Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006
Je suis extrêmement ému d’intervenir cet après-midi, d’abord parce que je dois en grande partie à Serge Antoine de faire ce que je fais aujourd’hui, et ensuite parce que je mesure le poids très lourd de la responsabilité qu’il a laissé à tous ceux qui, après lui, se sont engagés sur la voix de la prospective que ce soit dans les domaines de l’environnement, de la ville ou de l’aménagement du territoire.
Dans un article publié en 1986 dans Futuribles, Serge Antoine se demandait s’il y aurait encore de la prospective après l’an 2000. C’est la question qui est posée collectivement à notre table ronde ; mais avant d’y répondre, je voudrais d’abord témoigner de ma reconnaissance personnelle pour tout ce qu’il m’a apporté, au-delà même de ma vie professionnelle ; car il me semble qu’il doit y avoir place aussi, dans ce colloque de témoignage, pour la reconnaissance.
Si je me suis intéressé à l’environnement depuis trente ans, et si, aujourd’hui, je suis responsable d’un service de prospective qui pendant longtemps a été commun à l’Environnement et à l’Équipement, c’est essentiellement parce que j’ai eu la chance de rencontrer Serge Antoine dès les années 1960, au moment où il était encore à la Datar, puis au début des années 1970, quand il était au cabinet de Robert Poujade.
C’est lui qui, après m’avoir permis d’obtenir une bourse pour les États-Unis et d’assister à la conférence de Stockholm, m’a fait venir en 1973 au secrétariat général du Haut comité de l’Environnement pour m’occuper d’abord d’économie puis de prospective. C’est lui aussi qui, au moment du « ministère d’Ornano », a suscité la création, en 1979, d’un « groupe de prospective » commun aux ministères de l’Environnement et de l’Équipement dont le Centre de prospective et de veille scientifique – que je dirige actuellement – est directement issu.
C’est à lui enfin que je dois la conception – pas encore perdue – d’un service public ouvert, créatif, anticipateur, sans laquelle il m’aurait été très difficile de continuer, comme je l’ai fait depuis trente-cinq ans, à travailler dans l’administration. Voilà sans doute l’héritage le plus précieux, et le plus inestimable.
À quel point cette vision du service public, symbolisée par la personnalité même de Serge Antoine, était « extraordinaire », c’est ce que je perçois aujourd’hui mieux rétrospectivement ; et je voudrais simplement pour clore ce témoignage de reconnaissance, en donner deux exemples.
À peine deux mois après mon arrivée au secrétariat général du Haut comité de l’Environnement, j’ai eu l’occasion exceptionnelle de coorganiser à Arc-et-Senans un colloque réunissant chercheurs et directeurs du « nouveau » ministère ou membres du cabinet sur le rapport du Club de Rome1. Ce colloque est à l’origine de la création du « groupe Gruson » chargé – déjà – de faire des propositions sur la mesure de la croissance et de la richesse, sur l’économie de l’environnement ou sur la lutte contre le gaspillage… Qu’il soit donné à un nouvel arrivant de moins de vingt-cinq ans une telle opportunité est quelque chose qui serait aujourd’hui inimaginable dans l’administration française.
Autre illustration de cet « inimaginable » : lorsque nous avons installé le « Groupe de prospective » commun à l’Environnement et à l’Équipement c’est Serge Antoine qui a obtenu, contre vents et marées, que celui-ci soit situé dans un endroit « neutre », et donc extérieur aux deux administrations, d’abord rue Gay-Lussac, puis rue de Varenne, à proximité des locaux de Futuribles et de la Revue 2000. Au-delà du souci de neutralité, cette localisation, qui a étonnamment survécu à la séparation des deux ministères, répondait aussi dans son esprit à l’idée que la prospective devait être la plus ouverte et libre possible, en situation de « miroir », de think tank externe, ce qui, là encore, serait difficile à concevoir dans l’administration d’au¬jourd’hui.
Cela me permet d’en venir tout naturellement au cœur du débat de cet après-midi qui porte sur l’évolution de la prospective au ministère de l’Environnement, et à l’héritage de Serge Antoine dans ce domaine.
Pour ce dernier il y avait une relation de proximité évidente – il utilisait le mot de « complicité » entre la prise en compte du long terme (donc le développement de la prospective) et l’émergence de l’environnement comme préoccupation collective. Ce n’était donc pas un hasard si la problématique de l’environnement avait été portée en France, à l’origine, par des « prospectivistes » comme Bertrand de Jouvenel ou Louis Armand, et mise sur la place publique par le rapport du Club de Rome. Il avait, en conséquence, une vision entièrement ambitieuse du rôle de la prospective dans la politique de l’environnement en cours de constitution : elle devait, à la fois accompagner la croissance du nouveau ministère, lui être directement utile, et élargir son champ d’action, défricher en permanence de nouvelles voies et de nouvelles idées. Être à la fois une ressource et une « avant-garde ».
