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Anne-Marie Sacquet Directrice générale du Comité 21 sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Chère Aline, chers amis, chers adhérents,

Je vais évoquer le grand privilège, le grand bonheur que j’ai eu à travailler quotidiennement avec Serge pendant dix ans, à partager avec lui les enthousiasmes, les utopies toujours concrètes, les avancées que nous pouvions constater au Comité 21 et ailleurs, et aussi souvent les indignations.
C’est vrai que Serge était quelqu’un de très optimiste et résolument tourné vers l’avenir et l’action, ce qui permettait de renouveler en permanence l’énergie qu’il transmettait à tous les partenaires et acteurs qu’il savait mobiliser. Mais il manifestait aussi, de plus en plus, son indignation par rapport à un certain nombre de ruptures qui n’arrivent pas à se produire dans ce pays. Je crois d’ailleurs que l’une des raisons pour lesquelles il était si attaché à la démocratie participative est qu’il était profondément convaincu que les changements allaient pouvoir s’opérer quand, véritablement, les contre-pouvoirs citoyens seraient en mesure de jouer leur rôle, et notamment de bousculer un certain nombre d’inerties qui font que, malgré les constats que vous avez faits, malgré l’adhésion sur le constat que nous pouvons faire depuis maintenant quarante ans – nous l’avons vu ce matin à travers toute l’évocation des rencontres et de l’effervescence qui s’est construite sous l’impulsion de Serge, sur l’urgence des changements à opérer – ces changements ne seront vraiment opérables que si l’avenir appartient aux citoyens. Cela suppose que le citoyen soit écouté, mobilisé, mais aussi qu’il puisse bénéficier d’une véritable pédagogie des enjeux d’une part, et d’une véritable participation au choix d’autre part.
Depuis une dizaine d’années, Serge a beaucoup travaillé là-dessus et a transmis vigoureusement cette volonté de faire en sorte, de toute urgence, que le germe du développement durable et du changement se transmette, de plus en plus, dans le tissu français, c’est-à-dire chez les gens, chez les citoyens, à travers des relais bien sûr. Il était évidemment très content à chaque fois qu’un nouveau relais apparaissait, une association, un centre d’études, un comité de quartier. Quel que soit le relais, il était fondamental pour que la germination puisse se poursuivre et pour que cette prise de pouvoir des citoyens, de la société, contribue à rendre concrets tous ces changements qui sont plébiscités par tous, notamment cette prise en compte du long terme qui lui était si chère.
Ce que j’ai vu au Comité 21 avec lui, et les travaux sur lesquels nous avons beaucoup investi, c’était essentiellement la rencontre fructueuse entre l’ensemble des adhérents du Comité 21. Je crois que c’est le principal héritage qu’il nous laisse. À la création du Comité 21, il y avait une centaine d’adhérents, essentiellement des grandes entreprises, les premières qui s’investissaient à l’époque dans des réseaux du développement durable. C’étaient plutôt les secteurs pétrole, chimie, énergie. Il y avait aussi évidemment des collectivités territoriales, des associations et, au fil de ces années, et au fil des thèmes que nous abordions dans nos groupes de travail (le commerce international, l’alimentation, les énergies, les modes de concertation, etc.), Serge a réussi à insuffler, au sein de ces réseaux, l’envie, l’appétit de travailler ensemble. Il a distillé cette pédagogie de l’action collective et de la concertation d’une manière tout à fait discrète, en filigrane, mais avec une grande détermination. Il a appris aux entreprises à reconnaître le besoin d’expertise du monde associatif et la capacité des associations à prendre la mesure des attentes de la société, et à les porter bien sûr. Il a appris aux associations à passer du conflit à l’espace d’échange et d’écoute des attentes, des besoins, des blocages et à construire, peu à peu, des espaces de réflexion commune. Il a appris aux collectivités à démultiplier leurs espaces de pouvoir et d’échange avec tous les acteurs présents sur les territoires.
C’est un héritage extrêmement important parce que, face à un pessimisme que l’on peut parfois constater ici ou là, y compris chez nous sur certains sujets, nous pouvons nous dire qu’aujourd’hui, il y a au Comité 21, mais aussi dans tous les réseaux qu’il a construits ou semés, cette culture de la concertation et de l’action collective. C’est l’un des plus gros héritages qu’il nous laisse.
Il n’a eu de cesse de distiller cette culture, à la fois au sein du conseil d’administration où il a continuellement instauré un climat de dialogue réciproque, dans tous les groupes de travail, mais aussi au sein de l’équipe. Il était capable de consacrer une demi-journée d’échange avec un stagiaire qui venait d’arriver pour passer six mois au Comité 21. Pour lui, toute personne capable de porter le développement durable, d’apporter une partie des réponses, de transmettre cette envie, cet appétit de progrès était déterminant. Je crois que, pour nous, c’est ce qu’il est important de garantir, de transmettre, de disséminer. Il parlait souvent des acteurs non légitimes : alors bien sûr, il faut rassembler l’ensemble des acteurs, articuler les politiques de l’État, des instances internationales, des collectivités, des entreprises, des associations, mais il disait : « Attention, il y a des gens illégitimes qui ont aussi le droit à la parole, illégitimes parce que non reconnus, non représentés, mais ils constituent pourtant la force vive et aussi un des éléments des réponses concernant les changements à opérer. » C’est la raison pour laquelle il était si attaché à la diversité culturelle qui, pour lui, dépassait de loin l’exercice de la pratique culturelle, mais faisait référence à un énorme besoin de réformer les cerveaux, de manière à ce que nous soyons capables précisément de nous projeter dans l’avenir, ensemble, sans avoir de phénomène de culpabilisation à outrance vers les uns ou les autres, de se projeter vers l’avenir et de pouvoir s’appuyer sur des modes d’intervention, des expertises très complémentaires allant depuis l’agriculture paysanne jusqu’aux prospectivistes dont nous avons parlé précédemment. Pour lui, cette diversité culturelle était la condition sine qua non pour mobiliser une société apte à adopter ces changements et surtout en mesure d’exprimer ses désirs, ses attentes.
C’est un mot qui revenait souvent, y compris quand il parlait d’évaluation et de la nécessité de l’évaluation, de la pratique quotidienne de l’évaluation. Il regrettait que les indicateurs développés, tant au niveau national qu’européen, y compris ceux développés par la Commission du développement durable, n’intègrent pas d’indicateurs d’envie. Évidemment, ce ne sont pas des indicateurs quantitatifs, et il n’est pas évident d’évaluer l’envie, mais nous pouvons peut-être approcher ce chemin. Il a tenté de le faire, notamment en participant à des groupes locaux, régionaux, au sein de groupes de pilotage d’Agendas 21, de discussions dans les régions entre des consommateurs, des élus régionaux, des agriculteurs, des artisans, des commerçants. C’est peut-être cela les indicateurs d’envie, à savoir la capacité de mobiliser la population, les générations présentes, passées et futures et, autour de cela, d’être capable de faire émerger l’ambition de porter des changements, ceux qui seront si difficiles à mener au niveau national ou international. Il l’a souvent dit, je ne reviendrai donc pas là-dessus.
L’une de ses grandes joies récentes, parmi les nombreuses actions que nous avons pu mener ensemble, a été le lancement des réseaux d’Agendas 21 scolaires en France. Aujourd’hui, sur le territoire, il y a environ 200 démarches d’Agenda 21 d’établissements, de l’école primaire au campus. Serge jubilait totalement de l’émergence de ces démarches, et surtout, constat important, il jubilait de l’appétit manifesté par les jeunes à toutes ces échelles, par les communautés éducatives, y compris par les enseignants. Lors de la première réunion du groupe « éducation au développement durable », nous étions totalement sidérés parce qu’il y avait autour de la table des proviseurs, des responsables d’académie, des jeunes, des collectivités, des villes, des régions, des fondations d’entreprises, des responsables de l’Éducation nationale. Ce sont avant tout les enseignants qui ont manifesté le désir de ne plus être coupés de la société, d’apporter leur part à ces mutations qui s’imposent à tous, individuellement et collectivement. Je crois que la principale qualité de Serge était de désamorcer les handicaps, les peurs, de dialoguer avec l’autre, de donner à chacun sa légitimité, de lui permettre d’entrer dans l’action, de le faire avec d’autres parce qu’il y a un projet commun, un désir commun qui s’exprime. Dans ce cadre, toutes les inquiétudes, les inhibitions, après tout, peuvent se lever. En effet, quand on se sent engagé dans un projet avec d’autres et soutenu par d’autres, on est prêt peut-être à bousculer des montagnes. Selon moi, c’est la raison pour laquelle, la décentralisation, la démocratie participative et l’ancrage des Agendas 21 locaux, départementaux, régionaux étaient des ambitions très chères à Serge. C’est quand tout le corps social réagit que nous pouvons espérer aborder des changements significatifs, des changements qui nous permettront de résoudre tous les enjeux dont nous parlons depuis ce matin.
Au-delà de cette ambition forte d’organiser la germination, la contagion, le plus possible dans toutes les composantes de la société, il avait tout de même, de temps en temps, des colères. Je reviens à l’Éducation nationale, cette fois, pour être moins positive. Il regrettait la frilosité de l’apprentissage ou des processus opératoires de l’apprentissage des citoyens à ce qu’est le monde d’aujourd’hui. Nous manquons d’apprentissage des processus économiques dans les cursus de l’Éducation nationale, et il y a aussi une faiblesse de la pédagogie de la nature, du vivant, de la vie tout simplement. Il en parlait souvent, notamment lorsque nous évoquions la question de l’alimentation, un sujet sur lequel nous travaillons depuis deux ans maintenant. Là encore, il disait combien il était important de recadrer les pratiques alimentaires dans les pratiques culturelles, combien il était important de faire ressurgir le vivant et une articulation « désartificialisée » du consommateur par rapport à son alimentation, ce qui conduit bien évidemment, quand on déroule toute la pelote comme il le faisait pour tout sujet qu’il abordait, à traiter aussi des modes de production agricole, des maintiens de culture et d’artisanat et d’une relation directe des citoyens à l’agriculture et à l’aménagement des paysages.
Voici quelques-uns des messages que je souhaitais vous transmettre. Bien entendu, le Comité 21 mettra tous les moyens en œuvre pour perpétuer cet héritage. Nous le ferons avec tous nos adhérents, mais aussi avec d’autres, avec tous ceux qui le souhaitent. Je voudrais tout de même dire qu’il y a quelques germes qui sont construits et qui constituent autant d’acquis dès que les gens se les sont appropriés. Je crois qu’il faut poursuivre sur la voie des Agendas 21 scolaires et la renforcer encore, notamment avec l’ensemble des réseaux que nous constituons. Serge rêvait, depuis quelques années aussi, que nous mettions en place un réseau des Agendas 21 francophones. Je me tourne là vers Habib, je crois que nous sommes sur le point d’aboutir. Je pense qu’il n’est pas inutile que se tissent des liens entre des villes des cinq continents et des villes qui partagent une culture du développement durable telle que vous avez pu la porter au sein du monde francophone.
Avec l’Euro-Méditerranée de l’Agenda 21, un réseau commence à se construire. Le président du Comité 21 algérien en parlait ce matin, nous sommes maintenant jumelés avec la coordination italienne des Agendas 21 locaux, avec le réseau catalan des villes durables. Nous tissons des liens avec le Comité 21 algérien, et bientôt marocain. Je vous invite aussi à rejoindre cet effort de constituer des réseaux, non pas du bas vers le haut, mais des réseaux de collectivités et de citoyens qui partagent leurs outils, qui mutualisent leurs objectifs et leur désir de développement durable en Europe et en Méditerranée.

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Bernard Glass Ancien directeur du Plan bleu sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Parler de Serge Antoine et du Plan bleu pour la Méditerranée, après que Mohamed Ennabli ait situé l’éminent rôle de Serge sur le champ de l’international méditerranéen, m’amène à faire état, d’une façon personnalisée, des liens entre un haut fonctionnaire atypique et une institution originale, dont il est le père fondateur, tout deux œuvrant pour un meilleur avenir des Méditerranéens.
Passionné par le travail de Serge à la Datar pour l’émergence d’une politique française de l’environnement je me suis retrouvé, jeune fonctionnaire, au premier ministère chargé de l’Environnement. Bien qu’en Alsace, comme délégué régional, j’ai eu l’occasion de travailler avec Serge dans la commission Delmon sur « la participation des Français à l’amélioration du cadre de vie » ; puis de le revoir sur le terrain au Parc national des Pyrénées et, vers Noël 1978, de parcourir avec son épouse Aline, un de ses fils et des amis, le Haut-Atlas marocain.
Nommé DDAF des Alpes-Maritimes je l’ai perdu de vue une dizaine d’années. Jusqu’en 1989 où un coup de téléphone de Serge m’a confirmé la mémoire impressionnante de son carnet d’adresses : « Glass ce serait bien si tu t’intéressais au Plan bleu ! » Je connaissais vaguement cet organisme car le préfet m’avait demandé mon avis sur son rapport de 1989 intitulé « Le Plan bleu : avenirs du Bassin méditerranéen ». Je trouvais l’ouvrage intéressant au plan des études prospectives mais éloigné des préoccupations concrètes des acteurs du terrain dont j’étais. D’où ma réponse à Serge : « Les études j’ai déjà donné. Je préfère me consacrer à l’inspection générale de l’Environnement. Ma réponse pour le Plan bleu est non. »
Sans acter ma position il m’a suggéré de rencontrer Michel Batisse, le président du Plan bleu, qui m’a convaincu de m’impliquer pour un quart de mon temps pour diriger l’équipe du Plan bleu à Sophia-Antipolis. Très rapidement le temps partiel est devenu pratiquement un temps plein surtout parce qu’en toile de fond le binôme Antoine-Batisse m’a stimulé pour relancer le Plan bleu menacé de disparition par les parties contractantes à la Convention de Barcelone qui considéraient que l’exercice, donc l’organisme, Plan bleu s’est achevé par la publication du rapport du même nom !
Au fil des années notre complicité a permis d’étoffer et de redynamiser l’équipe pour amener les pays riverains et l’Union européenne à confier au Plan bleu de nouvelles fonctions dont celle de l’Observatoire méditerranéen pour l’environnement et le développement.
Sous l’impulsion de Serge, le Plan d’action pour la Méditerranée a conforté les propositions du Plan bleu pour renforcer la composante terrestre de ses activités car la qualité de la mer est tributaire de celle d’un développement durable des États côtiers.
Je garde ainsi le souvenir d’un Serge omniprésent au Plan bleu, même retraité, pour conseiller, activer, orienter avec beaucoup d’exigence mais toujours avec le sourire. Pour lui le Plan bleu représentait la quintessence de ses convictions et de ses engagements environnementaux : la prospective et l’approche systémique pour éclairer les décisions des instances internationales, nationales et locales et pour mobiliser la société civile méditerranéenne, au-delà des risques géopolitiques, en faveur d’un développement durable du « berceau des civilisations ».
Une anecdote confirme sa forte motivation pour créer le Plan bleu en 1977 lors de la réunion des parties contractantes en Croatie de l’ex-Yougoslavie. Quand le mandat du Plan bleu, axé sur les relations à long terme entre environnement et développement, était débattu, les autorités yougoslaves voulaient que ce mandat soit intégré à celui d’un centre, le leur, prévu à Split et chargé du programme des actions prioritaires. Selon elles il était logique de lier la réflexion en amont et l’action en aval. Serge a passé une nuit blanche avec Mostafa Tolba, directeur exécutif du Programme des Nations unies pour l’environnement, pour mettre au point l’argumentaire inverse et faire créer le Centre d’activités régionales-Plan bleu, hébergé par la France et chargé de réfléchir aux futurs de la région méditerranéenne.
Durant une trentaine d’années Serge s’est consacré, entre autres, au Plan bleu en veillant notamment à lui faire jouer un rôle majeur à la Commission méditerranéenne du développement durable instaurée en 1994. Jusqu’à ses derniers instants il est resté en contact avec l’équipe du Plan bleu. Il a veillé à la continuité de l’institution avec la publication du deuxième grand rapport en 2005 : Méditerranée. Les perspectives du Plan bleu sur l’environnement et le développement et avec la nomination de Lucien Chabason comme président succédant à Michel Batisse, décédé en 2004. Aujourd’hui, un nouveau directeur, Henri-Luc Thibault, a en charge l’héritage et le futur du Plan bleu qui doit tant à Serge dont les mots clés demeurent : prospective, aménagement du territoire, environnement, développement durable du local au global et réciproquement.
À travers mon expérience et mes relations avec Serge au Plan bleu mon opinion sur lui, avec le respect et l’amitié que je lui dois, peut se résumer ainsi : un très grand serviteur de la cause environnementale ne supportant ni la routine, ni le cloisonnement institutionnel et capable d’imaginer et de créer ce que l’orthodoxie administrative ne permettait pas, pour être efficace.
En me référant au message d’adieu à Michel Batisse de Frederico Mayor, ancien directeur général de l’Unesco, je dirai que Serge Antoine fait partie de ceux qui, comme les étoiles, continuent à émettre de la lumière même quand ils ont disparu.

