Jean-François Théry Conseiller d’État honoraire sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Je crois que parmi toutes les facettes de l’action de Serge Antoine que la table ronde d’aujourd’hui passe en revue les unes après les autres, l’interaction entre territoire et culture est peut-être celle qui nous conduit le mieux au cœur de sa pensée.
La rencontre de Serge Antoine avec Michel Parent est essentielle pour l’élaboration de cette pensée. Serge le dira lui-même lors du jubilé des 80 ans de Michel Parent, l’homme de l’ICOMOS, l’homme du patrimoine mondial de l’Unesco. Serge disait : « Michel Parent m’a aidé à prendre en compte la dimension territoriale de tous les aspects de la culture », de cette culture en devenir qui constitue, aujourd’hui encore, notre avenir.
Avec Serge Antoine et Michel Parent, j’ai participé à deux laboratoires dans lesquels cette pensée s’est élaborée : les parcs naturels régionaux et le centre d’études sur le futur d’Arc-et-Senans. Quels ont été ces laboratoires ? Quelle est cette pensée que Serge Antoine nous lègue et qui pourrait bien aujourd’hui nous guider et nous faire vivre ? C’est ce que je voudrais essayer de vous dire en quelques mots.
D’abord, les laboratoires. Je n’insisterai pas beaucoup sur les parcs régionaux puisque le président Fuchs vient d’en parler longuement.
Comme il l’a dit, ces parcs sont nés d’une réflexion sur l’urbanisation de la France et la nécessaire articulation entre les besoins d’espace des populations urbaines, et la nécessaire sauvegarde de la nature et de la civilisation rurale. Jean-Baptiste de Vilmorin dit qu’à l’origine des parcs naturels régionaux, il y a une conception de la protection de la nature qui inclut l’homme, et Michel Parent parle d’« écologie culturelle ». La mise en place et la conception des parcs naturels régionaux est un bel exemple de ce que l’on pourrait appeler la politique expérimentale. La méthode est typique de l’action de Serge Antoine, de cette démarche d’utopie qui consiste à laisser en permanence une large place à la création personnelle et à l’initiative des hommes et des groupes de base. Serge écrit :
Le jaillissement des initiatives précède la réflexion d’ensemble. L’expérimentation peut devancer la mise en place d’une architecture.
Je vous renvoie au « petit livre rouge » de la Datar, Partage des pouvoirs, partage des décisions, élaboré en mai 1968.
Comme l’a dit le président Fuchs, la création des parcs naturels régionaux résulte très largement du colloque de Lurs qui est à quelques jours de son quarantième anniversaire. Grâce à Olivier Guichard, Serge Antoine et quelques autres, dont le commandant Beaugé, se sont réunis de nombreuses personnes différentes (géographes, fonctionnaires, sociologues, philosophes, architectes, agriculteurs, élus locaux, universitaires, etc.). Il est intéressant que tout ce beau monde ait vraiment dialogué dans un incroyable climat de liberté et de créativité. Puis, quand avec la substance de ce colloque de Lurs, on a eu fait le décret du 1er mars 1967, chaque parc est né, sous l’impulsion bien sûr de la délégation à l’Aménagement du territoire, mais surtout de l’accord des collectivités locales concernées, de la création d’une charte qui, si nous la regardons avec nos yeux et notre vocabulaire d’aujourd’hui, était une véritable charte de développement durable. Développement durable qui, selon Serge Antoine, est le nouveau nom de l’aménagement du territoire. Il s’agissait, en effet, pour les collectivités locales et les acteurs locaux, en négociation avec la Datar, de faire un choix de développement qui ne soit ni l’urbanisation ni l’industrialisation, mais un équilibre entre le respect du milieu naturel et humain et un développement fondé sur l’accueil des citadins et sur le partage, avec eux, d’une culture.
Troisième élément du laboratoire, les animateurs de parcs ont été, eux aussi, préparés à leurs tâches par une formation itinérante, sans cesse définie avec les stagiaires eux-mêmes, et qui ressemblait assez à ce que l’on a appelé par la suite une « recherche-action ». Il y a quarante ans que cela fonctionne, il y a plus de quarante-cinq parcs. Cela n’a pas été sans difficultés, sans remises en cause, sans transformations et impulsions nouvelles, mais cela vit. Et cela vit tellement bien que le gouvernement, il y a quelques années, a pris les parcs naturels régionaux pour modèles pour créer les pays, nouveaux cadres de développement de l’espace rural.
