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« Vauban était-il futurologue ? »

Source : Acte du colloque « Vauban réformateur ». Association Vauban 1983

Auteur :Serge Antoine

Les anniversaires sont propices aux rétrospectives. Ils pourraient être, au-delà des commémorations habituelles, des occasions, comme celle-ci (et je m’en félicite) de « rétrospectives ». C’est-à-dire des occasions de jeter un regard, à la fois sur l’apport de celui dont on souffle les bougies pour devancer son temps et même sur ce qu’il peut encore nous apporter pour l’avenir. Je m’y suis parfois employé (à Arc-et-Senans, que notre président Michel Parent a bien des raisons de connaître parce qu’il a été à l’origine de sa sauvegarde et de sa remise en vie), pour des personnages aussi différents que Claude Nicolas Ledoux, Charles Fourier ou Jules Verne ; ce dernier, par exemple, a devancé son temps dans quelque trois cents techniques, mais il a été tellement absent du champ social que son « anniversaire d’avenir » (c’est comme cela que je qualifie l’exercice) le fait mourir une deuxième fois.
Et Vauban ? 1633-1983 trois cent cinquante années nous séparent de sa naissance. Et de sa mort : près de quatre vies, longues comme la sienne, mais dans un monde si accéléré qu’il faut être très prudent sur les jugements que l’on peut aujourd’hui faire sur un homme comme lui, avec des mots qui, non seulement n’étaient pas les siens, mais qui ne sont entrés en société qu’au moins un siècle plus tard : « l’État-nation », par exemple.
Après cet avertissement de prudence, disons-le d’emblée : tout laisse à penser que Vauban était « homme de prospective » mais pas futurologue. C’est-à-dire ni utopiste comme Moore, ni visionnaire comme Fontenelle, Goodwin ou Cyrano1, ni inventeur.
Nous le verrons, chemin faisant, à partir de ce qui a été dit ici, lors des premières journées de ce colloque sur Vauban.
Quatre conditions générales pour être homme de prospective
Quatre conditions générales que nous resserrerons, peu à peu, sur Vauban me paraissent être, d’emblée, requises pour être un homme de prospective :
1. La première condition, c’est de ne pas être futurologue. Distinguer entre futurologie et prospective n’est pas une querelle sémantique : elle va bien au-delà. Faire profession de futurologie, c’est prédire l’avenir : dire l’avenir à prendre ou à laisser, sans y mettre son choix parmi les futurs possibles. La futurologie est divinatoire, arrogante avec le futur et faiseuse de faux destins. Pour la prospective, dirait Malraux, « au destin de l’homme, l’homme commence et le destin finit ». Vauban ne faisait pas profession de futurologie, même lorsqu’il donnait des leçons aux souverains. Il plaidait pour un bon futur. Il était donc homme de prospective.
2. Être homme de prospective, c’est prendre en compte le long terme dans tous les domaines que l’on étudie et dans ceux où l’on agit. C’est refuser les délices du court terme. Vauban a, précisément, mis tous ses domaines en perspective. Citadelles, baïonnettes, cochons, forêts, impôts, populations, colonies… Il a refusé de s’attacher au cours des choses, à la cour. À cinquante ans, pendant que les « élites » s’attachent à s’installer dans leur château à Versailles, lui, prend le temps et préfère le « canal des Deux-Mers », porteur d’avenir.
3. Être homme de prospective, ce n’est pas être, a priori, Cassandre et voir l’avenir en noir. C’est être optimiste, au sens où l’on pense pouvoir influer sur l’avenir, choisir entre plusieurs avenirs. Vauban était un interventionniste passionné. S’il a désespéré à la fin de sa vie, ce n’est pas par lassitude de vieil homme, c’est par déception que l’on ne fasse pas assez pour changer le cours des choses.
4. Être homme de prospective, ce n’est pas obligatoirement être réprouvé, ou embastillé. Mais c’est, au risque d’y compromettre son confort, sa carrière et bien davantage, vouloir exprimer ses futurs et en avoir le courage. C’est aller jusqu’à éditer soi-même ce que l’on a envie de dire et non enfermer son œuvre posthume dans un coffre à n’ouvrir que cinquante ans après. C’est vouloir être homme d’action par la réflexion sur l’avenir. L’ingénieur du roi était-il serf, parce que fonctionnaire (« Grandeur et Servitude ») ? En tout cas, il voulait que sa plume soit libre. Et cela lui a coûté. « Ignorez-vous ce qu’il en a coûté à ceux qui osent changer la masse des idées reçues » (C. N. Ledoux).
Un large éventail de domaines explorés
Autre caractéristique de l’homme de prospective : ne pas se limiter à un champ, à un secteur, à une problématique étroitement définie. Vauban, méfiant des grandes fresques, procède par induction, explore, démontre, systématise et anticipe. S’il crée l’image globale, c’est par images successives, un peu à la manière du stroboscope, domaine par domaine.
Les champs que Vauban a cultivés en y semant des graines de temps long sont nombreux. Mais il n’a pas semé à tout vent ; il n’était pas un touche-à-tout de salon. Il ne considérait que le terrain et la connaissance directe ; il ne sautait pas à pieds joints dans la conceptualisation. Hors métier, il avait la modestie d’appeler ses incursions des « oisivetés ».
Il n’a donc pas construit de système à la manière d’un ensemble « bouclé » que les hommes de prospective aujourd’hui construisent, en forme de modèle pour les faire tourner, et… vérifier les cohérences. C’eût été se laisser entraîner dans la théorie ou dans les domaines qui n’étaient pas les siens.
Être homme de prospective, c’est avoir, sinon une pensée globalisante à 360 degrés, du moins refuser les compartiments des spécialités « sectorielles ». Vauban s’est toujours efforcé de relier les domaines qu’il a couverts, parfois un par un. Il a volontairement cultivé ce que l’on appelle aujourd’hui les « interfaces ». Comment peut-on expliquer autrement, chez lui, ces liaisons de voisinage qu’il fait entre guerre et paix, défense de place et attaque, peuplements et survivants, dépenses de l’État et recettes fiscales, capacité contributive et possibilités sociales ?
Que de domaines couverts : tous ceux que, par contact direct, il était conduit à rencontrer sur son chemin et qu’il a voulu approfondir et relier aux autres domaines. On s’étonne toujours de la rapidité avec laquelle des réformes ont été menées par la Révolution française dans des sujets très divers. On est en droit de rester admiratif de la diversité des domaines où Vauban propose des réformes et les prépare.
Il serait inutile, à ce stade d’un colloque qui se termine, de passer longuement en revue les domaines qui ont été étudiés. Je ne m’attacherai pas, parce qu’on en a beaucoup parlé à propos de la Dixme royale, aux vues anticipées qui ont été les siennes en économie. J’évoquerai simplement plus loin, et de façon rapide, l’aménagement du territoire et la population, pour parler d’autres qualités prospectives de Vauban. Je ne parlerai pas non plus de l’art de bâtir, ni des citadelles qu’il créait du dedans, ni de celles qu’il prenait du dehors, ni de l’artillerie de fer et des baïonnettes, où il avait un demi-siècle d’avance, ni de la place de l’ingénieur dans un système militaire ou la technique n’a jamais fini de progresser. Ni de la place nouvelle du génie militaire. Ni, surtout, des rapports entre l’armée et la conscription, en avance sur l’État-nation ; ni de son attachement aux techniques nouvelles du génie rural, de l’irrigation, des engrais, de l’hydraulique par conduite forcée, ni, non plus, de l’urbanisme et des villes nouvelles…
Je parlerai rapidement (car ceci a été abondamment et excellemment traité) des relations internationales et diplomatiques qui n’ont jamais laissé Vauban indifférent. Ses places fortes n’avaient de sens que pour servir en cas de guerre ou, plus encore, servir le moins possible : c’est la force de dissuasion. Les citadelles étaient souvent dissuasives au point que leurs titres de gloire – Montdauphin par exemple était de n’avoir jamais servi. « Si tu veux éviter la guerre, prépare la paix. » « Si tu veux bien utiliser la défense, montre ta force pour ne la point dépenser. » Épargner ses forces en hommes avait, alors, une justification très forte ; dans une France de vingt millions d’habitants, les morts à la guerre ont dépassé le million dans ce siècle-là.
Si ses places fortes n’avaient de sens que dans une logique d’économie militaire, elles n’avaient de durabilité qu’avec une certaine idée de la France dans ses frontières, une certaine idée de la France de demain, dans ses rapports avec les pays voisins et aussi une certaine idée de la France dans le monde des grands espaces, qu’ouvraient alors les conquêtes des nouveaux mondes, les colonies…
Vauban s’est érigé en conseiller international pour une paix durable, apportant, ici, une manière de se concilier la Hollande, là, d’isoler l’Autriche ou, ailleurs, d’éviter le piège de l’Espagne, ou la tentation de l’Italie. Ces leçons qui étaient, peut-être, destinées aux futurs Napoléons, nous paraissent aujourd’hui, dans un environnement totalement différent, relever de l’histoire. Mais je retiendrai trois dimensions, plus permanentes.
