Hugues de Jouvenel Directeur du Groupe Futuribles sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Je suis fort honoré et heureux que cette journée-débat m’offre l’opportunité de témoigner, ne fût-ce que brièvement, du rôle majeur qu’a joué pour moi la rencontre et, depuis celle-ci, une collaboration presque ininterrompue avec Serge Antoine. En effet, Serge Antoine fut sans doute un pionnier dans bien des domaines : celui de l’aménagement du territoire, celui de l’environnement et du développement durable comme celui de la prospective et des études sur le futur. J’évoquerai ici plus particulièrement ce dernier domaine puisque c’est en cette matière notamment que j’ai eu le privilège de suivre ses pas, de faire avec lui équipage, et que je consacre depuis près de 40 ans toute mon énergie à développer dans le cadre de l’association Futuribles International dont il fut l’un des membres fondateurs.
J’ai pour la première fois aperçu Serge Antoine au milieu des années 1960 alors que j’étais dans la soute d’un superbe bateau sur lequel un éminent urbaniste grec de l’époque, Constantinos Doxiadis, invitait chaque année pour une semaine de croisière dédiée à la réflexion et à l’échange sur l’avenir du monde une vingtaine d’intellectuels, tous plus brillants les uns que les autres. Il était là, autant que je me souvienne, avec Jérôme Monod, Margaret Mead, Buckminster Fuller, sans doute Barbara Ward, Arnold Toynbee et quelques autres.
Je n’ai cependant véritablement fait sa connaissance que quelques années plus tard lors de la création, en 1967, de l’association Futuribles International et de l’installation de celle-ci dans ce merveilleux hôtel particulier de la rue des Saints-Pères, à Paris, où furent rassemblés un grand nombre de ceux qui jouèrent un rôle pionnier dans l’essor de la prospective : outre Futuribles, le Centre d’études prospectives fondé par Gaston Berger, le Collège des techniques avancées que dirigeait Jacques Bloch-Morange, la Sedeis que dirigeait mon père, Bertrand de Jouvenel, et qui éditait la revue Analyse et Prévision, mais aussi l’équipe de la Revue 2000 créée et dirigée par Serge dans le cadre de la Datar. Je l’ai vu alors entouré de hauts fonctionnaires et de dirigeants d’entreprises, toujours pétillant d’idées, curieux de tout, déjà semeur d’avenirs.
Serge faisait partie de ces hommes, comme Olivier Guichard, Jérôme Monod, Pierre Massé (alors président de Futuribles International), Paul Delouvrier, Pierre Piganiol, Bernard Delapalme – j’en oublie certainement – qui, pour un grand nombre d’entre eux, grands commis de l’État, étaient sans état d’âme sur le rôle stratégique de l’État et bien convaincus que celui-ci ne pourrait fonctionner sans que soient développées, en son sein ou auprès de lui, des réflexions sur les futurs possibles et que soit élaborée une vision à long terme.
C’était l’époque où, dans le cadre du Commissariat général du Plan, comme à la Datar, deux structures à caractère résolument interministériel, directement reliées au Premier ministre, se développèrent tant de travaux à caractère réellement prospectif. Serge Antoine en fut vraiment l’un des principaux artisans. Ainsi est-ce sous son impulsion, dans le cadre de la Datar et en lien avec les Oréam, que fut réalisé un des exercices de prospective les plus passionnants et qui demeure une référence : un scénario de la France à l’horizon 2000 qui montrait ce que serait le pays si l’on se contentait de prolonger les tendances et de poursuivre les politiques alors à l’œuvre, dressant une image que l’équipe de direction de la Datar reconnut « inacceptable », ce scénario incitant alors les pouvoirs publics à adopter une autre politique.
C’était aussi l’époque où, prenant conscience des travers de la société de consommation et de son corollaire, le culte de l’éphémère, Serge militait déjà pour le temps long et implicitement, la durabilité. Époque aussi où, constatant « les dégâts du progrès » – notamment les atteintes à la nature – il joua un rôle majeur dans les réflexions sur le patrimoine naturel et culturel.
