Journée d’hommage à Serge Antoine du 4 octobre 2006
Serge Antoine aimait la Méditerranée, bien que n’en étant point natif, non pas pour son soleil ni le bleu de son ciel, mais parce qu’il la comprenait, en ayant saisi toute la profondeur historique, l’unité des caractéristiques naturelles de cet écosystème, la fécondité du lien entre l’histoire et la géographie de cet espace privilégié que découvre Fernand Braudel dans les années 1920.
La Méditerranée, cet espace marin de deuxième grandeur, quasi fermé, bordé de territoires peuplés et actifs, soumis chacun à la double attraction de force opposée, celle de leurs liaisons internes et celle qu’exercent les centres de décision extérieurs, comme la décrivent Jean Carpentier et François Lebrun.
C’est vers – 4000 que le monde méditerranéen arrive au seuil de l’histoire avec le processus de néolithisation qui a permis à l’homme d’aménager la nature, d’apprivoiser les ressources naturelles et de marquer le paysage de sa présence. Depuis, l’histoire de la Méditerranée prend ses racines dans les différentes civilisations qui se sont formées sur ses rivages. Une mer au milieu des terres, une mer nourricière et maîtrisable, elle est alors rassurante et fait partie du cadre de vie des peuples qui la parcourent. Elle se transforme aussi en champ clos de rivalité maritime lorsqu’à l’idée d’un partage se substitue la volonté d’une appropriation unique, d’un véritable empire de la mer. Les expansions phéniciennes, grecques, romaines ont fini par créer une véritable communauté méditerranéenne appartenant à une civilisation unique, cadre de vie économique, social et culturel, sans que soient pour autant totalement gommées les spécificités régionales.
Vint ensuite le temps des grandes fractures et de la diversité, avec l’émergence de l’empire byzantin (Ve-VIIe siècle), la conquête arabe (VIIe-Xe siècle). Au contact des trois grandes ères de civilisation de la chrétienté grecque, de la chrétienté latine et de l’islam, la mer intérieure devient à la fois une frontière, un lieu d’affrontement, mais aussi un espace privilégié d’échanges économiques et culturels. C’est dans la confrontation de ces trois grandes ères de civilisation que se situe l’apogée de la Méditerranée médiévale (XIe et XIIIe siècles). Les XIVe et XVe siècles sont marqués par le grand mouvement de la renaissance qui va gagner l’Europe entière, mais un double risque de fermeture menace déjà le rôle central de la Méditerranée : à l’est, l’émergence du nouvel empire ottoman coupant le monde méditerranéen du monde asiatique, à l’ouest, l’ouverture par l’empire espagnol de nouvelles voies maritimes vers l’Afrique, les Indes, l’Amérique, menaçant à terme de réduire la Méditerranée au rôle de lac intérieur, annexe du grand océan. Enjeu stratégique essentiel des affrontements entre Ottomans et Espagnols, lieu de course et de trafic intense aux XVIe et XVIIe siècles, la mer intérieure a été progressivement négligée au profit des pays du Nord, de l’Europe et de l’Atlantique. Le XVIIIe siècle consacrera l’intrusion de l’Angleterre comme seule puissance dominante au détriment des pays riverains de la Méditerranée.
La croissance démographique extraordinairement rapide de l’Europe, la vapeur aidant, bascule la Méditerranée dans l’influence européenne au XIXe siècle. La prépondérance anglaise et française s’affirme, s’appuyant sur des villes cosmopolites qui échappent au contrôle des États et où se dessine le visage d’une Méditerranée plurielle, active et bigarrée. L’Europe réinvente, en fait, la Méditerranée avec son climat, ses rivages, ses paysages, son esthétique et sa civilisation. L’éclosion des nationalismes et leur développement au XXe siècle sont cependant à l’origine des difficultés de la France et de l’Angleterre en Méditerranée. Avec la Seconde Guerre mondiale, le repli de l’Europe, après sa longue période de domination, consacre le triomphe des États-Unis dans la région. Rivalité géopolitique des États-nations et conflits identitaires caractérisent depuis un demi-siècle l’histoire heurtée de trois Méditerranées très contrastées : la rive Nord catholique, partie prenante de l’Union européenne libérale et individualiste, la Méditerranée balkanique postcommuniste où l’économie de marché peine encore à être accessible, la rive Sud musulmane imprévisible du fait du sous-développement qui grève l’avenir d’une population jeune travaillée par la protestation islamiste.