1. Quant à la méthode d’analyse du futur, Vauban se réfère souvent à des hypothèses qui préfigurent ce qu’aujourd’hui on appelle « la méthode des scénarios alternatifs ou contrastés ». Ils introduisent des conditionnels par ricochet.
2. Sur le fond, Vauban ouvre l’ère des grandes stratégies mondiales. Il prend, avant bien d’autres et de façon exceptionnelle pour cet homme ancré dans le sol des places fortes, la dimension maritime de la puissance que la France terrienne a pourtant eu tant de mal à épouser.
Écoutons-le par exemple :
Deux grandes monarchies […], pouvant s’élever au Canada, à la Louisiane et dans l’île de Saint-Domingue, deviendront capables, par leur propre force, aidées de l’avantage de leur situation, de balancer un jour toutes celles de l’Amérique et de procurer de grandes et immenses richesses aux successeurs de Sa Majesté.
3. Enfin, nous restons en arrêt devant le terrain, très nouveau, des enjeux de l’information, de la communication et des médias :
Les ennemis de la France ont publié et publient tous les jours une infinité de libelles diffamatoires. Prenant avantage de [notre] silence [ils] continuent de plus en plus à nous outrager… Il est bon, et même nécessaire, pour l’honneur, de détromper le monde. Il ne faut pour cela que se donner la peine de ramasser de bonnes plumes et de les mettre en œuvre. C’est une guerre où nous serons bien sûrement les plus forts.
Le sens du temps, le sens de l’espace
Une des qualités de l’homme de prospective est le sens du temps, surtout lorsque s’y ajoute celui de l’espace. Le sens du temps long, Vauban l’avait au plus profond de lui-même, bien évidemment pour des sujets qui appellent la durée : la forêt, par exemple : le peuplement forestier qu’il réclame n’arrivera, dit-il, à maturité, que dans les cent vingt ans et ne sera coupé qu’entre la 120e et la 240e année ; horizon 1940 ! Vauban voit, de toute évidence, plus loin que Colbert, soucieux surtout de bois d’œuvre pour les bateaux.
Ce sens du temps long, il l’applique à des événements dont certains n’analysent que les effets à court terme. Or lui, quatre ans après la révocation de l’édit de Nantes, s’attache, au-delà de l’immédiat, à envisager l’œuvre du temps sur les blessures.
La disparition des plus anciens et des plus opiniâtres huguenots qui seraient morts ou fort diminués dans cet espace de temps, tandis que la plus grande partie de ceux d’âge moyen, pressés par la nécessité de leurs affaires, leur dédain du repos ou leur propre ambition, s’y seraient accommodés et que les jeunes se seraient à la fin, laisser persuader…
Ce temps, Vauban le pousse jusqu’à des frontières de durée qui, aujourd’hui, malgré la familiarité que nous croyons avoir avec la prospective, nous laissent bien timides ; nous croyons identifier le futur avec l’an 2000 (dans quinze ans) et ne consentons au plus à pousser le bouchon qu’à l’horizon 2025 ou 2030. C’est en 1699 qu’il calcule, lui, la population du Canada… à l’horizon 1970. Ce serait aujourd’hui penser à l’horizon 2300 ! Personne, même pour la démographie, ne se préoccuperait d’une perspective si lointaine. Et pourtant bien des batailles, dont celles des forêts, des lacs et de la haute atmosphère, se livrent à cet horizon-là…
Le plus intéressant peut-être est que le sens de l’espace rejoint, chez lui, le sens du temps long et que la géographie des profondeurs rejoint l’histoire non événementielle. On sait que les hommes de prospective et aménageurs du territoire ont une connivence et une complicité reconnue ; Vauban alliait les deux.
Le regard sur une France identifiée par ses frontières naturelles pour assurer une paix durable, le pressentiment d’un effet de « Versailles et le désert français », son intérêt pour une cartographie prospective des canaux, celui du Languedoc et de l’Entre-deux-Mers (qui n’aboutit, dit-il, qu’à Sète alors qu’il faudrait le prolonger jusqu’à Marseille) font se rejoindre la vision géographique et la planification, à vous en couper le souffle.
J’ai déjà évoqué la vision maritime de la France et du peuplement des colonies dans ces grands espaces où il ressent qu’il sortira puissance et enrichissement. Parlons de son intérêt pour l’agriculture ; ce n’est pas celui du botaniste, à la manière du XVIIIe siècle. Cette attention est toute empreinte d’une considération pour une activité durable et renouvelable, dont le croît et la gestion des paysages chevauchent les décennies et même les siècles. Il eût fort bien pu, par profession première, ne pas s’arrêter à ce que les artilleurs ou les ingénieurs de voies appellent encore la « rase campagne ». Cette campagne, il l’a prise à bras-le-corps, avec ses ressources, ses produits, ses populations, auxquels les « grands » s’intéressaient alors très peu. Parce que la ruralité était un morceau de temps dense.
Il améliore les techniques de prévision et de planification
Il n’est pas de prospective, même qualitative, sans que ne soient précisées les données chiffrées des phénomènes à prendre en compte. Vauban s’y est employé de toutes les façons qu’il pouvait le faire : recensements de populations, calculs de croissance des cochons, des arbres, etc. Tous les dénombrements dont il pouvait entrevoir l’utilité, il les a entrepris jusqu’à déclencher, en 1697, une grande enquête sur l’état du royaume.
Ce souci de la mesure précise, Vauban l’avait pour toutes choses et on lui doit beaucoup, par exemple, dans la construction, d’avoir suscité et développé les devis préalables. Cet appétit d’exactitude lui a fait revendiquer un système cohérent de poids et de mesures. Il faudra près d’un siècle et la Révolution pour répondre à ce souci (« si les réformes de la Révolution sont, dit-on, dans les cartons des rois », Vauban a bien alimenté les réformateurs). Aux chiffrements des subsistances dont le premier usage était celui des denrées et de survie des assiégés et des troupes, Vauban a ajouté la carte et les levés : ceux des forts, bien sûr, admirables et ceux de leur environnement, ceux aussi de la cartographie générale, alors très liée aux armées et qui, en France, n’est devenue civile avec l‘IGN qu’en 1941. Cette cartographie n’était pas celle des grands navigateurs qu’il eût peut-être aimé être, mais celle des terriens des grands paysages : ceux qui photographient le cadastre des champs autant que le relief, l’architecture des peuplements autant que l’hydrographie.
Certes Vauban n’est pas le pionnier des recensements. Il y en a eu dans l’Antiquité pour compter les sujets et, en particulier, les citoyens utiles pour l’impôt ou les armées. Mais le dénombrement avait, chez Vauban, une autre finalité.
Au-delà de la passion du chiffre et du plan, au-delà de l’exactitude, si Vauban a consacré une partie de sa vie pour améliorer les dénombrements, c’était d’abord pour connaître mieux des secteurs obscurs : ceux que l’on ne connaissait pas, ou que l’on ne voulait pas connaître ; ceux du monde paysan, par exemple, ignoré dans son labeur et sa misère. Dénombrer, c’était, pour lui, faire entrer dans la société civile des faits, des données et des hommes étrangers à l’État, aux puissants, aux techniciens une statistique sociale autant que géographique. Sa Description géographique de l’élection de Vézelay, publiée en 1691, montre que c’est la totalité d’un pays qu’il prend en compte, au-delà de la population : revenus, mœurs, pauvreté, fertilité des ressources.
Mais Vauban entrevoyait une statistique pour l’anticipation et une anticipation pour une meilleure planification ; n’hésitons pas à employer le terme.
On connaît ses projections théoriques ; celle de la descendance d’une truie, celle des arbres et des sujets forestiers (encore insuffisante aujourd’hui), celle des hommes et des peuplements. Pour le Canada2, en 1699, je l’ai déjà dit, il fait réfléchir à l’avenir jusqu’en 1970 : 370 années devant lui. Il ne prédit pas plus que le Club de Rome : il fait un scénario d’anticipation utile au planificateur.
Planificateur grâce à la statistique, il l’était en définitive, avec un sens et une force incomparables dans le dessein de mesurer la dynamique et l’entraînement. Au-delà de la description synchronique, dirait-on aujourd’hui, il s’intéresse à l’évolution diachronique. Mais il reste lié à une volonté d’ordre anticipé (« jardins à la française »).
Si les progressions particulières sont insensibles, dira C. N. Ledoux, cet autre architecte, celles qui sont stimulées par des vues ultérieures qui s’associent à leur puissance sont très rapides.
Quelle ambition apparaît plus fortement que celle dite par Vauban ?
Ce que je dis ici ne regarde nullement le temps présent, ni le passé, mais seulement l’avenir, pour lequel il serait bon de faire des ordonnances qui fissent loi.
On pourrait lui faire la critique de ramener la vision diachronique à celle d’un temps bridé par le dessein mais l’important est cette dynamique d’anticipation.
Le champ social
