Auteur : Serge Antoine
source : Revue 2000 N° 44 1978
Que l’Institut pour l’analyse de système à Vienne (Autriche) consacre une large part de ses travaux à l’environnement, que l’une des premières sorties de l’exercice « Interfuturs » de l’OCDE soit consacrée à l’environnement, que Bertrand de Jouvenel ou Louis Armand aient consacré tant de temps à l’environnement, n’est pas fortuit.
La conscience et la politique de l’environnement sont très liées à une vue à long terme des choses et de la société.
Le pays des profondeurs
La première raison provient de ce que l’environnement et la qualité de la vie sont nés parce que les structures politiques et administratives avaient trop peu pris en compte ce que j’appelle « le pays des profondeurs » : celui de ses inquiétudes profondes, mais aussi celui de ses racines. Les sociétés rurales (et les sociétés qui ont suivi mais qui étaient encore proches d’elles) avaient un rythme millénaire : celui du « temps long » des grandes évolutions séculaires, des contrats de génération qui explique aussi bien les paysages de l’Europe que les cathédrales du Moyen Âge que l’on a quelquefois mis 300 ans à construire. Les sociétés rurales charriaient avec elles, dans leurs superstructures politiques, ces dimensions longues que nos sociétés de l’éphémère, de l’événementiel et de la consommation ont tendance maintenant à éliminer.
Les grandes respirations ne peuvent plus se faire aujourd’hui et nous devons nous contenter de celles, admirables, il est vrai, des médiateurs ; des historiens comme Toynbee, Duby ou Leroy-Ladurie (dont les fresques rurales passionnent en ce moment beaucoup de citadins). Le Cheval d’orgueil, récit d’un paysan perdu entre deux civilisations, s’est vendu à plus de 500 000 exemplaires.
Or nos sociétés de consommation rapide des choses, du temps, de l’espace, nos sociétés de macadam ont fini par entraîner des ruptures avec le milieu. Louis Armand, qui est mort il y a quatre ans, et qui a été l’un de ceux à qui l’on doit la mise en place d’une politique de l’environnement en France et qui est aussi un des quatre grands de la prospective française contemporaine, a dit que l’environnement était moins né de la pollution que de cette rupture « de langage familier » entre la société et le milieu. « II faut, disait-il, réapprendre la grammaire de nos relations individuelles avec la nature. » La réintroduction du long terme et de prospective est donc, à mes yeux, tout à fait parallèle et même intimement liée à la prise en compte des facteurs qualitatifs rejetés jusqu’alors de la scène politique et même socio-culturelle. En est un signe, l’extraordinaire « complicité » qu’il y a eu entre hommes de la prospective et ceux qui se sont efforcés de faire émerger des dimensions qualitatives. Bertrand de Jouvenel est de ceux-là qu’il faut saluer aujourd’hui à la fois comme l’un des grands lanceurs de prospective et comme l’un des tout premiers à nous avoir fait découvrir cette autre économie politique qui commence seulement à naître celle des « aménités ».
Des milieux de longue évolution
La deuxième raison, qui explique les rapports étroits entre la prospective à long terme et la politique de la qualité de l’environnement, provient de ce que les données mêmes du milieu de vie et du cadre de vie sont des données longues.
Si nous pensons aux milieux, à l’eau ou à la forêt, par exemple, nous savons bien qu’ils impliquent pour leurs changements, volontaires ou involontaires, des périodes qui sont assez longues. L’eau de la Méditerranée, sur laquelle la France travaille en ce moment avec dix-sept autres pays de cette mer internationale à l’horizon des cinquante prochaines années, dans un projet de prospective que j’appellerai volontiers « Méditerranée + 50 » et que l’on qualifie officiellement de « Plan bleu », se renouvelle tous les 80 ans ; celle de la mer Noire, tous les 250 ans.
Quant aux forêts que l’on abat, on sait toute la lenteur qu’il faut pour reconstituer le tapis végétal. Je n’ai pas vu de meilleure pédagogie prospective que celle de l’Office national des forêts qui, dans les zones urbaines boisées qu’il a dû élaguer et que les citadins sont pressés de voir reverdir, affiche : « Ici, semis de plantations en 1976, milieu végétal reconstitué en 1985, forêt normale en 2070. » N’est-ce pas Napoléon qui avait adressé au corps des forestiers une circulaire pour qu’ils prennent en considération, pour les plantations nouvelles, l’usage que l’on fera du bois un siècle après ?
Et si l’on se réfère au cadre de vie, les rythmes sont-ils plus rapides dans les milieux artificiels ? Alfred de Musset ne disait-il pas en 1834 déjà : « Nous ne vivons que de restes ; notre société n’a pas réussi à imprimer aux villes la marque de notre temps. »
L’urbanisme opérationnel doit allégrement sauter 50 ans pour avoir un sens. Rappelons-nous Paul Delouvrier, qui, en 1965, a été l’un des premiers « décideurs » à parler publiquement de l’horizon 2000 ou 2020 à propos de la région parisienne dont il avait la charge, même si l’on pouvait contester l’ambition chiffrée de ses prévisions de population.
La prospective à long terme et la prise de conscience de l’environnement ont donc vocation à être étroitement liées. Mais cela n’est pas automatique et il faut même un bon humus pour que pousse la fleur.