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Paloma Agrasot WWF, Bureau de politique européenne (European Policy Office) sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Je voudrais féliciter et remercier les organisateurs d’avoir pris cette initiative. Je ne sais pas si c’est possible, mais en écoutant tout cela, on admire encore plus Serge Antoine. C’est vraiment une journée magnifique !
En préparant mon témoignage, j’ai retrouvé un livre de Serge Antoine : Méditerranée 21 : 21 pays pour le XXIe siècle. Développement durable et environnement. C’est un petit livre que Serge a fait en 1995, qu’il a dédicacé à tous ceux qui, en Méditerranée, dans les 21 pays riverains, militent pour que le sommet de Rio se cultive et que les fleurs du XXIe siècle soient dans les graines d’aujourd’hui. Cette dédicace est très belle et vraiment en rapport avec le thème d’aujourd’hui : Serge Antoine, semeur d’avenirs, et il faut croire qu’il aimait semer. Dans l’exemplaire que Serge m’a donné, il a fait une dédicace avec son écriture si caractéristique qui disait : « À Paloma, que son cœur européen porte sur la Méditerranée… » Je trouve que ces deux mots clés « Europe » et « Méditerranée » résument très bien la collaboration que j’ai eu la chance et l’honneur d’avoir avec Serge Antoine.
J’ai connu Serge Antoine au début des années 1990 grâce à Geneviève Verbrugge et je l’en remercie. J’étais au bureau européen de l’Environnement et je commençais à suivre la politique européenne en Méditerranée, au temps de la Charte de Nicosie qui promettait beaucoup mais qui n’a pas réussi. Nous avons commencé, avec Serge Antoine, à partager sur les projets, des idées, le lobbying – Serge était un lobbyiste incroyable – et ainsi, nous avons toujours continué. Je suis passée au WWF, mais la collaboration s’est poursuivie.
Pour revenir sur ce livre, j’ai une anecdote. En effet, Serge l’a fait en 1995. Il tenait vraiment à le faire, il m’a dit : « Quoi ! Les ONG, vous ne faites rien cette année sur la Méditerranée. – Non, pas à ma connaissance. – Je vais le faire parce que c’est une année charnière, il faut que cela se fasse. » Je pense qu’il a fait cela en une ou deux semaines. C’était assez fou, il l’a édité, l’a publié, l’a écrit. Pourquoi une année charnière ? Parce que, comme l’a dit Monsieur Ennabli, c’était l’année de la révision de la convention de Barcelone, c’était un moment important pour la Commission méditerranéenne de développement durable (CMDD), c’était l’année où la déclaration de Barcelone qui marquait le départ de l’Euro-Méditerranée a été signée.
Serge Antoine croyait fermement que les initiatives de l’Union européenne et celles des Nations unies devaient être plus complémentaires et plus cohérentes, et non concurrentes comme beaucoup d’autres le pensaient. Serge avait une vision très positive de la politique européenne et pensait qu’en influençant et en intégrant plus l’environnement et le développement durable, cela ferait du bien à la Méditerranée.
Serge croyait aussi très fermement au rôle des sociétés civiles. Au dos de son livre, il dit :
Le bassin méditerranéen appelle la mise en œuvre solidaire d’un développement durable porté par ses sociétés civiles.
Vraiment, il l’a mis en pratique et plusieurs orateurs l’ont dit aujourd’hui. Au niveau de la Méditerranée, Serge étant un lobbyiste terrible, il appuyait toutes nos idées et nos batailles pour intégrer l’environnement dans la politique européenne, il nous donnait des idées. Il est allé jusqu’à participer à des forums civils euro-méditerranéens sur l’environnement que nous avions organisés (Stuttgart, Marseille, etc.). Il est venu à Bruxelles pour une table ronde au Parlement européen où nous souhaitions mettre en avant la stratégie méditerranéenne de développement durable, et convaincre l’Union européenne que c’était quelque chose qu’elle devait intégrer. Comme cela a été dit, il a vraiment fait tout cela avec simplicité et humilité. Il se mêlait aux ONG, participait aux groupes pour donner ses idées.
Depuis les années 1990, personnellement, j’ai eu la chance de pouvoir monter des projets avec lui. Un projet lui tenait particulièrement à cœur : la création d’une maison de la Méditerranée à Bruxelles. Je ne sais pas s’il en a parlé, moi pas trop tant que ce n’était pas signé. Il y avait les anciens bâtiments de l’école vétérinaire, près de la Gare du Midi à Bruxelles. Cela faisait rénovation urbaine, tout ce qu’il aimait. Dans cette enceinte, il y aurait eu un éco-centre, l’administration de l’Environnement et une petite maison que nous pouvions avoir pour faire une Maison de la Méditerranée et du développement durable. Nous aurions pu y associer les populations maghrébines du quartier, les ONG, les missions, les ambassades. C’était vraiment une superbe idée qui n’a pas abouti pour des raisons politiques bruxelloises. C’est dommage, et c’est vraiment quelque chose que nous pourrions imaginer, à l’avenir, d’une autre manière.
Pour terminer, je voudrais rappeler que Serge Antoine était quelqu’un d’optimiste. Plusieurs l’ont dit, il le dit lui-même dans son livre. J’insiste beaucoup sur ce livre parce que je crois que c’est un peu son testament sur la Méditerranée et le développement durable. Il était optimiste, mais quand j’ai parlé avec lui, au début de cette année, il était très déçu et très sombre. Il m’a dit : « La Méditerranée va mal. » À ce moment-là, comme je suis optimiste aussi, je lui ai répondu : « Non ! D’ailleurs, il y a une nouvelle initiative de l’Union européenne pour la dépollution de la Méditerranée. Justement, un texte est soumis à consultation publique. » Cela l’a vraiment remis sur pieds et il a dit : « Envoyez-moi ce texte, je vais vous donner des commentaires. » En fait, j’aurais dû avoir ses commentaires, mais cela n’a pas été possible.
Je suis optimiste, mais je reconnais que beaucoup de choses vont mal. Il y a eu la crise libanaise, cet été, la pollution par les hydrocarbures, mais malgré tout, si Serge Antoine était encore là, j’aurais vraiment aimé partager avec lui toute une série de perspectives qui s’ouvrent maintenant au niveau de la Méditerranée et de la politique européenne. La Commission européenne vient de publier une stratégie environnementale pour la Méditerranée qui comprend un calendrier d’actions, un programme « Horizon 2020 » qui devrait rassembler l’Union européenne, les Nations unies, le PNUE, les ONG, la Banque mondiale. Serge serait très heureux de voir que l’Union européenne et le PNUE vont travailler de plus en plus ensemble, que le PNUE va agir comme agence d’implémentation de la stratégie marine et de « Horizon 2020 ». Il y a des perspectives telles que la nouvelle politique de l’Union européenne pour la Méditerranée qui est la politique de voisinage qui a une composante, en théorie, environnementale et d’appui à la société civile très importante. J’aurais voulu commenter ces perspectives avec Serge.
Il reste beaucoup de choses à faire, beaucoup d’efforts pour que tout cela parte dans la bonne direction, mais je pense que nous serons guidés par tout ce que Serge Antoine a fait et que nous pourrons réussir quelque chose de bien, tous ensemble.

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Meriem Houzir sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

C’est une double responsabilité pour moi d’intervenir en fin de journée : la première étant qu’il me sera difficile de prendre la parole après des témoignages aussi riches en personnalités et en contenus ; la deuxième responsabilité concerne les trentenaires que je me permets de représenter, et dont on a beaucoup parlé depuis ce matin, étant donné qu’ils sont chargés de prendre la relève par rapport à tous les engagements initiés et menés par Serge Antoine.
Pour commencer, je tiens à dire que je suis privilégiée d’être parmi vous aujourd’hui pour témoigner en hommage à Serge Antoine, surtout privilégiée de l’avoir rencontré il y a presque dix ans. C’était lors d’un séminaire organisé par l’association 4D sur le thème « Le développement durable, bonne idée ou fausse route ». En tant que jeune chercheur, lors de ce débat, j’avais pris la parole. Pour moi, le développement durable représentait une nouvelle révélation, un nouveau combat, et je me suis exprimée en disant que le développement durable était encore un concept trop jeune pour l’enterrer, tant que nous n’avions pas exploré toutes les pistes pour le mettre en œuvre et lui laisser tout de même le temps de mûrir. Nous, jeunes, avions besoin d’un concept comme celui du développement durable pour continuer à croire à un monde meilleur et solidaire et il fallait donc nous laisser cette chance d’aller jusqu’au bout avant de juger de la pertinence ou non du développement durable, notamment à des échelles régionales comme la Méditerranée qui représente un intérêt commun avec Serge Antoine et dont je suis issue.
À la fin de ce débat, Serge Antoine est venu me voir et, depuis, j’ai eu l’immense plaisir de l’accompagner à travers diverses missions, autour de thématiques liées au développement durable. Il m’avait en particulier confié une étude sur les objectifs du Millénaire pour le développement durable en Méditerranée, et c’était vraiment passionnant de pouvoir mener une recherche en collaboration avec Serge Antoine, bien qu’il fût souvent difficile de suivre son rythme de travail. Ce qui l’intéressait le plus c’était de remonter un peu le temps pour voir l’évolution en termes de progrès pour la mise en place des objectifs du Millénaire, une approche rétrospective. Et il souhaitait une approche prospective afin de dégager des tendances et de comprendre, d’analyser et d’évaluer les perspectives de réalisation des objectifs du Millénaire pour le développement durable par les pays du nord, du sud et de l’est de la Méditerranée. À son grand regret, une des difficultés résidait dans les défaillances en termes de statistiques, pour essayer d’élaborer des scénarios sur la base d’une évolution du passé. Il voulait absolument que je trouve des chiffres, des données sur vingt ans concernant les cibles des objectifs du Millénaire, ce qui s’avérait laborieux et a engendré une grande frustration pour nous deux. L’enjeu était encore plus grand dans la mesure où Serge Antoine avait l’ambition de présenter les résultats de cette étude lors d’une rencontre des chefs d’État de la Méditerranée suite aux engagements qu’ils avaient pris au sommet de Johannesbourg en 2002.
Par la suite, j’ai eu le plaisir d’accompagner Serge Antoine à Barcelone, Nice, Marseille… notamment lors de réunions de la Commission méditerranéenne du développement durable sur les villes, le patrimoine, le tourisme et bien d’autres thèmes. J’ai eu aussi l’honneur qu’il ait répondu à mon invitation à ma soutenance de thèse de doctorat. C’était un grand privilège pour moi, jeune thésarde, d’avoir parmi les participants, à côté de Christian Brodhag qui était membre du jury, une grande personnalité comme Serge Antoine qui s’est rendu disponible et donnait beaucoup d’importance à mon travail de recherche. Je précise que c’était sur une thématique qui l’intéressait beaucoup : L’approche territoriale du développement durable dans les villes du Sud.
Il a toujours été présent pour m’encourager à continuer et croire à notre combat autour du développement durable, notamment ce qui nous liait beaucoup c’était la dimension de solidarité internationale Nord-Sud et la lutte contre la pauvreté, deux dimensions du développement durable dont il était très sensible.
Pendant toute cette période où je l’ai côtoyé et ai travaillé avec lui, Serge Antoine représentait pour moi le visionnaire ou, plutôt et surtout, le passeur. J’aime beaucoup ce terme, et pour moi, il représentait le passeur dans toute sa splendeur. Il m’a appris l’importance de l’articulation et de la conciliation entre différentes échelles : échelles temporelles à travers l’approche rétrospective et prospective, l’articulation entre les échelles spatiales et géographiques et donc entre le local et l’international. Dans toutes les missions que j’ai faites avec lui, à chaque fois, il fallait traduire les engagements internationaux au niveau national, régional et local. Il m’a appris également l’importance pour aller vers le changement de l’articulation des niveaux de décision, des grandes institutions à la société civile. Il m’a appris aussi la nécessité de toujours confronter la pertinence des concepts, la théorie, aux réalités du terrain.
Dans le domaine de la recherche, il regrettait amplement le manque d’une approche interdisciplinaire qui, pour lui, paraissait indispensable pour aller dans le sens du développement durable. Il critiquait beaucoup l’Académie française, dans l’enseignement, dans la mesure où effectivement, cela reste cloisonné, sectoriel. Pour lui, en termes de développement durable, nous ne pourrons pas aller de l’avant tant que nous n’aurons pas orienté la recherche vers des approches interdisciplinaires, au-delà de la pluridisciplinarité.
Ce que j’admirais également chez Serge Antoine, c’est qu’il croyait profondément à la transmission intergénérationnelle. Il savait valoriser et surtout donner leur place aux jeunes qui avaient la chance de le côtoyer. C’est un immense privilège de le connaître, notamment en début de parcours, parce qu’il permet de redonner l’optimisme et l’ambition nécessaires pour aller au bout de ses convictions.
Enfin, pour conclure, pour moi, Serge Antoine incarne, à travers son parcours personnel, professionnel et militant, les principes mêmes du développement durable que nous essayons de défendre tous, chacun à son niveau ici présent.
Quand on a eu la chance de rencontrer Serge Antoine, on n’en sort pas indemne, on est incarné, imprégné de plein de valeurs qui nous permettent d’aller de l’avant et continuer à croire au changement. En termes de valeurs, ce que je garde en mémoire de Serge Antoine c’est sa simplicité, son humanisme, sa grande écoute – portant intérêt à tout ce qu’on disait, quelle que soit la personne qui le disait, et quel que soit le contexte où cela se disait –, sa grande générosité, sa disponibilité – alors qu’il était sur d’immenses chantiers –, sa passion pour ce qu’il faisait, sa joie de vivre, sa persévérance. Quand on est jeune et qu’on commence à rencontrer toutes les difficultés inhérentes à la complexité du développement durable, on a tendance à laisser tomber ou à abandonner alors que, lui, quand on voit son parcours, on ne peut que continuer à y croire, à la ténacité. Surtout, ce qui m’a beaucoup marquée, ce sont ses exigences intellectuelles, son utopie réaliste. Pour moi, autant de grandes qualités d’un grand homme qui représente pour les jeunes, dont je fais partie, les qualités du parrain, du père idéologique dont on a tous rêvé.
Ce qui me désole, puisque nous sommes dans les perspectives, c’est que la plupart des jeunes n’ont pas eu l’occasion, la chance de connaître et de côtoyer Serge Antoine. Aujourd’hui, autour de moi, plusieurs jeunes qui sont dans le combat du développement durable ne connaissent pas Serge Antoine. La piste que je voudrais lancer concerne un projet auquel il avait participé, qui lui tenait à cœur mais que nous n’avons pas pu mener au bout, en collaboration avec Farid Yaker, Christian Brodhag et Michel Mousel. Il s’agit d’un film sur les Mémoires du développement durable. Le film se ferait à travers des témoignages auprès des penseurs-pionniers, des officiels-précusseurs, des témoins-passeurs, toutes ces personnalités qui ont contribué à l’émergence, à l’évolution et à la promotion du concept de « développement durable » car peu de supports visuels autour de ces personnalités existent aujourd’hui. Ce serait, en fait, un moyen de transmettre aux générations futures un éclairage sur les parcours, les motivations, les convictions qui les ont amenées vers le chemin du développement durable.
Pour finir, j’ai eu le plaisir aussi d’être accueillie par Aline Antoine à son domicile pour essayer de reconstituer la bibliographie de Serge. Pendant trois jours, j’ai planché sur une partie de ses archives et c’est extraordinaire de découvrir le nombre de dossiers, de thèmes, de problématiques sur lesquels il a pu écrire depuis 50 ans et qui restent aussi peu connus, et par les pairs et les experts du développement durable.

