsables de Centres eux-mêmes, le soin d’établir cette charte1.
Des lieux vivants
Aujourd’hui le ferment viendra des Centres eux-mêmes. Mais il ne suffit pas de lancer l’appel aux citoyens ou à la participation des populations, ce qui est un discours d’intention dont on abuse en Europe (l’appel à la vertu encombre les médias) ou, pire encore, de compter sur le temps et sur le raccourcissement des distances ; ou encore sur la lente uniformisation des modèles de société (hélas, ce que les techniques de communication risquent d’accélérer).
Miser sur les lieux vivants aujourd’hui de la culture européenne, sur les pôles et les centres de création, faciliter leurs rencontres, leurs échanges, leur fertilisation croisée et créer un réseau interactif est une voie qui n’a pas encore été prospectée.
Les Centres culturels ont de réels atouts pour jouer ce rôle de levain. Ils ont d’abord des lieux en vie ou, pour ceux qui utilisent un patrimoine historique, remis en vie, à mi-parcours entre le passé et l’avenir. Ils sont des mémoires, si nécessaires, on le sait, à l’innovation. Confortés, pour certains, par le patrimoine historique dont ils sont les hôtes, ils sont disponibles dans un monde ou presque tout est étiqueté, cadastré, fonctionnalisé, accaparé. Les lieux disponibles sont aujourd’hui un gisement rare.
Les Centres culturels sont ancrés dans leur territoire, leur région, leur pays. Ils ont les deux pieds dans la terre et la tête dans l’avenir qui se fait. Ils ont la vertu de n’être pas des parcelles d’administration et d’être à la rencontre des collectivités locales et des États. Et surtout, ils sont libres et ont tenu à l’être pour mettre leur liberté au service des autres. S’il fallait aujourd’hui en Europe les caractériser, je dirai qu’ils sont des « ports francs » ou qu’ils ont toutes les qualités pour l’être.
Mais être des « ports francs » pour l’Europe ne va pas de soi. Il faudra un effort et plusieurs conditions sont nécessaires.
– Il faudra que l’Europe, institutionnelle et politique – une Europe à géométrie variable ouverte sur le monde – affiche clairement la volonté de s’appuyer sur un maillage de lieux forts et que soit dessinée une stratégie internationale très volontariste.
– Il faudra que les Centres concentrent davantage leurs efforts dans une voie de créativité plus ciblée, exigeante vis-à-vis des tentations de l’animation tous azimuts et des nécessités de la survie quotidienne.
– La troisième condition est de jouer résolument – et en même temps – l’ancrage territorial et l’ouverture internationale. Qui affirmerait qu’il y a là contradiction ? À l’heure où partout en Europe, s’affirme le rôle international des communes, des départements, des régions, des provinces, dans certaines dimensions au moins (de la solidarité avec le Sud, de la culture, des échanges d’expériences de la pratique locale), les Centres culturels ont une chance à saisir.
– La quatrième condition à mes yeux, est de laisser les Centres culturels vivre comme des entreprises. Cela ne veut pas du tout dire courir après des rentabilités ou renoncer au service public, cela veut dire construire, année après année, leur équilibre sur des projets précis et autoportants. La politique culturelle, qui, de plus en plus, se refuse à l’assistance répétitive, y pousse. Le « mécénat de projet » aussi. Enfin, pour que les Centres soient des ports francs pour l’Europe, il faudra lutter contre la tentation que pourrait avoir toute entité de se créer un domaine et de la baliser ne varietur. C’est aux nouvelles frontières de la culture, de la société et de la technique que les Centres culturels doivent placer leurs ambitions.

Serge Antoine (1988)

* Revue Travées, 1988, p. 7-9. Serge Antoine est gouverneur et membre du comité exécutif de la Fondation européenne de la culture, président de la Fondation C. N. Ledoux pour les réflexions sur le futur (Arc-et-Senans), président de l’Association des centres culturels de rencontre (France).
1. Une réunion des fondations européennes existe d’ailleurs : le groupe de La Haye. Il regroupe des fondations telles que la fondation Migros, la fondation Gulbenkian.

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