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Arab Hoballah Chef du service consommation et production durables Division technologie, industrie et économie Programme des Nations unies pour l’environnement sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Excellences, Mesdames et Messieurs,
Serge Antoine, semeur d’avenirs, toujours en avance sur son temps, vivant pour le futur et dans le futur. Il a en effet semé bien des avenirs, des « éco-avenirs » aurait-il dit.
À cet égard, il sera bien difficile de parler de Serge Antoine au passé tellement il est et restera vivant par ses idées, ses initiatives et ses actions.
Serge Antoine, ce sont les ministères de l’Environnement, et pas seulement en France, c’est le Programme des Nations unies pour l’environnement, c’est le Plan d’action pour la Méditerranée, c’est la convention de Barcelone, c’est le Plan bleu, c’est la Commission méditerranéenne du développement durable. Serge Antoine, c’est l’aménagement du territoire et l’environnement, c’est l’environnement humain, c’est le développement durable.
Stockholm, Nairobi, Barcelone, Sophia Antipolis, Athènes, Rio de Janeiro, Tunis, Istanbul, Johannesbourg et bien sûr Paris, représentent toutes des jalons qui ont marqué son parcours et celui de l’environnement et du développement durable : ce sont toutes des villes qui pourraient avoir une place, une salle de conférence, une plaque rappelant la première pierre que Serge Antoine a posée pour telle ou telle initiative et qui ont toutes changé le cours des choses, voire le cours de l’histoire.
Bien peu de personnes en France et en région méditerranéenne ont dévoué autant d’imagination, d’énergie et d’intelligence pour la cause de l’environnement que Serge Antoine, alsacien de naissance et méditerranéen par adoption. Outre ses exploits en France, notamment la Datar, les parcs naturels régionaux et le ministère de l’Environnement, Serge Antoine a été un grand acteur sur la scène internationale en général, et méditerranéenne en particulier.
Avec Maurice Strong et Mustapha Tolba, Serge Antoine fait partie de ceux qui ont créé et mis en place le Programme des Nations unies pour l’environnement. De par son intérêt pour l’aménagement du territoire et la prospective, Serge Antoine a fait en sorte qu’une attention particulière soit portée à la région méditerranéenne, d’abord la mer Méditerranée puis les régions côtières. De la pollution et l’environnement à l’aménagement du territoire et le développement durable, sur fond d’analyse systémique et prospective, voilà la voie tracée par Serge Antoine dans cette région qu’il affectionnait tant.
Que seraient le Plan d’action pour la Méditerranée, la convention de Barcelone et le Plan bleu sans Serge Antoine ? On dit de lui « le père du Plan bleu », ne le serait-il pas aussi pour le Plan d’action pour la Méditerranée et la convention de Barcelone ? Il a tant œuvré pour que se rejoignent en Méditerranée environnement, développement et aménagement du territoire, qu’il est devenu incontournable pour toute initiative méditerranéenne d’où qu’elle émergeait. C’était en particulier le cas pour la Commission méditerranéenne du développement durable dont il était un des membres les plus actifs. Et c’était avec grand plaisir que j’ai eu à travailler avec lui pour la préparation de l’Agenda Med 21 et la mise en place de cette commission unique en son genre de par sa structure, sa composition et sa méthode de travail.
Mais quelle énergie, celle de Serge Antoine ! Il avait toujours une nouvelle idée, il allait toujours trop vite et trop loin dans ses propositions par rapport à ce que nous pouvions effectivement mettre en œuvre, avec les politiques et les moyens disponibles. Il y avait toujours une idée en gestation au fond de son cartable rempli de dossiers bien classés ; et son carnet d’adresses en accordéon et aux multiples intercalaires semblait plus utile et plus accessible, au moins pour lui, qu’un logiciel de gestion informatique.
Serge Antoine a toujours cherché à mobiliser l’intérêt pour ses idées et surtout à les partager pour les faire avancer. Et c’est justement ce « partage » qu’il a principalement évoqué lors de la réception de la récompense Global 500 du Programme des Nations unies pour l’environnement en 2003 : « partage » en France pour faire émerger le combat pour la nature, l’environnement et le développement durable, « partage » au niveau global pour une éco-mondialisation et surtout « partage » en Méditerranée pour la création d’un espace plus solidaire dans cette éco-région.
Si le Programme des Nations unies pour l’environnement connaît Serge Antoine depuis ses débuts et lui doit beaucoup, si le Plan d’action pour la Méditerranée et ses composantes lui doivent un respect paternel, je n’ai personnellement connu Serge Antoine que depuis 1991 et j’en suis très honoré. Avec lui, j’ai appris à mieux définir la substance derrière les multiples notions d’environnement, de solidarité, de partage, d’approche participative, d’approche multiacteur, de systémique et de prospective, d’indicateurs et enfin de développement durable. Il appelait de ses vœux la responsabilité et la responsabilisation des acteurs, d’abord politiques, ainsi que le changement des comportements et les réformes politiques nécessaires. C’est tout l’objet du processus de Marrakech pour la mise en place d’un programme décennal pour les modes de consommation et de production durables dont j’ai la charge au sein du Programme des Nations unies pour l’environnement. C’est en quelque sorte une continuité sur la voie qu’il avait tracée, une manière de continuer son œuvre et de contribuer à la réalisation de voies alternatives menant à l’éco-avenir.
Serge Antoine aimait à répéter une phrase tirée d’un discours du général De Gaulle de 1943 : « Un jour viendra où la paix rapprochera depuis le Bosphore jusqu’aux colonnes d’Hercule des peuples à qui mille raisons aussi vieilles que l’histoire commandent de se regrouper afin de se compléter. » Au quotidien comme dans les avenirs qu’il a semés, Serge Antoine y a bien contribué.

Allah Yourhamouh
(Que Dieu lui accorde sa miséricorde)

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Hugues de Jouvenel Directeur du Groupe Futuribles sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Je suis fort honoré et heureux que cette journée-débat m’offre l’opportunité de témoigner, ne fût-ce que brièvement, du rôle majeur qu’a joué pour moi la rencontre et, depuis celle-ci, une collaboration presque ininterrompue avec Serge Antoine. En effet, Serge Antoine fut sans doute un pionnier dans bien des domaines : celui de l’aménagement du territoire, celui de l’environnement et du développement durable comme celui de la prospective et des études sur le futur. J’évoquerai ici plus particulièrement ce dernier domaine puisque c’est en cette matière notamment que j’ai eu le privilège de suivre ses pas, de faire avec lui équipage, et que je consacre depuis près de 40 ans toute mon énergie à développer dans le cadre de l’association Futuribles International dont il fut l’un des membres fondateurs.
J’ai pour la première fois aperçu Serge Antoine au milieu des années 1960 alors que j’étais dans la soute d’un superbe bateau sur lequel un éminent urbaniste grec de l’époque, Constantinos Doxiadis, invitait chaque année pour une semaine de croisière dédiée à la réflexion et à l’échange sur l’avenir du monde une vingtaine d’intellectuels, tous plus brillants les uns que les autres. Il était là, autant que je me souvienne, avec Jérôme Monod, Margaret Mead, Buckminster Fuller, sans doute Barbara Ward, Arnold Toynbee et quelques autres.
Je n’ai cependant véritablement fait sa connaissance que quelques années plus tard lors de la création, en 1967, de l’association Futuribles International et de l’installation de celle-ci dans ce merveilleux hôtel particulier de la rue des Saints-Pères, à Paris, où furent rassemblés un grand nombre de ceux qui jouèrent un rôle pionnier dans l’essor de la prospective : outre Futuribles, le Centre d’études prospectives fondé par Gaston Berger, le Collège des techniques avancées que dirigeait Jacques Bloch-Morange, la Sedeis que dirigeait mon père, Bertrand de Jouvenel, et qui éditait la revue Analyse et Prévision, mais aussi l’équipe de la Revue 2000 créée et dirigée par Serge dans le cadre de la Datar. Je l’ai vu alors entouré de hauts fonctionnaires et de dirigeants d’entreprises, toujours pétillant d’idées, curieux de tout, déjà semeur d’avenirs.
Serge faisait partie de ces hommes, comme Olivier Guichard, Jérôme Monod, Pierre Massé (alors président de Futuribles International), Paul Delouvrier, Pierre Piganiol, Bernard Delapalme – j’en oublie certainement – qui, pour un grand nombre d’entre eux, grands commis de l’État, étaient sans état d’âme sur le rôle stratégique de l’État et bien convaincus que celui-ci ne pourrait fonctionner sans que soient développées, en son sein ou auprès de lui, des réflexions sur les futurs possibles et que soit élaborée une vision à long terme.
C’était l’époque où, dans le cadre du Commissariat général du Plan, comme à la Datar, deux structures à caractère résolument interministériel, directement reliées au Premier ministre, se développèrent tant de travaux à caractère réellement prospectif. Serge Antoine en fut vraiment l’un des principaux artisans. Ainsi est-ce sous son impulsion, dans le cadre de la Datar et en lien avec les Oréam, que fut réalisé un des exercices de prospective les plus passionnants et qui demeure une référence : un scénario de la France à l’horizon 2000 qui montrait ce que serait le pays si l’on se contentait de prolonger les tendances et de poursuivre les politiques alors à l’œuvre, dressant une image que l’équipe de direction de la Datar reconnut « inacceptable », ce scénario incitant alors les pouvoirs publics à adopter une autre politique.
C’était aussi l’époque où, prenant conscience des travers de la société de consommation et de son corollaire, le culte de l’éphémère, Serge militait déjà pour le temps long et implicitement, la durabilité. Époque aussi où, constatant « les dégâts du progrès » – notamment les atteintes à la nature – il joua un rôle majeur dans les réflexions sur le patrimoine naturel et culturel.
Il ne lui fallut donc faire qu’un pas de plus pour écrire les « 100 mesures pour l’environnement » et jouer un rôle déterminant dans la création du ministère de l’Environnement dont Robert Poujade raconte si bien les débuts dans son livre le Ministère de l’impossible.
« J’aime celui qui rêve l’impossible » écrivait Goethe. Serge Antoine ne se contentait point de rêver et de faire rêver tous ceux qui ont eu le bonheur de le connaître, il avait en permanence à cœur de leur insuffler une énergie, un enthousiasme, dont lui seul avait le secret. Il n’était pas simplement pétillant d’idées, mais avait aussi un extraordinaire talent pour nous entraîner dans l’action.
Je me souviens d’une conversation avec lui durant laquelle, se référant aux sociétés rurales anciennes, il me disait qu’à l’époque, le relais entre générations était évident parce que, si l’espérance de vie était courte, on plantait néanmoins des arbres pour 300 ans. L’instinct du long terme était présent, la générosité vis-à-vis des générations futures, évidente. Ainsi, du reste, lorsque je l’invitai à écrire un article sur la prospective de la prospective pour le numéro 100 de la revue Futuribles que j’ai créée avec son soutien, il écrivit joliment que « l’initiation à la prospective était presque la règle lorsque la prospective se reliait à l’immuable ou, en tout cas, aux changements longs, aux rythmes séculaires et aux mémoires collectives ». Il dénonçait déjà, en 1986, le fait que celle-ci soit décadente dans l’administration française et soulignait en même temps qu’il « ne fallait point pleurer sur l’enterrement de la planification à papa » mais s’inquiéter que « la politique soit éradiquée de son espérance poétique : celle de la liberté de choisir entre plusieurs futurs possibles ».
Serge Antoine aimait se référer à Fernand Braudel qui écrivait qu’« à l’impossible, tout intellectuel est tenu », ainsi qu’à Jules Verne affirmant que « tout ce qui s’est fait dans le monde s’est fait au nom d’espérances exagérées ». Il aimait collecter les citations sur le futur et m’incita à rassembler avec lui un grand nombre d’entre elles, recueil que j’aurai à cœur de publier.
Il m’est impossible ici de tout mentionner, qu’il s’agisse de la création par ses soins du « Plan Bleu », de « l’Institut Claude Nicolas Ledoux pour les réflexions sur le futur », basé dans la Saline royale d’Arc-et-Senans et où se sont tenues sans doute les meilleures conférences européennes de prospective. Impossible d’évoquer ce jaillissement permanent d’idées, d’innovations qui le caractérisait et le nombre de fois où, tôt le matin, le téléphone sonnait : c’était Serge qui voulait un jour créer un « syndicat des générations futures », un autre jour, une « association pour le plus léger que l’air » et y faire voler une montgolfière baptisée du nom de « Futuribles », ou encore créer un prix du livre pour enfants, couronnant ceux des ouvrages qui donneraient aux petits le goût de l’avenir et les sensibiliseraient au sort de la planète. Beaucoup de ces idées se sont traduites par des actions, souvent d’ailleurs avec l’extraordinaire complicité et l’appui que lui apportait sa femme Aline comme, par exemple, dans ce prix de livres pour enfants.
Est-il besoin, pour conclure, de dire combien Serge Antoine, dans le monde de la haute administration publique dont il était très respectueux, détonait, pouvait même parfois paraître un peu excentrique, comme trop à l’étroit dans son costume de grand commis de l’État ? J’ai souvent pensé que ses cravates joyeuses et éclectiques étaient là un peu comme le reflet de cette utile fonction de « poil à gratter » qu’il jouait si bien.
Au-delà du plaisir que j’ai à évoquer ces souvenirs, au-delà de l’hommage que je veux ainsi lui rendre, il me semble essentiel aujourd’hui de poursuivre dans la voie qu’il a tracée, de prolonger l’action qui fut la sienne et qui, année après année, se révèle toujours plus nécessaire. Nombreux sont, à travers le monde, ses disciples, ses amis. Nombreux nous serons, je l’espère, à continuer son œuvre, accomplie avec tant d’intelligence et de cœur.