Dernier volet, capital pour la qualification de Vauban prospectiviste, c’est son dialogue avec les institutions en place et avec la société d’alors. Ici certains attendent Vauban au tournant.
Disons tout d’abord qu’il n’est pas exigé des prospectivistes de réinventer une société nouvelle, ou d’être des annonciateurs de nouveaux comportements sociaux. On leur demande, avant tout, d’être de plain-pied avec la société et de l’être sans fard, lucides, observateurs : ce que Vauban a pleinement fait en refusant les prismes déformants de la cour.
Car il ne faut pas se flatter, le dedans du Royaume est ruiné, tout souffre, tout pâtit, tout gémit. Il n’y a qu’à voir et examiner le fond des provinces : on y trouvera encore pis que ce que je dis (1689).
Mais il n’est pas interdit aux prospectivistes d’aller au-delà de leur société et la règle du jeu est alors qu’ils l’affichent, pour que ce paramètre puisse être explicitement évalué dans leurs textes.
La question, ici, dans cet exposé « Vauban futurologue ? », n’est donc pas de savoir si Vauban est ou non « réformateur », mais de savoir s’il faisait référence à une autre société que la sienne, ou encore s’il avait un « projet social ». La réponse encore une fois n’est pas aisée, tant il est vrai qu’une rétrospective à trois cents ans a le risque de nous voir trancher trop vite en référence à nos réflexes actuels, ou même à ceux du XIXe siècle ou encore du XVIIIe siècle, que nous connaissons mieux. Il est trop facile, en tout cas, de dire aujourd’hui que Vauban était docile, indifférent au changement social et politique, surtout si l’on se réfère aux mouvements d’idées de l’époque.
Commençons par la politique et les institutions
Vis-à-vis des institutions, Vauban travaille incontestablement autour de points fixes : l’État central, le roi. Il n’est pas question pour lui d’imaginer d’autre légitimité que celle du roi. Mais sa référence constante au bien public nous fait penser que c’est l’État, plus encore que le roi, qui prévaut dans sa référence institutionnelle.
Il est passionnant de relire Vauban non pas en soi mais en référence à son époque. Nous avons ici peu de points de comparaison avec d’autres visionnaires de son temps. Mais il est instructif de relire la quinzaine d’essais utopiques dont la France était alors le terrain d’élection et qui – nouveauté depuis la Renaissance – situaient, presque tous, leurs écrits dans le futur, en plus de l’« ailleurs ». Cette relecture systématique de textes écrits surtout entre 1680 et 1715-1720, au moment du déclin du Grand Siècle, est d’autant plus intéressante que ces tenants d’autres sociétés, voire ces opposants au régime, ou ces annonciateurs de lendemains, avaient une liberté facilitée par le genre littéraire, le pseudonyme, l’édition (posthume même parfois) à Amsterdam ou à Genève. Ce qui n’était pas le cas de Vauban même maréchal.
Or qu’ont dit ces utopistes sur les institutions ? Qu’elles devraient mieux fonctionner. Mais ils n’ont pas beaucoup innové, ni investi sur ces sujets du ou des pouvoirs pour proposer d’autres structures.
À part quelques références à des fédérations de paroisses ou à des cantons de saveur suisse, la grande majorité des auteurs fait référence à un roi ; à un bon roi qui améliore le sort des peuples.
C’est là, précisément et insidieusement, que réside leur contestation ; ils décrivent un roi meilleur, c’est-à-dire qu’ils s’interrogent, rompent avec l’allégeance inconditionnelle et vont jusqu’à l’impertinence.
Vauban n’est pas loin, qui écrit :
Il n’y a personne dans le monde qui ait plus besoin d’étude ou du moins d’une excellente lecture que les rois. […] Par là, ils pourront apprendre l’art de régner. […] Ils y trouveraient quantité de fautes pareilles à celles qu’ils commettent ou peuvent commettre tous les jours.
Ce qui distingue, par contre, Vauban des quinze utopistes, c’est qu’à leur différence il est absolutiste pour l’État ; il n’admet pas que l’intérêt individuel ou même social porte atteinte à l’État régulateur et ordonnateur de la chose publique. Les utopistes, hommes de plume et non grands commis, eux, transgressaient parfois cette règle ; encore ne le faisaient-ils que de façon exceptionnelle.
Après les institutions, le corps social. Il me faudrait du temps pour analyser ces espoirs mis dans l’avenir par ceux que Myriam Yardeni appelait, il y a trois ans, les utopistes et les révoltés3. J’espère que d’autres me relaieront. Le résumé de leurs revendications est, en gros, celui-ci :
1. D’abord, une plus grande fraternité humaine. Vauban, ici, est insensible à cette aspiration.
2. Puis une plus grande égalité, mais surtout une plus grande égalité des chances. Vauban, là, n’est pas très loin.
3. La remise en question des trois ordres : le clergé exclu de certaines fonctions sociales, impliquant une sorte de laïcisation progressive ; une noblesse de mérite et non plus de droit ou d’attribution. On croit entendre Vauban.
Dans les siècles un peu reculés, la noblesse était le prix d’une longue suite de services importants et la récompense de la valeur et du sang répandu pour le service de l’État. […] Aujourd’hui, on n’y fait pas tant de façon. […] À l’égard de l’Église, conserver tout le respect dû au Saint-Siège quant au spirituel, mais, quant au temporel, supprimer peu à peu tous les revenus ecclésiastiques qu’on peut et doit considérer comme un pieux brigandage exercé sur tous les sujets de l’État (Vauban, Intérêt présent des États de la chrétienté).
Assurer la défense du pays. Les utopistes, pour la plupart, n’éliminaient pas la guerre. Vauban non plus : il est le seul homme de guerre pour qui la paix ait été aussi laborieuse que la guerre elle-même, dira de lui Fontenelle. La guerre
se maintiendra tant qu’il y aura des hommes sur la terre. […] L’ambition et l’injustice ont fait qu’elle est devenue un mal si nécessaire qu’on peut dire que les princes qui l’ignorent et négligent ses préceptes ne règnent pas en sûreté. […] La nécessité ayant appris au plus faible de joindre la ruse à la force pour se garder de l’oppression du plus fort, il s’en fit bientôt une science où les plus grands hommes mirent toute leur application […], de grossière et féroce qu’elle était, la soumit à de certaines règles [dont] on est parvenu à en composer ce qui s’appelle le « grand art de la guerre ».
Une forte affirmation enfin de la cohésion sociale, de l’ordonnance sociale, du bien public, qui fait très peu apparaître une référence à la liberté individuelle.
Vauban ne parle pas, lui non plus, des libertés ; il dicte volontiers le bien social : les jeunes gens, dans nos colonies de l’Amérique, s’y marieront obligatoirement et dès l’âge de dix-huit ans.
Quant à la propriété à peine effleurée chez la plupart des utopistes, Vauban n’est pas en arrière de la main, lorsqu’il prône, par exemple, l’éviction des biens du clergé ou la création de forêts publiques :
Le temps qu’il faudrait attendre ces coupes serait trop long pour que les particuliers s’en pussent aisément accommoder, leurs vues ne s’étendent pas à quatre ou cinq générations au-delà de la leur […] ; je conclus de là que les plantis de ces nouvelles forêts sont l’ouvrage de rois, de princes aisés, du public…
On pourrait continuer sur d’autres thèmes de la vie sociale : la femme par exemple, les esclaves, les pionniers. Les utopistes font frémir de conservatisme. Vauban aussi. Pour les uns et les autres, les luttes de classe sont pratiquement imperceptibles. Les tensions religieuses sont absentes chez les utopistes qui ne prônent qu’une religion. Elles sont regrettées chez Vauban. Navré des persécutions et de l’intolérance, il en mesure les effets et l’inanité.
D’une manière générale, Vauban (qu’on ne peut certes pas classer parmi les utopistes, ni parmi les révoltés) n’apparaît pas, à l’inverse, isolé, docile ou en arrière, par rapport aux courants qui, déjà, annoncent le XVIIIe siècle.
Certes, l’abbé de Saint-Pierre imaginait des concertations internationales, de type onusien. Certes, Meslier, lui, annonçait par le ton et par l’athéisme, les premiers « sans-culottes ». Mais Vauban, entre 1690 et 1706, n’est pas, loin de là, éloigné de ceux qui, dans une France meurtrie et inquiète, aspirent à d’autres futurs.
Certains ont pu dire que c’était, à la fin de sa vie, une liberté, un luxe de vieillard ou de retraité. N’était-ce pas plutôt l’accumulation de regards durs sur une fin de règne ? Il est saisissant de constater que la rédaction de sa Dixme royale est si contemporaine du moment, si dense, des écrits des utopistes ou de ceux qui leur font écho : Foigny, Gilbert, La Montan, Tyssot, de Patot, Lecouvel, Legat. C’est alors que l’abbé de Saint-Pierre écrit sa Paix perpétuelle et, sans doute, son Discours sur la polysynodie. C’est probablement alors qu’est rédigée la République des philosophes ou Histoire des Ajaoiens, ouvrage attribué au… secrétaire perpétuel de l’Académie qui fit de lui un si bel éloge, Bernard Le Bovier de Fontenelle. C’est alors qu’est écrit le Télémaque de Fénelon, cet autre ami de Vauban.