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« Europe et Méditerranée* »

Auteur : Serge Antoine

Source : Revue des deux mondes Juillet Août 1990

La convention de Barcelone pour la protection de l’environnement a été le signe de nouveaux rapports entre les nations de l’Europe et celles de la Méditerranée. La Communauté européenne, solidaire de l’Est en mutation, ne doit pas se désintéresser de son « flanc sud ». La coopération en Méditerranée – machine à civilisations – est un prototype de solidarité régionale à examiner de près.
Telle Vénus sortie de l’écume des mers, l’Europe doit tout à la Méditerranée. S’il est, certes, euro-centrique ou méditerranéo-centrique de penser que le monde a trouvé là l’origine des civilisations, du moins est-il reconnu que les rivages de Téthys, cette mer intérieure, créée il y a des millions d’années par la dérive des continents, ont enfanté, au confluent de trois religions, une grande part du monde contemporain.
En Europe, cette révérence à la Méditerranée n’est pas seulement celle des États du Sud, plus intimement « méditerranéens » (l’Italie, la Grèce et, partiellement, l’Espagne et la France) que les autres ; elle est aussi déclinée par ceux qui habitent la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les Pays-Bas, ou les pays nordiques.
Et lorsque les touristes européens, qui sont, chaque année, quelque 50 millions, viennent y passer leurs « vacances », ce n’est pas seulement de soleil, de sable et de mer dont ils se nourrissent : c’est aussi, inconsciemment, une manière de reconnaître leurs origines.
Mais cette reconnaissance du passé doit être enrichie, aujourd’hui, de formes plus institutionnelles ou financières. Les Européens n’y pensent pas assez : leur insouciance est coupable. Si occupée que soit, actuellement, l’Europe par l’ouverture à l’Est, la Communauté européenne ne peut se désintéresser de son « flanc sud », c’est-à-dire des États riverains qui, au sud de l’Europe, abriteront bientôt – en 2025 – quelque 350 millions d’habitants. Grand marché potentiel, enjeu de culture, la Méditerranée représente un terrain décisif pour l’avenir de l’Europe. Si elle n’y prenait garde, elle verrait se dresser un mur dont elle serait la première à souffrir. Plusieurs dimensions devraient s’offrir aux rapports euroméditerranéens. L’environnement est de celles-là, la seule qui ait, aujourd’hui, officiellement droit de cité. Si de nouveaux rapports internationaux en Europe se sont bâtis sur le charbon et sur l’acier, c’est sur l’environnement qu’a commencé à se bâtir une rencontre euroméditerranéenne. L’entrée de l’Europe communautaire dans la convention de Barcelone, qui réunit 18 États riverains pour la protection de l’environnement, en a été le premier jalon ; plus près de nous, le 28 avril 1990 à Nicosie, les États riverains, à l’invitation de la Commission européenne, ont adopté une charte de coopération euroméditerranéenne.
La mer, point de départ de la coopération euroméditerranéenne
Il ne faut pas rêver d’une communauté de plein exercice entre ces pays hétérogènes dont le revenu par tête fait le grand écart (de 1 à 8 ou 10) et dont les styles de vie ou les inquiétudes les séparent comme le font les conflits qui les opposent parfois deux à deux. Mais il est possible d’aller beaucoup plus loin qu’actuellement dans une coopération d’un « Nord-Sud de voisinage » qui a en commun bien plus que l’appartenance à une même mer et qui pourrait cultiver une « méditerranéité » si implicite.
La mer a été le point de départ de cette coopération. Observée par Jacques-Yves Cousteau dans les années soixante, cette mer, grande comme six fois la France, est si fragile qu’un accident pétrolier pourrait la faire bien plus souffrir que les régions de l’Alaska ou de la Bretagne. Miraculeusement épargnée malgré un trafic de tankers qui dépasse les 15 % du trafic mondial, elle est, certes, moins atteinte que la Baltique, la mer du Nord ou sa petite sœur, la mer Noire. La Méditerranée a tout à gagner de la coopération entre pays riverains lancée à Barcelone et d’abord consacrée au milieu marin. Il est vital que cette coopération se poursuive ou se complète par des ententes régionales – telle celle sur l’Adriatique lancée en 1990 et qui va réunir l’Italie, la Yougoslavie, l’Albanie et la Grèce.
La convention de Barcelone1, signée le 4 février 1975 par 17 États, avait d’abord pour objectif-cible la dégradation de la mer. Le Plan d’action pour la Méditerranée (PAM) y consacre aujourd’hui 3 des 5 millions de dollars que lui attribuent, chaque année, les États riverains. Trois des quatre protocoles signés par les États riverains s’y réfèrent : immersions par les navires et les aéronefs (1976) ; intervention en cas de sinistre maritime (1976) ; pollution tellurique (mai 1980). Un quatrième est en préparation, relatif à l’exploration et à l’exploitation des fonds marins. L’un des grands volets du PAM est le « Med Pol », pour la recherche et la surveillance sur la pollution marine et l’un des quatre centres communs (implanté à Malte) s’intéresse à l’assistance maritime pour les transports d’hydrocarbures et les produits chimiques.
Ce volet maritime se trouve, aujourd’hui, conforté par la décision de la Banque mondiale et de la Banque européenne d’investissement (BEI) de consacrer l’une des quatre priorités mondiales de son programme sur l’environnement aux eaux internationales menacées2. Des financements de la Communauté européenne sont également consacrés à la mer. La décision prise à Nicosie de participer d’ici à 1993 au financement de plus de 20 stations de dégazage va dans ce sens.
Les efforts à faire sont tels que la mer devra encore retenir l’attention de la génération qui vient. La discipline de la navigation n’est pas respectée : des navires pétroliers continuent à dégazer impunément au large ; s’il est probable que dans trente ans leur trafic va se ralentir et qu’en Méditerranée les bateaux charbonniers seront plus nombreux qu’eux, c’est, demain, du trafic des produits chimiques ou toxiques qu’il faudra se préoccuper.
L’attention portée à la mer exige une vigilance toute particulière pour ce qui vient des côtes (le tellurique). Il est vrai que la qualité des eaux côtières s’améliore, ici et là, au rythme des stations d’épuration (en France, il y a vingt ans, elles desservaient 20 % des habitants du littoral ; actuellement, 50 % ; et, en l’an 2000, ce sera presque 75 %). Les rejets du Rhône diminuent ; quant à l’Italie, elle vient de décider d’un grand programme pour le Pô. Mais l’alliance néfaste des températures, des dépôts industriels, des lessives domestiques et des engrais altère le milieu proche du rivage. Les algues vertes en Adriatique sont un signal d’alarme, et l’on ne doit pas penser aux seuls rivages proches et propres à la baignade. Les concentrations dans les fonds de haute mer inquiètent. Comme en mer du Nord, les métaux lourds dont la présence est due, pour plus de moitié à la pollution atmosphérique, en sont responsables. On ne le dit pas assez.
La terre, elle aussi, fragile
La mer est le cœur, mais la Méditerranée n’a pas mal qu’à son cœur. L’attention portée au milieu marin ne doit pas éclipser celle que l’on doit accorder aux milieux terrestres, ni occulter les fragilités de ces mêmes milieux : rivages et arrière-pays.
La mer et le milieu marin n’ont pas l’exclusivité de l’attention portée par les États méditerranéens et par l’Europe communautaire. Aujourd’hui, par exemple, plus des trois quarts des projets de financement en cours d’examen à la Banque mondiale et à la BEI sont terrestres. Le plan d’action pour la Méditerranée, quant à lui, consacre une part importante aux zones côtières et aux arrière-pays. L’un des protocoles est relatif aux « aires spécialement protégées » (982) et l’essentiel des travaux des « programmes d’actions prioritaires » élaborés à Split sont orientés sur des problèmes d’aménagement terrestre, comme la réhabilitation des centres historiques ; l’érosion des sols ; les ressources en eau ; l’aménagement côtier et le tourisme ; les énergies renouvelables.
Enfin, le Plan bleu qui a, pendant près de neuf ans, brossé le tableau prospectif de la Méditerranée en 2025, a principalement analysé la situation des côtes, des arrière-pays et même des territoires nationaux des 18 États dans leur entier. Il s’est, d’ailleurs, abstenu de toute projection sur l’état de la mer, pour se consacrer aux travaux de l’amont ; même si la mer est un aboutissement pour une part de l’analyse prospective, l’essentiel est consacré aux évolutions internes des pays. C’est d’ailleurs là, estime le Plan bleu, que les risques sont les plus grands : explosion démographique et urbaine, gaspillage de l’espace, manque d’eau, dégradation des sols, destruction d’un quart des forêts, aggravation des inégalités de développement…
Les perspectives d’avenir, telles qu’elles ressortent des scénarios tendanciels ou alternatifs du Plan bleu3, ont de quoi confirmer ces craintes et orienter les inquiétudes, moins sur la mer elle-même – certes très fragile –, que sur les régions littorales ; moins sur l’écologie en elle-même, que sur les relations entre environnement et développement.
Le véritable changement en Méditerranée est bien le changement des échelles et des chiffres qui faisaient, autrefois, de cette région du monde un espace d’équilibre presque reposant : les cités méditerranéennes étaient des modèles de stabilité. Or, demain, la vie urbaine avec ses 240 millions d’habitants supplémentaires sera très dure. Le quart des forêts risque de disparaître ; l’eau manque déjà ; les sols se dégradent. Enfin, la qualité de l’air va s’altérer sérieusement, surtout au sud-est du bassin.
Devant ces changements d’échelle et ces contrastes entre le Nord et le Sud, l’Europe ne peut rester indifférente et immobile. Comment pourrait-elle s’abstenir, alors qu’elle déploie une intense activité vers l’Europe de l’Est et qu’elle déclare ne pas vouloir oublier son Sud ? Ce Sud commence par ses voisins : ceux des pays en développement de la Méditerranée qui, pris entre l’isolement face à un bloc européen de plus en plus charpenté et leurs risques d’intégrisme, attendent des signes précis d’un engagement européen en leur faveur. La création de la Banque européenne pour l’Europe de l’Est (BERD) les conduit à s’interroger sur l’Europe. Jouera-t-elle la fermeture, même inconsciente, au Sud ou apportera-t-elle à cette région du monde une sollicitude qu’elle a tout intérêt à développer pour des raisons économiques, pour des raisons écologiques ?
Pour des raisons économiques, il est évident que les quelque 170 millions d’habitants actuels et les 350 millions en l’an 2025 constituent, malgré un niveau de vie faible, un formidable marché en puissance, que, actuellement, peu de pays peuvent atteindre sauf, sans doute, l’Europe et quelques pays asiatiques. Si, par exemple, 70 % du marché automobile de Chypre est maintenant aux mains des Japonais et si d’autres signes évidents d’une expansion nippone se mesurent partout, la part potentielle de l’Europe est grande. En valeur, les importations des pays du Maghreb et de la Méditerranée du sud-est sont, pour plus de 50 %, des importations d’Europe.
Mais, surtout, la Méditerranée peut se parler à elle-même. Déjà, le « marché intraméditerranéen » se renforce et, depuis quelques années, les relations entre pays méditerranéens se développent. Sans parler d’un hypothétique élargissement de la CEE vers certains pays du Sud (le Maroc, la Turquie, Malte, Chypre), dont certains frappent à la porte, des accords d’échange et de coopération, ou, mieux, un statut d’« associé », peuvent être des facteurs d’incitation pourvu que l’Europe résiste, mieux qu’elle ne l’a fait jusqu’ici, aux pressions américaines, par exemple, pour se garder une part des courants agroalimentaires avec l’Europe.
Les raisons écologiques poussent, d’évidence, l’Europe à devoir s’intéresser à l’environnement des pays du Sud qui constitue, en fait, son environnement direct pour la qualité des eaux marines, l’atmosphère et l’accueil des touristes internationaux, dont 80 % viennent d’Europe pour n’en prendre que trois volets.
Les conditions d’une coopération euroméditerranéenne pour l’environnement sont, à mon sens, au nombre de neuf.
Inscrire l’action dans une stratégie à moyen et à long terme
Les riverains de la Méditerranée ont, à l’endroit de leur région, une insouciance héritée d’une longue histoire : elle se sort toujours, pensent-ils, des conflits les plus fratricides et même des catastrophes. Quant à l’image du présent, elle semble apaisée par le soleil et l’infinie quiétude des équilibres anciens. Or, lorsque l’on regarde avec des vues d‘historien et d’homme du futur – ce que Braudel était –, avec un demi-siècle d’avance et un demi-siècle de recul, quels bouleversements ! Le travail de prospective du plan Bleu a ouvert les yeux sur des avenirs possibles à l’horizon 2025 dont aucun n’est calme. Encore les gouvernements, en fixant, pour ce plan Bleu, le cadre des scénarios d’étude, n’ont-ils pas retenu les pires, à savoir les « scénarios de rupture » entre le Nord et le Sud. Ceux qui l’ont été sont les « tendanciels », avec un taux de croissance plus ou moins fort, ou les « alternatifs », avec une plus grande attention environnementale et un effort, plus ou moins groupé en deux sous-ensembles : l’Europe et le grand Maghreb. Mais les uns et les autres font apparaître, pour l’environnement, des risques graves et des impasses.
Les efforts à faire seront considérables, non pour améliorer, mais pour préserver la qualité de l’environnement qui ne résultera pas de bonnes paroles unanimistes, ni même de mesures superficielles. Le vrai problème – en particulier pour le Sud – est celui de l’arrimage de l’environnement au processus de développement ; les Européens n’en mesurent pas l’ampleur.
De la protection à la gestion : le « management du ménagement »
Le temps n’est plus où l’on pouvait se contenter d’édicter des lois, de fixer des normes et de financer des équipements de dépollution en bout de chaîne industrielle. Définir l’environnement en termes de ressources bien comprises rejoint l’économie. Le ménagement des ressources est essentiel et l’on doit concilier gestion scientifique et gestion économique. On pourra faire appel pour cela à des outils nouveaux (télédétection, comptabilité patrimoniale, etc.). Mais on devra surtout compter sur des ressources qui, dans cette partie du monde, sont particulièrement limitées. La pêche, par exemple, ne couvre, avec 1 million de tonnes de poissons pêchés par an, que 25 % de la consommation actuelle de poisson. Autre exemple, le littoral de la Méditerranée est également une ressource limitée : 46 000 kilomètres de côtes. D’ici à l’an 2025, le tourisme, les villes et l’industrie pourraient bien en artificialiser encore quelque 3 à 4 000 kilomètres : le littoral naturel devient peau de chagrin et l’on pourrait même assister à des régressions touristiques, là où il n’est plus que souvenir.
Le multilatéral doit se nourrir du national et non le vider
La Méditerranée s’est engagée, depuis 1975, dans une politique de coopération environnementale dont il convient de dire qu’elle est exemplaire. Exemplaire, parce que 17 États ont décidé, ensemble, de s’y engager en signant la convention de Barcelone et qu’ils ont dû, pour cela, surmonter les tensions d’une histoire, encore, hélas ! riche en conflits. Devant les problèmes d’environnement, ces 17 États ont mis une sourdine à leurs différends et l’environnement est même le seul thème qui les réunisse dans une institution multilatérale commune.
Cette institution a un caractère original : celui d’une institution internationale contractuelle qui ne résulte ni d’une communauté régionale institutionnalisée comme l’Europe (c’est une « écorégion »), ni de la démultiplication d’organisations mondiales (le PAM n’est pas un produit des Nations unies, même si l’ONU a joué un rôle essentiel, un peu à la manière des sages-femmes, et même si le drapeau des Nations unies est, aujourd’hui, une condition clef de réussite de cette coopération) ; ce sont les États, réunis tous les deux ans, qui ont le pouvoir « législatif » et financier. La Méditerranée n’est pas « supranationale » ; à la différence de la Communauté européenne, elle fait peu appel aux délégations de souveraineté des États.
Sans doute, est-il logique qu’il en soit ainsi dans une région où les forces centripètes ne sont pas évidentes et où l’accession à l’autonomie nationale est, pour certains pays, encore toute fraîche.
