Journée d’hommage à Serge Antoine du 4 octobre 2006
Ce témoignage apporté à l’ami disparu ne rappellera ni sa carrière, ni sa vie, ni même l’œuvre qui s’y inscrit. Peu d’entre nous savent qu’il aimait beaucoup la poésie. J’évoquerai cet aspect intime de sa personnalité en commençant par citer quelques lignes de Saint-John Perse, dans Anabase, qui lui conviennent bien.
Hommes, gens de poussière et de toutes façons, gens de négoce et de loisir, gens des confins et gens d’ailleurs, ô gens de peu de poids dans la mémoire de ces lieux ; gens des vallées et des plateaux et des plus hautes pentes de ce monde à l’échéance de nos rêves ; flaireurs de signes, de semences, et confesseurs de souffles en Ouest ; suiveurs de pistes, de saisons, leveurs de campements dans le petit vent de l’aube ; ô chercheurs de points d’eau sur l’écorce du monde ; ô chercheurs, ô trouveurs de raisons pour s’en aller ailleurs, vous ne trafiquez pas d’un sel plus fort quand, au matin, dans un présage de royaumes et d’eaux mortes hautement suspendues sur les fumées du monde, les Tambours de l’exil éveillent aux frontières l’éternité qui baille sur les sables.
Je voudrais dire simplement ce qui est le plus profondément lui, à l’époque où je fus mêlé à ses activités, au temps de la Datar. Une amitié nous avait rapprochés de longue date, depuis la Cour des comptes, jusqu’à nos rencontres dans le Queyras et à Bruxelles lorsqu’il travaillait à l’Euratom.
Quelques mots, quelques noms remontent à ma mémoire : Délos, Kyoto, le Sésame, Ivan Illich à Cuernavaca, l’Amazonie, Arc-et-Senans, Rio et le millénaire du développement, la Méditerranée…
Ces mots viennent de loin. Ils dévoilent les obsessions qui ont agi sur son génie propre : les futurs possibles, un monde ouvert, le besoin de mettre en ordre, l’aiguillon de l’innovation qui le taraudait, et la poésie d’une pensée créatrice par son propre désordre…
Serge Antoine est d’abord l’homme des futurs et de la prospective. En 1969 à Délos, avec Doxiadis, Margaret Mead, Arnold Toynbee et d’autres, il dit de la prospective qu’elle recherche la qualité du futur dans laquelle la liberté de choix pour l’homme et pour la société revêt une tout autre dimension que les prévisions économiques ou statistiques.
Cette adresse, prononcée dans l’antique amphithéâtre grec, est contemporaine de l’une des plus originales de ses idées : le Sésame (Système d’études des schémas d’aménagement de la France), qui aboutit à ce Scénario de la France en l’an 2000, baptisé « Scénario de l’inacceptable ». Scénario qui fit grand bruit et dont Philippe Sainteny s’inspira pour concevoir un film pour la deuxième chaîne de l’ORTF. Serge Antoine dirigeait les études de la Datar. Les futurs, l’idée du futur, il les portait en lui lorsqu’il animait à Kyoto, en avril 1970, le Congrès international de recherche sur l’avenir, ou en 1972 une conférence des Nations unies à Stockholm.
Tout en voyant les choses dans leur horizon le plus lointain, il garde le sens du réel et construit sa réflexion et son action selon son ordre à lui. Ordre souvent systématique, par exemple lorsqu’il établit une rigoureuse classification pour la marée montante de ses chères archives.
Mise en ordre, lorsqu’il entreprend d’harmoniser les circonscriptions administratives françaises. Il ne peut supporter leur désordre d’ensemble, qui rappelle celui-là même que Jacques-Guillaume Thouret, l’inventeur des départements, critiquait en 1789 en ces termes : il n’y a pas un seul genre de pouvoir qui n’ait une division particulière.
Aux yeux d’Antoine, le désordre était choquant pour l’esprit autant que pour les citoyens. Il remet la France en ordre en obtenant la signature par Michel Debré des textes nécessaires pour instituer les vingt et une régions de l’administration, d‘abord en janvier 1960, le jour même des barricades à Alger, puis en juin 1961.
Son intuition de géographe et de politique s’est prolongée par un ensemble d’actions organisées et imaginatives qui a profondément marqué notre territoire et notre histoire : création des organismes de développement économique et des conseils d’élus régionaux, localisation des zones de conversion de l’industrie, de rénovation rurale, de la politique de la montagne ; stratégie d’organisation des villes ; dessin sur le territoire des grandes infrastructures de transport ; innovation des parcs régionaux. Car l’origine de tout cela se trouve dans la mise en ordre des pouvoirs territoriaux dans un même espace géographique.
La mise en ordre des idées, Serge Antoine la cherche aussi par une politique de publications régulières : Revue 2000, schémas de l’aménagement de la France, études d’aménagement du territoire de l’université de Grenoble publiées par le professeur Quermone, innombrables articles, écrits ou dessins dus à sa plume agile.
Il ne s’agit pas seulement d’informer ou d’éduquer l’opinion publique en faisant de l’aménagement un thème politique majeur. Mais aussi d’évaluer ses idées par rapport à celles d’autres pays. Par exemple, l’Amérique des fondations et des think tanks de la côte Est ou de la Californie, peu connue des Français à l’époque. Dans les domaines de l’environnement et de l’urbanisme, elle a apporté des lumières positives et pragmatiques, différentes des nôtres trop souvent abstraites.
