Y aura-t-il une nature en l’an 2000 ?

Auteur : Antoine Serge,

Source : Le Monde, 24-25 mars 1968

Serge Antoine, Chargé des études à la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale.

Que les Français, et en particulier les citadins, s’intéressent à la nature, aux paysages et aux sites est maintenant chose certaine. Il ne s’agit plus là, chez les habitants des grandes villes, des souvenirs d’une enfance rurale, mais bien d’une préoccupation d’avenir. D’une inquiétude de civilisation.

« Il y aura du béton partout, il n’y aura plus d’arbres », disent les jeunes d’un grand ensemble parisien, interrogés en ce moment même sur leur perception de l’an 2000. L’absence de· nature se classe parmi les grandes craintes, avec la guerre nucléaire et le chômage : « Tout sera robot, nous n’aurons plus rien à faire ».

Cette prise de conscience débouche en partie, chez leurs aînés, sur des solutions individuelles où l’honorable maison de campagne a valeur de refuge, en même temps qu’elle est l’expression incontestable d’un besoin immédiat des citadins. Mais peu à peu – et plus rapidement qu’on ne le pense- ce qui était penchant pour la ferme de Marie-Antoinette fait place à l’examen lucide d’un problème collectif. La création de parcs nationaux, la naissance d’une politique de parcs régionaux, une législation de protection des sites sur grandes zones, la lutte contre la pollution de l’eau et de l’air sont des signes qui ne trompent pas.

Signes de quoi?

De pénurie d’abord. Car la demande croît tandis que l’espace demeure et même se rétrécit.

  • • 50 millions de Français en 1968, sans doute 70 millions en l’an 2000 ;
  • • 22 millions de Français en vacances en 1967, peut-être 36 à 39 millions en 1985; de 50 à 55 millions en l’an 2000 sur des étés que l’on espère, ·il est vrai, moins concentrés ;
  • • 1,2 million de skieurs en 1967 et sans doute de 5 à 10 millions si une cinquième semaine de congé était généralisée;
  • • 1,2 million de résidences secondaires en 1967, plus de 15 millions en l’an 2000 si l’on estimait, avec 60 % des Français, que la. grande majorité des citadins en aura alors une.;
  • • 1 million de plaisanciers en 1968, peut-être 6 millions (l0 selon certains) en l’an. 2000.

Mesurée par ces chiffres -auxquels il conviendrait d’ajouter le flot des Européens du Nord de plus en plus attirés par le soleil – la pénurie de nature semble encore toute relative dans une France que l’on dit souvent déserte mais qui n’a pourtant que 3 500 km de côtes, soit, en août 35 cm par estivant et dont les sites intérieurs supporteront mal 10 millions de résidences secondaires (du moins si elles sont conçues à l’image actuelle). La disette est déjà très sensible sur ces côtes d’Atlantique et de Méditerranée que le lotissement enlève chaque jour à tous ceux que le plein air attire. L’extension des villes (80 % de citadins en l’an 2000 ; près de 300 à 500 hectares immobilisés pour une ville d’un million d’habitants), la multiplication des emprises pour les transports de toute nature, le développement de nouvelles industries – en particulier sur le littoral – conduiront à resserrer nos .espaces naturels.

Si le Français commence à percevoir que l’espace lui manque, sait-il toujours quel prix. il doit collectivement payer pour le préserver? Il faut l’avouer ; la prise de conscience ne débouche pas encore sur le réalisme du portefeuille, Sans doute, individuellement, le fait que le ·Français consente à acheter l’eau « fraiche et naturelle » (en bouteille), à louer son morceau de plage concédée, peut faire illusion. Mais combien la société est-elle prête à accorder, dans les budgets de ses communes, de ses départements, de ses administrations, pour une véritable gestion de la nature?