Il faut toujours prendre les choses du bon côté et constater, alors, que cette situation évite précisément que, lorsqu’un problème se traite à un certain niveau, les autres en soient dépossédés. On en a, actuellement, trop d’exemples : le niveau mondial voit émerger des institutions ou des accords internationaux qui dépossèdent tout ce qui se meut à une échelle inférieure. À l’échelle de la Méditerranée, le même risque est là ; on entend dire : « Le PAM existe » ou encore, depuis 1990, « La Banque mondiale et la Banque européenne d’investissement vont s’occuper de nous », « C’est à eux de payer, de mettre en place, d’imaginer ».
Ici, comme ailleurs, la réussite ne viendra pas de la substitution des niveaux, mais de l’entraînement de toutes les parties : les États, les régions (elles sont 140 sur tout le littoral du bassin méditerranéen), les villes, les entreprises, les associations, les populations doivent être davantage responsabilisés et « mis à la masse » pour concevoir et agir.
Trois communautés et la « méditerranéité » en plus
Les États riverains de la Méditerranée, dans toutes les statistiques officielles, sont éclatés au moins entre trois continents : Europe, Afrique et Asie. Ces appartenances continentales ne sont pas simplement des rattachements de géographie élémentaire : l’Égypte, par exemple, toute méditerranéenne qu’elle est, préside, cette année, aux destinées de l’Organisation de l’unité africaine. Trois entités, au-delà de la stricte géographie physique, projettent, sur cette région, leur force d’attraction.
La première, grandissante, est l’Europe : la CEE est d’ailleurs partie contractante des accords de Barcelone et elle a été élue, en 1989, pour deux ans, vice-président des États méditerranéens. Sa réalité est forte ; elle est de plus en plus déterminante pour les États qui sont, en fait, soumis indirectement à nombre de ses décisions environnementales. De nombreux pays du Sud prennent le chemin de Bruxelles. Focalisée par les aspirations de l’Est, l’Europe se rappellera-t-elle qu’elle a aussi une ouverture affective sur la Méditerranée dont quatre de ses membres font partie ? Les terrains de dialogue ne manquent pas, comme la politique des transports, la recherche (pourquoi pas quelques projets Eurêka d’intérêt méditerranéen ?) ou encore une stratégie agroalimentaire et le lancement d’une politique massive d’aquaculture. L’éducation et la sensibilisation sont aussi des terrains fertiles.
La deuxième est le monde arabe : rattachement religieux bien sûr, culturel aussi. Ce monde peut prendre des formes agrégées. L’union du Maghreb arabe, par exemple, pris en compte dès 1980 dans les scénarios du Plan bleu, regroupe le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, la Libye (et la Mauritanie), soit un ensemble de bientôt plus de 100 millions d’habitants : il n’est pas encore, sur le plan de l’environnement, un partenaire, mais il pourrait le devenir.
Il ne faut pas isoler arabité et « méditerranéité ». L’un des auteurs des Futurs alternatifs arabes, Ismaïl Sabri Abdalla, a été le responsable, pendant cinq ans, du Plan bleu et c’est à lui que l’on doit, en 1980, le consensus des 17 États et l’adhésion du Sud à cet exercice de prospective collective. Bel exemple de conciliation entre deux mondes qui peuvent se rencontrer.
Duale la Méditerranée ? Non ! Une autre appartenance est là, toujours présente : celle du monde, celle de l’échelle planétaire. Non seulement les lois du marché s’y exercent, par exemple les prix des matières premières ou les courants du commerce (dont le bassin ne représente que 3,8 %), mais aussi les règlements et les décisions pour l’environnement planétaire : ceux des accords de Montréal ou de Bâle, pour ne citer que ceux-ci, mais aussi, bientôt, ceux relatifs à l’énergie devant l’énorme risque de réchauffement des climats qui pourrait concerner la Méditerranée et, peut-être, déraciner, dans le seul delta du Nil, 20 millions de « réfugiés écologiques ». Cette appartenance au monde est essentielle, même si, à chaque échéance, tous les États ne la franchissent pas d’un seul pied4.
La force grandissante des « sociétés civiles » :
une coopération organique, maillage et réseaux
La coopération se déroule actuellement en Méditerranée, dans une période de l’Histoire où la centralité se trouve interpellée par la communication, les sociétés complexes, la décentralisation. Elle ne peut pas ne pas tenir compte de ces nouvelles données. Certes, on retrouve, dans l’histoire européenne, des facteurs de ce type : les « villes libres », le réseau des monastères, la circulation des savants et des arts ont été autrefois décisifs avant la constitution des États-nations ; « Quand les villes naissent, les empires disparaissent » disait, déjà, au XVIIIe siècle, Claude Nicolas Ledoux. Aujourd’hui, dans les structures nationales et au-delà, la « société civile » émerge et se renforce : villes, associations, entreprises, médias prennent du poids et lancent des initiatives. La dimension intraméditerranéenne des sociétés civiles a cependant beaucoup de retard.
Deux raisons expliquent ce relatif retard.
La première est le mauvais système de communication. La mer a été, autrefois, le support de relations lentes et « cabotées » ; aujourd’hui, en apparence, on va plus vite : trois à quatre heures en avion d’est en ouest contre trois à quatre mois à la voile. Mais les relations aériennes sont coûteuses (aller de Paris au Caire coûte quatre fois plus que voyager de Paris à New York) et les aéroports, en liaison quotidienne avec d’autres cités méditerranéennes, ne dépassent pas la dizaine (Barcelone, Nice, Rome, Athènes, Le Caire…). Il faut des détours par les capitales (Paris, Belgrade ou Madrid), pour se réunir entre voisins. Malte et Tunis ne communiquent pratiquement pas. Quant au téléphone, il est souvent bien sourd et le courrier met plus de trois semaines, parfois, de Nice à Naples. La télécopie sauvera-t-elle la situation ? Les satellites, les relations entre télévisions et les tropismes culturels créent de nouveaux rapports, mais si 41 % des Méditerranéens ont pu regarder Dallas, moins de 3 % des informations font le lot méditerranéen de l’actualité.
La seconde raison vient de l’insuffisance de relations « professionnelles » entre Méditerranéens : les « réseaux » sont rares. Si les statisticiens de la Méditerranée se sont rencontrés une fois en dix ans, si les météorologues se fréquentent, si les responsables d’autorités portuaires commencent à le faire, et si, grâce au PAM, les responsables des 100 sites historiques principaux se retrouvent maintenant, il est trop peu d’exemples de tissus de la sorte. Les jumelages de ville à ville vraiment vivants entre le Nord et le Sud sont inférieurs à la dizaine.
La coopération entre voisins
La coopération internationale en Méditerranée pour l’environnement, si elle est bien comprise, peut tirer parti des réalités de voisinage. Sur le plan global de la Méditerranée, j’ai employé l’expression de « Nord-Sud de voisinage » par référence aux relations Nord-Sud qui sont souvent abstraites. Ici, il s’agit d’un Nord-Sud entre partenaires qui se voient et qui peuvent travailler ensemble sur des projets communs. La dialectique en est changée.
Ce voisinage engendre une spontanéité des relations qui n’est pas la coutume, en général, dans la vie internationale. Au Caire, par exemple, lors d’une réunion avec les industriels égyptiens s’intéressant aux technologies propres, le représentant de la Commission a dit : « Bien sûr, le réseau Net5 est ouvert aux pays de la rive sud. » L’aurait-il dit à froid avec d’autres partenaires ? Des parcs frontaliers sont envisagés entre la Corse et la Sardaigne, entre la Tunisie et l’Algérie, entre la Grèce et la Turquie. Voilà quelques cas de relations spontanées entre voisins.
Il semble, cependant, que l’on n’ait pas encore tiré parti des relations de proximité pour tous les sujets de l’environnement ; les terrains ne manquent pas, comme la surveillance maritime, la lutte contre les incendies de forêts ou les catastrophes naturelles. La sécurité civile est un bon terrain d’entente entre voisins.
Cette dimension de proximité peut prendre un sens plus formalisé lorsqu’il s’agit de relations subrégionales. On citera les accords Ramoge (Saint-Raphaël, Monaco, Gênes). Conclus en 1977, ces accords pour la protection du littoral pourraient être renouvelés aujourd’hui par une entente plus familière qui impliquerait davantage les collectivités territoriales, élargies peut-être sur le golfe de Gênes, au sens large, avec la prise en compte de la Corse et même de la Sardaigne.
Très actuel aussi est le programme régional adriatique qui va se mettre en place et qui intéresse le « fond de mer » fermé de l’une des zones les plus fragiles de la Méditerranée. Une structure de travail va réunir l’Italie, la Yougoslavie, l’Albanie et la Grèce.
À une échelle plus large encore, après une première réunion à Tanger en 1989, il a été envisagé, entre les pays partenaires du bassin occidental de la Méditerranée, d’avancer en commun sur certains thèmes. Une réunion se tient en 1990 entre huit pays : Espagne, Portugal, Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Italie, France.
Coopérer sur des normes
Quatre protocoles ont été signés entre États riverains. Chacun de ces protocoles met quelque deux ou trois ans à être préparé, autant pour être ratifié, et, la plupart du temps, ils démarquent, en grande partie, des textes internationaux. Ils ne sont pas inutiles, mais la tendance de la communauté méditerranéenne pourrait être de freiner la multiplication de textes de ce type.
Sans qu’apparaisse la nécessité de nouveaux protocoles, l’application de seuils et de normes est, toutefois, une voie encore indispensable pour la protection des consommateurs et des milieux : l’eau, l’air, mais aussi le sol par exemple. La Communauté européenne, qui, jusqu’ici, a adopté plus de 100 directives est, pour cette région, une fabrique importante de dispositions juridiques, dont une partie s’applique indirectement aux pays du Sud (voitures construites en Europe ou textes nationaux de pays non communautaires se référant à des normes de type européen).
L’un des problèmes pour la coopération euroméditerranéenne vient du fait que la Commission, membre des accords de Barcelone, et que les quatre pays de la Communauté ne peuvent accepter de signer des textes contraires ou différents de ceux qu’ils ont adoptés en Europe. L’autre problème est la communication relativement peu ouverte à l’avance entre la Commission et les pays du Sud sur la préparation de dispositions qu’il serait utile au Sud de connaître.
Une coopération sur le terrain
Les pays riverains de la Méditerranée savent que même si les textes sont utiles, les progrès résulteront surtout de projets de terrain ayant, par leur exemplarité, un effet d’entraînement. La voie de « projets pilotes » a paru, depuis 1985, intéressante au PAM, même au risque d’en voir fleurir systématiquement un par pays, aucun État ne souhaitant rester en dehors d’un mouvement qui a d’ailleurs été présenté comme ouvrant aux perspectives d’appui de la Banque mondiale.
Depuis 1990, la Banque mondiale et la Banque européenne d’investissement ont effectivement décidé de joindre leurs efforts dans un programme méditerranéen : le METAP. C’est une entrée décisive qui va changer la coopération intraméditerranéenne, en la plaçant au niveau de l’action.
La Méditerranée est fière d’être, au monde, le premier exemple d’un programme régional financier orienté sur l’environnement. Elle le doit à l’effort de quinze ans de concertation entre États, pratiquement unique au monde, les coopérations internationales dans d’autres « programmes de mers régionales » n’ayant pas encore cette maturité.
L’entrée en jeu de ces deux institutions financières internationales aura, au moins dans les domaines retenus comme prioritaires (l’eau, le littoral, les déchets, les pollutions, la faune et la flore, la formation, les institutions), un rôle décisif pour faire passer la coopération au niveau de réalisations tangibles et d’équipements clefs. Et, ce, à livre ouvert.
L’attention aux projets de terrain est aussi la perspective choisie par des financements européens, encore modestes jusqu’ici ; le fonds MEDSPA6, destiné aux quatre pays adhérents (plus le Portugal), est ouvert au Sud : un projet de télédétection et de surveillance de l’environnement pour toutes les régions littorales de la Méditerranée vient d’être lancé.
De la fraternité à la solidarité
La communauté méditerranéenne, malgré les froids qui, hélas ! ombrent les relations entre les populations d’accueil et les migrants (ils seraient environ 10 millions aujourd’hui), malgré les rejets, plus durables, de communautés minoritaires qui faisaient de la Méditerranée, au quotidien, une société pluriculturelle vivante ; l’imperceptible connivence qui existe entre Méditerranéens est visible dans les instances internationales, surtout les plus guindées. On le mesure, par exemple, au style des réunions entre Méditerranéens à Athènes, qui est bien différent de ce que l’on voit habituellement.
Le Dieu d’Abraham au cœur de trois grandes religions est-il encore omniprésent ? Les souvenirs d’une histoire commune, des paysages et du patrimoine historique commun sont-ils vivaces ? La Méditerranée est dure dans ses conflits : elle est fraternelle au quotidien. Les Méditerranéens ne se sentent jamais complètement exilés dans un autre pays du bassin méditerranéen.
Pour ce qui nous intéresse ici – la gestion de l’environnement –, ces conditions culturelles sont indispensables tant la culture et l’environnement ont une intimité commune, sans laquelle une politique de l’environnement se réduit à des actions d‘antipollution. La reconnaissance d’une « méditerranéité » est essentielle pour l’environnement, sur le plan des concepts comme la protection des paysages, sur le plan aussi de l’action ; peut-elle aller plus loin et, par exemple, faire passer les coopérations du sous-jacent implicite à la fraternité exprimée et même à la solidarité vécue, pourquoi pas, par exemple, financière ?
Un exemple mondial de coopération régionale
La coopération euroméditerranéenne sur l’environnement est l’une des applications les plus intéressantes de l’approche régionale des problèmes planétaires que le monde ferait bien de cultiver.
Pour l’opinion et même pour la classe politique, une échelle éclipse l’autre, un peu à la manière dont une monnaie chasse l’autre. Qu’un problème soit planétaire, et l’on se met à chercher immédiatement – et exclusivement – des institutions planétaires pour identifier les questions et trouver des réponses. Au point même qu’on en arrive à démobiliser le citoyen du monde qui se dit : « C’est mondial, je n’y peux rien ! » Rien n’est moins sûr ! Plus un problème est planétaire, plus il faut trouver les moyens de concerner l’aval. Il faut même, et surtout, arriver à mobiliser les États, les villes, les entreprises, les associations, les populations, en un mot, les « sociétés civiles », pour avoir une chance de ne pas pérorer dans le vide stratosphérique. Il y a un grand danger dans l’inévitable planétarisation : celui de démobiliser tout ce qui peut concourir à fournir des réponses. Think globally, act locally disait René Dubos. Plus que jamais cette invitation mérite d’être entendue. Il faut des courroies de transmission ; entre le global et le local ; le régional est un rouage essentiel pour la fixation d’objectifs, la mobilisation de moyens, l’identification de disciplines collectives. Plus l’échelle planétaire s’imposera, plus l’échelle régionale devrait prendre corps.
La Méditerranée, qui a déjà ouvert la voie à sept autres « programmes de mers régionales » à travers le monde, est un prototype à examiner de près. Elle est exceptionnelle sur plusieurs points : 18 États contribuent eux-mêmes au financement du programme. Seul cas au monde d’un exercice de prospective globale conduit par tant d’États riverains ; premier cas au monde d’un programme régional de l’environnement conduit par la Banque mondiale (et la BEI).
L’effort de coopération en Méditerranée est exemplaire pour l’environnement. Sera-t-il suffisant pour entraîner cette région du monde à se considérer comme ayant une nouvelle identité et agir sur le plan économique et politique comme une famille ; être de nouveau, selon le souhait de Valéry, une « machine à civilisations ».