Accompagner la fondation et la croissance du ministère, cela voulait dire d’abord investir les champs classiques de la politique de l’environnement. Tous les domaines traditionnels de cette politique ont ainsi, à l’initiative de Serge Antoine, fait l’objet, dès les années 1970, de travaux de prospective : l’eau, les pollutions, les risques, la Méditerranée, le bruit, la protection de la nature… C’est à lui que l’on doit, par exemple, le lancement, à la fin des années 1970, de ce qui a été à ma connaissance, la dernière étude de prospective sur les parcs nationaux réalisée en France2. Et il n’y a pas eu, depuis cette même époque d’équivalent à ce qu’il a fait réaliser sur la prospective des pollutions3.
Être à « l’avant-garde » c’était aussi, en permanence, s’intéresser aux signaux forts, aux idées nouvelles, aux dynamiques d’innovations, aux ruptures possibles… Serge Antoine aimait le chiffre 100 et, après les Cent mesures, l’une des premières initiatives qu’il a prises lorsqu’il a lancé la prospective de l’environnement, c’était de faire la liste des « cent innovations ou idées nouvelles » qui pourraient améliorer la qualité de l’environnement en France. On y trouvait déjà « les circuits courts de distribution », « l’écovignette sur les poids lourds », « l’habitat autonome en énergie4 », le « covoiturage » ou même la maîtrise des transports de marchandises à longue distance… ou à « une limitation de la taille des établissements industriels ou des entrepôts » – ce qui apparaîtrait aujourd’hui encore comme une révolution. En fait, sous son impulsion, presque tous les sujets dont nous parlons actuellement à travers le développement durable ont fait l’objet de travaux exploratoires : la lutte contre le gaspillage, les nouveaux indicateurs de richesse, les emplois écologiques, l’aménagement du temps, l’impact des OGM, la finalité verte, la taxe mondiale sur les transports aériens pour financer le développement des pays du Sud5… Je me souviens, par exemple, d’une étude qu’il a commandité sur les impacts de la production de biocarburants au Brésil : les conclusions étaient assez proches de celles faites récemment par l’OCDE sur les biocarburants de première génération… c’était il y a presque un quart de siècle !
Tous ces thèmes, déjà classiques on encore exploratoires, constituaient autant de dossiers de couleurs différentes sur le bureau de Serge Antoine, et souvent autant de groupes de travail associant les personnes les plus diverses et les instituts de prospective les plus prestigieux (Batelle, Hudson Institute…). Il suivait tous les sujets, avait toujours des suggestions pratiques à faire, et disposait d’un réseau tellement extraordinaire que même dans les domaines les plus pointus et inattendus, il arrivait toujours à trouver des ressources et des gens pour travailler pour lui… et faire des propositions utiles…
Il avait aussi, comme Hugues de Jouvenel l’a dit, une aptitude extraordinaire à passer du global au local et à donner une dimension internationale même aux préoccupations ou aux enjeux les plus circoncis ou territorialisés. On sait le rôle déterminant qu’il a joué pour développer la prospective en Méditerranée à travers la création du Plan bleu. Son implication dans les travaux menés par les Nations unies ou le Club de Rome est également bien connue. Mais il ne faut pas oublier qu’il s’intéressait aussi énormément à l’Europe. Et parmi les mille choses qu’il a faites, il faut rappeler la création, avec Edgar Faure, de l’Institut pour une politique européenne de l’Environnement, longtemps situé près de Futuribles et du Groupe de prospective, institut qui a joué un grand rôle pour constituer un espace européen de l’environnement. Si l’on ajoute son intérêt bien connu pour les régions, c’était donc toutes les échelles géographiques qu’il intégrait dans ses préoccupations pour le futur, souci qu’il partageait avec René Dubos et Barbara Ward, auteur de la formule « Penser globalement, agir localement ».
Tout cela peut donner une image très irénique de ce qu’était la prospective de l’Environnement sous son impulsion. Mais, il faut bien constater qu’à cette époque la distance entre la qualité des travaux à long terme et les réalités de l’action était aussi particulièrement importante. À l’intérieur du ministère les conflits avec les directions opérationnelles, par exemple sur la prospective des pollutions, étaient très fréquents. L’opinion publique et les médias n’étaient pas encore suffisamment sensibilisés ni « mûrs » pour relayer les messages d’alerte ou les propositions nouvelles issus des travaux. Il n’y avait pas non plus, dans la communauté scientifique ou les milieux diplomatiques, de relais suffisant pour occuper de manière pérenne et stable les terrains internationaux que Serge Antoine tentait d’investir. Efficace pour poser les problèmes, la prospective n’avait pas la capacité nécessaire pour déplacer les jeux d’acteurs et convaincre de l’utilité de certaines solutions. Elle correspondait à une première phase des politiques de l’environnement – celle des fondations et de la prise de conscience. Mais cette phase est aujourd’hui dépassée.