Le romantisme est encore grand dans un domaine qui, hé1as!, n’est pas gratuit et n’a jamais été··gratuit. La nature apparaît encore aux yeux de trop de nos concitoyens comme un bien de Dieu dont il n’est que de se servir. Pour protéger, dans le cadre du système de propriété qui est celui de toute l’Europe occidentale, les paysages dont la société de demain aura besoin, celle d’aujourd’hui serait-elle condamnée à racheter les terres? Racheter la France belle et pittoresque, la France menacée, est-ce bien la voie à suivre? Des formules plus subtiles sont à trouver, en liaison très étroite avec les collectivités locales et les particuliers, et grâce à une législation intelligente de l’environnement. Mais ce n’est possible que là où la pression n’est pas trop forte. Sur les côtes, à l’intérieur des villes, dans les banlieues proches des métropoles, la place que l’on peut faire aux espaces verts est fonction du prix qu’on veut y mettre. Le voudra-t-on pour éviter les droits d’entrée dont devraient se doter les provinces les plus accueillantes? Ou bien assistera-t-on à une remise à jour des octrois de jadis, pour les visiteurs du dimanche?

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Pénurie perçue, prix non entrevu : est-on sûr qu’en termes de prospective le plus important ne soit pas ailleurs, étroitement lié aux structures socio-économiques qui supportent le paysage?

Car, en fin de compte, pendant que les scientifiques s’intéressent à une extrémité essentielle du problème : l’écologie générale et· l’équilibre « biologique » du végétal et de l’animal, pendant qu’à l’autre extrémité les spécialistes du tourisme mesurent utilement les problèmes de l’accueil et de l’équipement, entre les deux on trouve le monde rural. La France est un grand jardin où le cadastre agricole traduit tout autre chose que le naturel. Elle est 1e résultat d’une manière de travailler le sol et d’une manière de vivre où l’agriculteur assume, en même temps que sa fonction de producteur, celle de «mainteneur du paysage ».

La nature française, à une ou deux exceptions près n’est plus naturelle. Sa virginité est un mythe. Ses paysages sont le produit d’un dialogue entre les hommes et les éléments, le résultat de systèmes socio-économiques. Même les plus beaux, ceux que l’on aime. Certes, ils sont encore là, parfois miraculeusement, mais pour combien de temps?

Avec les changements de rythme et de cadence de la civilisation, n’importe qui, n’importe quelle force poussée par le profit immédiat risque de troubler un équilibre où autrefois la loi collective non écrite. comme la loi de nature donnaient aux mutations du paysage l’ampleur de plusieurs générations.

Or même si l’on estime que les deux tiers du paysage français seront maintenus grâce à un système de production agricole viable, reste un tiers du territoire dont on ne sait ce qu’il deviendra. A-t-on, par exemple, mesuré combien d’exploitations pourront maîtriser le paysage des Alpes françaises?

Comment pourront subsister les terres si demain la productivité de la culture ou de l’élevage sur sol ne s’accroît pas assez pour résister à celle – plus rapide – de la nourriture chimique ou industrielle? Qu’en serait-il de nos forêts si les rotatives devaient renoncer à l’épicéa, si le papier végétal n’était plus qu’un souvenir?

Les pressions extérieures du milieu urbain, les friches intérieures- bien plus inquiétantes qu’il n’y paraît – menacent donc un paysage dont la véritable essence est d’être aujourd’hui à la fois bien de consommation et bien de production. Quelques esprits, qui ont encore le souvenir d’une France rurale assez traditionnelle, lente d’évolution, pensent que l’équilibre des paysages de la France de toujours ne mérite aucun traitement clinique. Ce serait évidemment plus agréable et plus commode. En vérité, le problème de la nature en l’an 2000 concerne non seulement ses conditions d’accueil et d’accès, mais ses structures. C’est dire qu’il faut la prendre au sérieux; se préparer, dès maintenant à envisager son coût de production et de maintien, à raisonner en économistes et en comptables; ne pas se contenter surtout de micro-réussites, car la -préservation, sur un territoire quelque peu vaste, ne peut être efficace sans un aménagement d’ensemble.

C’est dire qu’il faut dès maintenant préparer une stratégie de la nature.

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