* Revue des deux mondes, juillet-août 1990, p. 69-84.
1. D’où est née la seule organisation multilatérale regroupant tous les États sur le thème de l’environnement méditerranéen : Espagne, France, Monaco, Italie, Yougoslavie, Albanie (qui l’a ralliée en 1990), Grèce, Turquie, Syrie, Liban, Israël, Égypte, Libye, Tunisie, Algérie, Maroc, Chypre, Malte.
2. Les autres priorités sont les risques de réchauffement des climats, l’ozone et la diversité biologique.
3. Le Plan bleu, avenirs du bassin méditerranéen, sous la direction de Michel Grenon et Michel Batisse, Paris, Economica, 1989, 442 p. Edition anglaise : Futures for the Mediterranean Basin : the Blue Plan, Oxford University Press, 280 p.
4. Les accords de Bâle, en 1988, sur les déchets toxiques ont été signés par les 17 États. La déclaration de La Haye, en 1988, sur le réchauffement des climats a été signée par la Tunisie, la France, l’Égypte, l’Espagne, Malte et l’Italie.
5. Un réseau européen de documentation sur les « technologies propres ».
6. Action communautaire pour la protection de l’environnement dans la régio

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« Comment tout a commencé* » Plan Bleu / Méditerranée

Auteur : Serge Antoine

source : Notre planète, revue du PNUE. Numéro spécial 2005

Serge Antoine revient sur les origines de la Convention de Barcelone et retrace 30 années de coopération dans le bassin méditerranéen.

Déjà 30 ans ! C’était hier. La conférence de Stockholm en 1972 venait d’avoir lieu, c’était le premier Sommet mondial sur l’environnement. À peine terminé, Maurice Strong, son responsable, qui lançait le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), me demande quelles initiatives peuvent être prises. Je réponds d’emblée : la Méditerranée et y faire se rejoindre environnement, développement, aménagement du territoire – un grand territoire de quelque 20 pays riverains, alors ignoré de toutes les institutions internationales qui découpaient la région en Europe, Afrique et Asie. Seules quelques voix pionnières, celle de Jacques-Yves Cousteau ou d’Elisabeth Mann Borgese la considéraient alors comme un tout dont la mer, patrimoine commun, était fragile et menacée.
La réponse de Strong fut rapide et, dès 1974, son adjoint, Peter Thacher, me rencontra et mit l’idée en route. Une conférence plénipotentiaire fut convoquée à Barcelone en 1975, suivie d’une autre en 1976 pour réunir les États. Le courant passa à Barcelone entre les pays riverains, au point que le Portugal, cependant atlantique, et que l’URSS sur la mer Noire frappèrent à la porte de cette communauté. Ils étaient, avec les États-Unis, observateurs à la réunion mais cela s’arrêta là et les Méditerranéens riverains décidèrent de rester en famille.
Heureuse surprise, la Commission des Communautés européennes fut très présente, active et, pour la première fois de son histoire, accepta de signer une convention internationale. J’ai, avec Olivier Manet, ambassadeur, tenu le banc de la France : il nous fallut convaincre, avant la réunion, chez nous, nos ministères que notre pays avait aussi un rôle méditerranéen par son littoral du Midi et de la Corse, par son rôle historique et par son revenu national qui, à l’époque, représentait 45 % du total des pays méditerranéens.
La convention de Barcelone avait un baptême à la fois onusien (le PNUE en fit le lancement de son Programme pour les mers régionales) et gouvernemental. Ils sont 21 aujourd’hui, soucieux chacun, à juste titre, de voir affirmée son identité nationale. Toute la famille est là pour décliner au consensus une coopération marine et un travail environnemental, concentré sur le littoral (47 000 km de côtes), les arrière-pays, mais aussi sur les territoires de l’ensemble des pays – ce qui est particulièrement à rappeler pour des pays à plusieurs façades maritimes : le Maroc, l’Espagne, la France, la Turquie et l’Égypte.
Dans les toutes premières années du PAM (Plan d’action pour la Méditerranée), il y a eu le ralliement de l’Algérie et de l’Albanie à ceux qui avaient déjà signé la convention de Barcelone. En 1978, le Plan bleu pour l’exploration des futurs de la Méditerranée, que j’avais lancé, a été confirmé grâce à l’action d’Ismaïl Sabri Abdalla. En 1982, Athènes fut choisie, lors de la réunion des parties contractantes à Montpellier, comme siège du PAM. Split et Tunis, après Malte, accueillaient des centres du PAM et, en 1985, à Gênes, autour de Mostapha Tolba, directeur exécutif du PNUE furent adoptées, après dix ans de travail, les 10 grandes orientations du PAM pour 1985-1995.
En 1989, le Plan bleu, sous la signature de Michel Batisse, son président depuis 1983, et de Michel Grenon, publiait un ouvrage de base, le Tableau de la Méditerranée à l’horizon 2010 et énonçait des actions à entreprendre pour que la région, de 450 millions d’habitants, n’aille pas dans le mur et valorise ses atouts dans un monde de plus en plus compétitif. Et après le sommet de Rio en 1992, la Tunisie proposa d’ouvrir le Plan d’action pour la Méditerranée qui reliait déjà l’environnement au concept de développement durable ; ce qui fut fait en 1994 avec, notamment, la création de la Commission méditerranéenne du développement durable et l’entrée officielle de la société civile – associations, autorités locales, entreprises.
Charles de Gaulle avait dit en 1943 : « Un jour viendra où la paix rapprochera depuis le Bosphore jusqu’aux colonnes d’Hercule des peuples à qui mille raisons aussi vieilles que l’histoire commandent de se regrouper afin de se compléter. »

Serge Antoine est le représentant de la France à la Commission méditerranéenne du développement durable.

* Notre planète, revue du PNUE, numéro spécial [2005], p. 10.

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« Au cœur de la Franche-Comté, Arc-et-Senans. La Saline de Chaux, trait d’union entre le passé et l’avenir, entre l’architecture, les ressources, les mœurs, les lois, le terroir et l’industrie

Auteur :   Serge Antoine

Source : revue du Conseil Général du Doubs  1986

Au cœur même de la Franche-Comté, la Saline royale d’Arc-et-Senans était, il y a vingt ans encore, visitée par moins de 10 000 personnes. Aujourd’hui, on en compte près de 100 000 par an, entre visites, fêtes et colloques. Elle a fait, trop longtemps, partie des souvenirs oubliés, tant il est vrai que les lieux de travail, les usines, fabriques et manufactures qui, pourtant, ont fait le XIXe siècle, n’avaient pas leur place dans la liste des monuments reconnus de l’architecture civile (châteaux et demeures), religieuse (cathédrales, abbayes, églises) ou militaire (citadelles) ; tout comme l’architecture rurale. Quelle nouveauté. Elle est, depuis 1984 « patrimoine mondial », classée ainsi parmi les 150 grands monuments mondiaux par les instances internationales : le seul des 150, dont l’origine est un lieu de travail.
Lieu d’industrie
Lieu de travail, la Saline l’a bien été. Ce que Ledoux y a créé il y a 200 ans ne fut pas un lieu de divertissement, mais bien une architecture industrielle :
Chacun se dit en riant des colonnes pour une usine ? Elles ne conviennent qu’aux temples et aux palais des rois. Que de préjugés à vaincre ! (Claude Nicolas Ledoux).
Contrairement à l’idée que s’en font bien des visiteurs à qui l’on a dit que Ledoux était un « architecte maudit » et de la Saline qu’elle était une usine à problème, la Saline royale a fonctionné pendant un siècle, durée bien plus longue que celle des établissements industriels d’aujourd’hui. Elle a même traversé la concurrence énergétique que, vers 1850, le charbon commençait à faire au bois de la forêt de Chaux, raison initiale de l’implantation de la Saline et origine d’ailleurs d’un des premiers pipe-lines industriels du monde (pour faire venir le sel de Salins à 17 kilomètres). La Saline a répondu à sa fonction : celle de produire, dans une manufacture d’État, le sel, denrée-clef, comme l’est le pétrole pour nos contemporains.
L’industrie est la mère de toutes les ressources. Rien ne peut exister sans elle si ce n’est la misère. Elle répand l’influence qui donne la vie Elle égaye les déserts et les forets mélancoliques (Claude Nicolas Ledoux).
Les ressources naturelles
Ledoux, homme d’industrie, se souciait de l’environnement. Il se référait souvent aux ressources, au milieu naturel avec ses limites et son équilibre. Pendant 10 ans, les grandes « fêtes du futur » qui se déroulaient à la Saline se sont efforcées de réconcilier le monde contemporain, oublieux, consommateur et pressé, avec la terre, les éléments, les matériaux qui façonnent le présent : l’année du vent, l’année du soleil et de l’énergie solaire ; l’année du patrimoine, beau mot oublié de ce que l’on lègue de génération en génération et que l’on conserve ou cultive en « bon père de famille » ; l’année de l’espace ; celle du bois et de la forêt.
Les premières lois sont celles de la nature ce sont celles qui assurent la salubrité aux habitants qui fixent leur bien-être sur une terre préférée (Claude Nicolas Ledoux).
L’architecture
Haut lieu de l’architecture, la Saline l’est, avant tout, et ce grand monument figurait parmi les sept plus grands monuments français jugés par Malraux sur la force de leur ambition.
Le XVIIIe siècle y rappelle de grands précurseurs, Vicence et Palladio ; l’architecture franc-comtoise y est aussi à portée de main. Tous les mouvements de pensée architecturale de notre époque et les plus opposés, disait Michel Parent – des fonctionnalistes aux néobaroques –, revendiquent Ledoux et s’arrachent l’honneur de le compter au rang de leurs précurseurs.
Architecture de pierre, architecture de bois aussi (quelles charpentes !) ; mais, architecture de symbole, architecture cosmique aussi par sa référence au soleil (le demi-cercle est construit « comme la course du soleil »), architecture enfin, de la volonté d’affirmation sociale.
L’imagination qui grandit tout et peut embellir, je dis plus, changer l’ordre immuable du monde rappelle pourtant à sa vue les objets les plus imposants… Ici, c’est l’Art qui développe les ressources des lieux c’est lui qui prépare l’abondance des siècles à venir (Claude Nicolas Ledoux).
La force de l’architecture de Ledoux c’est qu’elle va au-delà du bâti…
Souvent, je divaguerai sur des matières qui apparaissent n’avoir aucun rapport avec l’architecture. Que dis-je ? Est-il quelque chose qui lui soit étranger ? (Claude Nicolas Ledoux).
L’imagination prospective
Lieu d’imagination prospective, Arc-et-Senans l’est aujourd’hui pour tout ce que la Fondation Ledoux y développe dans son « Centre international de réflexions sur le futur » : rencontres et pédagogie pour que des sociétés comme les nôtres qui vivent dans le fantastique changement du monde, anticipent davantage et se préoccupent de l’avenir au-delà du quotidien. L’avenir international, bien sûr, celui de l’émergence de nouvelles nations, la Chine, le tiers-monde, l’avenir démographique et alimentaire, l’avenir des campagnes et des villes explosives.
Mais aussi l’avenir d’ensembles plus restreints : celui d’une commune, d’une forêt, d’une production locale, d’une entreprise. L’association « Futuribles » comme la Fédération mondiale des études sur le futur, le Club de Rome, ont été chez elles à Arc-et-Senans. Mais aussi, tous ceux qui, travaillant dans cet endroit calme, décident de consacrer un peu de leur temps à l’horizon des 5, 10, 20 ou 50 prochaines années.
Ce n’est pas un hasard si Arc-et-Senans est voué au futur. L’inachevé du demi-cercle construit n’est pas un inachevé de la Manufacture royale de 1778. Le cercle complet est une architecture imaginaire que Ledoux avait placée au cœur d’une ville nouvelle lorsqu’il disait, à la fin de sa vie, à ses contemporains : « Ignorez-vous ce qu’il en coûte à ceux qui osent changer la masse des idées reçues » et qui rappelait que « si les progressions particulières sont insensibles celles qui sont stimulées par des vues ultérieures qui s’associent à leur puissance sont très rapides ».
Lois et mœurs
Au carrefour des lois de la nature, des lois de la logique du monde, des lois de la société, l’architecture doit servir le corps social dans le grand théâtre de la vie, au-delà des privilégiés des premiers rangs (le théâtre de Besançon fut l’un des premiers après les théâtres antiques où l’œil – le fameux œil de Ledoux – voit la scène en quelque endroit que ce soit, des premiers aux derniers rangs de spectateurs).
Ledoux crut à l’ordre des choses et à l’ordre des hommes :
Un des grands mobiles qui lie les gouvernements aux résultats intéressés de tous les instants c’est la disposition générale d’un plan qui rassemble à un centre éclairé toutes les parties qui le composent.
L’ordre, non pas en tant que somme de règlements consacrant le passé reconnu ou la logique du présent, mais en tant que droit prospectif…
Cœur de la Franche-Comté
Franc-comtoise, la Saline l’est pour plusieurs raisons : son architecture a épousé (et l’architecte y a tenu) bien des caractéristiques de l’architecture comtoise et l’on retrouve, alentour, bien des échos de l’œuvre de Ledoux. Sa situation géographique, à la frontière du Doubs et du Jura, est bien au cœur de la région et le bâtiment fait corps avec la Franche-Comté. La remise en vie du bâtiment, depuis 15 ans, effectuée par le département du Doubs, la Fondation Claude Nicolas Ledoux, la région et l’État est, d’abord, une œuvre de réenracinement. Dans ses murs, isolée, la Saline était, sans doute, un questionnement insolite du territoire qui l’entoure. Elle fait partie maintenant du patrimoine régional ; colloques et réunions s’y déroulent en permanence et les jalons culturels de l’été rassemblent des foules bien régionales ; le festival de musique de Besançon, les « fêtes du futur » et les fêtes du ciel ont attiré, chaque année, plusieurs dizaines de milliers de personnes.
Cette irrésistible montée d’Arc-et-Senans est un signe de reconnaissance d’un grand monument sorti de l’oubli. Mais, elle permet aussi à la Franche-Comté d’avoir une porte d’entrée sur ses richesses naturelles et historiques.

