Dominique Dron Professeur à l’École des mines de Paris sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

La prospective aujourd’hui est un outil opérationnel, un outil politique et un outil anti-résignation par rapport aux tendances. En particulier quand les tendances vous envoient dans le mur, voire dans plusieurs à la fois, il est tout à fait utile de savoir, à nouveau, mobiliser un outil qui a fait ses preuves.
Pour appuyer cette affirmation, je voudrais faire part de deux observations. La première, c’est l’expérience de la cellule « prospective et stratégie » que j’ai eue l’occasion de diriger pendant cinq ans, créée par Michel Barnier, puis soutenue par Corinne Lepage et, jusqu’en 2001, par Dominique Voynet. La deuxième concerne l’arrivée sur la scène française de ce que l’on appelle par un terme anglo-saxon le backcasting, c’est-à-dire la reconnaissance du fait qu’il est légitime de se fixer des objectifs indépendamment des tendances, quand ces objectifs sont souhaitables et issus d’une analyse scientifique, sociétale ou autre, et qu’il est encore plus légitime, suite à la fixation de ces objectifs, d’essayer de savoir comment on y arrive. Je peux vous assurer que, dans les années 1990, cette évidence était loin d’être partagée en France.
Pour la cellule « prospective et stratégie », effectivement c’était prospective et stratégie ; c’est-à-dire que l’idée était de produire des propositions de court terme, en phase avec des visions de moyen et long termes portées, elles, par des résultats de travaux scientifiques de tous styles. Pour faire cela, il fallait absolument croiser les regards de manière continue et avec rigueur. Pour croiser les regards, la base de cette prospective fut un comité de pilotage composé, quels que soient les sujets, des mêmes personnes qui étaient là intuitu personae, ne se sentant donc pas représentants de leurs organisations : c’était très important. Ce comité de pilotage était composé de six personnes venant des entreprises, deux élus (un national et une européenne), deux associatifs et cinq experts venant des pouvoirs publics (Commissariat du plan, économie, équipement, prospective, énergie), tous donc à titre personnel.
Il fallait absolument tenir compte des connaissances les plus à jour. En effet, un autre point à souligner est que parfois, la prospective est un alibi pour faire table rase des résultats connus. Il faut quand même savoir dire ce que l’on sait, et en tenir compte. Par exemple, nous n’allons pas faire de prospective de l’agriculture, sans tenir compte du fait que Harvard vient de sortir un résultat montrant que le risque de maladie de Parkinson est accru de 70 % chez les manipulateurs de pesticides…
Croiser les regards, s’appuyer sur des résultats divers d’une manière solide, rassembler les analyses autour d’un secteur économique : à l’époque, c’était très différent et complémentaire de l’optique de l’analyse environnementale qui était plutôt de savoir ce que l’on fait pour l’eau, pour l’air, pour les risques, etc. Là, l’idée était de savoir ce qui allait se passer dans les transports, ce qui allait se passer sur l’agriculture, ce qui pourrait se passer autour des questions de déchets ou d’économie publique, avec un souci de soutenabilité de l’ensemble. C’est vrai que derrière, il y avait une idée de stratégie de secteur et de stratégie commune société-entreprises ; mais cette stratégie devait être soutenue par une analyse de tendances de long terme, une analyse de phénomènes pouvant porter sur le long terme. Le mode de production requis est forcément dès lors le partage, la confrontation et la jonction des savoirs les plus multiples possibles.
Un autre point sur lequel je voudrais insister parce que j’ai l’impression que cela ne se fait plus beaucoup, c’est qu’il était consubstantiel à ce projet de donner une visibilité forte au produit, et ce pour deux raisons. La première est qu’il fallait alimenter le débat, c’est-à-dire que tout ce que nous savions ou apprenions devait être connu du plus de gens possible, de sorte que les choses progressent d’une façon efficace et honnête, avec la contestation éventuelle venant d’autres sources de savoirs. La deuxième chose est que cela oblige à avoir de la rigueur parce que lorsque ce que vous publiez déclenche 140 articles ou émissions de télé ou de radio – je pense au premier rapport « Pour une politique soutenable des transports » –, vous pouvez être sûrs que si vous écrivez quelque chose qui n’est pas totalement vrai, vous n’allez pas être ratés au tournant. Quand vous savez cela, vous êtes obligés d’être rigoureux.