Alors, il faut conclure. Je me garderai de le faire sur l’interrogation Vauban réformateur, parce que ce n’est pas mon sujet. Mais je dirai oui, si la question m’était posée, parce que Vauban avait envie de réformes.
Sur le point de savoir si Vauban était ou non homme de prospective, je dirai oui, trois fois, plutôt qu’une. Cette prospective, dans son contenu, est-elle aujourd’hui révolue, digérée par le temps, le changement, les conditions nouvelles ? Sans doute, aux trois quarts.
Mais, comme ses citadelles, pas mortes, qui nous font aujourd’hui rouvrir l’œil sur l’espace contemporain, Vauban, en tant qu’homme de prospective, est aujourd’hui très vivant. Il aurait bien des leçons à donner aux générations qui se croient prospectives et qui ne le sont pas tant ou qui le sont mal : les nôtres.

* Actes du colloque Vauban réformateur, Paris, Association Vauban, 1983, p. 376-385. Serge Antoine est président de la Fondation Claude Nicolas Ledoux, sise à la Saline royale d’Arc-et-Senans.
1. Qui ont annoncé la liaison Terre-Lune : 1637, 1648, 1646.
2. Il annonce 6,4 millions d’habitants en 1910 : le recensement de 1911 en donnera 7,2. Et, pour 1970, 20,6 ; il y en a eu 22. Les immigrations l’ont aidé mais l’approximation est belle. Les démographes n’ont pas toujours la main aussi heureuse, ils annonçaient en France, en 1941, 36,9 millions d’habitants pour les années 1960, c’est-à-dire pour dans vingt ans, alors que le chiffre avoisinait les 50 millions.
3. Myriam Yardeni, Utopie et révolte sous Louis XIV, Paris, A.-G. Nizet, 1980.

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« Au cœur de la Franche-Comté, Arc-et-Senans. La Saline de Chaux, trait d’union entre le passé et l’avenir, entre l’architecture, les ressources, les mœurs, les lois, le terroir et l’industrie

Auteur :   Serge Antoine

Source : revue du Conseil Général du Doubs  1986

Au cœur même de la Franche-Comté, la Saline royale d’Arc-et-Senans était, il y a vingt ans encore, visitée par moins de 10 000 personnes. Aujourd’hui, on en compte près de 100 000 par an, entre visites, fêtes et colloques. Elle a fait, trop longtemps, partie des souvenirs oubliés, tant il est vrai que les lieux de travail, les usines, fabriques et manufactures qui, pourtant, ont fait le XIXe siècle, n’avaient pas leur place dans la liste des monuments reconnus de l’architecture civile (châteaux et demeures), religieuse (cathédrales, abbayes, églises) ou militaire (citadelles) ; tout comme l’architecture rurale. Quelle nouveauté. Elle est, depuis 1984 « patrimoine mondial », classée ainsi parmi les 150 grands monuments mondiaux par les instances internationales : le seul des 150, dont l’origine est un lieu de travail.
Lieu d’industrie
Lieu de travail, la Saline l’a bien été. Ce que Ledoux y a créé il y a 200 ans ne fut pas un lieu de divertissement, mais bien une architecture industrielle :
Chacun se dit en riant des colonnes pour une usine ? Elles ne conviennent qu’aux temples et aux palais des rois. Que de préjugés à vaincre ! (Claude Nicolas Ledoux).
Contrairement à l’idée que s’en font bien des visiteurs à qui l’on a dit que Ledoux était un « architecte maudit » et de la Saline qu’elle était une usine à problème, la Saline royale a fonctionné pendant un siècle, durée bien plus longue que celle des établissements industriels d’aujourd’hui. Elle a même traversé la concurrence énergétique que, vers 1850, le charbon commençait à faire au bois de la forêt de Chaux, raison initiale de l’implantation de la Saline et origine d’ailleurs d’un des premiers pipe-lines industriels du monde (pour faire venir le sel de Salins à 17 kilomètres). La Saline a répondu à sa fonction : celle de produire, dans une manufacture d’État, le sel, denrée-clef, comme l’est le pétrole pour nos contemporains.
L’industrie est la mère de toutes les ressources. Rien ne peut exister sans elle si ce n’est la misère. Elle répand l’influence qui donne la vie Elle égaye les déserts et les forets mélancoliques (Claude Nicolas Ledoux).
Les ressources naturelles
Ledoux, homme d’industrie, se souciait de l’environnement. Il se référait souvent aux ressources, au milieu naturel avec ses limites et son équilibre. Pendant 10 ans, les grandes « fêtes du futur » qui se déroulaient à la Saline se sont efforcées de réconcilier le monde contemporain, oublieux, consommateur et pressé, avec la terre, les éléments, les matériaux qui façonnent le présent : l’année du vent, l’année du soleil et de l’énergie solaire ; l’année du patrimoine, beau mot oublié de ce que l’on lègue de génération en génération et que l’on conserve ou cultive en « bon père de famille » ; l’année de l’espace ; celle du bois et de la forêt.
Les premières lois sont celles de la nature ce sont celles qui assurent la salubrité aux habitants qui fixent leur bien-être sur une terre préférée (Claude Nicolas Ledoux).
L’architecture
Haut lieu de l’architecture, la Saline l’est, avant tout, et ce grand monument figurait parmi les sept plus grands monuments français jugés par Malraux sur la force de leur ambition.
Le XVIIIe siècle y rappelle de grands précurseurs, Vicence et Palladio ; l’architecture franc-comtoise y est aussi à portée de main. Tous les mouvements de pensée architecturale de notre époque et les plus opposés, disait Michel Parent – des fonctionnalistes aux néobaroques –, revendiquent Ledoux et s’arrachent l’honneur de le compter au rang de leurs précurseurs.
Architecture de pierre, architecture de bois aussi (quelles charpentes !) ; mais, architecture de symbole, architecture cosmique aussi par sa référence au soleil (le demi-cercle est construit « comme la course du soleil »), architecture enfin, de la volonté d’affirmation sociale.
L’imagination qui grandit tout et peut embellir, je dis plus, changer l’ordre immuable du monde rappelle pourtant à sa vue les objets les plus imposants… Ici, c’est l’Art qui développe les ressources des lieux c’est lui qui prépare l’abondance des siècles à venir (Claude Nicolas Ledoux).
La force de l’architecture de Ledoux c’est qu’elle va au-delà du bâti…
Souvent, je divaguerai sur des matières qui apparaissent n’avoir aucun rapport avec l’architecture. Que dis-je ? Est-il quelque chose qui lui soit étranger ? (Claude Nicolas Ledoux).
L’imagination prospective
Lieu d’imagination prospective, Arc-et-Senans l’est aujourd’hui pour tout ce que la Fondation Ledoux y développe dans son « Centre international de réflexions sur le futur » : rencontres et pédagogie pour que des sociétés comme les nôtres qui vivent dans le fantastique changement du monde, anticipent davantage et se préoccupent de l’avenir au-delà du quotidien. L’avenir international, bien sûr, celui de l’émergence de nouvelles nations, la Chine, le tiers-monde, l’avenir démographique et alimentaire, l’avenir des campagnes et des villes explosives.
Mais aussi l’avenir d’ensembles plus restreints : celui d’une commune, d’une forêt, d’une production locale, d’une entreprise. L’association « Futuribles » comme la Fédération mondiale des études sur le futur, le Club de Rome, ont été chez elles à Arc-et-Senans. Mais aussi, tous ceux qui, travaillant dans cet endroit calme, décident de consacrer un peu de leur temps à l’horizon des 5, 10, 20 ou 50 prochaines années.
Ce n’est pas un hasard si Arc-et-Senans est voué au futur. L’inachevé du demi-cercle construit n’est pas un inachevé de la Manufacture royale de 1778. Le cercle complet est une architecture imaginaire que Ledoux avait placée au cœur d’une ville nouvelle lorsqu’il disait, à la fin de sa vie, à ses contemporains : « Ignorez-vous ce qu’il en coûte à ceux qui osent changer la masse des idées reçues » et qui rappelait que « si les progressions particulières sont insensibles celles qui sont stimulées par des vues ultérieures qui s’associent à leur puissance sont très rapides ».
Lois et mœurs
Au carrefour des lois de la nature, des lois de la logique du monde, des lois de la société, l’architecture doit servir le corps social dans le grand théâtre de la vie, au-delà des privilégiés des premiers rangs (le théâtre de Besançon fut l’un des premiers après les théâtres antiques où l’œil – le fameux œil de Ledoux – voit la scène en quelque endroit que ce soit, des premiers aux derniers rangs de spectateurs).
Ledoux crut à l’ordre des choses et à l’ordre des hommes :
Un des grands mobiles qui lie les gouvernements aux résultats intéressés de tous les instants c’est la disposition générale d’un plan qui rassemble à un centre éclairé toutes les parties qui le composent.
L’ordre, non pas en tant que somme de règlements consacrant le passé reconnu ou la logique du présent, mais en tant que droit prospectif…
Cœur de la Franche-Comté
Franc-comtoise, la Saline l’est pour plusieurs raisons : son architecture a épousé (et l’architecte y a tenu) bien des caractéristiques de l’architecture comtoise et l’on retrouve, alentour, bien des échos de l’œuvre de Ledoux. Sa situation géographique, à la frontière du Doubs et du Jura, est bien au cœur de la région et le bâtiment fait corps avec la Franche-Comté. La remise en vie du bâtiment, depuis 15 ans, effectuée par le département du Doubs, la Fondation Claude Nicolas Ledoux, la région et l’État est, d’abord, une œuvre de réenracinement. Dans ses murs, isolée, la Saline était, sans doute, un questionnement insolite du territoire qui l’entoure. Elle fait partie maintenant du patrimoine régional ; colloques et réunions s’y déroulent en permanence et les jalons culturels de l’été rassemblent des foules bien régionales ; le festival de musique de Besançon, les « fêtes du futur » et les fêtes du ciel ont attiré, chaque année, plusieurs dizaines de milliers de personnes.
Cette irrésistible montée d’Arc-et-Senans est un signe de reconnaissance d’un grand monument sorti de l’oubli. Mais, elle permet aussi à la Franche-Comté d’avoir une porte d’entrée sur ses richesses naturelles et historiques.