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Florence Pizzorni-Itié Conservateur en chef du patrimoine, Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM), Paris/Marseille, sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

La manière japonaise qui consiste à retracer le parcours de vie d’un homme en lui donnant la forme métaphorique d’une rivière sied particulièrement bien à la destinée de Serge. Dans ses traces on se rendrait ainsi sur les rives méditerranéennes en suivant une petite rivière « Bièvre », qui prendrait sa source à Saint-Quentin-en-Yvelines, passerait par Paris en se chargeant des eaux de la Seine, son principal affluent et se jetterait en méditerranée. Serge n’aurait pas contredit cette vision emphatique de la rivière, lui qui, un peu espiègle, dans son Almanach se plaisait à expliquer qu’à une époque reculée, ce n’était pas la Bièvre qui était l’affluent de la Seine, mais bien la Seine qui était l’affluent de la Bièvre.
Le détour par la Bièvre pour accéder à la Méditerranée, n’est que géographiquement paradoxal : la pratique de la vie culturelle et de l’engagement citoyen, avec Serge, a suivi cet étrange chemin. À l’analyse, la Bièvre et sa vallée constituaient réellement une sorte de laboratoire expérimental sur le terrain de la relation avec les acteurs, les politiques, les citoyens, les associations. Avec un peu de recul, à l’aune de ce qu’il avait commencé à mettre en œuvre en Méditerranée, il s’avère qu’il tentait d’appliquer dans un contexte plus vaste et complexe, ce qu’il avait expérimenté, avec bonheur, sur les rives de cette petite rivière. Ainsi se confirme, encore une fois, l’une des caractéristiques fascinantes de l’engagement de Serge : sa capacité permanente à s’investir dans l’expérience de terrain la plus locale comme dans celle à dimension planétaire.
J’ai cité l’Almanach, parmi les nombreux « chantiers » ouverts par Serge autour de la Bièvre, parce que cet ouvrage est le dernier que nous ayons réalisé ensemble. Deux numéros, 2005 et 2006, en ont paru. Ce sont maintenant des « collectors » puisqu’il n’y en aura malheureusement pas de troisième. L’énergie de Serge n’étant plus avec nous pour cette prochaine année, nous n’avons pas suffisamment capitalisé pour pouvoir mettre en œuvre celui de 2007, mais cela reviendra probablement, peut-être sous d’autres formes. Cet Almanach, auquel il tenait beaucoup, livre un « concentré » de sa méthode de travail. En le consultant, vous remarquerez la place qui est donnée, dans de courts mais fréquents articles, à l’histoire et au patrimoine. Serge, on le sait, est un semeur d’avenirs, passionné de prospective, mais il est aussi géographe. Géographie, en France, n’allant pas sans histoire, il en est aussi féru. Il puisait ses ressources pour penser l’avenir dans ses vastes connaissances et références historiques et patrimoniales.
C’est sous l’angle de ces aspects culturels et patrimoniaux qu’il m’a accordé de travailler à ses côtés, à propos de la Méditerranée. Sa préoccupation patrimoniale remonte, en fait, aux origines : nous n’avons pas eu l’occasion d’évoquer ici les travaux qu’il a menés dans ce domaine. C’est à la conférence de Lurs où ont été jetés les fondements des parcs naturels, que la formule avait été énoncée : « Les parcs naturels seront culturels où ils ne seront pas » et Serge l’a reprise souvent à son compte. Peu de gens se souviennent qu’en 1987, il avait été chargé par Philippe de Villiers, alors secrétaire d’État à la Culture et à la Communication en charge de la mission « Patrimoine 2000 », d’un rapport, édité sous le titre Promouvoir le patrimoine pour l’an 2000, dans lequel il en donnait sa propre définition, entendue dans un sens extrêmement ouvert. Les frontières entre patrimoine et culture y sont souples et, pour lui, le mot « patrimoine », en France en tout cas, embrasse un héritage très vaste qui couvre l’ensemble des productions artistiques et culturelles. Pour exemple, sans entrer dans le détail, un chapitre entier est consacré à la fête, une catégorie que Serge classe dans le patrimoine. Il avait pour amis proches, admirant leurs créations, des gens comme Jacques Darolles, d’ailleurs cosignataire du rapport, qui sculpte la lumière et les sons sur les monuments historiques, ainsi que Pierre-Alain Hubert, pyrotechnicien, qui l’avait accompagné aussi dans certaines de ses équipées festives dont il avait le secret et la maîtrise.
Ma fonction de conservateur au Musée national des arts et traditions populaires (MNATP), sollicitant sa sensibilité patrimoniale, a très probablement contribué à le convaincre de me laisser travailler à ses côtés. Il se plaisait à raconter qu’avec Georges-Henri Rivière, le fondateur du MNATP, il avait participé à l’émergence et à la création d’un concept qui était, là encore, une occasion de faire le pont entre développement durable, écologie et culture : le concept d’écomusée, en lien avec les parcs nationaux et régionaux. Plus encore – les convergences sont parfois troublantes – il y a maintenant deux ans, le MNATP a subi une profonde mutation à l’occasion du redéploiement des collections du musée de l’Homme : le Quai Branly, inauguré récemment, a repris la plus grande partie des collections, sauf celles d’Europe dont le musée des ATP s’est enrichi devenant le MuCEM – Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée –, l’Europe étant entendue sous son acception culturelle… Et l’on ne peut comprendre l’Europe culturelle sans prendre conscience que les deux rives de la Méditerranée sont une composante majeure de « la machine à faire de la civilisation » selon Paul Valéry. Ce musée sera installé à Marseille.
L’opportunité s’est présentée de mettre à profit cette combinaison du patrimoine, de l’Europe, de la Méditerranée, et du souci d’associer les citoyens – le public disons-nous dans les musées – lorsqu’en 2004, Serge a été chargé de préparer la table ronde « culture » du « Rendez-vous méditerranéen », à Marseille, qui avait pour but d’élaborer les préconisations françaises qui seraient défendues par le président de la République au sommet de Barcelone 2005, préparation à laquelle il m’a fait l’honneur de m’associer. À l’occasion de ces réflexions « culture », un certain nombre de points avaient été soulevés dont la résolution complexe apparut dès lors comme une condition à la progression d’un développement durable en Méditerranée, sujet de plus en plus porteur d’inquiétudes. La question de la libre circulation des hommes et des biens dans tout le pourtour méditerranéen par exemple. Bien au-delà des questions strictement environnementales, le traitement de ces problèmes s’avérait essentiel, préalable à toutes réflexions et avancées dans le domaine du développement durable. À défaut, il lui semblait que nous étions dans une impasse.
Il y avait également la question du dialogue des cultures. Des fondations se mettent en place en Méditerranée pour le dialogue des cultures, mais un dialogue constructif ne s’envisage que s’il y a une écoute réciproque et que les partenaires sont convaincus du juste équilibre de leurs échanges. La partition, perçue comme l’affrontement de deux blocs, qui se met en place aujourd’hui aux plans politique et culturel en Méditerranée, le préoccupait considérablement. Il ne lisait pas ainsi le paysage culturel méditerranéen. Il craignait que ce dialogue euro-méditerranéen soit à sens unique, c’est-à-dire qu’il y ait des propositions émises d’un côté, lesquelles seraient acceptées par un autre côté, sans échange réel. Il s’est précisément exprimé à ce sujet dans le numéro spécial sur la culture et le développement durable de la revue Liaison1, à laquelle il m’avait demandé de contribuer. Il y était fortement question de la manière dont on pouvait associer les forces vives, les populations de l’ensemble de la Méditerranée, mais aussi d’Afrique et de la francophonie, aux réflexions sur le développement durable, afin qu’elles se les approprient plutôt qu’elles ne les subissent, imposées ou apportées de l’extérieur. Il pressentait que, quelles que soient la bonne volonté et la bonne conscience des porteurs de ces préconisations, elles seraient mal vécues et difficilement acceptées, sans un accompagnement social et culturel. Leur application inéluctablement vouée à l’échec. Il affirmait la nécessité d’une approche culturelle, anthropologique.
Serge était très attaché à un projet pour favoriser la coopération méditerranéenne sur le patrimoine culturel que la Commission méditerranéenne du développement durable avait mis en œuvre et qui devait être porté par la Tunisie et la France. J’ai participé à la rédaction d’une note en novembre 2005 où il exprimait l’importance et l’urgence de créer un programme sur le patrimoine culturel dans le cadre du PAM.
Il souhaitait aussi approfondir la question du tourisme culturel. Il était fasciné par le fait que ce formidable lieu d’échanges culturels était amené à se développer considérablement puisque les études prospectives indiquent que la quantité de flux touristiques devrait être multipliée par trois à l’horizon 2025 dans l’espace méditerranéen. Ce flux touristique est évidemment attiré par le potentiel patrimonial du rivage méditerranéen. Il souhaitait mettre en place une structure légère appuyée sur l’entraide volontaire entre les institutions existantes dans chaque pays, principalement interurbaines et interrégionales pour gérer cette perspective dans un souci de « durabilité ». On retrouve donc là les pratiques qu’il avait mises en œuvre en d’autres territoires. L’encadrement institutionnel est, bien entendu, nécessaire et devrait être multinational en prenant appui sur ceux qui apportent leur concours dans un projet décentralisé où les villes et les régions seront actives. À ma connaissance, ce projet n’a pas été réactivé ou peu, depuis la disparition de Serge, pourtant son urgence se confirme de mois en mois et il devrait être entendu et étudié de nouveau.
Pour terminer, je reviendrai à l’Almanach. Aline m’a fait l’amitié de me confier que dans l’un des derniers moments de lucidité, Serge s’est exclamé : « L’Almanach ! L’Almanach ! Où en sommes-nous de l’Almanach ? » Ceci prouve bien que cette réalisation lui tenait énormément à cœur. « Almanach », sauf erreur, fait étymologiquement référence au « temps » en arabe, je suggère que nous essayions de mettre en œuvre un Almanach de la Méditerranée. Un projet simple, modeste, populaire, qui permettrait d’étendre les ambitions de communication citoyenne, au sens noble du terme, de Serge pour la Bièvre, au champ plus large de la Méditerranée et de l’Afrique.

1. Revue de l’Institut de l’énergie et de l’environnement de la francophonie (IEPF), « Culture et développement durable », no 68, 2005.

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Jacques Rigaud, Conseiller d’État honoraire, sur Serge Antoine

 

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Serge et moi sommes de la même promotion (Felix Eboué) de l’ENA, dont nous sommes sortis en 1954. Nous ne nous sommes pas quittés depuis. C’est dans la propriété de son père, dans l’Orne, que j’ai fait connaissance en 1959 d’une de ses amies que j’ai épousée l’année suivante.
Avec Jean Salusse, un de mes collègues du Conseil d’État, alors directeur de la Caisse nationale des monuments historiques, nous avons imaginé, sur le modèle de l’abbaye de Royaumont, la réhabilitation de hauts lieux du patrimoine pour en faire des pôles d’excellence de la culture vivante. C’était au début des années 1970, quand Jacques Duhamel était ministre des Affaires culturelles. C’est ainsi que j’ai été amené à m’intéresser à la Chartreuse pontificale du Val de Bénédiction, à Villeneuve-lès-Avignon, qui avait été vendue comme bien national, dépecée et que l’État avait cherché à restaurer, à remembrer et qui est devenue un des centres culturels. La Saline d’Arc-et-Senans que Jacques Duhamel, député du Jura, connaissait bien fut à la même époque le siège d’une expérience du même ordre. Elle était un des lieux précisément où l’on pouvait imaginer, dans cette architecture futuriste pour son temps, une activité de réflexion prospective.
Serge Antoine a été amené à prendre en charge la Saline royale d’Arc-et-Senans et à en faire un des centres culturels de rencontres les plus vivants. Son apport a été très important parce qu’au-delà de son action concrète et quotidienne, il aimait conceptualiser les choses. Il était véritablement prophétique et disait des centres culturels de rencontres : « Nous sommes des ports francs de la culture. » Cette expression disait tout en ce sens que, par rapport à une vision administrative des choses, nous avons dans ces centres culturels de rencontres une marge d’autonomie très enviable, quelle que soit notre dépendance financière vis-à-vis de l’État ou des collectivités territoriales.
Serge Antoine a été président de la Saline jusqu’à sa mort. Moi-même, je suis président de la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon depuis 1977 et je me dis qu’il est temps d’ailleurs de passer le relais. J’ai eu trois directeurs en trente ans donc, une action continue est possible. Et par rapport aux différentes dépendances que nous avons vis-à-vis de l’État, des départements, des régions, ces « ports francs » de la culture ont réussi à se créer des marges d’autonomie.
Je voudrais également signaler que c’est à l’initiative de Serge Antoine que nous avons créé un lien avec le Conseil de l’Europe. Une réunion fondatrice a d’ailleurs été organisée par le Conseil de l’Europe à la saline avec les responsables d’autres lieux qui, selon des modèles variables, avaient bien des points communs avec nos centres culturels de rencontres. Ce réseau européen des centres culturels de rencontres est resté très vivant. C’est si vrai qu’il s’est réuni il y a quinze jours à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon. C’est un des héritages de Serge Antoine, qui était vraiment un homme de réseaux.
Bien entendu, tout ceci est lié au développement durable et à l’environnement, mais n’oublions pas la sensibilité et l’imagination de Serge Antoine dans le domaine proprement culturel. Nous avons envers lui cette dette de reconnaissance.

Permettez-moi un aveu. En lisant les textes, j’ai revu ce qui concernait les parcs naturels régionaux. Il se trouve que j’étais membre de la Section des travaux publics du Conseil d’État et l’un des rapporteurs du texte qui les a institués. Je me repens d’avoir eu une formule qu’avec son humour Serge Antoine a acceptée et dont, ensuite, nous avons souvent parlé ensemble. J’avais dit que c’était du « droit à l’état gazeux » et dans mon esprit, ce n’était pas très gentil. À la réflexion, le droit à l’état gazeux qui cristallise progressivement, c’est peut-être une des formes de l’imagination juridique dont on a trop souvent peur et dont on a le plus besoin. Cette formule ironique apparaît avec le recul comme le plus bel hommage que je peux rendre à Serge. Après l’avoir regretté, je la revendique donc.