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Jacques Theys Responsable du Centre de prospective et de veille scientifique et technique au ministre de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de l’Aménagement du territoire sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Je suis extrêmement ému d’intervenir cet après-midi, d’abord parce que je dois en grande partie à Serge Antoine de faire ce que je fais aujourd’hui, et ensuite parce que je mesure le poids très lourd de la responsabilité qu’il a laissé à tous ceux qui, après lui, se sont engagés sur la voix de la prospective que ce soit dans les domaines de l’environnement, de la ville ou de l’aménagement du territoire.
Dans un article publié en 1986 dans Futuribles, Serge Antoine se demandait s’il y aurait encore de la prospective après l’an 2000. C’est la question qui est posée collectivement à notre table ronde ; mais avant d’y répondre, je voudrais d’abord témoigner de ma reconnaissance personnelle pour tout ce qu’il m’a apporté, au-delà même de ma vie professionnelle ; car il me semble qu’il doit y avoir place aussi, dans ce colloque de témoignage, pour la reconnaissance.
Si je me suis intéressé à l’environnement depuis trente ans, et si, aujourd’hui, je suis responsable d’un service de prospective qui pendant longtemps a été commun à l’Environnement et à l’Équipement, c’est essentiellement parce que j’ai eu la chance de rencontrer Serge Antoine dès les années 1960, au moment où il était encore à la Datar, puis au début des années 1970, quand il était au cabinet de Robert Poujade.
C’est lui qui, après m’avoir permis d’obtenir une bourse pour les États-Unis et d’assister à la conférence de Stockholm, m’a fait venir en 1973 au secrétariat général du Haut comité de l’Environnement pour m’occuper d’abord d’économie puis de prospective. C’est lui aussi qui, au moment du « ministère d’Ornano », a suscité la création, en 1979, d’un « groupe de prospective » commun aux ministères de l’Environnement et de l’Équipement dont le Centre de prospective et de veille scientifique – que je dirige actuellement – est directement issu.
C’est à lui enfin que je dois la conception – pas encore perdue – d’un service public ouvert, créatif, anticipateur, sans laquelle il m’aurait été très difficile de continuer, comme je l’ai fait depuis trente-cinq ans, à travailler dans l’administration. Voilà sans doute l’héritage le plus précieux, et le plus inestimable.
À quel point cette vision du service public, symbolisée par la personnalité même de Serge Antoine, était « extraordinaire », c’est ce que je perçois aujourd’hui mieux rétrospectivement ; et je voudrais simplement pour clore ce témoignage de reconnaissance, en donner deux exemples.
À peine deux mois après mon arrivée au secrétariat général du Haut comité de l’Environnement, j’ai eu l’occasion exceptionnelle de coorganiser à Arc-et-Senans un colloque réunissant chercheurs et directeurs du « nouveau » ministère ou membres du cabinet sur le rapport du Club de Rome1. Ce colloque est à l’origine de la création du « groupe Gruson » chargé – déjà – de faire des propositions sur la mesure de la croissance et de la richesse, sur l’économie de l’environnement ou sur la lutte contre le gaspillage… Qu’il soit donné à un nouvel arrivant de moins de vingt-cinq ans une telle opportunité est quelque chose qui serait aujourd’hui inimaginable dans l’administration française.
Autre illustration de cet « inimaginable » : lorsque nous avons installé le « Groupe de prospective » commun à l’Environnement et à l’Équipement c’est Serge Antoine qui a obtenu, contre vents et marées, que celui-ci soit situé dans un endroit « neutre », et donc extérieur aux deux administrations, d’abord rue Gay-Lussac, puis rue de Varenne, à proximité des locaux de Futuribles et de la Revue 2000. Au-delà du souci de neutralité, cette localisation, qui a étonnamment survécu à la séparation des deux ministères, répondait aussi dans son esprit à l’idée que la prospective devait être la plus ouverte et libre possible, en situation de « miroir », de think tank externe, ce qui, là encore, serait difficile à concevoir dans l’administration d’au¬jourd’hui.
Cela me permet d’en venir tout naturellement au cœur du débat de cet après-midi qui porte sur l’évolution de la prospective au ministère de l’Environnement, et à l’héritage de Serge Antoine dans ce domaine.
Pour ce dernier il y avait une relation de proximité évidente – il utilisait le mot de « complicité » entre la prise en compte du long terme (donc le développement de la prospective) et l’émergence de l’environnement comme préoccupation collective. Ce n’était donc pas un hasard si la problématique de l’environnement avait été portée en France, à l’origine, par des « prospectivistes » comme Bertrand de Jouvenel ou Louis Armand, et mise sur la place publique par le rapport du Club de Rome. Il avait, en conséquence, une vision entièrement ambitieuse du rôle de la prospective dans la politique de l’environnement en cours de constitution : elle devait, à la fois accompagner la croissance du nouveau ministère, lui être directement utile, et élargir son champ d’action, défricher en permanence de nouvelles voies et de nouvelles idées. Être à la fois une ressource et une « avant-garde ».
Accompagner la fondation et la croissance du ministère, cela voulait dire d’abord investir les champs classiques de la politique de l’environnement. Tous les domaines traditionnels de cette politique ont ainsi, à l’initiative de Serge Antoine, fait l’objet, dès les années 1970, de travaux de prospective : l’eau, les pollutions, les risques, la Méditerranée, le bruit, la protection de la nature… C’est à lui que l’on doit, par exemple, le lancement, à la fin des années 1970, de ce qui a été à ma connaissance, la dernière étude de prospective sur les parcs nationaux réalisée en France2. Et il n’y a pas eu, depuis cette même époque d’équivalent à ce qu’il a fait réaliser sur la prospective des pollutions3.
Être à « l’avant-garde » c’était aussi, en permanence, s’intéresser aux signaux forts, aux idées nouvelles, aux dynamiques d’innovations, aux ruptures possibles… Serge Antoine aimait le chiffre 100 et, après les Cent mesures, l’une des premières initiatives qu’il a prises lorsqu’il a lancé la prospective de l’environnement, c’était de faire la liste des « cent innovations ou idées nouvelles » qui pourraient améliorer la qualité de l’environnement en France. On y trouvait déjà « les circuits courts de distribution », « l’écovignette sur les poids lourds », « l’habitat autonome en énergie4 », le « covoiturage » ou même la maîtrise des transports de marchandises à longue distance… ou à « une limitation de la taille des établissements industriels ou des entrepôts » – ce qui apparaîtrait aujourd’hui encore comme une révolution. En fait, sous son impulsion, presque tous les sujets dont nous parlons actuellement à travers le développement durable ont fait l’objet de travaux exploratoires : la lutte contre le gaspillage, les nouveaux indicateurs de richesse, les emplois écologiques, l’aménagement du temps, l’impact des OGM, la finalité verte, la taxe mondiale sur les transports aériens pour financer le développement des pays du Sud5… Je me souviens, par exemple, d’une étude qu’il a commandité sur les impacts de la production de biocarburants au Brésil : les conclusions étaient assez proches de celles faites récemment par l’OCDE sur les biocarburants de première génération… c’était il y a presque un quart de siècle !
Tous ces thèmes, déjà classiques on encore exploratoires, constituaient autant de dossiers de couleurs différentes sur le bureau de Serge Antoine, et souvent autant de groupes de travail associant les personnes les plus diverses et les instituts de prospective les plus prestigieux (Batelle, Hudson Institute…). Il suivait tous les sujets, avait toujours des suggestions pratiques à faire, et disposait d’un réseau tellement extraordinaire que même dans les domaines les plus pointus et inattendus, il arrivait toujours à trouver des ressources et des gens pour travailler pour lui… et faire des propositions utiles…
Il avait aussi, comme Hugues de Jouvenel l’a dit, une aptitude extraordinaire à passer du global au local et à donner une dimension internationale même aux préoccupations ou aux enjeux les plus circoncis ou territorialisés. On sait le rôle déterminant qu’il a joué pour développer la prospective en Méditerranée à travers la création du Plan bleu. Son implication dans les travaux menés par les Nations unies ou le Club de Rome est également bien connue. Mais il ne faut pas oublier qu’il s’intéressait aussi énormément à l’Europe. Et parmi les mille choses qu’il a faites, il faut rappeler la création, avec Edgar Faure, de l’Institut pour une politique européenne de l’Environnement, longtemps situé près de Futuribles et du Groupe de prospective, institut qui a joué un grand rôle pour constituer un espace européen de l’environnement. Si l’on ajoute son intérêt bien connu pour les régions, c’était donc toutes les échelles géographiques qu’il intégrait dans ses préoccupations pour le futur, souci qu’il partageait avec René Dubos et Barbara Ward, auteur de la formule « Penser globalement, agir localement ».
Tout cela peut donner une image très irénique de ce qu’était la prospective de l’Environnement sous son impulsion. Mais, il faut bien constater qu’à cette époque la distance entre la qualité des travaux à long terme et les réalités de l’action était aussi particulièrement importante. À l’intérieur du ministère les conflits avec les directions opérationnelles, par exemple sur la prospective des pollutions, étaient très fréquents. L’opinion publique et les médias n’étaient pas encore suffisamment sensibilisés ni « mûrs » pour relayer les messages d’alerte ou les propositions nouvelles issus des travaux. Il n’y avait pas non plus, dans la communauté scientifique ou les milieux diplomatiques, de relais suffisant pour occuper de manière pérenne et stable les terrains internationaux que Serge Antoine tentait d’investir. Efficace pour poser les problèmes, la prospective n’avait pas la capacité nécessaire pour déplacer les jeux d’acteurs et convaincre de l’utilité de certaines solutions. Elle correspondait à une première phase des politiques de l’environnement – celle des fondations et de la prise de conscience. Mais cette phase est aujourd’hui dépassée.
Serge Antoine avait trois rêves. Il avait d’abord une vision très ambitieuse du haut fonctionnaire ou de l’homme politique comme « celui qui se porte en avant des certitudes », qui « prend le risque du futur » – ce qui donnait à la prospective une fonction irremplaçable dans la modernisation de l’État. Il voyait, ensuite, le ministère de l’Environnement comme « le ministère du futur ». Enfin, il imaginait l’environnement comme un lieu privilégié de synthèse ou de réconciliation entre nature et culture, local et global, mémoire et avenir – c’est-à-dire comme le point d’appui d’une véritable « révolution culturelle ».
Qu’en est-il aujourd’hui de ces rêves ?
À ma connaissance il n’y a plus aujourd’hui qu’un demi-poste affecté à la prospective au ministère de l’Environnement – ce qui, malgré toute la compétence et la bonne volonté de celui qui l’occupe, permet difficilement de parler, comme il l’espérait, de « ministère du futur » !
On est loin, également, de la vision très ouverte et transversale qu’il avait de l’environnement. Petit à petit, le champ qui était celui de l’environnement dans les années 1970 s’est rétréci pour faire place à une conception techniciste et sectorielle qui évoque beaucoup plus le traitement de l’eau et des déchets ou les économies d’énergie que la culture, la qualité de vie, ou le patrimoine. Il est d’ailleurs symptomatique que l’on soit passé aujourd’hui d’un ministère de l’Environnement à un ministère de l’Écologie.
Enfin l’idée d’une prospective qui se situe en « avant des certitudes », en « avant-garde » et d’un « État anticipateur » a laissé place à celle, sensiblement différente, d’une prospective venant en appui d’un « État stratège ». Il s’agit moins, aujourd’hui, de mettre sur la place publique de nouveaux problèmes, de nouvelles idées, que de définir concrètement, et avec les acteurs concernés, les voies les plus intelligentes pour atteindre les objectifs politiques que l’on s’est fixés. D’ailleurs l’État a perdu en grande partie le monopole qu’il avait encore pendant les « Trente glorieuses » de préparation de l’avenir. On va donc, semble-t-il, vers une conception de la prospective beaucoup plus modeste, beaucoup plus intégrée à la gestion et qui ne s’accorde pas toujours avec la vision plus ouverte, imaginative, innovatrice et distanciée qui était celle de Serge Antoine…
Je pourrais m’arrêter à ce bilan plutôt sombre, mais ce serait, me semble-t-il, trahir le message d’optimisme et de confiance en l’avenir qu’il nous a précieusement laissé en héritage. Comme toutes les grandes espérances, comme toutes les pensées fortes, je crois foncièrement que tous les rêves de Serge Antoine – bien au-delà de ceux que je viens de citer – se réaliseront un jour ; et, pourquoi pas, dans un futur pas trop lointain, encore faut-il, pour cela, que nous fassions collectivement vivre son œuvre et sa mémoire, au-delà de tous les témoignages si émouvants, exprimés au cours de cette journée…

1. Donella H. Meadows, Dennis L. Meadows, Jørgens Randers et William W. Behrens III, Halte à la croissance ? Rapport sur les limites de la croissance, Paris, Fayard, coll. « Écologie 3 », 1972. (Rapport établi par le Massachusetts Institute of Technology à la demande du Club de Rome et paru en anglais sous le titre The Limits to Growth. Trad. de l’anglais par Jacques Delaunay ; préf. de Robert Lattès. L’édition française comporte un texte de Janine Delaunay : Enquête sur le Club de Rome.)
2. Jacques Navarin, Vers les parcs du XXIe siècle. Éléments pour une politique à long terme, Paris, Ministère de l’Environnement et du Cadre de vie, 1979.
3. Étude sur la hiérarchisation des pollutions à l’horizon 1985-2000 dont le résultat a été publié par la Revue 2000.
4. Association d’études et d’aide pour un autre développement rural, Vers l’autosuffisance énergétique de l’habitat dispersé, Paris, Ministère de l’Environnement et du Cadre de vie, Mission des études et de la recherche, 1980.
5. Rapport réalisé par Ignacy Sachs.

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« Environnement et prospective »