Résultats :
– une visibilité immédiate beaucoup plus forte du ministère, par exemple sur le secteur des transports ;
– mais surtout l’évidence que cet exercice permet d’ouvrir les possibles, exactement dans l’esprit de ce qui a été dit jusqu’à présent, par relaxation des enjeux immédiats, donc relaxation des contraintes mentales ;
– une qualité de relations interpersonnelles tout à fait extraordinaire au sein du comité de pilotage et avec lui notamment ;
– et, du fait de l’écho qu’ont eu ces travaux de prospective et stratégie, manifestement une attente sociale très forte de ce que des gens proposent une lecture cohérente de la diversité de ce qui pourrait se passer, et de ce qui se passe, de ce qu’on lit par morceaux dans la presse ou les ouvrages. C’est vraiment une demande très importante : j’ai l’occasion aujourd’hui de faire nombre de conférences surtout sur les sujets « climat, énergie et écosystèmes », et c’est clair qu’il y a une demande extrêmement forte de compréhension et de capacité à prendre les choses en main. C’est dans cette ambiance qu’une circulaire du Premier ministre de 1996 avait recommandé de la prospective dans tous les ministères. Et c’est la même année que naquit la première stratégie nationale du développement durable en France. Nous étions dans cette mouvance-là.
Par ailleurs, il est légitime pour la prospective de se donner des objectifs. Cette légitimité de l’existence d’une vision, que je vais appeler politique parce qu’il s’agit de l’organisation de la cité, dans les travaux techniques, est aujourd’hui présente de manière emblématique dans ce que l’on appelle maintenant « le facteur 4 » : comment faire pour diviser par 4 ou 5 les émissions de gaz à effet de serre d’un territoire national. Cet exercice est fait à tous les niveaux : agglomérations, départements, régions, ministères sectoriels, entreprises, non seulement pour la réduction des gaz à effet de serre mais aussi pour l’adaptation d’un territoire au climat. Je ferais là un parallèle avec l’un des sujets favoris de Serge Antoine : qu’est-ce qu’un territoire ? Qu’est-ce que cela peut devenir ? Comment cela peut-il être organisé ? Comment cela peut-il évoluer ? Qu’est-ce que cela peut supporter ? Aujourd’hui, à la fois du fait de l’évolution du contexte géopolitique, économique et à la fois à cause des questions de climat, mais aussi d’imprégnation chimique des écosystèmes, les territoires sont sujets à bouleversements, non seulement socioéconomiques et paysagers, mais aussi par les évolutions du climat et des écosystèmes.
Il va donc falloir de nouvelles représentations et, parce que le territoire est le lieu commun de tous, le lieu commun à toutes les problématiques puisque c’est là qu’elles doivent trouver, in fine, une cohérence de fait, à quand le même travail « facteur 4 » sur l’appauvrissement biologique – la biodiversité c’est quand même notre ceinture de sécurité climatique et si les écosystèmes ne tiennent pas, nous non plus – et sur l’imprégnation chimique ?
Cette démarche de prospective, pour conclure, est vraiment très adaptée à la période que nous vivons. Nous vivons de forts changements de contexte ; par exemple, les dégâts climatiques totaux ont quintuplé en trois décennies et atteignent 700 milliards de dollars pour la décennie 1990, 350 milliards de dollars rien que sur 2004-2005. Le contexte change aussi fortement sur les questions énergétiques, et nous voyons très bien que des perspectives d’accords politiques bilatéraux ou régionaux, notamment Sud-Sud, réduisent peu à peu la part du marché dit mondial de l’énergie. Les fondamentaux de notre dernière moitié de siècle, celle sur laquelle nous avons construit nos économies et notre société, sont donc fortement remis en question. Pour certains, cela peut même être très rapide. En effet, certains financiers expliquent que les modifications très fortes, par exemple, des questions de géopolitique énergétique, pourraient intervenir bien avant 2010. Or, notre évolution sociétale, sociale va plutôt être du ressort de l’évolution structurelle d’ensemble, cohérente, que de l’ajustement à la marge. Pour faire un peu d’humour, je dirais que Jean-Baptiste Say est rattrapé par la réalité, lui qui affirmait que « si les biens naturels n’étaient pas inépuisables, nous ne les obtiendrions pas gratuitement ».
Aujourd’hui donc, la prospective est absolument capitale pour résoudre ces problèmes. Il y a toujours plusieurs façons de répondre à des évolutions de contexte et là aussi, il va falloir de la prospective avec objectifs explicites, sachant qu’à un objectif sont associés des éléments qui ne sont pas indifférents. Par exemple, quelles sont les conséquences redistributives entre secteurs d’activité, entre groupes d’acteurs, associées à telle ou telle image de l’avenir ? Ce n’est absolument pas neutre.
Il va donc falloir rouvrir les possibles en levant les contraintes mentales, et je crois que c’était le sport favori de Serge Antoine. Il y a des choix majeurs à faire, pas uniquement techniques et ce, à tous les niveaux de responsabilité et toutes les échelles géographiques. J’espère que les prospectives vont pouvoir proposer une table de rencontre, de franchise, de concertation et de liberté, parce que nous avons besoin de marge de manœuvre pour nous et ceux qui nous suivent.

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