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Patrimoine et prospective. Le cas de la France

Source : Revue Futuribles N°119  1988

Auteur : Serge Antoine

Le patrimoine est généralement associé à l’idée de passé, souvent considéré comme antinomique du futur. Et pourtant, une prospective est bien nécessaire si l’on veut pouvoir assurer correctement à l’avenir la conservation et la valorisation de nos monuments et de nos sites.
Chargé il y a un an par le ministre français de la Culture d’une telle réflexion (mission « Patrimoine 2000 »), Serge Antoine ne s’est pas contenté d’analyser quelles politiques il conviendrait d’adopter vis-à-vis des fleurons de notre histoire. II a engagé une réflexion originale sur le sens de la durée, pour finalement nous administrer ici la démonstration qu’il ne pourrait y avoir de prospective sans mémoire.
Un patrimoine au futur
Dans l’opinion, le patrimoine est synonyme d’héritage et d’un ensemble mort que l’on a derrière soi.
Le patrimoine1 est derrière nous. Il y a même une pyramide des âges de ce patrimoine à qui l’on ajoute le qualificatif d’« historique ».

Pyramide des âges des monuments classés
Mais, qui dit pyramide des âges, dit aussi vie. Tous les jours qui passent, un patrimoine naît : le patrimoine contemporain dont un jour, une partie sera reconnue « patrimoine historique ». Cette reconnaissance est difficile, car elle implique un choix, non seulement dans la qualité de l’œuvre, dans sa signification, son témoignage d’une période, mais aussi dans la stratégie de la protection : on ne peut, en effet, tout protéger, tout inscrire à l’« inventaire des sites » (mesure qui protège les sites) ou tout « classer » (ce qui induit alors des charges pour la collectivité publique, l’État en l’occurrence).
Chaque année, bon an mal an, plus de 400 éléments du patrimoine sont inscrits ; plus de 100 sont classés. Vers où allons-nous ? La question doit être posée, au-delà de nos envies immédiates de voir sauver un édifice ou un site. Serions-nous hypocrites pour le patrimoine comme pour les concessions perpétuelles ? « Classons et vous ferez le reste. »
L’insouciance n’est pas seulement française ; mais le travers est grand, dans notre pays, de décider « pour l’éternité » ; de trouver les crédits de premier investissement en ignorant les obligations répétitives de la réparation et de l’entretien2. L’amortissement est une sagesse comptable qui mériterait d’avoir une place dans la comptabilité publique : celle-ci privilégie les comptes d’exploitation et néglige les comptes en capital. En comptabilité, le patrimoine s’assimile à un stock. Le regard sur la gestion du stock, sur le patrimoine-capital, sur la maintenance, a une vertu : celle de responsabiliser les acteurs.