Auteur : Serge Antoine

source : Revue 2000 N° 44  1978

Que l’Institut pour l’analyse de système à Vienne (Autriche) consacre une large part de ses travaux à l’environnement, que l’une des premières sorties de l’exercice « Interfuturs » de l’OCDE soit consacrée à l’environnement, que Bertrand de Jouvenel ou Louis Armand aient consacré tant de temps à l’environnement, n’est pas fortuit.
La conscience et la politique de l’environnement sont très liées à une vue à long terme des choses et de la société.
Le pays des profondeurs
La première raison provient de ce que l’environnement et la qualité de la vie sont nés parce que les structures politiques et administratives avaient trop peu pris en compte ce que j’appelle « le pays des profondeurs » : celui de ses inquiétudes profondes, mais aussi celui de ses racines. Les sociétés rurales (et les sociétés qui ont suivi mais qui étaient encore proches d’elles) avaient un rythme millénaire : celui du « temps long » des grandes évolutions séculaires, des contrats de génération qui explique aussi bien les paysages de l’Europe que les cathédrales du Moyen Âge que l’on a quelquefois mis 300 ans à construire. Les sociétés rurales charriaient avec elles, dans leurs superstructures politiques, ces dimensions longues que nos sociétés de l’éphémère, de l’événementiel et de la consommation ont tendance maintenant à éliminer.
Les grandes respirations ne peuvent plus se faire aujourd’hui et nous devons nous contenter de celles, admirables, il est vrai, des médiateurs ; des historiens comme Toynbee, Duby ou Leroy-Ladurie (dont les fresques rurales passionnent en ce moment beaucoup de citadins). Le Cheval d’orgueil, récit d’un paysan perdu entre deux civilisations, s’est vendu à plus de 500 000 exemplaires.
Or nos sociétés de consommation rapide des choses, du temps, de l’espace, nos sociétés de macadam ont fini par entraîner des ruptures avec le milieu. Louis Armand, qui est mort il y a quatre ans, et qui a été l’un de ceux à qui l’on doit la mise en place d’une politique de l’environnement en France et qui est aussi un des quatre grands de la prospective française contemporaine, a dit que l’environnement était moins né de la pollution que de cette rupture « de langage familier » entre la société et le milieu. « II faut, disait-il, réapprendre la grammaire de nos relations individuelles avec la nature. » La réintroduction du long terme et de prospective est donc, à mes yeux, tout à fait parallèle et même intimement liée à la prise en compte des facteurs qualitatifs rejetés jusqu’alors de la scène politique et même socio-culturelle. En est un signe, l’extraordinaire « complicité » qu’il y a eu entre hommes de la prospective et ceux qui se sont efforcés de faire émerger des dimensions qualitatives. Bertrand de Jouvenel est de ceux-là qu’il faut saluer aujourd’hui à la fois comme l’un des grands lanceurs de prospective et comme l’un des tout premiers à nous avoir fait découvrir cette autre économie politique qui commence seulement à naître celle des « aménités ».
Des milieux de longue évolution
La deuxième raison, qui explique les rapports étroits entre la prospective à long terme et la politique de la qualité de l’environnement, provient de ce que les données mêmes du milieu de vie et du cadre de vie sont des données longues.
Si nous pensons aux milieux, à l’eau ou à la forêt, par exemple, nous savons bien qu’ils impliquent pour leurs changements, volontaires ou involontaires, des périodes qui sont assez longues. L’eau de la Méditerranée, sur laquelle la France travaille en ce moment avec dix-sept autres pays de cette mer internationale à l’horizon des cinquante prochaines années, dans un projet de prospective que j’appellerai volontiers « Méditerranée + 50 » et que l’on qualifie officiellement de « Plan bleu », se renouvelle tous les 80 ans ; celle de la mer Noire, tous les 250 ans.
Quant aux forêts que l’on abat, on sait toute la lenteur qu’il faut pour reconstituer le tapis végétal. Je n’ai pas vu de meilleure pédagogie prospective que celle de l’Office national des forêts qui, dans les zones urbaines boisées qu’il a dû élaguer et que les citadins sont pressés de voir reverdir, affiche : « Ici, semis de plantations en 1976, milieu végétal reconstitué en 1985, forêt normale en 2070. » N’est-ce pas Napoléon qui avait adressé au corps des forestiers une circulaire pour qu’ils prennent en considération, pour les plantations nouvelles, l’usage que l’on fera du bois un siècle après ?
Et si l’on se réfère au cadre de vie, les rythmes sont-ils plus rapides dans les milieux artificiels ? Alfred de Musset ne disait-il pas en 1834 déjà : « Nous ne vivons que de restes ; notre société n’a pas réussi à imprimer aux villes la marque de notre temps. »
L’urbanisme opérationnel doit allégrement sauter 50 ans pour avoir un sens. Rappelons-nous Paul Delouvrier, qui, en 1965, a été l’un des premiers « décideurs » à parler publiquement de l’horizon 2000 ou 2020 à propos de la région parisienne dont il avait la charge, même si l’on pouvait contester l’ambition chiffrée de ses prévisions de population.
La prospective à long terme et la prise de conscience de l’environnement ont donc vocation à être étroitement liées. Mais cela n’est pas automatique et il faut même un bon humus pour que pousse la fleur.
La nécessaire recherche prospective
Une politique de l’environnement se doit d’abord de promouvoir des recherches sur le long terme. Il est indispensable, non seulement d’effectuer des recherches sur la pollution et de recenser les moyens d’y remédier, mais il faut passer du temps à une recherche sur la recherche pour dégager les tendances à long terme qui résultent de l’évolution constatée et calculer les conséquences en chaîne, mesurer les futurs possibles, envisager les accidents, les conséquences de politiques plus ou moins dures de l’antipollution, examiner les résultats d’une croissance économique moins forte ou ceux d’une « autre croissance ».
Il est essentiel que les chercheurs consacrent du temps à nous prévenir des situations probables dans divers cas de figure et déterminent notamment les phénomènes irréversibles « les points de non retour1 » ou les durées longues de récupération, par exemple, les 250 ans qu’il faudrait pour récupérer certains grands lacs américains ou la Baltique. En second lieu, la politique de l’environnement et de la qualité de la vie n’a pas de meilleur auxiliaire que la conscience et la mentalité des hommes dont les réflexes de survie sont, je me range dans les « optimistes », assez grands mais que l’on ne mobilise pas assez.
Les faits porteurs d’avenir et les risques, l’opinion commence à les connaître (le Club de Rome a eu un grand rôle de vulgarisation, à la fois prospectif et environnemental, à cet égard). Or, que constatons-nous ? Non une démobilisation ni même une attitude défensive de « croissance zéro », mais une approche beaucoup plus profonde et durable qui tend à promouvoir une gestion de ressources « en bon père de famille » ou à susciter une lutte contre les « gaspillages ». Des pays cherchent des pistes de l’« éco-développement » et s’efforcent d’échafauder une nouvelle économie politique. En France, le rapport d’un groupe sur l’antigaspillage2 a eu un retentissement en profondeur assez grand et annonce des changements à long terme.
« Ménager » l’espace
La relation qui devrait se développer entre l’environnement et la prospective relie l’espace et le temps qui sont des dimensions de référence conjointes, pour la prospective sociale à long terme. La prospective à long terme réunit donc environneurs et aménageurs.
Sur le temps long, seule une stratégie géographique de la qualité peut être suffisamment puissante pour valider l’aménagement du territoire3.
Pardonnez le jeu de mots, mais il exprime ce que je sens : « Le ménagement des ressources » passe par un bon « management du territoire ». Comme l’eau ou l’air et, peut-être plus encore, l’espace est une denrée rare. De grands savants d’un pays, pourtant vaste, l’URSS, le rappellent souvent avec raison.
Il est important de le rappeler et de bien relier aménagement du territoire et prospective sociale parce que, dans notre société, encombrée de messages et de tentations, on risque après la sagesse paysanne des millénaires, de faire n’importe quoi. La modification « volontaire » des climats devient un réel problème international. Et comment en serait-il autrement ? lorsqu’on voit de plus en plus de « décideurs » se lancer dans n’importe quelle aventure sans réfléchir à ses conséquences et se lancer comme le roi de Courtelande que fait parler Audiberti :
Vous avez plein de marécages n’est-ce pas ? Eh bien, qui nous empêche de planter dedans d’énormes tuyaux de fer-blanc, je dis bien de fer-blanc, comme le fer-blanc des gouttières, afin de rassembler toute l’eau dans une vallée et que, de là, elle se rende dans les fleuves. Sur les marécages, le blé poussera. L’ Angleterre n’en produit guère, elle nous en prendra 15 bateaux par an !
Avec une nouvelle sagesse de la maîtrise de la géographie en devenir et une grande attention aux cycles et aux temps longs, nos sociétés européennes sont capables de se sauver. Et de retrouver aussi le sens de leur histoire. Sans elle, on peut craindre le pire.
« Soyez polis, disait Prévert, avec la terre et le soleil… »
Il faut être aussi très poli avec la terre et avec le soleil, il faut les remercier pour la chaleur, pour les fruits, pour tout ce qui est bon à manger, qui est beau à regarder, à toucher, il faut les remercier. II ne faut pas les embêter, les critiquer ils savent ce qu’ils ont à faire, le soleil et la terre alors, il faut les laisser faire, ou ils sont capables de se fâcher ; et puis après, on est changé en courge, en melon d’eau ou en pierre à briquet et on est bien avancé…

* Revue 2000, no 44, 1978, p. 46-47.
1. Le Centre international de réflexions sur le futur d’Arc-et-Senans a accueilli, au cours des dernières années, des rencontres de travail intéressantes, sur ce thème de l’« irréversible ». Par exemple, Pugwash, ou encore deux réunions sur les espèces végétales en voie de disparition en 1973 et 1975. Dans le cadre de l’année européenne du patrimoine architectural, enfin, la conservation architecturale de longue durée a fait l’objet de travaux de groupe.
2. Groupe que j’ai contribué à mettre en place et qui, en un an, après la crise du Kippour, a préparé un rapport sur une nouvelle conception de la politique économique axée sur une définition plus qualitative des ressources et de l’environnement. Il a été présidé par Claude Gruson.
3. Voir l’exposé de Serge Antoine au colloque sur « La qualité de la vie et de l’avenir » organisé par les syndicats IG Metall à Oberhausen (RFA), 1972.

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Dominique Dron Professeur à l’École des mines de Paris sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

La prospective aujourd’hui est un outil opérationnel, un outil politique et un outil anti-résignation par rapport aux tendances. En particulier quand les tendances vous envoient dans le mur, voire dans plusieurs à la fois, il est tout à fait utile de savoir, à nouveau, mobiliser un outil qui a fait ses preuves.
Pour appuyer cette affirmation, je voudrais faire part de deux observations. La première, c’est l’expérience de la cellule « prospective et stratégie » que j’ai eue l’occasion de diriger pendant cinq ans, créée par Michel Barnier, puis soutenue par Corinne Lepage et, jusqu’en 2001, par Dominique Voynet. La deuxième concerne l’arrivée sur la scène française de ce que l’on appelle par un terme anglo-saxon le backcasting, c’est-à-dire la reconnaissance du fait qu’il est légitime de se fixer des objectifs indépendamment des tendances, quand ces objectifs sont souhaitables et issus d’une analyse scientifique, sociétale ou autre, et qu’il est encore plus légitime, suite à la fixation de ces objectifs, d’essayer de savoir comment on y arrive. Je peux vous assurer que, dans les années 1990, cette évidence était loin d’être partagée en France.
Pour la cellule « prospective et stratégie », effectivement c’était prospective et stratégie ; c’est-à-dire que l’idée était de produire des propositions de court terme, en phase avec des visions de moyen et long termes portées, elles, par des résultats de travaux scientifiques de tous styles. Pour faire cela, il fallait absolument croiser les regards de manière continue et avec rigueur. Pour croiser les regards, la base de cette prospective fut un comité de pilotage composé, quels que soient les sujets, des mêmes personnes qui étaient là intuitu personae, ne se sentant donc pas représentants de leurs organisations : c’était très important. Ce comité de pilotage était composé de six personnes venant des entreprises, deux élus (un national et une européenne), deux associatifs et cinq experts venant des pouvoirs publics (Commissariat du plan, économie, équipement, prospective, énergie), tous donc à titre personnel.
Il fallait absolument tenir compte des connaissances les plus à jour. En effet, un autre point à souligner est que parfois, la prospective est un alibi pour faire table rase des résultats connus. Il faut quand même savoir dire ce que l’on sait, et en tenir compte. Par exemple, nous n’allons pas faire de prospective de l’agriculture, sans tenir compte du fait que Harvard vient de sortir un résultat montrant que le risque de maladie de Parkinson est accru de 70 % chez les manipulateurs de pesticides…
Croiser les regards, s’appuyer sur des résultats divers d’une manière solide, rassembler les analyses autour d’un secteur économique : à l’époque, c’était très différent et complémentaire de l’optique de l’analyse environnementale qui était plutôt de savoir ce que l’on fait pour l’eau, pour l’air, pour les risques, etc. Là, l’idée était de savoir ce qui allait se passer dans les transports, ce qui allait se passer sur l’agriculture, ce qui pourrait se passer autour des questions de déchets ou d’économie publique, avec un souci de soutenabilité de l’ensemble. C’est vrai que derrière, il y avait une idée de stratégie de secteur et de stratégie commune société-entreprises ; mais cette stratégie devait être soutenue par une analyse de tendances de long terme, une analyse de phénomènes pouvant porter sur le long terme. Le mode de production requis est forcément dès lors le partage, la confrontation et la jonction des savoirs les plus multiples possibles.
Un autre point sur lequel je voudrais insister parce que j’ai l’impression que cela ne se fait plus beaucoup, c’est qu’il était consubstantiel à ce projet de donner une visibilité forte au produit, et ce pour deux raisons. La première est qu’il fallait alimenter le débat, c’est-à-dire que tout ce que nous savions ou apprenions devait être connu du plus de gens possible, de sorte que les choses progressent d’une façon efficace et honnête, avec la contestation éventuelle venant d’autres sources de savoirs. La deuxième chose est que cela oblige à avoir de la rigueur parce que lorsque ce que vous publiez déclenche 140 articles ou émissions de télé ou de radio – je pense au premier rapport « Pour une politique soutenable des transports » –, vous pouvez être sûrs que si vous écrivez quelque chose qui n’est pas totalement vrai, vous n’allez pas être ratés au tournant. Quand vous savez cela, vous êtes obligés d’être rigoureux.
Résultats :
– une visibilité immédiate beaucoup plus forte du ministère, par exemple sur le secteur des transports ;
– mais surtout l’évidence que cet exercice permet d’ouvrir les possibles, exactement dans l’esprit de ce qui a été dit jusqu’à présent, par relaxation des enjeux immédiats, donc relaxation des contraintes mentales ;
– une qualité de relations interpersonnelles tout à fait extraordinaire au sein du comité de pilotage et avec lui notamment ;
– et, du fait de l’écho qu’ont eu ces travaux de prospective et stratégie, manifestement une attente sociale très forte de ce que des gens proposent une lecture cohérente de la diversité de ce qui pourrait se passer, et de ce qui se passe, de ce qu’on lit par morceaux dans la presse ou les ouvrages. C’est vraiment une demande très importante : j’ai l’occasion aujourd’hui de faire nombre de conférences surtout sur les sujets « climat, énergie et écosystèmes », et c’est clair qu’il y a une demande extrêmement forte de compréhension et de capacité à prendre les choses en main. C’est dans cette ambiance qu’une circulaire du Premier ministre de 1996 avait recommandé de la prospective dans tous les ministères. Et c’est la même année que naquit la première stratégie nationale du développement durable en France. Nous étions dans cette mouvance-là.
Par ailleurs, il est légitime pour la prospective de se donner des objectifs. Cette légitimité de l’existence d’une vision, que je vais appeler politique parce qu’il s’agit de l’organisation de la cité, dans les travaux techniques, est aujourd’hui présente de manière emblématique dans ce que l’on appelle maintenant « le facteur 4 » : comment faire pour diviser par 4 ou 5 les émissions de gaz à effet de serre d’un territoire national. Cet exercice est fait à tous les niveaux : agglomérations, départements, régions, ministères sectoriels, entreprises, non seulement pour la réduction des gaz à effet de serre mais aussi pour l’adaptation d’un territoire au climat. Je ferais là un parallèle avec l’un des sujets favoris de Serge Antoine : qu’est-ce qu’un territoire ? Qu’est-ce que cela peut devenir ? Comment cela peut-il être organisé ? Comment cela peut-il évoluer ? Qu’est-ce que cela peut supporter ? Aujourd’hui, à la fois du fait de l’évolution du contexte géopolitique, économique et à la fois à cause des questions de climat, mais aussi d’imprégnation chimique des écosystèmes, les territoires sont sujets à bouleversements, non seulement socioéconomiques et paysagers, mais aussi par les évolutions du climat et des écosystèmes.
Il va donc falloir de nouvelles représentations et, parce que le territoire est le lieu commun de tous, le lieu commun à toutes les problématiques puisque c’est là qu’elles doivent trouver, in fine, une cohérence de fait, à quand le même travail « facteur 4 » sur l’appauvrissement biologique – la biodiversité c’est quand même notre ceinture de sécurité climatique et si les écosystèmes ne tiennent pas, nous non plus – et sur l’imprégnation chimique ?
Cette démarche de prospective, pour conclure, est vraiment très adaptée à la période que nous vivons. Nous vivons de forts changements de contexte ; par exemple, les dégâts climatiques totaux ont quintuplé en trois décennies et atteignent 700 milliards de dollars pour la décennie 1990, 350 milliards de dollars rien que sur 2004-2005. Le contexte change aussi fortement sur les questions énergétiques, et nous voyons très bien que des perspectives d’accords politiques bilatéraux ou régionaux, notamment Sud-Sud, réduisent peu à peu la part du marché dit mondial de l’énergie. Les fondamentaux de notre dernière moitié de siècle, celle sur laquelle nous avons construit nos économies et notre société, sont donc fortement remis en question. Pour certains, cela peut même être très rapide. En effet, certains financiers expliquent que les modifications très fortes, par exemple, des questions de géopolitique énergétique, pourraient intervenir bien avant 2010. Or, notre évolution sociétale, sociale va plutôt être du ressort de l’évolution structurelle d’ensemble, cohérente, que de l’ajustement à la marge. Pour faire un peu d’humour, je dirais que Jean-Baptiste Say est rattrapé par la réalité, lui qui affirmait que « si les biens naturels n’étaient pas inépuisables, nous ne les obtiendrions pas gratuitement ».
Aujourd’hui donc, la prospective est absolument capitale pour résoudre ces problèmes. Il y a toujours plusieurs façons de répondre à des évolutions de contexte et là aussi, il va falloir de la prospective avec objectifs explicites, sachant qu’à un objectif sont associés des éléments qui ne sont pas indifférents. Par exemple, quelles sont les conséquences redistributives entre secteurs d’activité, entre groupes d’acteurs, associées à telle ou telle image de l’avenir ? Ce n’est absolument pas neutre.
Il va donc falloir rouvrir les possibles en levant les contraintes mentales, et je crois que c’était le sport favori de Serge Antoine. Il y a des choix majeurs à faire, pas uniquement techniques et ce, à tous les niveaux de responsabilité et toutes les échelles géographiques. J’espère que les prospectives vont pouvoir proposer une table de rencontre, de franchise, de concertation et de liberté, parce que nous avons besoin de marge de manœuvre pour nous et ceux qui nous suivent.