Le deuxième laboratoire : Arc-et-Senans. André Malraux voyait dans la saline royale d’Arc-et-Senans un des chefs-d’œuvre de l’architecture et il voulait que ce monument, qui est un peu le précurseur de l’architecture industrielle, retrouve une nouvelle vie. La Datar en fut chargée, une fois encore, et cette nouvelle vie naîtra du dialogue de Serge Antoine et de Michel Parent, c’est-à-dire du dialogue de l’aménagement du territoire et de la culture. À travers mille possibles entrevus, deux vocations vont s’affirmer. Arc-et-Senans sera le creuset de réflexions et d’initiatives sur l’organisation de l’espace : l’architecture avec la mise en valeur de l’œuvre de Claude Nicolas Ledoux, l’urbanisme et la prospective qui sont intimement liés. On retrouve ici le goût de Serge Antoine pour l’organisation de l’espace, goût qu’il exprimait aussi en s’occupant de l’association Vauban (il disait que, pour lui, Vauban était surtout un grand précurseur de l’organisation de l’espace.) L’urbanisme et la prospective étaient également privilégiés dans nos axes et c’est le thème de la cité idéale qui en réalise la synthèse. Et quoi d’étonnant à cela ? Utopia est une île et la démarche de Thomas More réside d’abord dans une organisation de l’espace qui exprime une organisation de la société, donc une civilisation et une culture. De la même manière, Arc-et-Senans avait été conçu par Ledoux comme une organisation de l’espace exprimant une organisation sociale, et nulle part, mieux qu’à Arc-et-Senans, on ne ressent cette articulation féconde entre territoire et culture.
La deuxième vocation d’Arc-et-Senans découle de la première, c’est la recherche sur le futur. Tout naturellement, Serge Antoine – qui avec Gérard Weil, ensuite avec Jacques Durand, avait animé le Sésame, système de recherche pour le schéma général d’aménagement de la France – pensait que toute politique d’aménagement devait s’inscrire dans l’avenir et dans la durée. C’était d’ailleurs une opinion commune à la Datar, à l’époque, et Jérôme Monod, dans son livre Transformation d’un pays paru en 1974, écrivait lui aussi :
L’aménagement du territoire a pour vocation d’anticiper sur l’avenir, et de mêler toujours aux critères économiques les aspects sociaux de la vie collective.
Voilà donc ce que je voulais dire très rapidement de ces deux laboratoires auxquels j’avais participé. Et peut-être avec beaucoup de présomption, je vais essayer d’en tirer quelques idées sur l’axe même de la pensée de Serge Antoine.
Serge a forgé une pensée très riche, très diversifiée, aux mille facettes, mais qui me paraît cependant centrée sur une conviction très forte qui est l’alliance des territoires, des cultures et des volontés d’avenir, au service de l’homme et de la liberté.
D’abord, l’alliance du territoire, de la culture et de la civilisation pour le développement. Dans tout ce qu’il a fait pour l’environnement, pour la Méditerranée, pour le développement durable, transparaît l’idée que les actions les plus globales, les plus ambitieuses s’incarnent dans le territoire. Lorsqu’il définit les régions, il qualifie cette création de géographie volontaire, il leur donne pour vocation le développement sous toutes ses formes ; il veut leur confier l’évaluation, l’orientation et l’impulsion du développement, mais nous reviendrons sur ces trois mots.
La région exercera son pouvoir sur la quasi-totalité de la vie économique, culturelle et sociale, sans laquelle il n’y a pas d’aménagement possible car l’aménagement est global ou il n’est pas.
Mais sa conception du développement se fait de plus en plus riche, et il finira par dire que l’aménagement du territoire ce n’est rien d’autre que la base du développement durable. Il dit, sur le développement durable :
Cela signifie faire un peu plus de prospective à long terme, réintégrer des valeurs dans nos systèmes de choix, affirmer des choix sociétaux, réaffirmer la solidarité entre les pays du Nord et les pays du Sud, être très attentif aux transformations géographiques, climatiques et environnementales.
En effet, ainsi défini, le développement durable est ce que Serge a fait toute sa vie.
Un mot encore cependant. Je perçois, en filigrane de toute la pensée, de toute l’action de Serge au service du territoire et des cultures, une aspiration essentielle à la liberté dans la vie personnelle comme dans la société ; liberté des hommes à laquelle il est très attentif, des hommes envers lesquels il est très respectueux, mais aussi libération des initiatives qui anime sa foi dans la décentralisation, dans l’expérimentation et quelque chose que l’on pourrait peut-être appeler « subsidiarité » au vrai sens du terme.`
L’avenir doit être ouvert et non cadenassé à l’avance par des lois ou des accords au sommet.
Le corollaire de cette libération des initiatives est la libération des collectivités, mais aussi des associations, et libération de l’État lui-même qui doit être, dit-il, libéré de la gestion par la décentralisation et qui doit retrouver sa vraie vocation. Tout à l’heure, nous parlions d’État stratège, mais, plus encore que la stratégie, la vraie vocation de l’État c’est l’évaluation, l’orientation, l’impulsion. Et je crois que ce message de liberté, cette volonté de libération est probablement l’essence, la quintessence, du message que Serge nous laisse pour ce XXIe siècle qu’il avait tant voulu préparer. Tant il est vrai, comme disait Jérôme Monod, que rien n’est plus nécessaire que de se préparer à l’imprévu.

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