L’évolution de la notion d’aménagement du territoire

 

Source :Recherche Sociale, mars avril 1968, in L’aménagement du territoire, un pari pour la France, pp.4-7

Auteur : Antoine Serge,

Si l’histoire des peuples ne souffre aucune discontinuité, l’aménagement du Territoire est aussi ancien que le pouvoir des hommes sur leur environnement. Le défrichement des forêts françaises décrit par Marc Bloch est un acte d’aménagement du Territoire.

Plus près de nous et pour prendre encore un exemple français, les grands exploits de Vauban, créateur de villes, l’assèchement des marais, les travaux du duc de Lorraine constituent des actes d’aménagement du Territoire.

S’appuyant sur l’universalité du droit, et la lutte contre les exceptions, la Révolution française puis Napoléon instaurèrent un « système’» administratif et politique où la géographie et la modulation des actions localisées avait un relent de passéisme. Pourtant, l’oubli de la géographie au XIX· siècle avait d’autres causes et d’autres aspects. Pendant – que nos industrieux ancêtres construisaient 1500 kms de chemin de fer par an; et perçaient des isthmes continentaux, le paradoxe vent que ces grands actes inscrits sur le sol se déroulent à une époque où la pensée rationnelle fait abstraction de la réalité charnelle, du terrain, du lieu. L’ « homo oeconomicus» n’a pas de dimension territoriale et le moteur du profit des grandes sociétés comme l’action de l’administration centrale – oh combien centralisée! ­ relèguent le territoire parmi l’accessoire quand il n’est pas oublié. Quant aux collectivités locales, largement en tutelle, elles entretiennent leur patrimoine sans notion de prospective et sans politique économique sur leur environnement.

C’est à peu près au même moment, qu’ici ou là, entre 1935 et 1950, réapparaît cette prise en considération des données territoriales dans l’action des hommes et notamment de celle des pouvoirs publics. La manière dont cette  en considération s’effectue est naturellement différente de pays à pays selon les problèmes majeurs que ceux-ci se posent. . – C’est au moment de la crise américaine que l’administration fédérale de Roosevelt aux Etats-Unis met en place entre plusieurs Etats une organisation de développement concerté et de grands travaux de relance dans la Tennessee VaIley.

-En Grande-Bretagne avant guerre une commission royale britannique mesure les « depressed areas » où le chômage est structurellement élevé propose des mesures de décentralisation.

– La France dans les années 35 décentralise à Toulouse les industries aéronautiques pour éviter au plan stratégique, une concentration  excessive à Paris.

– Pendant le même temps, à une autre échelle, l’Union Soviétique transfère et développe au delà de l’Oural des « combinats industriels » qui lui seront d’une grande utilité lorsque l’invasion allemande annihilera ses productions de l’Ouest.

-Aux Pays-Bas, l’élaboration d’un programme de nouveaux polders sur le Zuydersee se prépare avec  un souci d’aménagement global.

Voilà quelques exemples de la manière dont l’aménagement du Territoire apparaît avant la deuxième guerre mondiale. Après la deuxième guerre mondiale, de nouvelles étapes sont franchies. En France, J.F. Gravier alerte avec Paris et le désert français, l’opinion sur la croissance excessive de Paris et de la région, ce qui constitue encore aujourd’hui un des leitmotiv de la politique de décentralisation. Au moment où des options doivent être prises pour la reconstruction du pays M. Claudius-Petit, ministre chargé de l’urbanisme et du logement, se rend compte que les choix doivent être pris dans le cadré d’une politique d’aménagement du Territoire (au delà des périmètres urbains) où l’industrie, l’agriculture, les communications sont étudiées avec un souci de « géographie volontaire ».