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Patrimoine et prospective. Le cas de la France

Source : Revue Futuribles N°119  1988

Auteur : Serge Antoine

Le patrimoine est généralement associé à l’idée de passé, souvent considéré comme antinomique du futur. Et pourtant, une prospective est bien nécessaire si l’on veut pouvoir assurer correctement à l’avenir la conservation et la valorisation de nos monuments et de nos sites.
Chargé il y a un an par le ministre français de la Culture d’une telle réflexion (mission « Patrimoine 2000 »), Serge Antoine ne s’est pas contenté d’analyser quelles politiques il conviendrait d’adopter vis-à-vis des fleurons de notre histoire. II a engagé une réflexion originale sur le sens de la durée, pour finalement nous administrer ici la démonstration qu’il ne pourrait y avoir de prospective sans mémoire.
Un patrimoine au futur
Dans l’opinion, le patrimoine est synonyme d’héritage et d’un ensemble mort que l’on a derrière soi.
Le patrimoine1 est derrière nous. Il y a même une pyramide des âges de ce patrimoine à qui l’on ajoute le qualificatif d’« historique ».

Pyramide des âges des monuments classés
Mais, qui dit pyramide des âges, dit aussi vie. Tous les jours qui passent, un patrimoine naît : le patrimoine contemporain dont un jour, une partie sera reconnue « patrimoine historique ». Cette reconnaissance est difficile, car elle implique un choix, non seulement dans la qualité de l’œuvre, dans sa signification, son témoignage d’une période, mais aussi dans la stratégie de la protection : on ne peut, en effet, tout protéger, tout inscrire à l’« inventaire des sites » (mesure qui protège les sites) ou tout « classer » (ce qui induit alors des charges pour la collectivité publique, l’État en l’occurrence).
Chaque année, bon an mal an, plus de 400 éléments du patrimoine sont inscrits ; plus de 100 sont classés. Vers où allons-nous ? La question doit être posée, au-delà de nos envies immédiates de voir sauver un édifice ou un site. Serions-nous hypocrites pour le patrimoine comme pour les concessions perpétuelles ? « Classons et vous ferez le reste. »
L’insouciance n’est pas seulement française ; mais le travers est grand, dans notre pays, de décider « pour l’éternité » ; de trouver les crédits de premier investissement en ignorant les obligations répétitives de la réparation et de l’entretien2. L’amortissement est une sagesse comptable qui mériterait d’avoir une place dans la comptabilité publique : celle-ci privilégie les comptes d’exploitation et néglige les comptes en capital. En comptabilité, le patrimoine s’assimile à un stock. Le regard sur la gestion du stock, sur le patrimoine-capital, sur la maintenance, a une vertu : celle de responsabiliser les acteurs.

Inscriptions et classements
Monuments historiques classés et décisions d’inscription
Après l’examen des chiffres et du volume des monuments que le pays décide de protéger, celui de la nature des patrimoines n’est pas sans enseignement : on observe que les priorités accordées, selon les époques, aux diverses composantes du patrimoine monumental ont connu des modes successives :
– les églises et édifices conventuels ont été essentiellement classés de 1836 à 1880 ;
– les architectures militaires et fortifications, de 1870 à 1880 principalement ;
– les antiquités historiques, au cours de la décennie suivante ;
– les parcs, jardins, fontaines et ouvrages d’art, de 1890 à 1920 ;
– les édifices civils, de 1920 à 1950 ;
– les antiquités préhistoriques, châteaux et chapelles, essentiellement depuis 1940.
Chaque génération a eu ses préférences dont on pourrait penser que la somme recouvre, peu ou prou, tout l’éventail historique et le champ des différents types de bâtiments.
Il n’en est rien et on doit combler les lacunes évidentes de la conservation ; le patrimoine rural, par exemple, a été l’oublié d’une société ingrate à l’égard de ses agriculteurs qui ont souvent porté paysages et économie pendant des siècles. Alors que de nombreux pays européens ont fait un effort certain au cours des 50 dernières années (pays de l’Europe de l’Est, pays scandinaves, entre autres), la France a négligé et néglige encore la conservation de ses exemples si riches et si divers (400 types de maisons rurales). Les enquêtes de « Patrimoine 2000 » montrent une dégradation accélérée dans de nombreuses régions (Bretagne, Centre, Auvergne, Alsace) ; dans cette dernière région, on avance le chiffre de 1 000 destructions de maisons rurales par an ! Des associations militent courageusement pour la survie du patrimoine rural. Mais tout retard se paie et on regrettera longtemps les spécimens du patrimoine rural que Georges Henri Rivière avait si minutieusement recensés dans les années 1940 que l’on n’a pas protégés.
L’architecture industrielle, autrefois négligée3, a aussi été prise en considération avec retard et au moment où l’Europe, dit-on, sort de l’ère industrielle : il reste encore beaucoup à faire, à cet égard, pour la conservation réglementaire (inscriptions et classements) et surtout pour sa lisibilité ; une reconversion intelligente doit être la condition préalable de la reconnaissance. Au-delà de la conservation et de la relecture historique, il est en effet, plus qu’ailleurs, nécessaire de trouver pour ces jalons de l’histoire industrielle, des usages contemporains, où la nouvelle vocation permette de ne pas faire oublier l’ancienne et d’alléger au moins les charges de l’entretien.
Il faudrait enfin citer les grands objets, ces immeubles par destination que sont les outils, les navires, les trains ou les avions. Il existe aujourd’hui en France 60 musées de la voiture et 40 de la mer. Mais, hélas, trop d’organismes publics, après la Marine nationale autrefois, la SNCF ou, récemment, l’Aéroport de Paris ne sont pas assez responsables de la conservation d’un patrimoine dont on aurait pourtant pu entrevoir la valeur4. Les plus belles pièces ont disparu. Il faut encourager ceux qui ont fait un effort de restauration et d’animation ; associations et bénévoles sont prêts à le faire.
Le patrimoine du XXe siècle
Autre vertu : le regard prospectif sur l’entrée d’un patrimoine conduit aussi à comprendre que le patrimoine ne s’arrête pas à 1988 et que se pose donc la reconnaissance du patrimoine contemporain. D’une façon plus générale, le patrimoine du XXe siècle nous interpelle. Nous avons, comme d’autres pays à cet égard, du retard. Il est, certes, légitime de se donner un recul de quelque 20 à 25 ans pour éviter la précipitation. « Il faut donner du temps au temps » disait Cervantès. Les règles de l’ICOMOS pour le patrimoine mondial par exemple sont de se donner une franchise de 25 ans et de ne pas prendre en compte, en principe, des constructions dont l’architecte est encore vivant. Cette sagesse respectée, on ne gagne rien à attendre ; or, en France, à 12 ans de la fin du siècle, 60 monuments du XXe siècle (sur 13 000) ont été classés. Le retard engendre parfois la perte irréversible et, en tout cas, des surcoûts de remise en vie.
Faire reconnaître le patrimoine contemporain plus rapidement, c’est apprendre à le regarder ; c’est aussi apprendre à lire, sans attendre, notre société contemporaine à travers ses chefs-d’œuvre5 et, au-delà, à la déchiffrer.
Conserver : un effort dans la durée
Après la reconnaissance, se pose le problème de la conservation. Pour que les générations futures parlent de patrimoine, encore faut-il qu’il subsiste. Cela suppose un effort national inscrit dans la continuité.
Même si l’on évite de s’attarder à ce qui a fait les délices des économistes il y a un demi-siècle (chiffrer la valeur du patrimoine6), il n’est pas facile d’estimer l’effort moyen à assumer par le pays : produire des chiffres en francs courants des sommes consacrées, par l’État, à l’entretien du patrimoine ne donne qu’une vue partielle du problème7. Il faut ajouter crédits publics et privés, les mettre en regard des coûts de réparation et d’entretien du patrimoine et replacer le tout dans la durée longue. Ce travail de comptabilité nationale a été proposé, il y a quelques années, par l’association internationale Futuribles. Ce prix que les générations sont prêtes à payer à travers les décennies et les siècles pour la conservation de leur patrimoine, n’a pas encore été réellement calculé. Nous pouvons difficilement comparer les crédits pour la restauration dont on disposait au temps de Viollet le Duc (à une époque où le coût de la main-d’œuvre était peu élevé) à ceux dont on dispose dans une période que l’on dit très attachée aux monuments. Mais on peut sonner l’alarme. En restaurations réalisées, correspondant à la sauvegarde réelle du patrimoine et en investissements dans l’emploi par le canal des entreprises de restauration, l’effort national a été en nette régression depuis douze ans8.
Un ministre de la Culture, assailli par les exigences concurrentes de différentes catégories d’acteurs culturels sollicitant des appuis (sinon des rentes) de l’État, a dit un jour, qu’hélas, seules « les pierres ne pleuraient pas ».
Pendant 60 ans, le trésor national que constitue la statuaire de la cathédrale de Reims est resté dans la zone rouge du péril et des effets des dégradations cumulatives. Il ne s’agit pas moins d’un problème grave. Il ne serait pas pensable que la cathédrale de Reims soit irréversiblement condamnée, parce que les effets de sa fragilité croissent plus vite que sa restauration sous prétexte que, pendant plus de la moitié de notre siècle, l’investissement a déserté cette cause nationale. On doit savoir que la conservation du patrimoine majeur, classé depuis de longues années, passe par un réinvestissement financier en France, compensant de longs désinvestissements latents9.

La reconnaissance du patrimoine contemporain
Nombre de monuments classés datant du XXe et XIXe, par catégorie
XIXe XXe
Châteaux, manoirs 17 0
Architectures militaires 6 0
Cathédrales 5 0
Églises, temples, synagogues 14 9
Chapelles, oratoires, baptistères 13 1
Établissements monastiques 2 1
Édifices civils publics urbains 20 5
Édifices civils privés urbains* 16 9
Maisons natales ou résidences historiques 7 2
Édifices religieux urbains 1 0
Édifices ruraux 4 0
Monuments commémoratifs 19 4
Champs de bataille, hauts lieux militaires 2 23
Ouvrages de génie civil 4 1
Croix de chemin, calvaires 3 0
Parcs, jardins, parcelles de terrain 7 3
Monuments divers 5 2
Édicules des eaux 7 0
Total 152 60
Données recueillies par le département des Études et de la Prospective, ministère de la Culture, novembre 1986.
* La catégorie établissements industriels ne figure même pas dans les statistiques !
Quelques Corephae10 commencent à prendre en compte les patrimoines du XXe siècle. La Corephae de Lorraine en 1985 et 1986, a délibéré sur 14 patrimoines des XIXe et XXe (sur 40, soit 35 %), celui d’Aquitaine 11 (sur 35, 31 %) celui de Bretagne 7 (sur 77, 9 %).
II faut rappeler que les biens hérités, comme d’autres ressources de ce monde, ne sont pas des biens renouvelables c’est-à-dire qu’une chapelle rare du XIe siècle qui disparaît ou qui est dénaturée est un bien auquel une œuvre du XXIe siècle ne peut pas en équivalence de message et compensation de présence se substituer. Celle-ci, tout au mieux – et gageons avec confiance qu’il en naîtra – ne peut que s’ajouter au patrimoine.
Le futur du patrimoine
Toute discipline gagne à effectuer, de temps à autre, des exercices de prospective ; la politique du patrimoine comme les autres.
Parce qu’elle est longue – un siècle, voire plusieurs – la prospective de monuments qui ont déjà traversé des siècles, pose de sérieux problèmes à une discipline qui, le plus fréquemment aujourd’hui, est une aide à l’anticipation sur 10 ou 20 ans seulement. Il faut pourtant oser.
Les technologies de la conservation vont sensiblement évoluer. D’une part, de nouvelles technologies de diagnostic (thermographie, photogrammétrie, datation, simulations) vont, au service de la conservation, permettre des renouvellements ou des reconstructions de longue durée (voire des « immortalisations ») ; ces techniques constitueront aussi des outils nouveaux pour des renforcements, des consolidations de gros œuvre11.
Autre évolution ; si l’on n’y prend garde, les métiers traditionnels liés aux bâtiments construits autrefois risquent de se perdre. Faute de formation et de transmission de savoir-faire, la reconstruction et la réparation pourraient souffrir de l’abandon ou de l’oubli.
Les pollutions ou nuisances constituent aussi un problème important. Elles atteignent, on le sait, les sites et certains milieux devenus fragiles. Les constructions ne sont pas à l’abri et la pierre, elle aussi, a sa vie, ses maladies et sa mort. Les vibrations dues à certains modes de transport sont à peu près connues. Plus pernicieux sont les risques croissants de maladie de la pierre. Certes, dans les villes elles-mêmes, un effort a été engagé sur la qualité de l’air depuis 10 ou 15 ans mais, dans certaines régions urbaines, on constate des remontées. Il conviendrait donc à la fois de connaître mieux les risques encourus et le degré de mise en œuvre des politiques de l’environnement et de mieux faire connaître les nouvelles technologies pour combattre les « maladies » des monuments12.
Une autre perspective (les tremblements de terre en Europe) est connue : elle peut fournir des indications utiles et l’on ne prend pas suffisamment en compte ce genre de risque majeur13. Les incendies, les risques d’attentats eux, sont aléatoires. Là aussi, une diffusion des nouvelles techniques de sécurité serait utile.
Mais l’étude des relations entre futur et patrimoine passe aussi par celle des relations entre le patrimoine et les activités humaines. Que peut-on en dire en les résumant ici ?
Un aménagement culturel du territoire reste à faire pour le patrimoine. Les transformations des villes, en particulier des grandes villes, sont inévitables dans le prochain siècle pour faire face au renouvellement de l’habitat et à la demande sociale à laquelle ne répond plus la ville d’aujourd’hui. Les logiques d’urbanisme, les chantiers peuvent être à l’origine de remise en question ou de « mise en valeur » de monuments et plus encore, de l’environnement qui les a sous-tendus. Mais la relation monument-espace se trouve réinterpellée parfois trop tard ou bien tard, à l’entrée des bulldozers (par exemple, à Marseille lorsqu’on a découvert le port grec).
L’accessibilité des monuments peut être profondément modifiée par une géographie nouvelle des modes de transport et par les systèmes d’information. Le développement de trains express ou celui de l’autoroute privilégient certains axes et modifient les possibilités d’accès, mais aussi les lignes de force de la fréquentation.
Les moyens de communication vont avoir tendance à mettre le projecteur sur un nombre relativement restreint de monuments. Une hiérarchisation plus grande risque de se développer ; certains monuments seront délaissés ; d’autres connaîtront, au-delà de 100 à 200 000 visiteurs, des problèmes d’encombrement et de saturation.
La prospective nous apprendrait bien d’autres choses : par exemple les mutations presque inexorables de notre géographie et les résultats, incertains, des politiques d’aménagement du territoire. Le déclin d’une région, son dépeuplement, la création de véritables friches à long terme dans le paysage rural, par abandon agricole dont on dit qu’il concernera un tiers du territoire, se paieront très cher au niveau de la conservation du patrimoine. Celui-ci peut-il subsister lorsque ces mutations sont trop fortes ?
Prospective et mémoire
L’essentiel, sans doute, d’une prospective des monuments historiques passe par l’étude des comportements et des valeurs. Quel prix, quelle valeur de symbole ou d’enracinement les générations futures accorderont-elles aux monuments historiques ? Il est difficile de dire quelle sera l’attitude de la société de demain à l’égard de son patrimoine. Il serait fort utile de l’analyser en profondeur (et non seulement par des sondages appelant des réponses simplifiées « Aimez-vous le moderne ou le vieux ? »).
Il faudrait déceler vite les attitudes des nouvelles générations. À le faire, on mesurerait la référence du patrimoine dans l’identité nationale et surtout locale, régionale : l’attachement des jeunes y est croissant. C’est sur le terrain, plus que dans les sondages (notamment dans les chantiers de jeunes) que l’on détectera la véritable adhésion et l’intérêt durable des générations futures.
L’étude prospective pourrait utilement nous éclairer sur l’importance qu’une société accorde à sa mémoire. On peut penser que celle-ci aura une place plus large. L’encombrement des données et des créations de tous ordres (particulièrement dans le domaine de la communication) appelleront des compensations. La mobilité croissante, les changements de plus en plus rapides de la société, l’accélération des mutations vont peut-être mettre en relief l’importance d’un appel à la mémorisation. Plus une société consomme vite, plus elle tiendra à mémoriser quelques jalons forts. Un peuple aura du mal à ne pas faire appel à son passé pour éviter que disparaisse son identité.
Mais en même temps, quelle compréhension aura-t-il d’un monument dont la fonction (religieuse, civile, militaire) ne correspondra plus, ici ou là, à ce qu’il y a de vivant dans le contemporain et dont le code de lecture risque de s’affadir ? La discussion mérite d’être largement ouverte. Une réflexion-clé devrait porter sur l’évolution du sens de la durée. On pourrait être inquiet si le sens du temps se perd ; or il se perd. Les causes sont d’ordre très divers et sont trop vite dénoncées les méthodes d’enseignement. S’il est vrai que, pendant dix ans, l’abandon de l’histoire-chronologie a fait perdre une lecture historique qui a besoin de jalons, il faut aller plus loin et se poser des questions sur l’influence en profondeur des techniques de communication. Nul ne peut encore véritablement connaître l’effet des nouvelles techniques qui, semble-t-il, privilégient l’actualité et l’immédiateté. Des effets insoupçonnés peuvent résulter de la société de communication ; des études en Grande-Bretagne ont, par exemple, fait apparaître que le patrimoine renforçait la référence aux lieux-refuges d’une histoire romancée (en contrepoint de l’amoncellement d’actualités) et l’appel aux lieux-divertissements ; l’histoire-fiction se développe.