Inscriptions et classements
Monuments historiques classés et décisions d’inscription
Après l’examen des chiffres et du volume des monuments que le pays décide de protéger, celui de la nature des patrimoines n’est pas sans enseignement : on observe que les priorités accordées, selon les époques, aux diverses composantes du patrimoine monumental ont connu des modes successives :
– les églises et édifices conventuels ont été essentiellement classés de 1836 à 1880 ;
– les architectures militaires et fortifications, de 1870 à 1880 principalement ;
– les antiquités historiques, au cours de la décennie suivante ;
– les parcs, jardins, fontaines et ouvrages d’art, de 1890 à 1920 ;
– les édifices civils, de 1920 à 1950 ;
– les antiquités préhistoriques, châteaux et chapelles, essentiellement depuis 1940.
Chaque génération a eu ses préférences dont on pourrait penser que la somme recouvre, peu ou prou, tout l’éventail historique et le champ des différents types de bâtiments.
Il n’en est rien et on doit combler les lacunes évidentes de la conservation ; le patrimoine rural, par exemple, a été l’oublié d’une société ingrate à l’égard de ses agriculteurs qui ont souvent porté paysages et économie pendant des siècles. Alors que de nombreux pays européens ont fait un effort certain au cours des 50 dernières années (pays de l’Europe de l’Est, pays scandinaves, entre autres), la France a négligé et néglige encore la conservation de ses exemples si riches et si divers (400 types de maisons rurales). Les enquêtes de « Patrimoine 2000 » montrent une dégradation accélérée dans de nombreuses régions (Bretagne, Centre, Auvergne, Alsace) ; dans cette dernière région, on avance le chiffre de 1 000 destructions de maisons rurales par an ! Des associations militent courageusement pour la survie du patrimoine rural. Mais tout retard se paie et on regrettera longtemps les spécimens du patrimoine rural que Georges Henri Rivière avait si minutieusement recensés dans les années 1940 que l’on n’a pas protégés.
L’architecture industrielle, autrefois négligée3, a aussi été prise en considération avec retard et au moment où l’Europe, dit-on, sort de l’ère industrielle : il reste encore beaucoup à faire, à cet égard, pour la conservation réglementaire (inscriptions et classements) et surtout pour sa lisibilité ; une reconversion intelligente doit être la condition préalable de la reconnaissance. Au-delà de la conservation et de la relecture historique, il est en effet, plus qu’ailleurs, nécessaire de trouver pour ces jalons de l’histoire industrielle, des usages contemporains, où la nouvelle vocation permette de ne pas faire oublier l’ancienne et d’alléger au moins les charges de l’entretien.
Il faudrait enfin citer les grands objets, ces immeubles par destination que sont les outils, les navires, les trains ou les avions. Il existe aujourd’hui en France 60 musées de la voiture et 40 de la mer. Mais, hélas, trop d’organismes publics, après la Marine nationale autrefois, la SNCF ou, récemment, l’Aéroport de Paris ne sont pas assez responsables de la conservation d’un patrimoine dont on aurait pourtant pu entrevoir la valeur4. Les plus belles pièces ont disparu. Il faut encourager ceux qui ont fait un effort de restauration et d’animation ; associations et bénévoles sont prêts à le faire.
Le patrimoine du XXe siècle
Autre vertu : le regard prospectif sur l’entrée d’un patrimoine conduit aussi à comprendre que le patrimoine ne s’arrête pas à 1988 et que se pose donc la reconnaissance du patrimoine contemporain. D’une façon plus générale, le patrimoine du XXe siècle nous interpelle. Nous avons, comme d’autres pays à cet égard, du retard. Il est, certes, légitime de se donner un recul de quelque 20 à 25 ans pour éviter la précipitation. « Il faut donner du temps au temps » disait Cervantès. Les règles de l’ICOMOS pour le patrimoine mondial par exemple sont de se donner une franchise de 25 ans et de ne pas prendre en compte, en principe, des constructions dont l’architecte est encore vivant. Cette sagesse respectée, on ne gagne rien à attendre ; or, en France, à 12 ans de la fin du siècle, 60 monuments du XXe siècle (sur 13 000) ont été classés. Le retard engendre parfois la perte irréversible et, en tout cas, des surcoûts de remise en vie.
Faire reconnaître le patrimoine contemporain plus rapidement, c’est apprendre à le regarder ; c’est aussi apprendre à lire, sans attendre, notre société contemporaine à travers ses chefs-d’œuvre5 et, au-delà, à la déchiffrer.
Conserver : un effort dans la durée
Après la reconnaissance, se pose le problème de la conservation. Pour que les générations futures parlent de patrimoine, encore faut-il qu’il subsiste. Cela suppose un effort national inscrit dans la continuité.
Même si l’on évite de s’attarder à ce qui a fait les délices des économistes il y a un demi-siècle (chiffrer la valeur du patrimoine6), il n’est pas facile d’estimer l’effort moyen à assumer par le pays : produire des chiffres en francs courants des sommes consacrées, par l’État, à l’entretien du patrimoine ne donne qu’une vue partielle du problème7. Il faut ajouter crédits publics et privés, les mettre en regard des coûts de réparation et d’entretien du patrimoine et replacer le tout dans la durée longue. Ce travail de comptabilité nationale a été proposé, il y a quelques années, par l’association internationale Futuribles. Ce prix que les générations sont prêtes à payer à travers les décennies et les siècles pour la conservation de leur patrimoine, n’a pas encore été réellement calculé. Nous pouvons difficilement comparer les crédits pour la restauration dont on disposait au temps de Viollet le Duc (à une époque où le coût de la main-d’œuvre était peu élevé) à ceux dont on dispose dans une période que l’on dit très attachée aux monuments. Mais on peut sonner l’alarme. En restaurations réalisées, correspondant à la sauvegarde réelle du patrimoine et en investissements dans l’emploi par le canal des entreprises de restauration, l’effort national a été en nette régression depuis douze ans8.
Un ministre de la Culture, assailli par les exigences concurrentes de différentes catégories d’acteurs culturels sollicitant des appuis (sinon des rentes) de l’État, a dit un jour, qu’hélas, seules « les pierres ne pleuraient pas ».
Pendant 60 ans, le trésor national que constitue la statuaire de la cathédrale de Reims est resté dans la zone rouge du péril et des effets des dégradations cumulatives. Il ne s’agit pas moins d’un problème grave. Il ne serait pas pensable que la cathédrale de Reims soit irréversiblement condamnée, parce que les effets de sa fragilité croissent plus vite que sa restauration sous prétexte que, pendant plus de la moitié de notre siècle, l’investissement a déserté cette cause nationale. On doit savoir que la conservation du patrimoine majeur, classé depuis de longues années, passe par un réinvestissement financier en France, compensant de longs désinvestissements latents9.

La reconnaissance du patrimoine contemporain
Nombre de monuments classés datant du XXe et XIXe, par catégorie
XIXe XXe
Châteaux, manoirs 17 0
Architectures militaires 6 0
Cathédrales 5 0
Églises, temples, synagogues 14 9
Chapelles, oratoires, baptistères 13 1
Établissements monastiques 2 1
Édifices civils publics urbains 20 5
Édifices civils privés urbains* 16 9
Maisons natales ou résidences historiques 7 2
Édifices religieux urbains 1 0
Édifices ruraux 4 0
Monuments commémoratifs 19 4
Champs de bataille, hauts lieux militaires 2 23
Ouvrages de génie civil 4 1
Croix de chemin, calvaires 3 0
Parcs, jardins, parcelles de terrain 7 3
Monuments divers 5 2
Édicules des eaux 7 0
Total 152 60
Données recueillies par le département des Études et de la Prospective, ministère de la Culture, novembre 1986.
* La catégorie établissements industriels ne figure même pas dans les statistiques !
Quelques Corephae10 commencent à prendre en compte les patrimoines du XXe siècle. La Corephae de Lorraine en 1985 et 1986, a délibéré sur 14 patrimoines des XIXe et XXe (sur 40, soit 35 %), celui d’Aquitaine 11 (sur 35, 31 %) celui de Bretagne 7 (sur 77, 9 %).
II faut rappeler que les biens hérités, comme d’autres ressources de ce monde, ne sont pas des biens renouvelables c’est-à-dire qu’une chapelle rare du XIe siècle qui disparaît ou qui est dénaturée est un bien auquel une œuvre du XXIe siècle ne peut pas en équivalence de message et compensation de présence se substituer. Celle-ci, tout au mieux – et gageons avec confiance qu’il en naîtra – ne peut que s’ajouter au patrimoine.
Le futur du patrimoine
Toute discipline gagne à effectuer, de temps à autre, des exercices de prospective ; la politique du patrimoine comme les autres.
Parce qu’elle est longue – un siècle, voire plusieurs – la prospective de monuments qui ont déjà traversé des siècles, pose de sérieux problèmes à une discipline qui, le plus fréquemment aujourd’hui, est une aide à l’anticipation sur 10 ou 20 ans seulement. Il faut pourtant oser.
Les technologies de la conservation vont sensiblement évoluer. D’une part, de nouvelles technologies de diagnostic (thermographie, photogrammétrie, datation, simulations) vont, au service de la conservation, permettre des renouvellements ou des reconstructions de longue durée (voire des « immortalisations ») ; ces techniques constitueront aussi des outils nouveaux pour des renforcements, des consolidations de gros œuvre11.
Autre évolution ; si l’on n’y prend garde, les métiers traditionnels liés aux bâtiments construits autrefois risquent de se perdre. Faute de formation et de transmission de savoir-faire, la reconstruction et la réparation pourraient souffrir de l’abandon ou de l’oubli.
Les pollutions ou nuisances constituent aussi un problème important. Elles atteignent, on le sait, les sites et certains milieux devenus fragiles. Les constructions ne sont pas à l’abri et la pierre, elle aussi, a sa vie, ses maladies et sa mort. Les vibrations dues à certains modes de transport sont à peu près connues. Plus pernicieux sont les risques croissants de maladie de la pierre. Certes, dans les villes elles-mêmes, un effort a été engagé sur la qualité de l’air depuis 10 ou 15 ans mais, dans certaines régions urbaines, on constate des remontées. Il conviendrait donc à la fois de connaître mieux les risques encourus et le degré de mise en œuvre des politiques de l’environnement et de mieux faire connaître les nouvelles technologies pour combattre les « maladies » des monuments12.
Une autre perspective (les tremblements de terre en Europe) est connue : elle peut fournir des indications utiles et l’on ne prend pas suffisamment en compte ce genre de risque majeur13. Les incendies, les risques d’attentats eux, sont aléatoires. Là aussi, une diffusion des nouvelles techniques de sécurité serait utile.
Mais l’étude des relations entre futur et patrimoine passe aussi par celle des relations entre le patrimoine et les activités humaines. Que peut-on en dire en les résumant ici ?
Un aménagement culturel du territoire reste à faire pour le patrimoine. Les transformations des villes, en particulier des grandes villes, sont inévitables dans le prochain siècle pour faire face au renouvellement de l’habitat et à la demande sociale à laquelle ne répond plus la ville d’aujourd’hui. Les logiques d’urbanisme, les chantiers peuvent être à l’origine de remise en question ou de « mise en valeur » de monuments et plus encore, de l’environnement qui les a sous-tendus. Mais la relation monument-espace se trouve réinterpellée parfois trop tard ou bien tard, à l’entrée des bulldozers (par exemple, à Marseille lorsqu’on a découvert le port grec).
L’accessibilité des monuments peut être profondément modifiée par une géographie nouvelle des modes de transport et par les systèmes d’information. Le développement de trains express ou celui de l’autoroute privilégient certains axes et modifient les possibilités d’accès, mais aussi les lignes de force de la fréquentation.
Les moyens de communication vont avoir tendance à mettre le projecteur sur un nombre relativement restreint de monuments. Une hiérarchisation plus grande risque de se développer ; certains monuments seront délaissés ; d’autres connaîtront, au-delà de 100 à 200 000 visiteurs, des problèmes d’encombrement et de saturation.
La prospective nous apprendrait bien d’autres choses : par exemple les mutations presque inexorables de notre géographie et les résultats, incertains, des politiques d’aménagement du territoire. Le déclin d’une région, son dépeuplement, la création de véritables friches à long terme dans le paysage rural, par abandon agricole dont on dit qu’il concernera un tiers du territoire, se paieront très cher au niveau de la conservation du patrimoine. Celui-ci peut-il subsister lorsque ces mutations sont trop fortes ?
Prospective et mémoire
L’essentiel, sans doute, d’une prospective des monuments historiques passe par l’étude des comportements et des valeurs. Quel prix, quelle valeur de symbole ou d’enracinement les générations futures accorderont-elles aux monuments historiques ? Il est difficile de dire quelle sera l’attitude de la société de demain à l’égard de son patrimoine. Il serait fort utile de l’analyser en profondeur (et non seulement par des sondages appelant des réponses simplifiées « Aimez-vous le moderne ou le vieux ? »).
Il faudrait déceler vite les attitudes des nouvelles générations. À le faire, on mesurerait la référence du patrimoine dans l’identité nationale et surtout locale, régionale : l’attachement des jeunes y est croissant. C’est sur le terrain, plus que dans les sondages (notamment dans les chantiers de jeunes) que l’on détectera la véritable adhésion et l’intérêt durable des générations futures.
L’étude prospective pourrait utilement nous éclairer sur l’importance qu’une société accorde à sa mémoire. On peut penser que celle-ci aura une place plus large. L’encombrement des données et des créations de tous ordres (particulièrement dans le domaine de la communication) appelleront des compensations. La mobilité croissante, les changements de plus en plus rapides de la société, l’accélération des mutations vont peut-être mettre en relief l’importance d’un appel à la mémorisation. Plus une société consomme vite, plus elle tiendra à mémoriser quelques jalons forts. Un peuple aura du mal à ne pas faire appel à son passé pour éviter que disparaisse son identité.
Mais en même temps, quelle compréhension aura-t-il d’un monument dont la fonction (religieuse, civile, militaire) ne correspondra plus, ici ou là, à ce qu’il y a de vivant dans le contemporain et dont le code de lecture risque de s’affadir ? La discussion mérite d’être largement ouverte. Une réflexion-clé devrait porter sur l’évolution du sens de la durée. On pourrait être inquiet si le sens du temps se perd ; or il se perd. Les causes sont d’ordre très divers et sont trop vite dénoncées les méthodes d’enseignement. S’il est vrai que, pendant dix ans, l’abandon de l’histoire-chronologie a fait perdre une lecture historique qui a besoin de jalons, il faut aller plus loin et se poser des questions sur l’influence en profondeur des techniques de communication. Nul ne peut encore véritablement connaître l’effet des nouvelles techniques qui, semble-t-il, privilégient l’actualité et l’immédiateté. Des effets insoupçonnés peuvent résulter de la société de communication ; des études en Grande-Bretagne ont, par exemple, fait apparaître que le patrimoine renforçait la référence aux lieux-refuges d’une histoire romancée (en contrepoint de l’amoncellement d’actualités) et l’appel aux lieux-divertissements ; l’histoire-fiction se développe.