La nécessaire recherche prospective
Une politique de l’environnement se doit d’abord de promouvoir des recherches sur le long terme. Il est indispensable, non seulement d’effectuer des recherches sur la pollution et de recenser les moyens d’y remédier, mais il faut passer du temps à une recherche sur la recherche pour dégager les tendances à long terme qui résultent de l’évolution constatée et calculer les conséquences en chaîne, mesurer les futurs possibles, envisager les accidents, les conséquences de politiques plus ou moins dures de l’antipollution, examiner les résultats d’une croissance économique moins forte ou ceux d’une « autre croissance ».
Il est essentiel que les chercheurs consacrent du temps à nous prévenir des situations probables dans divers cas de figure et déterminent notamment les phénomènes irréversibles « les points de non retour1 » ou les durées longues de récupération, par exemple, les 250 ans qu’il faudrait pour récupérer certains grands lacs américains ou la Baltique. En second lieu, la politique de l’environnement et de la qualité de la vie n’a pas de meilleur auxiliaire que la conscience et la mentalité des hommes dont les réflexes de survie sont, je me range dans les « optimistes », assez grands mais que l’on ne mobilise pas assez.
Les faits porteurs d’avenir et les risques, l’opinion commence à les connaître (le Club de Rome a eu un grand rôle de vulgarisation, à la fois prospectif et environnemental, à cet égard). Or, que constatons-nous ? Non une démobilisation ni même une attitude défensive de « croissance zéro », mais une approche beaucoup plus profonde et durable qui tend à promouvoir une gestion de ressources « en bon père de famille » ou à susciter une lutte contre les « gaspillages ». Des pays cherchent des pistes de l’« éco-développement » et s’efforcent d’échafauder une nouvelle économie politique. En France, le rapport d’un groupe sur l’antigaspillage2 a eu un retentissement en profondeur assez grand et annonce des changements à long terme.
« Ménager » l’espace
La relation qui devrait se développer entre l’environnement et la prospective relie l’espace et le temps qui sont des dimensions de référence conjointes, pour la prospective sociale à long terme. La prospective à long terme réunit donc environneurs et aménageurs.
Sur le temps long, seule une stratégie géographique de la qualité peut être suffisamment puissante pour valider l’aménagement du territoire3.
Pardonnez le jeu de mots, mais il exprime ce que je sens : « Le ménagement des ressources » passe par un bon « management du territoire ». Comme l’eau ou l’air et, peut-être plus encore, l’espace est une denrée rare. De grands savants d’un pays, pourtant vaste, l’URSS, le rappellent souvent avec raison.
Il est important de le rappeler et de bien relier aménagement du territoire et prospective sociale parce que, dans notre société, encombrée de messages et de tentations, on risque après la sagesse paysanne des millénaires, de faire n’importe quoi. La modification « volontaire » des climats devient un réel problème international. Et comment en serait-il autrement ? lorsqu’on voit de plus en plus de « décideurs » se lancer dans n’importe quelle aventure sans réfléchir à ses conséquences et se lancer comme le roi de Courtelande que fait parler Audiberti :
Vous avez plein de marécages n’est-ce pas ? Eh bien, qui nous empêche de planter dedans d’énormes tuyaux de fer-blanc, je dis bien de fer-blanc, comme le fer-blanc des gouttières, afin de rassembler toute l’eau dans une vallée et que, de là, elle se rende dans les fleuves. Sur les marécages, le blé poussera. L’ Angleterre n’en produit guère, elle nous en prendra 15 bateaux par an !
Avec une nouvelle sagesse de la maîtrise de la géographie en devenir et une grande attention aux cycles et aux temps longs, nos sociétés européennes sont capables de se sauver. Et de retrouver aussi le sens de leur histoire. Sans elle, on peut craindre le pire.
« Soyez polis, disait Prévert, avec la terre et le soleil… »
Il faut être aussi très poli avec la terre et avec le soleil, il faut les remercier pour la chaleur, pour les fruits, pour tout ce qui est bon à manger, qui est beau à regarder, à toucher, il faut les remercier. II ne faut pas les embêter, les critiquer ils savent ce qu’ils ont à faire, le soleil et la terre alors, il faut les laisser faire, ou ils sont capables de se fâcher ; et puis après, on est changé en courge, en melon d’eau ou en pierre à briquet et on est bien avancé…
* Revue 2000, no 44, 1978, p. 46-47.
1. Le Centre international de réflexions sur le futur d’Arc-et-Senans a accueilli, au cours des dernières années, des rencontres de travail intéressantes, sur ce thème de l’« irréversible ». Par exemple, Pugwash, ou encore deux réunions sur les espèces végétales en voie de disparition en 1973 et 1975. Dans le cadre de l’année européenne du patrimoine architectural, enfin, la conservation architecturale de longue durée a fait l’objet de travaux de groupe.
2. Groupe que j’ai contribué à mettre en place et qui, en un an, après la crise du Kippour, a préparé un rapport sur une nouvelle conception de la politique économique axée sur une définition plus qualitative des ressources et de l’environnement. Il a été présidé par Claude Gruson.
3. Voir l’exposé de Serge Antoine au colloque sur « La qualité de la vie et de l’avenir » organisé par les syndicats IG Metall à Oberhausen (RFA), 1972.