L’absence de référence historique ou d’appel à une conscience de l’histoire, l’image d’un patrimoine off, les réflexes d’intéressement des spectateurs à l’image mais aussi la délocalisation portent atteinte à la convivialité (existe-t-elle encore ?) ou à la familiarité d’une société avec son patrimoine. On devrait davantage s’interroger sur les relations entre la société et son approche du long terme. Il n’est pas de patrimoine sans une société de la durée. Allons-nous vers des sociétés qui prennent en compte davantage le long terme ou vers des sociétés de l’intemporel où l’instinct social du long terme se perd ? On ne pourrait alors que rappeler les sociétés rurales anciennes où le relais de générations était d’autant plus fort que la durée de vie était courte et la durée des plantations longues. Planter une forêt pour dans trois cents ans ou greffer un arbre qui ne produira que cinquante ans plus tard, quels beaux gestes de solidarité prospective ! Le long terme et le relais de générations étaient enracinés par cette nécessité ; par le rituel de sociétés qui se passaient le flambeau, de « sages » en fils. L’initiation à la durée longue était presque la règle lorsque le temps se reliait à l’immuable ou, en tout cas, aux rythmes séculaires et aux mémoires collectives.
La population urbaine dépassera bientôt dans le monde la population rurale. La vie urbaine est trépidante. La société contemporaine vit à un rythme saccadé. L’acte de planter, pari de la longue durée, sera bientôt pour elle un souvenir comme celui de la lenteur d’évolution ou des grandes continuités. Et même le subconscient n’y fera plus référence.
Où demeurera le réflexe prospectif dans une société qui, certes innove, part dans l’espace et bouleverse la génétique, la morale et la biologie mais carambole le temps et l’aplatit ? La société de communication qui immédiatise et rapetisse l’universel dans une géographie où l’on réagit aux événements des antipodes avec la méconnaissance de ce qui est à sa porte, renforcera-t-elle la tendance à l’événementiel ?
La communication érige le temps en actualité et oblitère la mémoire. Une véritable « maladie du temps » naît avec l’instantané. Les nouvelles générations commencent à mesurer la perte de densité du temps.
Doit-on cependant être totalement pessimiste ? Sûrement pas ! Quelques nouvelles données permettent de penser que le sens du temps long peut se greffer sur de nouveaux champs de la conscience collective. L’environnement mondial, la gestion des grandes catastrophes et le destin d’espaces entiers (les forêts, les zones sèches, les océans, tout comme la troposphère et les climats) sont des domaines où le regard doit porter loin, non pour le plaisir mais pour la survie. Ces tours de contrôle que sont les satellites viendront alimenter les avertissements, les alertes ou les programmes de recherche. Ces outils fantastiques de l’appréhension de la Terre et de son devenir relaieront-ils la sagesse paysanne aujourd’hui disparue ? Beaucoup de l’attitude d’une société à l’égard de son patrimoine dépend de cette « conscientisation ». Mais cela se cultive. L’instinct du long terme s’entretient. Il lui faut de l’exercice, faute de quoi nous risquons d’être des ankylosés du long terme, des ankylosés du futur. L’arthrose du patrimoine nous guette.
Les faits porteurs d’avenir existent, encore faut-il avoir la soif de les identifier.
Les historiens du temps long – les Braudel par exemple – et les tenants de la prospective – Bertrand de Jouvenel, Louis Armand, Gaston Berger – se sont donné ici inconsciemment la main dans cette pédagogie retrouvée. L’ouverture des jeunes à ces données du temps long ne trompe pas ils se passionnent pour le fond de la Terre, les années lumière, la préhistoire et l’archéologie sous-marine comme l’une ou l’autre de ces nouvelles frontières du temps, maintenant que la géographie des Mermoz et des Gerbault a réduit leurs horizons.
Rendre l’avenir familier ; habituer les sociétés à refuser l’inexorable pour regarder plus loin ; identifier les non-connaissances et cultiver les interrogations que tout l’appareil éducatif a tendance à fermer sur l’acquis ; célébrer l’inattendu. Le patrimoine a, ici, si on le fait vivre, éminemment sa place.
La communication est sans doute l’essentiel de ce qui, au cours du prochain demi-siècle, va modifier les données du patrimoine.
Patrimoine et communication
Un patrimoine qui ne s’exprime pas aujourd’hui est deux fois mort : la « société de communication » qui est la nôtre contraint à communiquer pour être.
Premier effet de la communication : être connu, plus apprécié, plus fréquenté.
Le patrimoine doit entrer davantage dans le monde médiatique dont il ne peut être absent ; il lui apporte une incontestable qualité. La bataille culturelle de l’identité locale, régionale, nationale se joue, ici, comme se joue aussi l’enrichissement de la culture par une communication où il est présent. En entrant dans le système de communication, il n’y entre pas seul : l’histoire, les valeurs, l’environnement régional y rentrent avec lui.
La communication peut voir un effet décisif sur la fréquentation du patrimoine, mais elle a un évident effet d’entraînement sur les productions liées au patrimoine (spectacles, fêtes, éditions, etc.).
Deuxième effet de la communication : développer le besoin de patrimoine en tant que lieu collectif, en tant que point de rencontre. Certes, la communication développe – privilégie même – la maison. Mais au-delà (et le mouvement est trop peu perçu), elle engendre des besoins de lieux forts.
Parce qu’une société communique et consomme vite, elle a, en contrepoint, besoin de lieux d’échange et de rencontre, de « ports-francs » multimédias et de racines. Le succès de Beaubourg, de la Villette, voire des espaces récréatifs, peut s’expliquer, en grande partie, par le besoin de lieux, de plages d’indépendance, de rencontre et d’échange : la société a besoin de « diagonales », en contrepoint des quadrillages trop prononcés qui la cadastrent.
Le patrimoine historique, parce qu’il est ancré et que l’âge lui procure l’indépendance, a une carte décisive à jouer pour accueillir des populations sorties de leur quotidien, voire de leur stress, à la quête « d’autre chose ».
Cela veut dire que, sur place, on s’abstienne à l’égard du visiteur de vouloir tout faire savoir sur le monument et à propos de lui. La suggestion est un art : elle permet, tout en préservant le sacré du lieu, de jouer la familiarité de la rencontre ; l’un et l’autre ne sont pas antinomiques.
Troisième effet de la communication : sortir le patrimoine de son isolement et du dialogue univoque que l’on peut avoir avec lui.
La communication crée entre les patrimoines de même nature des relations de curiosité, des appétits de comparaison. Elle est à même de faire naître, ici aussi, des « réseaux », des routes et des chemins nouveaux.
Ôtons-nous de l’esprit que la communication se moque des lieux et des frontières. La communication n’est pas a-géographique, comme on le pense parfois. Elle crée de nouvelles géographies en « réseaux ».
Ce n’est pas un hasard si se préparent en Europe des « routes transculturelles » ; celle des « cathédrales de lumière » par exemple, et si des réseaux de centres culturels ou de responsables de sites et mouvements sont en passe de voir le jour en Europe14 et en Méditerranée.
Les patrimoines, compris comme « les lieux du temps », peuvent trouver ici de nouvelles opportunités, à l’échelle nationale et, très bientôt, à l’échelle internationale.
Les nouvelles techniques de communication iront, à cet égard, plus vite qu’on le pense et conduiront un patrimoine, un monument ou un musée à sortir de son isolement ; de son « splendide isolement ». Les techniques de télévisite conduiront, par exemple, les musées à se relier davantage à leurs homologues et, ici aussi, à vivre en « système ». Les relations de voisinage continueront à être importantes mais s’y ajouteront des relations qui franchiront allègrement les dizaines, les centaines et, peut-être, les milliers de kilomètres.
Le patrimoine, à l’évidence, est bien autre chose qu’un simple objet de nostalgie.

La civilisation de l’éphémère
[…] Un octogénaire plantait. Des jeunes gens lui demandent : « Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir ? » Il leur répond : « Mes arrière-neveux me devront cet ombrage. »
Dans la fable de La Fontaine je me permets d’en insérer une autre. De ces spectateurs je fais des économistes qui disent au vieillard :
– Si vous avez souci de votre postérité, c’est un bien mauvais calcul que de planter ce chêne qui n’aura atteint sa pleine maturité que lorsqu’il sera plus vieux que vous n’êtes, c’est-à-dire quand vos petits-enfants aujourd’hui vivants auront eux-mêmes disparu. Si vous voulez planter, choisissez des peupliers que, dans vingt-cinq ans d’ici, vos enfants pourront débiter, formant ainsi à leurs enfants un capital qu’ils pourront réinvestir, et par réinvestissements successifs quel ne sera pas le capital qu’ils auront acquis d’ici à un siècle !
Le vieillard répond simplement :
– Oui, mais quel ombrage y aurait-il alors pour ceux qui vivront en ces lieux cent ans et plus après nous ?
Ce souci de l’ombrage ménagé aux habitants futurs, quels qu’ils puissent être, c’est un bien autre esprit que celui de l’accumulation du capital, et je regrette fort que l’on applique le beau terme de patrimoine au capital hérité ; je voudrais que l’on entendît par patrimoine l’état du domaine de la vie humaine qui est laissé par les générations passées aux générations à venir.
Faisons, dans la fable, intervenir un petit-fils du vieillard. Il demande :
– S’il faut si longtemps à un chêne pour s’éployer, celui sous lequel nous avons pique-niqué dimanche dernier devait avoir été planté quand et par qui ?
Le vieillard répond :
– Quand, je ne sais. Mais ce chêne-là avait sûrement été planté avant la naissance de mon père, et probablement avant celle de mon grand-père. Par qui ? Comment le savoir ?
C’est donc aux soins de gens depuis longtemps disparus que nous devons des beautés durables, sources de plaisirs actuels. J’espère qu’à notre tour nous en faisons autant…

Bertrand de Jouvenel,
revue Futuribles, no 1-2,
hiver-printemps 1975

* Serge Antoine est président de la Fondation Claude Nicolas Ledoux (Saline royale d’Arc-et-Senans), et conseiller-maître à la Cour des comptes.
** Revue Futuribles, no 119, mars 1988, p. 17-30.
1. Le patrimoine entendu ici est fait de grands et de petits monuments à l’exclusion des mobiliers, ou de la création littéraire ou artistique. La mission « Patrimoine 2000 », présidée par Serge Antoine, a produit un rapport intitulé Promouvoir le patrimoine français pour l’an 2000, édité en 1987 par la Caisse des monuments historiques, Hôtel de Sully, 75004 Paris (95 F).
2. II conviendrait par exemple pour éviter trop d’irresponsabilité d’assortir en règle générale le classement de patrimoines « utilisables » d’une charte précise quant à son affectation et à l’autorité qui assumera les charges de la maintenance et de l’animation.
3. On ne connaît pas aujourd’hui la liste des patrimoines classés d’origine industrielle ; il y en avait une quinzaine il y a 5 ans.
4. Pendant le travail de la mission « Patrimoine 2000 », on a sauvagement détruit le prototype de la première Caravelle et démobilisé ainsi des centaines de sauveteurs bénévoles.
5. La mission « Patrimoine 2000 » avait recommandé un coup de projecteur public sur les architectures de Le Corbusier, Robert Mallet-Stevens, Jean Trouvé.
6. Notre-Dame, études de l’économie Divisiat.
7. Les crédits de l’État affectés aux monuments historiques et palais nationaux, entre 1962 et 1977, ont doublé cependant que l’inflation a été bien supérieure. Le rapport Toulemon en 1977 relevait que « les moyens actuels ne permettent pas l’entretien du patrimoine ». La comparaison entre périodes, quant aux financements, n’est pas facile pour un certain nombre de raisons : difficultés de comparaisons à valeur constante, sur longue durée ; de plus, il y a un siècle, seuls quelques monuments majeurs étaient pris en compte ; aujourd’hui en France, les monuments classés sont bien plus nombreux (moins de 1 000 avant 1875, plus de 4 000 déjà à la veille de la guerre de 1914-1918 et aujourd’hui plus de 13 000) et plus divers (à l’architecture des églises, cathédrales, abbayes et châteaux, s’ajoute celle de plus petites demeures, de l’habitat rural, de l’architecture industrielle). Et la conservation des ensembles urbains par exemple (secteurs sauvegardés, etc.) complique encore les choses.
8. Un projet de loi-programme vient d’être décidé en octobre 1987.
9. Michel Parent.
10. Corephae : Commission régionale du patrimoine historique, archéologique et ethnologique.
11. Le ciment armé des constructions de Le Corbusier ou de Perret par exemple.
12. La visite des laboratoires du château de Champs-sur-Marne devrait être encouragée et la pédagogie de leur travail mériterait d’être exposée.
13. Voir le colloque d’Avignon en octobre 1986, Patrimoine et risques naturels.
14. Le Conseil de l’Europe l’a compris et l’encourage.

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