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Sébastien Treyer Chargé de mission Prospective à la D4E, au ministère de l’Écologie et du Développement durable sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

au ministère de l’Écologie et du Développement durable
Je suis très honoré de pouvoir prendre la parole en hommage à Serge Antoine et à la suite des oratrices et orateurs précédents dont j’essaye, du mieux que je peux, de reprendre le flambeau dans ce ministère de l’Écologie. Je ne suis pas du tout à la même échelle que ce qu’ont pu faire Jacques Theys et Dominique Dron, mais si j’interviens c’est parce que je suis aujourd’hui chargé de mission Prospective au ministère de l’Écologie.
Modestement, en premier point, je voudrais témoigner que, moi qui suis en train d’essayer de contribuer à la prospective pour l’environnement, moi qui suis en train d’essayer de construire un parcours dans ce domaine, je suis vraiment frappé de remarquer que j’ai rencontré l’influence de Serge Antoine partout depuis huit ans, déjà dans mon parcours de doctorant cherchant à faire une thèse en matière de prospective au sein du CIRED dont j’ai appris aujourd’hui que Serge Antoine avait contribué à la création. En travaillant sur les domaines de la prospective et de l’action publique, on voit évidemment que c’est marqué par l’influence de Serge Antoine. Par ailleurs, je me suis intéressé à un cas d’étude exemplaire dans ces domaines de prospective et d’action publique, à savoir celui du Plan bleu, cas exemplaire de la mise sur l’Agenda des questions d’environnement dans un contexte international complexe, au moyen de la prospective et des références scientifiques. J’ai aussi rencontré l’influence de Serge Antoine dans mon parcours ici, au ministère de l’Environnement, en tant que chargé de mission Prospective au sein du service de la recherche qui lui doit beaucoup également. Je suis donc cerné par l’influence de Serge Antoine, c’est de bon augure et j’espère que cela va m’aider, je le crois en tout cas.
Depuis huit ans, je vois se confirmer l’importance des questions de prospective pour l’environnement, et elles ont toutes la marque de l’intuition et de l’engagement de Serge Antoine.
Je voudrais réagir à cette question sur ce que l’on peut faire en prospective au service de l’État aujourd’hui. Moi qui essaye de reprendre le flambeau des deux orateurs précédents, je sens le poids de cette transmission, mais je vais tenter d’expliquer la façon dont je vois cette mission de prospective, en tant que chargé de mission Prospective au sein du ministère de l’Écologie. Pour ma part, j’essaye d’introduire de la prospective là où c’est possible et pertinent dans les politiques publiques de ce ministère. Mon constat est qu’effectivement, le besoin de prospective ne cesse de transparaître, même si la demande officielle varie parce qu’on voit bien que le Commissariat du plan, lancé sur la prospective en 2003, est aujourd’hui devenu un centre d’analyse stratégique et finalement, il se rend compte qu’il doit faire de la prospective. Enfin, on voit bien que l’on tourne autour de quelque chose.
En participant au réseau interministériel de prospective, je me suis retrouvé avec des homologues d’autres ministères, et nous avons partagé à la fois le constat que nous sommes souvent plutôt seuls à travailler sur ces sujets, et le paradoxe du projet essentiel de la prospective pour l’État. Puisqu’elle doit se porter en avant des certitudes, elle suppose d’être le trublion, l’agitateur, et pourtant, elle doit être institutionnalisée afin de pouvoir exister. Je me dis qu’il faudrait que nous soyons tous des Serge Antoine pour à la fois trouver une place dans les institutions, et continuer à y agiter les idées.
Je retiens surtout que le projet de Serge Antoine  pour la prospective pour l’environnement en particulier, est plus que jamais d’actualité. Il est aussi plus que jamais d’actualité parce qu’il reste toujours à construire. C’est comme si en arrivant dans ce ministère, en 2002, j’avais droit au même projet, aux mêmes obstacles et aux mêmes questions que Serge Antoine quand il a proposé son projet. J’ai l’impression que c’est aussi cela que l’on me transfère avec ce flambeau, c’est-à-dire qu’il y a toujours une flamme à entretenir.
De plus, en participant à cette journée, je me rends compte que l’exemple de Serge Antoine permet aussi de croire qu’il est possible de faire advenir le changement à la croisée des avancées scientifiques, des démarches de la prospective et des politiques publiques, même si cela reste toujours à construire. Je garde espoir, mais je suis conscient que beaucoup reste à faire. J’ai bien entendu les remarques de Dominique Dron qui me donnent plein d’idées pour ce que l’on pourrait continuer à faire.
Un dernier point sur les prospectives, particulièrement sur l’environnement, deux chantiers me semblent essentiels et résonnent avec ce que j’ai entendu aujourd’hui.
D’une part, à l’échelle mondiale, dans tout un tas de questions d’environnement, dans toutes celles que nous essayons de mettre sur l’Agenda, tant en termes de changement climatique que de biodiversité, on fait continuellement appel à des scénarios prospectifs pour les mettre au cœur du débat. Pour exemples, les scénarios du GIAC pour le changement climatique, le Millenium Assessment pour la biodiversité. Selon moi, l’exemple du Plan bleu qui était un exemple de prospective dans un contexte de négociation internationale très complexe reste important et reste un modèle, un cas d’école intéressant sur lequel ce ministère a toujours à apprendre sur ce volet des prospectives au service de la gouvernance mondiale de l’environnement.
Mais je reste tout aussi inspiré par ce que j’ai entendu aujourd’hui en ce qui concerne l’échelle locale, les projets de territoires et les projets de développement durable des territoires. Et je crois que la prospective doit vraiment avoir un rôle pour essayer de ne pas esquiver les questions d’environnement majeures quand on fait des projets de développement durable territorial. Pour moi, la prospective, comme le disait Dominique Dron, est à la fois une opportunité pour faire dialoguer des acteurs locaux qui se retrouveraient difficilement à parler des conflits actuels, mais qui peuvent se parler plus facilement sur les questions du futur, mais c’est aussi un impératif de transparence pour que l’on construise une action collective locale sans perdre de vue les conséquences à long terme des projets de chacun sur les possibilités des projets des autres, et sur l’environnement.
Voilà pour moi une série de chantiers à l’échelle mondiale, locale mais aussi à l’échelle nationale pour lesquels les exemples de Serge Antoine restent importants, notamment parce que nous sommes toujours en train d’essayer de reconstruire ou d’agir pour l’environnement et pour la prospective dans une situation pas facile, et à l’exemple de ce qu’il a dû faire.

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« Prospective de la prospective »

Source : Revue Futuribles N° 100 , 9 pages (79-88), 1986

Auteur : Serge Antoine

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Article numérisé:

Il faut donner du temps au temps.

Cervantès
Les mystères de l’an 2000 s’estompent au fur et à mesure que l’échéance millénaire se rapproche. La prospective perdra, dans la célébration du troisième millénaire, un peu de son sel. Mais elle doit y trouver un supplément d’âme. Au-delà des efforts institutionnels de prévision et d’esquisse du futur, Serge Antoine nous montre que la prospective n’est possible que si elle est portée par la société tout entière : une société qui doit cultiver « l’instinct du long terme ».
Célébrer un anniversaire est l’occasion d’un regard sur le passé ; ce peut être aussi une occasion de prolonger l’avenir. La prospective, regard sur le futur, mérite qu’on la projette, elle aussi dans l’avenir. L’arroseur arrosé !

L’an 2000, mirage prospectif
Sur un mode mineur d’abord : celui du calendrier de fin de siècle. La prospective passera-t-elle le cap de l’an 2000 ? Cette année fétiche qui aura cependant beaucoup fait pour elle, l’enterrera-t-elle ? L’an mil a généré des peurs ; l’an 2000 aura, depuis 40 ans, nourri des best-sellers, sous-tendu des scénarios de films mais aussi, c’est vrai, beaucoup stimulé l’anticipation.
Le mirage « 2000 » se dissipera-t-il comme tous les horizons d’une vision qui finit par accommoder et s’en accommoder ? La dernière décennie 1990-2000 sera cependant encore fertile et l’on peut prédire un beau premier janvier 1990 et des sondages en grand nombre sur l’après 2000.
Certes l’éloignement stimule (horizons-gigogne) : il produit encore un peu d’effet dans le discours politique, mais il est, en tout cas, aujourd’hui d’un tir très court pour les vrais tenants du long terme. Nous sommes déjà à l’aube de cette année magique et cet horizon de fin de siècle ne fera même bientôt plus croire aux prévisionnistes et aux planificateurs qu’ils font de la prospective. Il faut s’y résoudre : l’an 2000 tombera bientôt dans le quotidien.
Le IIIe millénaire aura, lui, encore quelque temps sa vertu mais qu’en sera-t-il le 31 décembre 1999 (qui est un vendredi) ? Il faudra cultiver le siècle et sacraliser l’an 2025 pour avoir plus qu’un leurre devant soi.
Une prospective plurielle
Sur un mode moins ponctué par le calendrier, il est bon que l’on amorce une réflexion de fond sur cette prospective de la prospective. On y trouvera bien des interrogations sur les relations entre la société et son approche du long terme. Car il n’est pas de prospective sans une société prospective.
Sur la prospective elle-même, on peut être optimiste. Qui a dit qu’elle était, depuis 1974, passée de mode ? Il n’est pas exact, en tout cas, qu’elle ait été condamnée le jour où, en Occident, elle n’a pas annoncé la crise du pétrole, la crise tout court et les problèmes durables de l’emploi. Elle n’a certes pas tout prévu ni tout dit mais porte-t-elle toutes les responsabilités quand on sait que ses messages ne sont pas entendus et qu’ils sont mal relayés ? Il n’existe pas encore d’agence de presse de l’incertain ni de quotidien des lendemains ; et j’ai encore le souvenir de n’avoir, en 1972, pas pu faire passer, dans un colloque sur l’énergie, le moindre message sur l’annonce précise de la crise du pétrole pourtant annoncée par G. Teller et H. Kahn.
La prospective aujourd’hui se porte bien avec, il est vrai, des contrastes forts : vivante dans l’entreprise et certains secteurs professionnels (pas tous), nécessaire par essence dans d’autres domaines (stratégie militaire ou environnement mondial, par exemple), elle est décadente dans l’administration (en France, elle y a presque disparu depuis sept ans), et vagissante dans les collectivités décentralisées. Mais demain ?
L’optimisme pour la prospective peut se fonder sur les progrès évidents qu’elle a parcourus depuis vingt ans grâce aux perfectionnements de la cybernétique et de l’informatique. Elle est aujourd’hui prête à nous débarrasser de la prospective divinatoire ou incantatoire (H. Kahn). Elle est maintenant en mesure de passer des trajectoires univoques d’une extrapolation linéaire. Elle peut se nourrir d’imprévus et d’accidents et surtout prendre en compte les risques (P. Lagadec) tout à fait essentiels. Elle peut fertiliser les liaisons et nouer les interfaces qui sont l’humus de l’anticipation (on a toujours, pour la prospective d’un secteur, besoin de celle des autres).
On peut aussi et surtout faire entrer l’imaginaire dans le calcul, lui qui était, comme le « qualitatif » à la porte d’une prospective qui ne pouvait, il y a 50 ans, que prolonger les certitudes ou, à défaut, renvoyer au Meilleur des mondes (Wells).
L’art de la simulation est aujourd’hui au cœur de la réflexion ; la réponse aux scénarios multiples est l’affaire de quelques secondes. Par-dessus tout, le jeu (« gaming » est meilleur) est entré dans une pratique familière et relègue fort heureusement la prospective divinatoire ou assenée. Les pluriels des « Futuribles » ou d’« Arab alternative futures », par exemple, entrent aujourd’hui à plein dans la réalité, même dans les pays résignés ou ceux que l’on dit fatalistes.
Mais il n’est pas de prospective sans une société prospective et l’on devrait, à ce sujet, se poser plus de questions qu’on ne le fait. Allons-nous vers des sociétés qui prennent en compte davantage le long terme ou vers des sociétés de ­l’intemporel ?
La première réflexion devrait porter sur l’instinct sociétal du long terme. On ne pourrait alors que rappeler sa force dans les sociétés rurales anciennes où le relais de générations était d’autant plus fort que la durée de vie était courte et la durée des plantations longue. Planter une forêt pour dans trois cents ans ou greffer un arbre qui ne produira que 50 ans plus tard, quels beaux gestes de solidarité prospective ! La prospective était enracinée par cette nécessité ; par le rituel de sociétés qui se passaient le flambeau, de « sages » en fils. L’initiation à la prospective était presque la règle lorsque la prospective se reliait à l’immuable ou, en tout cas, aux changements longs, aux rythmes séculaires et aux mémoires collectives. Aujourd’hui, le regard sur le long terme n’est pas un réflexe : peu de domaines y poussent encore ; cependant, l’environnement mondial, la gestion des grandes catastrophes et le destin d’espaces entiers (les forêts, les zones sèches, les océans…), tout comme la troposphère et les climats sont des domaines où le regard doit porter loin, non pour le plaisir mais pour la survie ; les échéances comme Tchernobyl sont là pour nous réveiller. Les instruments de mesure se mettent peu à peu en place et ces tours de contrôle que sont les satellites viendront alimenter les avertissements, les alertes ou les programmes de recherche (« global change » par exemple). Après l’ordinateur, le satellite de télédétection est l’un des outils qui viendront conforter le regard global sur le long terme. Ces outils fantastiques de l’appréhension de la terre et de son devenir relaieront-ils la sagesse paysanne aujourd’hui disparue ?
Aujourd’hui – ou plus exactement en 1998 – la population urbaine dépassera dans le monde la population rurale. Puis, très vite, les proportions seront de 2/3, 1/3. La vie urbaine est trépidante. La société contemporaine vit à un rythme saccadé. L‘acte de planter, pari de la longue durée, sera bientôt pour elle un souvenir comme celui de la lenteur d’évolution ou les grandes continuités. Et même le subconscient n’y fera plus référence. La société vit et trépigne son quotidien. Elle consomme la mode et même le durable. Le mot de « gaspilha » venait du paysan gaulois. Aujourd’hui elle fait, avec la contraception, entrer la démographie dans les discontinuités. Où demeurera le réflexe prospectif dans une société qui, certes, innove, part dans l’espace et bouleverse la génétique, la morale et la biologie mais carambole le temps et l’aplatit. La société de communication qui immédiatise et rapetisse l’universel dans une a-géographie, où l’on réagit aux événements des antipodes avec la méconnaissance de ce qui est à sa porte, renforcera-t-elle la tendance à l’événementiel. La communication érige le temps en actualité et oblitère la mémoire. Une véritable « maladie du temps » naît avec l’instantané. Les nouvelles générations commencent à mesurer la perte de densité du temps. Le quotidien se gère en temps réel et même les grands investissements se réalisent vite : une centrale nucléaire en dix ans, un tunnel sous la Manche en six ans ; entre 1950 et 1980, c’est-à-dire en trente ans, une société comme la nôtre aura réussi à doubler son revenu.
La prospective était d’ailleurs bien adaptée aux « trente glorieuses » ; n’était-elle pas, elle-même glorieuse, collant bien au développement des sociétés industrielles ? Habituée à mesurer les plus, elle a, semble-t-il, été moins alerte pour compter les ralentissements, les crises et les reconversions. Parfois triomphaliste dans les années 1960 ou, en tout cas, expansionniste, la prospective serait-elle un fruit du développement ? Plus que celui de la prospérité d’ailleurs.
La géographie mondiale de la prospective aujourd’hui confirmerait cette thèse. Les pays jeunes, les pays en développement, voire en explosion, se sont mis à une prospective du long terme qu’il y a quelques années encore, ils étiquetaient comme un produit d’importation. La santé de la planification non extrapolatrice mais interrogative de ces pays est évidente ; les fêtes de la jeunesse sont la face ludique de cette prospective qui, en Europe, a peu d’occasions populaires d’être face à ses devenirs. L’intention du Parc de La Villette est un acte encore isolé1.
Des continents entiers qui ont décolonisé leur présent (avec difficulté) sont en train de coloniser leur futur en discutant leurs objectifs et en s’efforçant de mieux définir leurs identités. Les communautés européennes sont plus timides2, hésitantes devant la formulation de projets sociétaux. « Esprit » se contraint à rester technologique. Le contraste géographique de l’affirmation des espérances commence à s’accuser dans un monde pourtant dur pour les pays neufs. Les vieux pays ne sont plus portés comme au XIXe siècle par la croyance au Progrès.
L’industrie est la mère de toutes les ressources. Rien ne peut exister sans elle si ce n’est la misère. Elle répand l’influence qui donne la vie3.
Mais les inconnues véritables de la prospective sont davantage liées à la manière dont les sociétés assument leur avenir et pensent au long terme. Ici l’avenir de la prospective est incertain. Il ne s’agit pas des méthodes de prospective mais de la prospective portée par un peuple, de la prospective des personnes et des groupes plus que de la prospective des institutions.