Serge Antoine avait trois rêves. Il avait d’abord une vision très ambitieuse du haut fonctionnaire ou de l’homme politique comme « celui qui se porte en avant des certitudes », qui « prend le risque du futur » – ce qui donnait à la prospective une fonction irremplaçable dans la modernisation de l’État. Il voyait, ensuite, le ministère de l’Environnement comme « le ministère du futur ». Enfin, il imaginait l’environnement comme un lieu privilégié de synthèse ou de réconciliation entre nature et culture, local et global, mémoire et avenir – c’est-à-dire comme le point d’appui d’une véritable « révolution culturelle ».
Qu’en est-il aujourd’hui de ces rêves ?
À ma connaissance il n’y a plus aujourd’hui qu’un demi-poste affecté à la prospective au ministère de l’Environnement – ce qui, malgré toute la compétence et la bonne volonté de celui qui l’occupe, permet difficilement de parler, comme il l’espérait, de « ministère du futur » !
On est loin, également, de la vision très ouverte et transversale qu’il avait de l’environnement. Petit à petit, le champ qui était celui de l’environnement dans les années 1970 s’est rétréci pour faire place à une conception techniciste et sectorielle qui évoque beaucoup plus le traitement de l’eau et des déchets ou les économies d’énergie que la culture, la qualité de vie, ou le patrimoine. Il est d’ailleurs symptomatique que l’on soit passé aujourd’hui d’un ministère de l’Environnement à un ministère de l’Écologie.
Enfin l’idée d’une prospective qui se situe en « avant des certitudes », en « avant-garde » et d’un « État anticipateur » a laissé place à celle, sensiblement différente, d’une prospective venant en appui d’un « État stratège ». Il s’agit moins, aujourd’hui, de mettre sur la place publique de nouveaux problèmes, de nouvelles idées, que de définir concrètement, et avec les acteurs concernés, les voies les plus intelligentes pour atteindre les objectifs politiques que l’on s’est fixés. D’ailleurs l’État a perdu en grande partie le monopole qu’il avait encore pendant les « Trente glorieuses » de préparation de l’avenir. On va donc, semble-t-il, vers une conception de la prospective beaucoup plus modeste, beaucoup plus intégrée à la gestion et qui ne s’accorde pas toujours avec la vision plus ouverte, imaginative, innovatrice et distanciée qui était celle de Serge Antoine…
Je pourrais m’arrêter à ce bilan plutôt sombre, mais ce serait, me semble-t-il, trahir le message d’optimisme et de confiance en l’avenir qu’il nous a précieusement laissé en héritage. Comme toutes les grandes espérances, comme toutes les pensées fortes, je crois foncièrement que tous les rêves de Serge Antoine – bien au-delà de ceux que je viens de citer – se réaliseront un jour ; et, pourquoi pas, dans un futur pas trop lointain, encore faut-il, pour cela, que nous fassions collectivement vivre son œuvre et sa mémoire, au-delà de tous les témoignages si émouvants, exprimés au cours de cette journée…
1. Donella H. Meadows, Dennis L. Meadows, Jørgens Randers et William W. Behrens III, Halte à la croissance ? Rapport sur les limites de la croissance, Paris, Fayard, coll. « Écologie 3 », 1972. (Rapport établi par le Massachusetts Institute of Technology à la demande du Club de Rome et paru en anglais sous le titre The Limits to Growth. Trad. de l’anglais par Jacques Delaunay ; préf. de Robert Lattès. L’édition française comporte un texte de Janine Delaunay : Enquête sur le Club de Rome.)
2. Jacques Navarin, Vers les parcs du XXIe siècle. Éléments pour une politique à long terme, Paris, Ministère de l’Environnement et du Cadre de vie, 1979.
3. Étude sur la hiérarchisation des pollutions à l’horizon 1985-2000 dont le résultat a été publié par la Revue 2000.
4. Association d’études et d’aide pour un autre développement rural, Vers l’autosuffisance énergétique de l’habitat dispersé, Paris, Ministère de l’Environnement et du Cadre de vie, Mission des études et de la recherche, 1980.
5. Rapport réalisé par Ignacy Sachs.