Les sociétés qui bordent la Méditerranée, chargées d’histoire, parfois écrasées par elle, et hantées par la mort des civilisations parviendront-elles à assumer leur destin commun ? Réinventeront-elles un devenir leur permettant de s’intégrer, dans des conditions favorables, à un système mondial dont les pôles de puissance l’ont désormais quitté ?
Sur un autre plan, le basculement général de l’intérieur vers la côte n’est pas sans conséquences. C’est là que se concentrent les activités économiques et culturelles, le tourisme, les échanges de biens, des idées et des hommes. Cette importance des côtes pose de graves problèmes d’équilibre écologique. La nature méditerranéenne est fragile (fragilité de l’écorce terrestre, fragilité des sols, irrégularité du climat) et elle résiste mal à la surcharge littorale. Aux 150 millions de citadins, il faut ajouter 110 millions de touristes qui passeront peut-être respectivement à 350 et 200 millions en 2025. La mer aussi est fragile. À la pollution par les pétroliers, s’ajoute celle des effusions non traitées.
Ces enjeux exigent une action concertée à l’échelle du bassin. Le plan d’actions pour la Méditerranée, adopté à l’initiative de l’ONU en 1975 par dix-sept pays souverains, est un exemple de la coopération régionale nécessaire. Le concept de développement durable s’impose peu à peu pour prendre en compte à la fois les besoins des pays méditerranéens, la croissance économique nécessaire pour y faire face, et la préservation de l’écosystème.
C’est pleinement imprégné de la profondeur historique de la région, de ses réalités actuelles et de l’aspiration de ses sociétés que Serge Antoine s’est donné corps et âme à cette partie du monde qui n’est pas la sienne, puisant son énergie, des décennies durant, dans un fonds d’humanisme et d’espérance qui ne lui a jamais fait défaut, lui arrivant souvent de reprocher à l’Union européenne son relatif désintéressement vis-à-vis de la Méditerranée et de se désoler de la faiblesse de la représentation de cette dernière dans les instances. Serge Antoine fut un haut cadre militant de l’environnement et de l’aménagement du territoire. Du militantisme, la Méditerranée en aura toujours besoin, particulièrement en cette période de doute marqué à l’échelle de la planète par le constat d’une quasi-incapacité des gouvernements à promouvoir le développement durable.
À l’échelle de la région méditerranéenne, la problématique paraît cependant à la fois plus mûre et mieux engagée. Les gouvernements ont eu la sagesse d’accorder, bien avant beaucoup d’autres, une oreille attentive aux avertissements des premiers écologistes : sauver la Méditerranée. Ce fut l’objectif du programme d’actions pour la Méditerranée, émanation du PNUE, dans le cadre de la convention de Barcelone signée en 1976 et qui, outre les pays méditerranéens, engage la communauté européenne. Comprendre fut le premier mot d’ordre. Le mérite revient à la France, et tout particulièrement à Serge Antoine d’avoir pris l’initiative de créer le « Plan bleu », volet prospectif de planification socio-économique au service de cet exercice collectif et paritaire Nord-Sud unique en son genre et de lui avoir offert une structure d’accueil à Sophia-Antipolis.
Serge Antoine fut d’abord pour moi une heureuse rencontre et un ami. Nous liions une amitié tardive, à vrai dire, mais sincère, tranquille, naturelle comme allant de soi et qui s’est bonifiée avec le temps, tant était attachante sa personnalité et profond l’intérêt qu’il portait à tout ce qui pouvait améliorer la situation de cette région.
Ce fut ensuite un collègue avec qui j’ai partagé, un quart de siècle durant, une complicité tacite et les mêmes préoccupations quant à la nécessité d’organiser à temps le cadre régional à même de permettre le développement du débat devenu urgent sur l’environnement et le développement de la Méditerranée. J’ai eu le privilège en 1978 de compter parmi les vingt-quatre analystes des deux rives de la Méditerranée ayant contribué à la réalisation des douze expertises initiales qui ont constitué l’acte fondateur du programme du « Plan bleu », lui ayant fourni les éléments de sa première vision prospective de la région. Ce fut à l’occasion des nombreux débats animés par Michel Grenon que j’ai eu le plaisir de connaître Serge Antoine apprenant de lui tout l’intérêt de la prospective, du long terme dans l’analyse des tendances, des études d’impact sur l’environnement et la prise de décisions politiques, de la stratégie des cheminements, des petits pas concrets permettant de mobiliser tous les acteurs de la société civile pour matérialiser, au jour le jour, le changement souhaité pour sauver la Méditerranée.