De la prospective aux mains nues
L’ordinateur est une chance mais aussi un facteur de démission. « L’ordinateur a dit » est une forme de soumission. Alors qu’il fournit merveilleusement la possibilité de jouer, de rêver, faut-il encore que les peuples en aient l’envie. Cela ne se fait pas tout seul. L’instinct du long terme se cultive. Il lui faut de l’exercice, faute de quoi nous risquons d’être des ankylosés du long terme, des ankylosés du futur. Les faits porteurs d’avenir existent parmi la masse des données ou des idées reçues. Encore faut-il avoir la soif de les identifier.
Ceci veut dire qu’il faut non seulement générer une pédagogie de la méthode du long terme mais encore et surtout multiplier les exercices de participation. S’il ne faut pas pleurer sur l’enterrement de la « planification de papa » (Ozbeckhan), s’il ne faut pas s’affliger du déclin des plans centralisés, du moins faut-il s’inquiéter de voir, à ce niveau, la politique éradiquée de son espérance poétique : celle de la liberté de choisir entre plusieurs futurs possibles.
Car il est vrai que la prospective est une respiration. « Une journée de prospective, une année de santé » pourrait-on dire.
On ne consacrera jamais assez d’efforts à décentraliser la prospective et à la mettre à la portée de chacun. « Les villes naissent, les empires disparaissent » (Claude Nicolas Ledoux). La prospective n’en a pas tenu compte ou, du moins, pas les États décentralisateurs. La planification décentralisée, locale ou régionale devrait être une exigence. Depuis cinq ans en France, la décentralisation a été surtout juridique, règlementaire et institutionnelle ; elle n’a pas été accompagnée du moindre souci de pédagogie décentralisée. Futuribles l’avait suggéré : on ne l’a pas entendu.
C’est l’honneur – et la mission – des quelques équipes indépendantes de prospective que d’être les levains d’une renaissance du long terme comme souci de société. Leur réussite sera moins faite des annonces qu’ils pourront faire des étapes de l’avenir que de l’éducation en profondeur qu’ils auront pu prodiguer ou susciter ; rendre l’avenir familier ; habituer les sociétés à refuser l’inexorable pour regarder plus loin ; identifier les non-connaissances et cultiver les interrogations que tout l’appareil éducatif a tendance à fermer sur l’acquis ; célébrer l’inattendu ; et surtout mettre en avant la seule liberté qui existe : celle de pouvoir choisir entre plusieurs avenirs si on prend la peine de les regarder en face.

* Revue Futuribles, no 100, 1986, p. 79-84. Serge Antoine, membre du conseil d’administration de l’Association internationale Futuribles ; président de la fondation C. N. Ledoux pour les réflexions sur le futur (Arc-et-Senans) ; engagé dans la prospective de la Méditerranée 1985-2025 ; directeur de la Revue 2000 (1966-1978) ; membre de l’institut du Temps.
1. Une fête du futur est envisagée en 1990.
2. Serge Antoine, « Pas d’Europe sans prospective », Futuribles, no 8, automne 1976.
3. Claude Nicolas Ledoux (1736-1806), architecte et utopiste, est le créateur de la Saline royale d’Arc-et-Senans qui abrite aujourd’hui la Fondation qui porte en Franche-Comté son nom.

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« Vers un écohabitat ? » Écologie et habitat sont-ils antinomiques ?

Auteur : Serge Antoine
Source : Courrier de la normalisation N° 263  1978

Serge Antoine, qui a été l’un des propagateurs de la notion d’environnement (rapport Louis Armand 1970, création du ministère de la Protection de la nature et de l’Environnement) et qui est maintenant responsable des recherches au ministère de l’Environnement et du Cadre de vie répond à cette question.

Les jeux de mots ne sont pas toujours le fruit d’un divertissement et les innovations de langage ne répondent pas toujours à la nécessité de baptiser un nouvel objet. Accoler le préfixe « éco » à « développement » ou à « habitat » (et depuis 10 ans, il y a eu de nombreux attelages de ce genre) ne signifie pas créer un type ou une catégorie spécifique. Plutôt que de désigner une réalité, il s’agit de tendre vers un objectif. Le langage, en ce sens, est une conquête sociale.
Qu’il soit donc entendu que la vertu du mot « écohabitat » n’est pas de donner, dans l’absolu, la définition d’une certaine forme d’habitat ; c’est une base de discussion, un simple outil de travail qui doit permettre d’ouvrir des voies plus écologiques à la réalisation et à la gestion de l’habitat humain. Il est, d’ailleurs, plus juste de parler de valeur ajoutée que d’absolu : la qualité et l’environnement ne sont pas des absolus mais des valeurs à « internaliser ». Le pot d’échappement surajouté ne supprime pas la nécessité d’un moteur propre, bien conçu et bien réalisé.
Faut-il d’ailleurs dire « ouvrir des voies » ? Ne vaudrait-il pas mieux dire « retrouver » des voies plus écologiques ? Car, après des millénaires, la divergence, d’ailleurs non consommée, entre le bâti et la vie ne remonte guère qu’à un siècle et demi. Cette divergence a plusieurs explications : la poussée démographique, tout d’abord, et le facteur quantitatif qu’elle représente ; la diminution du rôle joué par la terre agricole et par l’alimentation, notamment dans le choix des sites ; « élargissement » considérable de la gamme des matériaux, et surtout des matériaux artificiels ; la crise des mentalités rurales dans une société qui a rompu ses amarres avec la terre, et, bien souvent, il faut le reconnaître, avec le biologique lui-même ; enfin l’élévation du niveau de vie individuel et collectif.
L’habitat est, aujourd’hui, largement considéré comme coupé de la nature et des équilibres écologiques (il s’agit ici de l’habitat au sens le plus large, celui de la Conférence de Vancouver en 1976, qui le définit, au-delà de la coquille-abri, comme une fonction et, plus encore, comme une manière de vivre dans les « établissements humains »). Les nombreux sondages, en particulier celui préparé par l’IFOP pour la Conférence nationale d’aménagement du territoire, montrent amplement cette dissociation dans les mentalités : on oppose le minéral au végétal, la ville à la campagne, le béton à l’arbre. Même s’il est objectivement inexact de dissocier le cadre bâti et l’écologie (il y a 25 ans, avec une équipe de sociologie urbaine autour de M. Chombart de Lauwe, nous écrivions un ouvrage d’écologie urbaine sur les rapports entre une population et son cadre de vie), il faut bien reconnaître que les tendances et les comportements poussent encore, aujourd’hui, à la rupture.
Quelles sont alors les raisons qui peuvent amener un renversement d’attitude et un comportement plus « doux », plus patrimonial, de la part des responsables du cadre bâti ?
La renaissance du mythe de la nature est un premier pas. Mais il n’est pas suffisant. Entendue de la manière la plus superficielle, elle peut conduire à vouloir fleurir la peau des immeubles. Le souci reste trop souvent visuel et correspond alors au goût ambigu pour la fermette « naturelle ». Mais heureusement se multiplient des exemples réussis d’une architecture mieux intégrée dans son environnement.
Plus en profondeur, on relève un souci accru au niveau du management – on devrait dire du ménagement – de la maison, de la ville ou des styles de vie urbains : citons des réunions comme les Rencontres écologiques de Dijon, des ouvrages comme ceux qui traitent de l’anti-gaspillage, ou de nombreuses idées de la jeune génération. Est-ce une attitude de prévoyance devant les risques de crise, la peur du surlendemain, ou une réaction affective devant les paysages de plus en plus « mités » (le mot commence à être utilisé dans les circulaires officielles) ? « L’architecture de survie » telle que la décrit Yona Friedman, est-elle une contrainte ou un choix ?
Avant de construire
C’est au moment de la création qu’il faut d’abord accorder une plus grande attention à l’écologie. Le réflexe est très perceptible dans les sociétés pauvres, qui localisent leur maison sur les terres ingrates ou les parties les moins cultivables.
Dans nos sociétés, cette attitude est plus complexe, mais elle est de même nature : il peut, d’abord, s’agir de la stratégie géographique d’aménagement du territoire. Pour employer les termes de Robert Poujade, un aménagement « fin » du territoire – c’est-à-dire une complicité entre la géographie volontaire et l’écologie – peut conduire à orienter l’urbanisation vers les régions et les zones où les risques sont moins grands de porter atteinte aux richesses naturelles ou aux potentialités agricoles. C’est le cas du littoral, où la pression est particulièrement forte et le désir d’avoir « les pieds dans l’eau » bien grand ; la protection des espaces fragiles a bien du mal à se faire entendre en Languedoc ou en Aquitaine, dans une société pressée qui ose dire que les paysages traditionnels ne sont d’aucune valeur. Donner toute sa force à la carte des zones faibles ou « fragiles » est une attitude qui sera payante pour la collectivité. C’est dans cet esprit, par exemple, que la Tunisie envisage de dresser la carte des zones de richesses naturelles de son littoral avant même de disposer d’un schéma d’aménagement d’ensemble.
La stratégie douce de l’aménagement du territoire peut ainsi conduire à desserrer les pressions qui s’exercent sur des terres agricoles, des territoires convoités ou les paysages menacés. La création des parcs nationaux ou régionaux, qui couvrent aujourd’hui 6 % du territoire français, est un moyen au service de cette orientation.
Il peut y avoir d’autres composantes de cet aménagement d’un nouveau style, qui amène, notamment, à préférer une urbanisation en grappe plutôt que de voir se renforcer des concentrations dont le gigantisme échappe bientôt à toute maîtrise. La politique des villes moyennes correspond à ce souci, de même que celle qui vise, depuis 20 ans, à mettre un frein à l’expansion indéfinie de la région parisienne ; mais dans le monde, l’exemple de Singapour, de Mexico, du Caire ou de São Paulo montre qu’il ne sera pas facile de brider la croissance des « mégalopoles » qui, dans un siècle, auront dépassé 10 millions d’habitants, voire 30 ou 40 millions.
Une politique in situ
Une politique plus écologique de l’habitat doit ensuite tenir compte davantage de… son environnement. Cela représente un effort, tant il est vrai que l’homme moderne peut, de plus en plus s’affranchir des contraintes du site, qu’il s’agisse du climat, des matériaux ou du style de vie. Mais est-ce bien son intérêt ?
Le discours d’Athènes de Le Corbusier, en 1933, qui mettait en vedette la « substitution du climat des hommes au climat de Dieu », donne à réfléchir. Est-il bien sûr que la voie la plus raisonnable consiste à éliminer tous les paramètres inattendus ou non programmés, au risque de retrouver, en fin de compte, les grandes fonctions de l’homme moyen, et de renforcer de manière artificielle l’unité, il est vrai bien présente, de la nature humaine ? La tendance au stéréotype provoque le déracinement et la délocalisation. Elle pousse aussi au centralisme.
Ce n’est pas par hasard si, aujourd’hui, le recours à l’énergie solaire est un appel, qui vise moins à économiser l’énergie qu’à redécouvrir la manière de vivre au soleil. Réapprendre les éléments naturels, se réinsérer dans le milieu, telles sont les aspirations profondes.
Tenir compte de l’environnement signifie, au sens strict du terme, mieux « situer » l’habitat. Sans recourir à l’alibi du folklore ou à un pastiche de l’héritage culturel, il est possible de lutter contre les stéréotypes imposés par une société centralisée ou une industrie répétitive. Cela implique – le ministre de l’Environnement et du Cadre de vie, M. d’Ornano, l’a rappelé – que l’on renonce à celles des normes qui poussent au stéréotype inutile2. Cela nécessite aussi que le public, coupé de ses racines traditionnelles, prenne conscience de sa situation géographique actuelle ; qu’il affirme, au-delà de la référence à son passé, une volonté d’identité culturelle pour l’avenir.
Au niveau de l’implantation, l’habitat devrait s’insérer plus harmonieusement dans le paysage. Et non pas seulement dans le paysage perçu, mais dans le paysage vécu, créé et entretenu par les hommes. Cela demande de la tendresse. Il faut aussi éviter – et je l’ai déjà dit en 1975, au Symposium sur le défi à la qualité organisé par l’AFCIQ-AFNOR – que, dans l’architecture contemporaine, on utilise, partout, de la même manière, les mêmes produits. Il est possible d’être plus exigeant pour les nouveaux quartiers ou les nouveaux ensembles des villes. Il est possible – et ce serait utile – de réviser le cahier des charges des lotissements qui vont se développer avec, le pourcentage croissant en France, de maisons individuelles. Il est également possible de s’attacher à l’habitat dispersé ; par exemple en n’autorisant les constructions isolées qu’indépendantes de tout réseau de voirie payé par la collectivité. La prolifération non contrôlée des réseaux ou la création de réseaux nouveaux pour la desserte de quelques habitations isolées constitue une nuisance évidente. Le scénario de l’habitat autonome est intéressant, même s’il ne doit pas être absolu (autarcie complète) ; il permettrait, de plus, à la France de tester chez elle une formule exportable à l’étranger : énergie solaire, éolienne, traitement des ordures, etc.
Il s’agit enfin de mieux utiliser les ressources disponibles. Devant la floraison actuelle des possibilités de construction, il serait intéressant, à ce point de vue, d’orienter l’offre et la demande vers les matériaux qui représentent une agression minimum pour l’environnement et un moindre coût pour l’économie régionale ou locale.
La construction devrait faire l’objet d’une comptabilité patrimoniale, faisant apparaître la somme d’énergie, de matières, d’espace et de travail consommée. L’examen des constructions actuelles ferait ressortir des différences considérables (sans doute de 1 à 3) entre les techniques du point de vue de la consommation d’énergie. L’étude d’impact mettrait également en évidence des disparités importantes dans la tenue des chantiers ou dans la brutalisation de l’environnement en fonction des matériaux utilisés. Le Plan-Construction va d’ailleurs s’attacher en 1979 à étudier une nouvelle stratégie des matériaux en l’examinant du point de vue de leur « bon usage ».
Durée de vie et évolution
La gestion de l’habitat peut, elle aussi, bénéficier des enseignements de l’écologie. Tout comme la création, la gestion peut être plus ou moins dispendieuse en travail, en énergie et en ressources. Un entretien régulier et différencié joue un rôle considérable pour prévenir l’apparition de ruptures, de chocs, qui amèneraient à sortir des rythmes biologiques. Est-il nécessaire actuellement d’édicter des normes de bonne gestion ? On peut penser qu’un investissement éducatif serait préférable et plus efficace à cet égard. Il y a 20 ans, les Français ont suivi des séances de pédagogie d’entretien de l’habitat, organisées par l’administration américaine. Il sera peut-être utile, en tout état de cause, de jeter les bases de cette pédagogie à l’usage des populations de plus en plus déracinées par rapport à leur environnement naturel ou construit.
Suite inéluctable de sa création et de sa gestion, la mort de l’habitat doit, aujourd’hui, être regardée en face. L’homme moderne redoute, comme pour lui-même, de considérer cette mort que les générations antérieures avaient pourtant introduite dans la conception de leur demeure. Une politique plus écologique de l’habitat demande, en tout cas, que l’on réintroduise la notion de la durée, le souci de l’évolution, la stratégie de l’obsolescence. Il n’y a aucune raison pour que la formule « investissez dans la pierre qui dure » tienne lieu de raisonnement passe-partout. L’habitat de demain doit être conçu en fonction d’une évolution infiniment plus rapide qu’à l’époque, plus statique, des générations qui nous ont précédées. C’est le temps de l’inattendu qui commence et non pas le « temps du monde fini » de Valéry. La grande difficulté, pour nos planificateurs sera de réduire le temps, toujours plus long, que demande l’élaboration d’un système urbain, pour accroître la marge de liberté des habitants dont il est difficile, à l’heure actuelle, d’évaluer le style de vie ou les désirs. Sur le plan personnel et familial, d’ailleurs, les unités d’habitation sont, elles aussi, restées beaucoup trop rigides. L’évolution du cycle de la vie familiale, en particulier, imposerait une flexibilité bien plus grande des immeubles collectifs, voire de la maison individuelle. La technique le permet ; les règlements pourraient être revus.
Cette réflexion sur l’habitat-coquille devrait être transposée au niveau du système urbain tout entier. Une attitude plus biologique à l’égard du cadre bâti exige de penser non seulement à l’avenir à long terme du bâtiment, après sa durée d’utilisation, mais à la prospective de la ville. Nos bâtisseurs construisent aujourd’hui, pour l’indéterminé. Si l’on veut éviter de léguer des contraintes aux générations à venir, ne faudrait-il pas lutter contre ce flou dans l’horizon de la construction ? Mis à part les monuments conçus pour traverser l’histoire, toutes les constructions ne sont pas bâties pour l’éternité. Musset, déjà en 1834, se plaignait de ce que « nos générations n’ont pas su imprimer à leurs villes la marque de leur temps ; elles ne vivent que de restes et des legs des générations antérieures ».
Ne faudrait-il pas moduler davantage les constructions et les systèmes urbains en fonction de la durée qu’on leur assigne, et non pas seulement de la résistance des matériaux ? La création de centrales nucléaires, dont la durée de vie technico-économique est relativement connue, offre une bonne occasion, à ce point de vue ; l’étude de la durée des matériaux, en fonction d’une obsolescence calculée, constitue un axe de recherche nouveau qui ne devrait pas être négligé. La longévité de la résidence secondaire n’est-elle pas, elle aussi, à revoir, afin de permettre, par exemple, à l’Europe latine de redécouvrir le bois, largement utilisé dans ce domaine par les pays scandinaves. Il ne faut pas, même au niveau du vocabulaire, dénigrer le béton et l’opposer systématiquement à l’arbre, mais choisir tantôt le béton, tantôt la pierre, tantôt le bois, en fonction des possibilités et des besoins.
Aller dans le sens d’une plus grande attention à l’écologie, c’est répondre, dans nos pays européens, au souci d’un espace plus restreint, de la réduction des pollutions, du ménagement des espaces naturels de plus en plus recherchés. Mais, c’est aussi un moyen de répondre à des rationalités économiques encore trop peu mises en lumière (comptabilité patrimoniale, économie d’énergie et de matières premières). C’est aussi une orientation pédagogique qui peut conduire les habitants des sociétés occidentales, trop enclins à se libérer de toutes les fluctuations écologiques ou climatiques par exemple, à retrouver le sens des éléments naturels et de leur vie. C’est, enfin, une attitude qui devrait être au premier plan des préoccupations de tous les exportateurs de villes, de logements ou d’éléments de construction, vers les pays du tiers monde, en particulier, afin que leurs produits soient bien adaptés au terrain où ils devront prendre racine.