L’absence de référence historique ou d’appel à une conscience de l’histoire, l’image d’un patrimoine off, les réflexes d’intéressement des spectateurs à l’image mais aussi la délocalisation portent atteinte à la convivialité (existe-t-elle encore ?) ou à la familiarité d’une société avec son patrimoine. On devrait davantage s’interroger sur les relations entre la société et son approche du long terme. Il n’est pas de patrimoine sans une société de la durée. Allons-nous vers des sociétés qui prennent en compte davantage le long terme ou vers des sociétés de l’intemporel où l’instinct social du long terme se perd ? On ne pourrait alors que rappeler les sociétés rurales anciennes où le relais de générations était d’autant plus fort que la durée de vie était courte et la durée des plantations longues. Planter une forêt pour dans trois cents ans ou greffer un arbre qui ne produira que cinquante ans plus tard, quels beaux gestes de solidarité prospective ! Le long terme et le relais de générations étaient enracinés par cette nécessité ; par le rituel de sociétés qui se passaient le flambeau, de « sages » en fils. L’initiation à la durée longue était presque la règle lorsque le temps se reliait à l’immuable ou, en tout cas, aux rythmes séculaires et aux mémoires collectives.
La population urbaine dépassera bientôt dans le monde la population rurale. La vie urbaine est trépidante. La société contemporaine vit à un rythme saccadé. L’acte de planter, pari de la longue durée, sera bientôt pour elle un souvenir comme celui de la lenteur d’évolution ou des grandes continuités. Et même le subconscient n’y fera plus référence.
Où demeurera le réflexe prospectif dans une société qui, certes innove, part dans l’espace et bouleverse la génétique, la morale et la biologie mais carambole le temps et l’aplatit ? La société de communication qui immédiatise et rapetisse l’universel dans une géographie où l’on réagit aux événements des antipodes avec la méconnaissance de ce qui est à sa porte, renforcera-t-elle la tendance à l’événementiel ?
La communication érige le temps en actualité et oblitère la mémoire. Une véritable « maladie du temps » naît avec l’instantané. Les nouvelles générations commencent à mesurer la perte de densité du temps.
Doit-on cependant être totalement pessimiste ? Sûrement pas ! Quelques nouvelles données permettent de penser que le sens du temps long peut se greffer sur de nouveaux champs de la conscience collective. L’environnement mondial, la gestion des grandes catastrophes et le destin d’espaces entiers (les forêts, les zones sèches, les océans, tout comme la troposphère et les climats) sont des domaines où le regard doit porter loin, non pour le plaisir mais pour la survie. Ces tours de contrôle que sont les satellites viendront alimenter les avertissements, les alertes ou les programmes de recherche. Ces outils fantastiques de l’appréhension de la Terre et de son devenir relaieront-ils la sagesse paysanne aujourd’hui disparue ? Beaucoup de l’attitude d’une société à l’égard de son patrimoine dépend de cette « conscientisation ». Mais cela se cultive. L’instinct du long terme s’entretient. Il lui faut de l’exercice, faute de quoi nous risquons d’être des ankylosés du long terme, des ankylosés du futur. L’arthrose du patrimoine nous guette.
Les faits porteurs d’avenir existent, encore faut-il avoir la soif de les identifier.
Les historiens du temps long – les Braudel par exemple – et les tenants de la prospective – Bertrand de Jouvenel, Louis Armand, Gaston Berger – se sont donné ici inconsciemment la main dans cette pédagogie retrouvée. L’ouverture des jeunes à ces données du temps long ne trompe pas ils se passionnent pour le fond de la Terre, les années lumière, la préhistoire et l’archéologie sous-marine comme l’une ou l’autre de ces nouvelles frontières du temps, maintenant que la géographie des Mermoz et des Gerbault a réduit leurs horizons.
Rendre l’avenir familier ; habituer les sociétés à refuser l’inexorable pour regarder plus loin ; identifier les non-connaissances et cultiver les interrogations que tout l’appareil éducatif a tendance à fermer sur l’acquis ; célébrer l’inattendu. Le patrimoine a, ici, si on le fait vivre, éminemment sa place.
La communication est sans doute l’essentiel de ce qui, au cours du prochain demi-siècle, va modifier les données du patrimoine.
Patrimoine et communication
Un patrimoine qui ne s’exprime pas aujourd’hui est deux fois mort : la « société de communication » qui est la nôtre contraint à communiquer pour être.
Premier effet de la communication : être connu, plus apprécié, plus fréquenté.
Le patrimoine doit entrer davantage dans le monde médiatique dont il ne peut être absent ; il lui apporte une incontestable qualité. La bataille culturelle de l’identité locale, régionale, nationale se joue, ici, comme se joue aussi l’enrichissement de la culture par une communication où il est présent. En entrant dans le système de communication, il n’y entre pas seul : l’histoire, les valeurs, l’environnement régional y rentrent avec lui.
La communication peut voir un effet décisif sur la fréquentation du patrimoine, mais elle a un évident effet d’entraînement sur les productions liées au patrimoine (spectacles, fêtes, éditions, etc.).
Deuxième effet de la communication : développer le besoin de patrimoine en tant que lieu collectif, en tant que point de rencontre. Certes, la communication développe – privilégie même – la maison. Mais au-delà (et le mouvement est trop peu perçu), elle engendre des besoins de lieux forts.
Parce qu’une société communique et consomme vite, elle a, en contrepoint, besoin de lieux d’échange et de rencontre, de « ports-francs » multimédias et de racines. Le succès de Beaubourg, de la Villette, voire des espaces récréatifs, peut s’expliquer, en grande partie, par le besoin de lieux, de plages d’indépendance, de rencontre et d’échange : la société a besoin de « diagonales », en contrepoint des quadrillages trop prononcés qui la cadastrent.
Le patrimoine historique, parce qu’il est ancré et que l’âge lui procure l’indépendance, a une carte décisive à jouer pour accueillir des populations sorties de leur quotidien, voire de leur stress, à la quête « d’autre chose ».
Cela veut dire que, sur place, on s’abstienne à l’égard du visiteur de vouloir tout faire savoir sur le monument et à propos de lui. La suggestion est un art : elle permet, tout en préservant le sacré du lieu, de jouer la familiarité de la rencontre ; l’un et l’autre ne sont pas antinomiques.
Troisième effet de la communication : sortir le patrimoine de son isolement et du dialogue univoque que l’on peut avoir avec lui.
La communication crée entre les patrimoines de même nature des relations de curiosité, des appétits de comparaison. Elle est à même de faire naître, ici aussi, des « réseaux », des routes et des chemins nouveaux.
Ôtons-nous de l’esprit que la communication se moque des lieux et des frontières. La communication n’est pas a-géographique, comme on le pense parfois. Elle crée de nouvelles géographies en « réseaux ».
Ce n’est pas un hasard si se préparent en Europe des « routes transculturelles » ; celle des « cathédrales de lumière » par exemple, et si des réseaux de centres culturels ou de responsables de sites et mouvements sont en passe de voir le jour en Europe14 et en Méditerranée.
Les patrimoines, compris comme « les lieux du temps », peuvent trouver ici de nouvelles opportunités, à l’échelle nationale et, très bientôt, à l’échelle internationale.
Les nouvelles techniques de communication iront, à cet égard, plus vite qu’on le pense et conduiront un patrimoine, un monument ou un musée à sortir de son isolement ; de son « splendide isolement ». Les techniques de télévisite conduiront, par exemple, les musées à se relier davantage à leurs homologues et, ici aussi, à vivre en « système ». Les relations de voisinage continueront à être importantes mais s’y ajouteront des relations qui franchiront allègrement les dizaines, les centaines et, peut-être, les milliers de kilomètres.
Le patrimoine, à l’évidence, est bien autre chose qu’un simple objet de nostalgie.