J’ai retrouvé une carte dessinée par Antoine où il avait marqué les étapes de notre premier voyage de découverte de ces institutions visitées aux États-Unis en 1966.
Cette mise en ordre du monde concerne aussi bien la ville que la campagne, les espaces réservés à la nature et les pôles de concentration économique. Plus tard, elle concernera encore le plan bleu pour la Méditerranée, rassemblant pour la première fois l’ensemble des pays riverains qui ne se parlaient pas, qui ne se regardaient plus. Il posait de façon pragmatique les grandes questions non résolues aujourd’hui, qui, au-delà de la Méditerranée, concernent tous les hommes : comment agir ensemble, autrement ? Comment apprendre à vivre ensemble, différemment ?
Le souci de l’ordre n’a jamais empêché Serge Antoine de rechercher le désordre qui fouette l’imagination. En 1969, il signe une note au gouvernement intitulée Pour un ministère de l’innovation. Il écrit :
La mobilisation des leaders dans une société dont les structures démographiques sont de plus en plus jeunes ne peut s’effectuer qu’au travers d’images audacieuses, effectivement proposées.
Il ajoute : … et non sur maquettes !
Arc-et-Senans, qu’il a littéralement sauvé d’une fin définitive en créant la Fondation Claude Nicolas Ledoux, porte cette permanente référence à l’avenir. L’évasion hors de l’ordre institué inspire encore les voyages de découverte de projets en Amazonie, d’Iquitos à Manaus, de Santarem à Porto Velho ; en Grèce, pour comprendre la pensée urbaniste de Doxiadis, visionnaire du monde ; pour écouter au Mexique Ivan Illich renverser à Cuernavaca les fausses idées de progrès ou les outils inutiles de la modernité, l’écouter soutenir le retour à plus de simplicité, ou encore l’entendre invoquer dans son livre Némésis la sérénité antique, valable pour tous les temps, face au destin et à la mort.
L’une de ses innovations les plus fécondes fut un rapport au conseil interministériel où il proposait Cent mesures pour l’environnement. Cent mesures en bloc, en une seule fois ! Cri d’alarme pour réveiller l’opinion et les hommes politiques, et en même temps programme pour l’avenir du pays. La conséquence directe en fut quelques mois plus tard la création d’un ministère de l’Environnement à la tête duquel Jacques Chaban-Delmas plaça Robert Poujade. Innover comme on fait de la prose, subrepticement et en même temps en toute clarté, est bien dans sa manière de dynamiter les immobilismes : il eut l’intuition que ces Cent mesures conduiraient à une grande politique.
Il disait aussi :
Faute d’ouvrir les yeux sur le monde, la prospective n’a pas de sens ; et il serait vain de mettre en ordre de bataille les structures et les outils administratifs d’un pays qui renâcle au changement.
Sans vue en surplomb sur le monde, il n’y a pas l’espace nécessaire au vagabondage de l’esprit dans l’imaginaire, au jaillissement des idées qui dérangent. Oublier les frontières, mettre au centre de la politique française le goût et la compréhension de l’univers, Serge Antoine en perçoit depuis toujours la nécessité et le côté excitant pour l’esprit.
La planète devient pour lui une dimension obligée. Dans les organisations mondiales ou régionales, dans les conférences qui se tiennent partout – du nord au sud, d’est en ouest –, dans l’univers austère de l’administration, dans les mœurs trop souvent étriquées de la politique, une forme de poésie entre par effraction ; une poésie captivante, comme un appel venu d’ailleurs, qui est souvent le fruit d’un désordre de la pensée.
Antoine aime ce genre de désordre provoqué qui bouscule la vue des choses et modifie les mentalités. Il dit souvent :
Il y a encore beaucoup de Bastille à prendre.
Que le manque de rigueur du droit de l’environnement soit critiqué à l’époque comme un droit à l’état gazeux ne le trouble pas. La nature ou les établissements humains obéissent-ils d’ailleurs à un ordre rationnel ? Il cherche des accommodements qui ouvrent des fenêtres dans les milieux confinés. Il imagine des anticipations, des utopies. Il avait amené à la Datar, Jean Blanc, berger et homme de la montagne, pour que nul n’oublie jamais dans notre monde bruyant le silence bleuté qui règne sur les montagnes et les glaciers, ni la lumière douce des étoiles qui brillent au firmament et qui nous parlent.
C’est ainsi que dès l’origine, la Datar a été marquée par une certaine idée du bonheur de l’homme, de la vocation de l’homme à toujours courir vers une image du bonheur. Serge Antoine y est pour beaucoup. Il ne succombait pas – malgré ses doutes, en dépit de son trouble – aux prophéties apocalyptiques de fin du monde si fréquemment avancées. Parce que l’on peut agir positivement sur le monde. Il plaisantait parfois de sa myopie, disant avec son humour caustique, que sans lunettes, il survolait bien des laideurs de la vie, bien des obstacles qui l’auraient freiné dans ses entreprises.
Serge Antoine était un visionnaire optimiste et réaliste. Indécourageable, il l’était dans la vie. Courageux, il le fut jusqu’à la fin.