* Courrier de la normalisation, no 263, XI-XII, 1978, p. 422-425. Serge Antoine est chef de la mission des études et de la recherche, ministère de l’Environnement et du Cadre de vie.
1. La Charte de la Qualité de la vie prévoit le doublement en 10 ans.
2. Colloque « Urbanisme et libertés », Paris, octobre 1978.

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« Europe et Méditerranée* »

Auteur : Serge Antoine

Source : Revue des deux mondes Juillet Août 1990

La convention de Barcelone pour la protection de l’environnement a été le signe de nouveaux rapports entre les nations de l’Europe et celles de la Méditerranée. La Communauté européenne, solidaire de l’Est en mutation, ne doit pas se désintéresser de son « flanc sud ». La coopération en Méditerranée – machine à civilisations – est un prototype de solidarité régionale à examiner de près.
Telle Vénus sortie de l’écume des mers, l’Europe doit tout à la Méditerranée. S’il est, certes, euro-centrique ou méditerranéo-centrique de penser que le monde a trouvé là l’origine des civilisations, du moins est-il reconnu que les rivages de Téthys, cette mer intérieure, créée il y a des millions d’années par la dérive des continents, ont enfanté, au confluent de trois religions, une grande part du monde contemporain.
En Europe, cette révérence à la Méditerranée n’est pas seulement celle des États du Sud, plus intimement « méditerranéens » (l’Italie, la Grèce et, partiellement, l’Espagne et la France) que les autres ; elle est aussi déclinée par ceux qui habitent la Grande-Bretagne, l’Allemagne, les Pays-Bas, ou les pays nordiques.
Et lorsque les touristes européens, qui sont, chaque année, quelque 50 millions, viennent y passer leurs « vacances », ce n’est pas seulement de soleil, de sable et de mer dont ils se nourrissent : c’est aussi, inconsciemment, une manière de reconnaître leurs origines.
Mais cette reconnaissance du passé doit être enrichie, aujourd’hui, de formes plus institutionnelles ou financières. Les Européens n’y pensent pas assez : leur insouciance est coupable. Si occupée que soit, actuellement, l’Europe par l’ouverture à l’Est, la Communauté européenne ne peut se désintéresser de son « flanc sud », c’est-à-dire des États riverains qui, au sud de l’Europe, abriteront bientôt – en 2025 – quelque 350 millions d’habitants. Grand marché potentiel, enjeu de culture, la Méditerranée représente un terrain décisif pour l’avenir de l’Europe. Si elle n’y prenait garde, elle verrait se dresser un mur dont elle serait la première à souffrir. Plusieurs dimensions devraient s’offrir aux rapports euroméditerranéens. L’environnement est de celles-là, la seule qui ait, aujourd’hui, officiellement droit de cité. Si de nouveaux rapports internationaux en Europe se sont bâtis sur le charbon et sur l’acier, c’est sur l’environnement qu’a commencé à se bâtir une rencontre euroméditerranéenne. L’entrée de l’Europe communautaire dans la convention de Barcelone, qui réunit 18 États riverains pour la protection de l’environnement, en a été le premier jalon ; plus près de nous, le 28 avril 1990 à Nicosie, les États riverains, à l’invitation de la Commission européenne, ont adopté une charte de coopération euroméditerranéenne.
La mer, point de départ de la coopération euroméditerranéenne
Il ne faut pas rêver d’une communauté de plein exercice entre ces pays hétérogènes dont le revenu par tête fait le grand écart (de 1 à 8 ou 10) et dont les styles de vie ou les inquiétudes les séparent comme le font les conflits qui les opposent parfois deux à deux. Mais il est possible d’aller beaucoup plus loin qu’actuellement dans une coopération d’un « Nord-Sud de voisinage » qui a en commun bien plus que l’appartenance à une même mer et qui pourrait cultiver une « méditerranéité » si implicite.
La mer a été le point de départ de cette coopération. Observée par Jacques-Yves Cousteau dans les années soixante, cette mer, grande comme six fois la France, est si fragile qu’un accident pétrolier pourrait la faire bien plus souffrir que les régions de l’Alaska ou de la Bretagne. Miraculeusement épargnée malgré un trafic de tankers qui dépasse les 15 % du trafic mondial, elle est, certes, moins atteinte que la Baltique, la mer du Nord ou sa petite sœur, la mer Noire. La Méditerranée a tout à gagner de la coopération entre pays riverains lancée à Barcelone et d’abord consacrée au milieu marin. Il est vital que cette coopération se poursuive ou se complète par des ententes régionales – telle celle sur l’Adriatique lancée en 1990 et qui va réunir l’Italie, la Yougoslavie, l’Albanie et la Grèce.
La convention de Barcelone1, signée le 4 février 1975 par 17 États, avait d’abord pour objectif-cible la dégradation de la mer. Le Plan d’action pour la Méditerranée (PAM) y consacre aujourd’hui 3 des 5 millions de dollars que lui attribuent, chaque année, les États riverains. Trois des quatre protocoles signés par les États riverains s’y réfèrent : immersions par les navires et les aéronefs (1976) ; intervention en cas de sinistre maritime (1976) ; pollution tellurique (mai 1980). Un quatrième est en préparation, relatif à l’exploration et à l’exploitation des fonds marins. L’un des grands volets du PAM est le « Med Pol », pour la recherche et la surveillance sur la pollution marine et l’un des quatre centres communs (implanté à Malte) s’intéresse à l’assistance maritime pour les transports d’hydrocarbures et les produits chimiques.
Ce volet maritime se trouve, aujourd’hui, conforté par la décision de la Banque mondiale et de la Banque européenne d’investissement (BEI) de consacrer l’une des quatre priorités mondiales de son programme sur l’environnement aux eaux internationales menacées2. Des financements de la Communauté européenne sont également consacrés à la mer. La décision prise à Nicosie de participer d’ici à 1993 au financement de plus de 20 stations de dégazage va dans ce sens.
Les efforts à faire sont tels que la mer devra encore retenir l’attention de la génération qui vient. La discipline de la navigation n’est pas respectée : des navires pétroliers continuent à dégazer impunément au large ; s’il est probable que dans trente ans leur trafic va se ralentir et qu’en Méditerranée les bateaux charbonniers seront plus nombreux qu’eux, c’est, demain, du trafic des produits chimiques ou toxiques qu’il faudra se préoccuper.
L’attention portée à la mer exige une vigilance toute particulière pour ce qui vient des côtes (le tellurique). Il est vrai que la qualité des eaux côtières s’améliore, ici et là, au rythme des stations d’épuration (en France, il y a vingt ans, elles desservaient 20 % des habitants du littoral ; actuellement, 50 % ; et, en l’an 2000, ce sera presque 75 %). Les rejets du Rhône diminuent ; quant à l’Italie, elle vient de décider d’un grand programme pour le Pô. Mais l’alliance néfaste des températures, des dépôts industriels, des lessives domestiques et des engrais altère le milieu proche du rivage. Les algues vertes en Adriatique sont un signal d’alarme, et l’on ne doit pas penser aux seuls rivages proches et propres à la baignade. Les concentrations dans les fonds de haute mer inquiètent. Comme en mer du Nord, les métaux lourds dont la présence est due, pour plus de moitié à la pollution atmosphérique, en sont responsables. On ne le dit pas assez.
La terre, elle aussi, fragile
La mer est le cœur, mais la Méditerranée n’a pas mal qu’à son cœur. L’attention portée au milieu marin ne doit pas éclipser celle que l’on doit accorder aux milieux terrestres, ni occulter les fragilités de ces mêmes milieux : rivages et arrière-pays.
La mer et le milieu marin n’ont pas l’exclusivité de l’attention portée par les États méditerranéens et par l’Europe communautaire. Aujourd’hui, par exemple, plus des trois quarts des projets de financement en cours d’examen à la Banque mondiale et à la BEI sont terrestres. Le plan d’action pour la Méditerranée, quant à lui, consacre une part importante aux zones côtières et aux arrière-pays. L’un des protocoles est relatif aux « aires spécialement protégées » (982) et l’essentiel des travaux des « programmes d’actions prioritaires » élaborés à Split sont orientés sur des problèmes d’aménagement terrestre, comme la réhabilitation des centres historiques ; l’érosion des sols ; les ressources en eau ; l’aménagement côtier et le tourisme ; les énergies renouvelables.
Enfin, le Plan bleu qui a, pendant près de neuf ans, brossé le tableau prospectif de la Méditerranée en 2025, a principalement analysé la situation des côtes, des arrière-pays et même des territoires nationaux des 18 États dans leur entier. Il s’est, d’ailleurs, abstenu de toute projection sur l’état de la mer, pour se consacrer aux travaux de l’amont ; même si la mer est un aboutissement pour une part de l’analyse prospective, l’essentiel est consacré aux évolutions internes des pays. C’est d’ailleurs là, estime le Plan bleu, que les risques sont les plus grands : explosion démographique et urbaine, gaspillage de l’espace, manque d’eau, dégradation des sols, destruction d’un quart des forêts, aggravation des inégalités de développement…
Les perspectives d’avenir, telles qu’elles ressortent des scénarios tendanciels ou alternatifs du Plan bleu3, ont de quoi confirmer ces craintes et orienter les inquiétudes, moins sur la mer elle-même – certes très fragile –, que sur les régions littorales ; moins sur l’écologie en elle-même, que sur les relations entre environnement et développement.
Le véritable changement en Méditerranée est bien le changement des échelles et des chiffres qui faisaient, autrefois, de cette région du monde un espace d’équilibre presque reposant : les cités méditerranéennes étaient des modèles de stabilité. Or, demain, la vie urbaine avec ses 240 millions d’habitants supplémentaires sera très dure. Le quart des forêts risque de disparaître ; l’eau manque déjà ; les sols se dégradent. Enfin, la qualité de l’air va s’altérer sérieusement, surtout au sud-est du bassin.
Devant ces changements d’échelle et ces contrastes entre le Nord et le Sud, l’Europe ne peut rester indifférente et immobile. Comment pourrait-elle s’abstenir, alors qu’elle déploie une intense activité vers l’Europe de l’Est et qu’elle déclare ne pas vouloir oublier son Sud ? Ce Sud commence par ses voisins : ceux des pays en développement de la Méditerranée qui, pris entre l’isolement face à un bloc européen de plus en plus charpenté et leurs risques d’intégrisme, attendent des signes précis d’un engagement européen en leur faveur. La création de la Banque européenne pour l’Europe de l’Est (BERD) les conduit à s’interroger sur l’Europe. Jouera-t-elle la fermeture, même inconsciente, au Sud ou apportera-t-elle à cette région du monde une sollicitude qu’elle a tout intérêt à développer pour des raisons économiques, pour des raisons écologiques ?
Pour des raisons économiques, il est évident que les quelque 170 millions d’habitants actuels et les 350 millions en l’an 2025 constituent, malgré un niveau de vie faible, un formidable marché en puissance, que, actuellement, peu de pays peuvent atteindre sauf, sans doute, l’Europe et quelques pays asiatiques. Si, par exemple, 70 % du marché automobile de Chypre est maintenant aux mains des Japonais et si d’autres signes évidents d’une expansion nippone se mesurent partout, la part potentielle de l’Europe est grande. En valeur, les importations des pays du Maghreb et de la Méditerranée du sud-est sont, pour plus de 50 %, des importations d’Europe.
Mais, surtout, la Méditerranée peut se parler à elle-même. Déjà, le « marché intraméditerranéen » se renforce et, depuis quelques années, les relations entre pays méditerranéens se développent. Sans parler d’un hypothétique élargissement de la CEE vers certains pays du Sud (le Maroc, la Turquie, Malte, Chypre), dont certains frappent à la porte, des accords d’échange et de coopération, ou, mieux, un statut d’« associé », peuvent être des facteurs d’incitation pourvu que l’Europe résiste, mieux qu’elle ne l’a fait jusqu’ici, aux pressions américaines, par exemple, pour se garder une part des courants agroalimentaires avec l’Europe.
Les raisons écologiques poussent, d’évidence, l’Europe à devoir s’intéresser à l’environnement des pays du Sud qui constitue, en fait, son environnement direct pour la qualité des eaux marines, l’atmosphère et l’accueil des touristes internationaux, dont 80 % viennent d’Europe pour n’en prendre que trois volets.
Les conditions d’une coopération euroméditerranéenne pour l’environnement sont, à mon sens, au nombre de neuf.
Inscrire l’action dans une stratégie à moyen et à long terme
Les riverains de la Méditerranée ont, à l’endroit de leur région, une insouciance héritée d’une longue histoire : elle se sort toujours, pensent-ils, des conflits les plus fratricides et même des catastrophes. Quant à l’image du présent, elle semble apaisée par le soleil et l’infinie quiétude des équilibres anciens. Or, lorsque l’on regarde avec des vues d‘historien et d’homme du futur – ce que Braudel était –, avec un demi-siècle d’avance et un demi-siècle de recul, quels bouleversements ! Le travail de prospective du plan Bleu a ouvert les yeux sur des avenirs possibles à l’horizon 2025 dont aucun n’est calme. Encore les gouvernements, en fixant, pour ce plan Bleu, le cadre des scénarios d’étude, n’ont-ils pas retenu les pires, à savoir les « scénarios de rupture » entre le Nord et le Sud. Ceux qui l’ont été sont les « tendanciels », avec un taux de croissance plus ou moins fort, ou les « alternatifs », avec une plus grande attention environnementale et un effort, plus ou moins groupé en deux sous-ensembles : l’Europe et le grand Maghreb. Mais les uns et les autres font apparaître, pour l’environnement, des risques graves et des impasses.
Les efforts à faire seront considérables, non pour améliorer, mais pour préserver la qualité de l’environnement qui ne résultera pas de bonnes paroles unanimistes, ni même de mesures superficielles. Le vrai problème – en particulier pour le Sud – est celui de l’arrimage de l’environnement au processus de développement ; les Européens n’en mesurent pas l’ampleur.
De la protection à la gestion : le « management du ménagement »
Le temps n’est plus où l’on pouvait se contenter d’édicter des lois, de fixer des normes et de financer des équipements de dépollution en bout de chaîne industrielle. Définir l’environnement en termes de ressources bien comprises rejoint l’économie. Le ménagement des ressources est essentiel et l’on doit concilier gestion scientifique et gestion économique. On pourra faire appel pour cela à des outils nouveaux (télédétection, comptabilité patrimoniale, etc.). Mais on devra surtout compter sur des ressources qui, dans cette partie du monde, sont particulièrement limitées. La pêche, par exemple, ne couvre, avec 1 million de tonnes de poissons pêchés par an, que 25 % de la consommation actuelle de poisson. Autre exemple, le littoral de la Méditerranée est également une ressource limitée : 46 000 kilomètres de côtes. D’ici à l’an 2025, le tourisme, les villes et l’industrie pourraient bien en artificialiser encore quelque 3 à 4 000 kilomètres : le littoral naturel devient peau de chagrin et l’on pourrait même assister à des régressions touristiques, là où il n’est plus que souvenir.
Le multilatéral doit se nourrir du national et non le vider
La Méditerranée s’est engagée, depuis 1975, dans une politique de coopération environnementale dont il convient de dire qu’elle est exemplaire. Exemplaire, parce que 17 États ont décidé, ensemble, de s’y engager en signant la convention de Barcelone et qu’ils ont dû, pour cela, surmonter les tensions d’une histoire, encore, hélas ! riche en conflits. Devant les problèmes d’environnement, ces 17 États ont mis une sourdine à leurs différends et l’environnement est même le seul thème qui les réunisse dans une institution multilatérale commune.
Cette institution a un caractère original : celui d’une institution internationale contractuelle qui ne résulte ni d’une communauté régionale institutionnalisée comme l’Europe (c’est une « écorégion »), ni de la démultiplication d’organisations mondiales (le PAM n’est pas un produit des Nations unies, même si l’ONU a joué un rôle essentiel, un peu à la manière des sages-femmes, et même si le drapeau des Nations unies est, aujourd’hui, une condition clef de réussite de cette coopération) ; ce sont les États, réunis tous les deux ans, qui ont le pouvoir « législatif » et financier. La Méditerranée n’est pas « supranationale » ; à la différence de la Communauté européenne, elle fait peu appel aux délégations de souveraineté des États.