La civilisation de l’éphémère
[…] Un octogénaire plantait. Des jeunes gens lui demandent : « Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir ? » Il leur répond : « Mes arrière-neveux me devront cet ombrage. »
Dans la fable de La Fontaine je me permets d’en insérer une autre. De ces spectateurs je fais des économistes qui disent au vieillard :
– Si vous avez souci de votre postérité, c’est un bien mauvais calcul que de planter ce chêne qui n’aura atteint sa pleine maturité que lorsqu’il sera plus vieux que vous n’êtes, c’est-à-dire quand vos petits-enfants aujourd’hui vivants auront eux-mêmes disparu. Si vous voulez planter, choisissez des peupliers que, dans vingt-cinq ans d’ici, vos enfants pourront débiter, formant ainsi à leurs enfants un capital qu’ils pourront réinvestir, et par réinvestissements successifs quel ne sera pas le capital qu’ils auront acquis d’ici à un siècle !
Le vieillard répond simplement :
– Oui, mais quel ombrage y aurait-il alors pour ceux qui vivront en ces lieux cent ans et plus après nous ?
Ce souci de l’ombrage ménagé aux habitants futurs, quels qu’ils puissent être, c’est un bien autre esprit que celui de l’accumulation du capital, et je regrette fort que l’on applique le beau terme de patrimoine au capital hérité ; je voudrais que l’on entendît par patrimoine l’état du domaine de la vie humaine qui est laissé par les générations passées aux générations à venir.
Faisons, dans la fable, intervenir un petit-fils du vieillard. Il demande :
– S’il faut si longtemps à un chêne pour s’éployer, celui sous lequel nous avons pique-niqué dimanche dernier devait avoir été planté quand et par qui ?
Le vieillard répond :
– Quand, je ne sais. Mais ce chêne-là avait sûrement été planté avant la naissance de mon père, et probablement avant celle de mon grand-père. Par qui ? Comment le savoir ?
C’est donc aux soins de gens depuis longtemps disparus que nous devons des beautés durables, sources de plaisirs actuels. J’espère qu’à notre tour nous en faisons autant…

Bertrand de Jouvenel,
revue Futuribles, no 1-2,
hiver-printemps 1975

* Serge Antoine est président de la Fondation Claude Nicolas Ledoux (Saline royale d’Arc-et-Senans), et conseiller-maître à la Cour des comptes.
** Revue Futuribles, no 119, mars 1988, p. 17-30.
1. Le patrimoine entendu ici est fait de grands et de petits monuments à l’exclusion des mobiliers, ou de la création littéraire ou artistique. La mission « Patrimoine 2000 », présidée par Serge Antoine, a produit un rapport intitulé Promouvoir le patrimoine français pour l’an 2000, édité en 1987 par la Caisse des monuments historiques, Hôtel de Sully, 75004 Paris (95 F).
2. II conviendrait par exemple pour éviter trop d’irresponsabilité d’assortir en règle générale le classement de patrimoines « utilisables » d’une charte précise quant à son affectation et à l’autorité qui assumera les charges de la maintenance et de l’animation.
3. On ne connaît pas aujourd’hui la liste des patrimoines classés d’origine industrielle ; il y en avait une quinzaine il y a 5 ans.
4. Pendant le travail de la mission « Patrimoine 2000 », on a sauvagement détruit le prototype de la première Caravelle et démobilisé ainsi des centaines de sauveteurs bénévoles.
5. La mission « Patrimoine 2000 » avait recommandé un coup de projecteur public sur les architectures de Le Corbusier, Robert Mallet-Stevens, Jean Trouvé.
6. Notre-Dame, études de l’économie Divisiat.
7. Les crédits de l’État affectés aux monuments historiques et palais nationaux, entre 1962 et 1977, ont doublé cependant que l’inflation a été bien supérieure. Le rapport Toulemon en 1977 relevait que « les moyens actuels ne permettent pas l’entretien du patrimoine ». La comparaison entre périodes, quant aux financements, n’est pas facile pour un certain nombre de raisons : difficultés de comparaisons à valeur constante, sur longue durée ; de plus, il y a un siècle, seuls quelques monuments majeurs étaient pris en compte ; aujourd’hui en France, les monuments classés sont bien plus nombreux (moins de 1 000 avant 1875, plus de 4 000 déjà à la veille de la guerre de 1914-1918 et aujourd’hui plus de 13 000) et plus divers (à l’architecture des églises, cathédrales, abbayes et châteaux, s’ajoute celle de plus petites demeures, de l’habitat rural, de l’architecture industrielle). Et la conservation des ensembles urbains par exemple (secteurs sauvegardés, etc.) complique encore les choses.
8. Un projet de loi-programme vient d’être décidé en octobre 1987.
9. Michel Parent.
10. Corephae : Commission régionale du patrimoine historique, archéologique et ethnologique.
11. Le ciment armé des constructions de Le Corbusier ou de Perret par exemple.
12. La visite des laboratoires du château de Champs-sur-Marne devrait être encouragée et la pédagogie de leur travail mériterait d’être exposée.
13. Voir le colloque d’Avignon en octobre 1986, Patrimoine et risques naturels.
14. Le Conseil de l’Europe l’a compris et l’encourage.

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Evaluation environnementale. Etudes d’impact et développement durable. Bilan, évolution et perspective

Source:  Ministère de l’aménagement du territoire et de l’environnement. Colloque international des spécialistes francophones en évaluation d’impacts, 5 pages (1-5), 2000

Auteur : Serge Antoine

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