L’aménagement du Territoire peu à peu trouve sa place dans une double évolution. D’une part au thème saint-simonien de l’industrialisation qui accapare l’attention et les moyens de 1950 à 1960 s’ajoutent d’autres préoccupations: hiérarchisation urbaine, infrastructures de transports, politique culturelle, décentralisation tertiaire. Peu à peu, à l’instar du Plan de modernisation articulé après la guerre sur un ou deux secteurs clefs, l’aménagement devient global. D’autre part et de ce fait même, en tant qu’institution, il se hausse au niveau interministériel, nous des liens très étroits avec le Commissariat du Plan qui relève du Premier Ministre et suscite la création en 1963 d’une Délégation directement rattachée au Premier Ministre pour donner les impulsions nécessaires (la DATAR).

Ces institutions tendent d’autant mieux à embrayer sur la réalité du pays qu’entre 1956 et 1964 se mettent en place des structures régionales. Les 21 régions, d’abord liées exclusivement à la préparation du Plan, deviennent les cadres d’une orientation encore timide, il est vrai, de l’action régionale. Dans le même temps, apparaît une manière de consultation avec les CODER partiellement élues et qui relaient au plan de la représentation les comités d’expansion dont la mission d’animation s’affirme. La Grande-Bretagne effectue sous nos yeux la même innovation dans des termes identiques Sur bien des points.

Les instruments sont en place et le pays apprend à s’en servir, à les améliorer, à les utiliser, parfois à les contester. La dimension régionale prend peu à peu sa place. De nombreuses organisations professionnelles, syndicales, politiques prennent en compte les dimensions de la région. Le Plan (le V· en particulier et le VIe déjà) s’attache à ce que l’on appelle la régionalisation. Le budget de l’Etat, lui même si centralisé dans sa conception, devient depuis 1964 – et sur initiative parlementaire – un outil d’observation et de répartition territoriale des équipements. Dernier exemple, l’action agricole et rurale prend depuis 1967 une dimension géographique plus accusée avec la création de zones de rénovation rurale couvrant plusieurs régions.

L’indifférenciation de l’action des pouvoirs publics cède la place à une modulation plus grande dans une perspective géographique.

Je ne voudrais pas décrire la situation actuelle que chacun connaît ou peut connaître mais souligner deux évolutions qui à mon sens sont susceptibles de marquer demain l’aménagement du Territoire.

La première est, avec l’ouverture du marché commun notamment, le changement d’esprit qui peu à peu s’instaure sans que l’on s’en rende compte dans notre pays. Préoccupés jusqu’à l’excès par les cadres institutionnels et surtout inquiets de la « répartition des équipements en vue d’un meilleur équilibre », certains responsables se rendent compte maintenant que cette approche de la planification et de l’action régionale par le « contenant ». fait trop peu de place à celle du « contenu ».

Sans doute, les mutations institutionnelles sont-elles encore d’actualité et une vraie réforme communale doit être attendue pour donner en France à l’action régionale son véritable sens. Sans doute une ordonnance plus rigoureuse encore de certains « équipements structurants » est-elle indispensable et l’on peut s’attendre, dans le domaine des transports, de la recherche, de l’université par exemple, à voir mieux définis des sortes de « schémas directeurs » à l’échelle du pays. Mais la concentration de l’intérêt sur les équipements et en particulier sur les équipements publics conduit à une connaissance insuffisante du développement régional au sens où le « contenu » économique ou culturel s’exerce dans un milieu environnant. Aussi les métropoles d’équilibre ne prendront chair dans la vie du pays par les seuls schémas directeurs de leurs structures: des actions clefs son~ nécessaires pour créer un véritable milieu « autodéveloppant » et fertile.

Ainsi, pour de grandes régions, l’analyse s’attache maintenant à donner du « corps », moins aux vocations régionales (le mot est trop lié à la fixité d’un destin), qu’aux directions clefs que doit prendre une économie pour s’affirmer. Il ne s’agit pas, bien entendu, à l’heure où les échanges interrégionaux et les solidarités s’accroissent, de mettre en avant ces conditions d’un nouvel automatisme, mais de donner aux régions les moyens de participer à leur place au développement général sans la permanence d’une mendicité que l’on qualifie d’assistance. Cette mutation dans la conception même de l’action régionale peut conduire à la fois à renouveler la figure des responsables publics et à associer davantage aux efforts les responsables de secteurs publics ou privés (entreprises, syndicats, universités, par exemple) aux impulsions de l’action régionale. Il peut aussi conduire l’approche globale à être moins égalitariste: certaines régions pourront avoir des projets dont le total national pourrait être supérieur au 100 de la moyenne française. Au raisonnement par répartition successive et « enveloppes » et dont l’allure est quelquefois passive peut se substituer une action plus motrice, plus concurrente, plus imaginative.