Sans doute, est-il logique qu’il en soit ainsi dans une région où les forces centripètes ne sont pas évidentes et où l’accession à l’autonomie nationale est, pour certains pays, encore toute fraîche.
Il faut toujours prendre les choses du bon côté et constater, alors, que cette situation évite précisément que, lorsqu’un problème se traite à un certain niveau, les autres en soient dépossédés. On en a, actuellement, trop d’exemples : le niveau mondial voit émerger des institutions ou des accords internationaux qui dépossèdent tout ce qui se meut à une échelle inférieure. À l’échelle de la Méditerranée, le même risque est là ; on entend dire : « Le PAM existe » ou encore, depuis 1990, « La Banque mondiale et la Banque européenne d’investissement vont s’occuper de nous », « C’est à eux de payer, de mettre en place, d’imaginer ».
Ici, comme ailleurs, la réussite ne viendra pas de la substitution des niveaux, mais de l’entraînement de toutes les parties : les États, les régions (elles sont 140 sur tout le littoral du bassin méditerranéen), les villes, les entreprises, les associations, les populations doivent être davantage responsabilisés et « mis à la masse » pour concevoir et agir.
Trois communautés et la « méditerranéité » en plus
Les États riverains de la Méditerranée, dans toutes les statistiques officielles, sont éclatés au moins entre trois continents : Europe, Afrique et Asie. Ces appartenances continentales ne sont pas simplement des rattachements de géographie élémentaire : l’Égypte, par exemple, toute méditerranéenne qu’elle est, préside, cette année, aux destinées de l’Organisation de l’unité africaine. Trois entités, au-delà de la stricte géographie physique, projettent, sur cette région, leur force d’attraction.
La première, grandissante, est l’Europe : la CEE est d’ailleurs partie contractante des accords de Barcelone et elle a été élue, en 1989, pour deux ans, vice-président des États méditerranéens. Sa réalité est forte ; elle est de plus en plus déterminante pour les États qui sont, en fait, soumis indirectement à nombre de ses décisions environnementales. De nombreux pays du Sud prennent le chemin de Bruxelles. Focalisée par les aspirations de l’Est, l’Europe se rappellera-t-elle qu’elle a aussi une ouverture affective sur la Méditerranée dont quatre de ses membres font partie ? Les terrains de dialogue ne manquent pas, comme la politique des transports, la recherche (pourquoi pas quelques projets Eurêka d’intérêt méditerranéen ?) ou encore une stratégie agroalimentaire et le lancement d’une politique massive d’aquaculture. L’éducation et la sensibilisation sont aussi des terrains fertiles.
La deuxième est le monde arabe : rattachement religieux bien sûr, culturel aussi. Ce monde peut prendre des formes agrégées. L’union du Maghreb arabe, par exemple, pris en compte dès 1980 dans les scénarios du Plan bleu, regroupe le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, la Libye (et la Mauritanie), soit un ensemble de bientôt plus de 100 millions d’habitants : il n’est pas encore, sur le plan de l’environnement, un partenaire, mais il pourrait le devenir.
Il ne faut pas isoler arabité et « méditerranéité ». L’un des auteurs des Futurs alternatifs arabes, Ismaïl Sabri Abdalla, a été le responsable, pendant cinq ans, du Plan bleu et c’est à lui que l’on doit, en 1980, le consensus des 17 États et l’adhésion du Sud à cet exercice de prospective collective. Bel exemple de conciliation entre deux mondes qui peuvent se rencontrer.
Duale la Méditerranée ? Non ! Une autre appartenance est là, toujours présente : celle du monde, celle de l’échelle planétaire. Non seulement les lois du marché s’y exercent, par exemple les prix des matières premières ou les courants du commerce (dont le bassin ne représente que 3,8 %), mais aussi les règlements et les décisions pour l’environnement planétaire : ceux des accords de Montréal ou de Bâle, pour ne citer que ceux-ci, mais aussi, bientôt, ceux relatifs à l’énergie devant l’énorme risque de réchauffement des climats qui pourrait concerner la Méditerranée et, peut-être, déraciner, dans le seul delta du Nil, 20 millions de « réfugiés écologiques ». Cette appartenance au monde est essentielle, même si, à chaque échéance, tous les États ne la franchissent pas d’un seul pied4.
La force grandissante des « sociétés civiles » :
une coopération organique, maillage et réseaux
La coopération se déroule actuellement en Méditerranée, dans une période de l’Histoire où la centralité se trouve interpellée par la communication, les sociétés complexes, la décentralisation. Elle ne peut pas ne pas tenir compte de ces nouvelles données. Certes, on retrouve, dans l’histoire européenne, des facteurs de ce type : les « villes libres », le réseau des monastères, la circulation des savants et des arts ont été autrefois décisifs avant la constitution des États-nations ; « Quand les villes naissent, les empires disparaissent » disait, déjà, au XVIIIe siècle, Claude Nicolas Ledoux. Aujourd’hui, dans les structures nationales et au-delà, la « société civile » émerge et se renforce : villes, associations, entreprises, médias prennent du poids et lancent des initiatives. La dimension intraméditerranéenne des sociétés civiles a cependant beaucoup de retard.
Deux raisons expliquent ce relatif retard.
La première est le mauvais système de communication. La mer a été, autrefois, le support de relations lentes et « cabotées » ; aujourd’hui, en apparence, on va plus vite : trois à quatre heures en avion d’est en ouest contre trois à quatre mois à la voile. Mais les relations aériennes sont coûteuses (aller de Paris au Caire coûte quatre fois plus que voyager de Paris à New York) et les aéroports, en liaison quotidienne avec d’autres cités méditerranéennes, ne dépassent pas la dizaine (Barcelone, Nice, Rome, Athènes, Le Caire…). Il faut des détours par les capitales (Paris, Belgrade ou Madrid), pour se réunir entre voisins. Malte et Tunis ne communiquent pratiquement pas. Quant au téléphone, il est souvent bien sourd et le courrier met plus de trois semaines, parfois, de Nice à Naples. La télécopie sauvera-t-elle la situation ? Les satellites, les relations entre télévisions et les tropismes culturels créent de nouveaux rapports, mais si 41 % des Méditerranéens ont pu regarder Dallas, moins de 3 % des informations font le lot méditerranéen de l’actualité.
La seconde raison vient de l’insuffisance de relations « professionnelles » entre Méditerranéens : les « réseaux » sont rares. Si les statisticiens de la Méditerranée se sont rencontrés une fois en dix ans, si les météorologues se fréquentent, si les responsables d’autorités portuaires commencent à le faire, et si, grâce au PAM, les responsables des 100 sites historiques principaux se retrouvent maintenant, il est trop peu d’exemples de tissus de la sorte. Les jumelages de ville à ville vraiment vivants entre le Nord et le Sud sont inférieurs à la dizaine.
La coopération entre voisins
La coopération internationale en Méditerranée pour l’environnement, si elle est bien comprise, peut tirer parti des réalités de voisinage. Sur le plan global de la Méditerranée, j’ai employé l’expression de « Nord-Sud de voisinage » par référence aux relations Nord-Sud qui sont souvent abstraites. Ici, il s’agit d’un Nord-Sud entre partenaires qui se voient et qui peuvent travailler ensemble sur des projets communs. La dialectique en est changée.
Ce voisinage engendre une spontanéité des relations qui n’est pas la coutume, en général, dans la vie internationale. Au Caire, par exemple, lors d’une réunion avec les industriels égyptiens s’intéressant aux technologies propres, le représentant de la Commission a dit : « Bien sûr, le réseau Net5 est ouvert aux pays de la rive sud. » L’aurait-il dit à froid avec d’autres partenaires ? Des parcs frontaliers sont envisagés entre la Corse et la Sardaigne, entre la Tunisie et l’Algérie, entre la Grèce et la Turquie. Voilà quelques cas de relations spontanées entre voisins.
Il semble, cependant, que l’on n’ait pas encore tiré parti des relations de proximité pour tous les sujets de l’environnement ; les terrains ne manquent pas, comme la surveillance maritime, la lutte contre les incendies de forêts ou les catastrophes naturelles. La sécurité civile est un bon terrain d’entente entre voisins.
Cette dimension de proximité peut prendre un sens plus formalisé lorsqu’il s’agit de relations subrégionales. On citera les accords Ramoge (Saint-Raphaël, Monaco, Gênes). Conclus en 1977, ces accords pour la protection du littoral pourraient être renouvelés aujourd’hui par une entente plus familière qui impliquerait davantage les collectivités territoriales, élargies peut-être sur le golfe de Gênes, au sens large, avec la prise en compte de la Corse et même de la Sardaigne.
Très actuel aussi est le programme régional adriatique qui va se mettre en place et qui intéresse le « fond de mer » fermé de l’une des zones les plus fragiles de la Méditerranée. Une structure de travail va réunir l’Italie, la Yougoslavie, l’Albanie et la Grèce.
À une échelle plus large encore, après une première réunion à Tanger en 1989, il a été envisagé, entre les pays partenaires du bassin occidental de la Méditerranée, d’avancer en commun sur certains thèmes. Une réunion se tient en 1990 entre huit pays : Espagne, Portugal, Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Italie, France.
Coopérer sur des normes
Quatre protocoles ont été signés entre États riverains. Chacun de ces protocoles met quelque deux ou trois ans à être préparé, autant pour être ratifié, et, la plupart du temps, ils démarquent, en grande partie, des textes internationaux. Ils ne sont pas inutiles, mais la tendance de la communauté méditerranéenne pourrait être de freiner la multiplication de textes de ce type.
Sans qu’apparaisse la nécessité de nouveaux protocoles, l’application de seuils et de normes est, toutefois, une voie encore indispensable pour la protection des consommateurs et des milieux : l’eau, l’air, mais aussi le sol par exemple. La Communauté européenne, qui, jusqu’ici, a adopté plus de 100 directives est, pour cette région, une fabrique importante de dispositions juridiques, dont une partie s’applique indirectement aux pays du Sud (voitures construites en Europe ou textes nationaux de pays non communautaires se référant à des normes de type européen).
L’un des problèmes pour la coopération euroméditerranéenne vient du fait que la Commission, membre des accords de Barcelone, et que les quatre pays de la Communauté ne peuvent accepter de signer des textes contraires ou différents de ceux qu’ils ont adoptés en Europe. L’autre problème est la communication relativement peu ouverte à l’avance entre la Commission et les pays du Sud sur la préparation de dispositions qu’il serait utile au Sud de connaître.
Une coopération sur le terrain
Les pays riverains de la Méditerranée savent que même si les textes sont utiles, les progrès résulteront surtout de projets de terrain ayant, par leur exemplarité, un effet d’entraînement. La voie de « projets pilotes » a paru, depuis 1985, intéressante au PAM, même au risque d’en voir fleurir systématiquement un par pays, aucun État ne souhaitant rester en dehors d’un mouvement qui a d’ailleurs été présenté comme ouvrant aux perspectives d’appui de la Banque mondiale.
Depuis 1990, la Banque mondiale et la Banque européenne d’investissement ont effectivement décidé de joindre leurs efforts dans un programme méditerranéen : le METAP. C’est une entrée décisive qui va changer la coopération intraméditerranéenne, en la plaçant au niveau de l’action.
La Méditerranée est fière d’être, au monde, le premier exemple d’un programme régional financier orienté sur l’environnement. Elle le doit à l’effort de quinze ans de concertation entre États, pratiquement unique au monde, les coopérations internationales dans d’autres « programmes de mers régionales » n’ayant pas encore cette maturité.
L’entrée en jeu de ces deux institutions financières internationales aura, au moins dans les domaines retenus comme prioritaires (l’eau, le littoral, les déchets, les pollutions, la faune et la flore, la formation, les institutions), un rôle décisif pour faire passer la coopération au niveau de réalisations tangibles et d’équipements clefs. Et, ce, à livre ouvert.
L’attention aux projets de terrain est aussi la perspective choisie par des financements européens, encore modestes jusqu’ici ; le fonds MEDSPA6, destiné aux quatre pays adhérents (plus le Portugal), est ouvert au Sud : un projet de télédétection et de surveillance de l’environnement pour toutes les régions littorales de la Méditerranée vient d’être lancé.
De la fraternité à la solidarité
La communauté méditerranéenne, malgré les froids qui, hélas ! ombrent les relations entre les populations d’accueil et les migrants (ils seraient environ 10 millions aujourd’hui), malgré les rejets, plus durables, de communautés minoritaires qui faisaient de la Méditerranée, au quotidien, une société pluriculturelle vivante ; l’imperceptible connivence qui existe entre Méditerranéens est visible dans les instances internationales, surtout les plus guindées. On le mesure, par exemple, au style des réunions entre Méditerranéens à Athènes, qui est bien différent de ce que l’on voit habituellement.
Le Dieu d’Abraham au cœur de trois grandes religions est-il encore omniprésent ? Les souvenirs d’une histoire commune, des paysages et du patrimoine historique commun sont-ils vivaces ? La Méditerranée est dure dans ses conflits : elle est fraternelle au quotidien. Les Méditerranéens ne se sentent jamais complètement exilés dans un autre pays du bassin méditerranéen.
Pour ce qui nous intéresse ici – la gestion de l’environnement –, ces conditions culturelles sont indispensables tant la culture et l’environnement ont une intimité commune, sans laquelle une politique de l’environnement se réduit à des actions d‘antipollution. La reconnaissance d’une « méditerranéité » est essentielle pour l’environnement, sur le plan des concepts comme la protection des paysages, sur le plan aussi de l’action ; peut-elle aller plus loin et, par exemple, faire passer les coopérations du sous-jacent implicite à la fraternité exprimée et même à la solidarité vécue, pourquoi pas, par exemple, financière ?
Un exemple mondial de coopération régionale
La coopération euroméditerranéenne sur l’environnement est l’une des applications les plus intéressantes de l’approche régionale des problèmes planétaires que le monde ferait bien de cultiver.
Pour l’opinion et même pour la classe politique, une échelle éclipse l’autre, un peu à la manière dont une monnaie chasse l’autre. Qu’un problème soit planétaire, et l’on se met à chercher immédiatement – et exclusivement – des institutions planétaires pour identifier les questions et trouver des réponses. Au point même qu’on en arrive à démobiliser le citoyen du monde qui se dit : « C’est mondial, je n’y peux rien ! » Rien n’est moins sûr ! Plus un problème est planétaire, plus il faut trouver les moyens de concerner l’aval. Il faut même, et surtout, arriver à mobiliser les États, les villes, les entreprises, les associations, les populations, en un mot, les « sociétés civiles », pour avoir une chance de ne pas pérorer dans le vide stratosphérique. Il y a un grand danger dans l’inévitable planétarisation : celui de démobiliser tout ce qui peut concourir à fournir des réponses. Think globally, act locally disait René Dubos. Plus que jamais cette invitation mérite d’être entendue. Il faut des courroies de transmission ; entre le global et le local ; le régional est un rouage essentiel pour la fixation d’objectifs, la mobilisation de moyens, l’identification de disciplines collectives. Plus l’échelle planétaire s’imposera, plus l’échelle régionale devrait prendre corps.
La Méditerranée, qui a déjà ouvert la voie à sept autres « programmes de mers régionales » à travers le monde, est un prototype à examiner de près. Elle est exceptionnelle sur plusieurs points : 18 États contribuent eux-mêmes au financement du programme. Seul cas au monde d’un exercice de prospective globale conduit par tant d’États riverains ; premier cas au monde d’un programme régional de l’environnement conduit par la Banque mondiale (et la BEI).
L’effort de coopération en Méditerranée est exemplaire pour l’environnement. Sera-t-il suffisant pour entraîner cette région du monde à se considérer comme ayant une nouvelle identité et agir sur le plan économique et politique comme une famille ; être de nouveau, selon le souhait de Valéry, une « machine à civilisations ».