Il ne lui fallut donc faire qu’un pas de plus pour écrire les « 100 mesures pour l’environnement » et jouer un rôle déterminant dans la création du ministère de l’Environnement dont Robert Poujade raconte si bien les débuts dans son livre le Ministère de l’impossible.
« J’aime celui qui rêve l’impossible » écrivait Goethe. Serge Antoine ne se contentait point de rêver et de faire rêver tous ceux qui ont eu le bonheur de le connaître, il avait en permanence à cœur de leur insuffler une énergie, un enthousiasme, dont lui seul avait le secret. Il n’était pas simplement pétillant d’idées, mais avait aussi un extraordinaire talent pour nous entraîner dans l’action.
Je me souviens d’une conversation avec lui durant laquelle, se référant aux sociétés rurales anciennes, il me disait qu’à l’époque, le relais entre générations était évident parce que, si l’espérance de vie était courte, on plantait néanmoins des arbres pour 300 ans. L’instinct du long terme était présent, la générosité vis-à-vis des générations futures, évidente. Ainsi, du reste, lorsque je l’invitai à écrire un article sur la prospective de la prospective pour le numéro 100 de la revue Futuribles que j’ai créée avec son soutien, il écrivit joliment que « l’initiation à la prospective était presque la règle lorsque la prospective se reliait à l’immuable ou, en tout cas, aux changements longs, aux rythmes séculaires et aux mémoires collectives ». Il dénonçait déjà, en 1986, le fait que celle-ci soit décadente dans l’administration française et soulignait en même temps qu’il « ne fallait point pleurer sur l’enterrement de la planification à papa » mais s’inquiéter que « la politique soit éradiquée de son espérance poétique : celle de la liberté de choisir entre plusieurs futurs possibles ».
Serge Antoine aimait se référer à Fernand Braudel qui écrivait qu’« à l’impossible, tout intellectuel est tenu », ainsi qu’à Jules Verne affirmant que « tout ce qui s’est fait dans le monde s’est fait au nom d’espérances exagérées ». Il aimait collecter les citations sur le futur et m’incita à rassembler avec lui un grand nombre d’entre elles, recueil que j’aurai à cœur de publier.
Il m’est impossible ici de tout mentionner, qu’il s’agisse de la création par ses soins du « Plan Bleu », de « l’Institut Claude Nicolas Ledoux pour les réflexions sur le futur », basé dans la Saline royale d’Arc-et-Senans et où se sont tenues sans doute les meilleures conférences européennes de prospective. Impossible d’évoquer ce jaillissement permanent d’idées, d’innovations qui le caractérisait et le nombre de fois où, tôt le matin, le téléphone sonnait : c’était Serge qui voulait un jour créer un « syndicat des générations futures », un autre jour, une « association pour le plus léger que l’air » et y faire voler une montgolfière baptisée du nom de « Futuribles », ou encore créer un prix du livre pour enfants, couronnant ceux des ouvrages qui donneraient aux petits le goût de l’avenir et les sensibiliseraient au sort de la planète. Beaucoup de ces idées se sont traduites par des actions, souvent d’ailleurs avec l’extraordinaire complicité et l’appui que lui apportait sa femme Aline comme, par exemple, dans ce prix de livres pour enfants.
Est-il besoin, pour conclure, de dire combien Serge Antoine, dans le monde de la haute administration publique dont il était très respectueux, détonait, pouvait même parfois paraître un peu excentrique, comme trop à l’étroit dans son costume de grand commis de l’État ? J’ai souvent pensé que ses cravates joyeuses et éclectiques étaient là un peu comme le reflet de cette utile fonction de « poil à gratter » qu’il jouait si bien.
Au-delà du plaisir que j’ai à évoquer ces souvenirs, au-delà de l’hommage que je veux ainsi lui rendre, il me semble essentiel aujourd’hui de poursuivre dans la voie qu’il a tracée, de prolonger l’action qui fut la sienne et qui, année après année, se révèle toujours plus nécessaire. Nombreux sont, à travers le monde, ses disciples, ses amis. Nombreux nous serons, je l’espère, à continuer son œuvre, accomplie avec tant d’intelligence et de cœur.

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