La deuxième dimension de l’évolution provient de ce que l’aménagement va à la fois s’intéresser davantage au très court terme et au très long terme.

Au très court terme d’abord par une connaissance plus instantanée des évolutions. L’informatique, les moyens de l’électronique, la naissance d’outils tels que les observatoires régionaux vont permettre un véritable « tableau de bord » dont jusqu’ici personne n’a disposé.

La température de l’activité d’une région pourra plus rapidement. Et c’est ainsi avec des délais plus restreints que des actions pourront en particulier pour les conversions industrielles et les mesures directement liées à l’emploi. Une région sera d’autant plus intéressée par l’aménagement du Territoire qu’elle verra des actions entreprises sur le vif.

Plus ouvert au court terme, l’aménagement du Territoire prend conscience de la nécessité de prendre en compte le long terme. Le très long terme d’une génération qui signifie, en effet, pour une anticipation de 5 ou 10 ans dans un domaine comme celui de la géographie dont les mutations s’effectuent avec peine sur 50 ans. La localisation urbaine, l’implantation des grands pôles, les réservations de sites, l’infrastructure des transports – ne parlons pas de nos forêts – sont des faits dont la rigidité est telle que nous devons en accepter les conséquences sur plusieurs générations. Prévoir pour 1985 et même l’an 2000 est prévision trop proche et déjà les horizons 2020 et 2050 sont des exercices indispensables.

La difficulté réside ici dans le sens très différent que prend un horizon déterminé selon les secteurs: l’an 2000 est trop long pour l’informatique, la politique industrielle, l’enseignement ou les loisirs. Il est trop court déjà pour l’énergie ou l’économie forestière par exemple. Il est aussi difficile dans ces conditions de préparer une action efficace que ne le serait le premier médecin des hommes qui ne connaîtrait l’évolution que de quelques organes. Et pourtant il faut bien s’attacher à progresser ici. Avec modestie mais aussi grâce à une discipline intellectuelle serrée et à des moyens modernes (le recours à l’ordinateur est essentiel ainsi qu’à des méthodes de simulation et de calculs de choix), la prospective peut ici porter ses fruits: elle peut permettre à la société, pour une fois en avance sur les faits, de proposer elle-même son destin, d’effectuer ses choix et de parfois les faire expérimenter à temps.

Il va sans dire que cette ouverture bien comprise sur le très long terme n’est pas une fuite en avant: au contraire, elle va modifier l’attitude même que l’on peut avoir à l’égard d’instruments aussi récents par exemple que ne le sont la planification ou l’urbanisme. Ainsi une réflexion doit peu à peu amener notre administration à mesurer mieux l’échelonnement de ses décisions ou de ses engagements. Les options prises pour Paris, en ce moment même pour les Halles, les villes nouvelles par exemple risquent de déterminer pour 30 ou 40 ans l’avenir et les crédits dans certains domaines.

Aussi cette mutation exigera-t-elle dans les choix une meilleure information de la société elle-même, une meilleure participation aux décisions d’optimisation, et, à l’échelon politique supérieur, l’examen à l’échelon le plus élevé, de décisions murement réfléchies. Peu à peu, l’on devra s’orienter vers la dotation du « schéma directeur de la France » » Ce qui n’aurait été, il Y a 20 ou même 1 0 ans, que dessin peut commencer aujourd’hui à affirmer l’autorité d’une société sur le sens d’une évolution qu’elle aura contribué à choisir. C’est ici où le temps et la géographie acquièrent le véritable sens de leur dialogue.

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