* Revue des deux mondes, juillet-août 1990, p. 69-84.
1. D’où est née la seule organisation multilatérale regroupant tous les États sur le thème de l’environnement méditerranéen : Espagne, France, Monaco, Italie, Yougoslavie, Albanie (qui l’a ralliée en 1990), Grèce, Turquie, Syrie, Liban, Israël, Égypte, Libye, Tunisie, Algérie, Maroc, Chypre, Malte.
2. Les autres priorités sont les risques de réchauffement des climats, l’ozone et la diversité biologique.
3. Le Plan bleu, avenirs du bassin méditerranéen, sous la direction de Michel Grenon et Michel Batisse, Paris, Economica, 1989, 442 p. Edition anglaise : Futures for the Mediterranean Basin : the Blue Plan, Oxford University Press, 280 p.
4. Les accords de Bâle, en 1988, sur les déchets toxiques ont été signés par les 17 États. La déclaration de La Haye, en 1988, sur le réchauffement des climats a été signée par la Tunisie, la France, l’Égypte, l’Espagne, Malte et l’Italie.
5. Un réseau européen de documentation sur les « technologies propres ».
6. Action communautaire pour la protection de l’environnement dans la régio

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« Comment tout a commencé* » Plan Bleu / Méditerranée

Auteur : Serge Antoine

source : Notre planète, revue du PNUE. Numéro spécial 2005

Serge Antoine revient sur les origines de la Convention de Barcelone et retrace 30 années de coopération dans le bassin méditerranéen.

Déjà 30 ans ! C’était hier. La conférence de Stockholm en 1972 venait d’avoir lieu, c’était le premier Sommet mondial sur l’environnement. À peine terminé, Maurice Strong, son responsable, qui lançait le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE), me demande quelles initiatives peuvent être prises. Je réponds d’emblée : la Méditerranée et y faire se rejoindre environnement, développement, aménagement du territoire – un grand territoire de quelque 20 pays riverains, alors ignoré de toutes les institutions internationales qui découpaient la région en Europe, Afrique et Asie. Seules quelques voix pionnières, celle de Jacques-Yves Cousteau ou d’Elisabeth Mann Borgese la considéraient alors comme un tout dont la mer, patrimoine commun, était fragile et menacée.
La réponse de Strong fut rapide et, dès 1974, son adjoint, Peter Thacher, me rencontra et mit l’idée en route. Une conférence plénipotentiaire fut convoquée à Barcelone en 1975, suivie d’une autre en 1976 pour réunir les États. Le courant passa à Barcelone entre les pays riverains, au point que le Portugal, cependant atlantique, et que l’URSS sur la mer Noire frappèrent à la porte de cette communauté. Ils étaient, avec les États-Unis, observateurs à la réunion mais cela s’arrêta là et les Méditerranéens riverains décidèrent de rester en famille.
Heureuse surprise, la Commission des Communautés européennes fut très présente, active et, pour la première fois de son histoire, accepta de signer une convention internationale. J’ai, avec Olivier Manet, ambassadeur, tenu le banc de la France : il nous fallut convaincre, avant la réunion, chez nous, nos ministères que notre pays avait aussi un rôle méditerranéen par son littoral du Midi et de la Corse, par son rôle historique et par son revenu national qui, à l’époque, représentait 45 % du total des pays méditerranéens.
La convention de Barcelone avait un baptême à la fois onusien (le PNUE en fit le lancement de son Programme pour les mers régionales) et gouvernemental. Ils sont 21 aujourd’hui, soucieux chacun, à juste titre, de voir affirmée son identité nationale. Toute la famille est là pour décliner au consensus une coopération marine et un travail environnemental, concentré sur le littoral (47 000 km de côtes), les arrière-pays, mais aussi sur les territoires de l’ensemble des pays – ce qui est particulièrement à rappeler pour des pays à plusieurs façades maritimes : le Maroc, l’Espagne, la France, la Turquie et l’Égypte.
Dans les toutes premières années du PAM (Plan d’action pour la Méditerranée), il y a eu le ralliement de l’Algérie et de l’Albanie à ceux qui avaient déjà signé la convention de Barcelone. En 1978, le Plan bleu pour l’exploration des futurs de la Méditerranée, que j’avais lancé, a été confirmé grâce à l’action d’Ismaïl Sabri Abdalla. En 1982, Athènes fut choisie, lors de la réunion des parties contractantes à Montpellier, comme siège du PAM. Split et Tunis, après Malte, accueillaient des centres du PAM et, en 1985, à Gênes, autour de Mostapha Tolba, directeur exécutif du PNUE furent adoptées, après dix ans de travail, les 10 grandes orientations du PAM pour 1985-1995.
En 1989, le Plan bleu, sous la signature de Michel Batisse, son président depuis 1983, et de Michel Grenon, publiait un ouvrage de base, le Tableau de la Méditerranée à l’horizon 2010 et énonçait des actions à entreprendre pour que la région, de 450 millions d’habitants, n’aille pas dans le mur et valorise ses atouts dans un monde de plus en plus compétitif. Et après le sommet de Rio en 1992, la Tunisie proposa d’ouvrir le Plan d’action pour la Méditerranée qui reliait déjà l’environnement au concept de développement durable ; ce qui fut fait en 1994 avec, notamment, la création de la Commission méditerranéenne du développement durable et l’entrée officielle de la société civile – associations, autorités locales, entreprises.
Charles de Gaulle avait dit en 1943 : « Un jour viendra où la paix rapprochera depuis le Bosphore jusqu’aux colonnes d’Hercule des peuples à qui mille raisons aussi vieilles que l’histoire commandent de se regrouper afin de se compléter. »

Serge Antoine est le représentant de la France à la Commission méditerranéenne du développement durable.

* Notre planète, revue du PNUE, numéro spécial [2005], p. 10.

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