Sauver la Méditerranée, mais de quoi ? Les premières études achevées, il était devenu patent que ce qui menace la Méditerranée est ce qui se passe dans les pays qui la bordent et dont les activités sociales et économiques produisent des déchets ou exercent des pressions, des dégradations sur les paysages ou sur les ressources fragiles et menacées. Dans la lancée de Rio, et forts d’une tradition de deux décennies d’association pour étudier leur avenir commun et tenter de résoudre ensemble un certain nombre de leurs problèmes, les pays riverains de la Méditerranée ont eu l’audace et le mérite d’amender la convention de Barcelone, d’adapter l’Agenda 21 au contexte méditerranéen, de donner un second souffle au programme d’actions pour la Méditerranée et de le doter d’une commission méditerranéenne du développement durable (CMDD) afin de lui insuffler un supplément d’âme pour mieux agir ensemble. Je garde un souvenir ému de la complicité constructive que j’ai toujours trouvée auprès de Serge Antoine dans l’effort de persuasion immense qu’il a fallu fournir pour mener à bien la réforme structurelle devenue indispensable dans un contexte frileux où les pays du Nord, en général, hésitaient à s’engager dans l’action, conscients du prix qu’ils s’étaient engagés à payer.
La CMDD a aujourd’hui dix ans. Fragile pendant longtemps, elle avait besoin de soutien bienveillant. Il me plaît d’affirmer que nous avons toujours trouvé, à travers la forte personnalité de Serge Antoine, un parrainage à la fois scrupuleux, honnête et généreux de la France. Nous avons voulu un organe consultatif, efficace parce que léger, représentatif des États mais largement ouvert sur la société civile, à même d’apporter un concours aux parties contractantes en faisant des propositions visant la formulation et la mise en œuvre d’une stratégie régionale de développement durable en Méditerranée. Les légitimes aspirations au développement durable d’une large frange de la population, des rives Sud et Est en particulier, sont profondément ressenties. Et pour assurer ce développement, les ressources sont traditionnellement rares et ont été exploitées, pour certaines, depuis plusieurs millénaires. Le sol et l’eau, ressources peut-être les plus précieuses, ont été appauvris, dégradés alors que les besoins alimentaires d’une population croissante, pour quelques décennies encore sur la rive Sud, se font pressants. Pression du tourisme sur un littoral convoité et menacé, menace croissante sur un écosystème fragile, choc des technologies du futur sur des cultures traditionnelles, opposition historique qu’il faut surmonter pour vivre, tels sont quelques-uns des défis que les pays méditerranéens demandent à résoudre.
Pour Serge Antoine, le développement durable est un concept porteur. Il relaye avantageusement l’environnement en l’ouvrant sur la société et les activités humaines et en le dégageant des tentations extrémistes. Il faudrait l’expliquer et traduire en langage politique les efforts qu’il suppose. C’est ce que n’a cessé de prôner Serge Antoine tout au long des travaux d’élaboration de la stratégie méditerranéenne du développement durable, adoptée par les parties contractantes à la convention de Barcelone, et prise en considération récemment par le partenariat euro-méditerranéen. Il faudrait également, un jour, commencer à promouvoir le processus du développement durable, et non plus uniquement en parler. Cette écorégion qu’est la Méditerranée est, me semble-t-il, le champ le plus propice à sa mise en œuvre par l’ensemble des forces de la société civile, en un temps où, à l’échelle de la planète, les pouvoirs doutaient d’eux-mêmes, où l’argent public se faisait rare, dans un monde en crise de structure dans le Nord, en difficultés économiques dans le Sud.
Ma dernière entrevue avec Serge Antoine a été à la Maison de la Radio, à Paris, à l’occasion de la présentation publique du dernier ouvrage de référence du Plan bleu : Méditerranée et perspectives du Plan bleu sur l’environnement et le développement. La fatigue et les effets du traitement suivi pour lutter contre le mal étaient déjà sensibles, mais Serge Antoine se devait d’être là comme pour témoigner de la justesse et de la fécondité, malgré tout, de la démarche collective, du partenariat sans arrière-pensée qui a mobilisé plusieurs dizaines de compétences de la région impliquées dans un même objectif : entrevoir plus clairement l’avenir qui se dessine pour mieux agir maintenant. Telle aura été l’idée maîtresse de cet homme qui a réussi à préserver son capital de crédibilité auprès de tous les ministres successifs français chargés de l’Environnement, de l’Aménagement du territoire ainsi qu’auprès de tous, fort nombreux à travers le monde, qui ont eu à apprécier en lui, à travers ses écrits et ses nombreuses prises de paroles, un fonds d’humanité qui l’a toujours porté à aller vers l’autre.