Jacques Rigaud, Conseiller d’État honoraire, sur Serge Antoine
Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006
Serge et moi sommes de la même promotion (Felix Eboué) de l’ENA, dont nous sommes sortis en 1954. Nous ne nous sommes pas quittés depuis. C’est dans la propriété de son père, dans l’Orne, que j’ai fait connaissance en 1959 d’une de ses amies que j’ai épousée l’année suivante.
Avec Jean Salusse, un de mes collègues du Conseil d’État, alors directeur de la Caisse nationale des monuments historiques, nous avons imaginé, sur le modèle de l’abbaye de Royaumont, la réhabilitation de hauts lieux du patrimoine pour en faire des pôles d’excellence de la culture vivante. C’était au début des années 1970, quand Jacques Duhamel était ministre des Affaires culturelles. C’est ainsi que j’ai été amené à m’intéresser à la Chartreuse pontificale du Val de Bénédiction, à Villeneuve-lès-Avignon, qui avait été vendue comme bien national, dépecée et que l’État avait cherché à restaurer, à remembrer et qui est devenue un des centres culturels. La Saline d’Arc-et-Senans que Jacques Duhamel, député du Jura, connaissait bien fut à la même époque le siège d’une expérience du même ordre. Elle était un des lieux précisément où l’on pouvait imaginer, dans cette architecture futuriste pour son temps, une activité de réflexion prospective.
Serge Antoine a été amené à prendre en charge la Saline royale d’Arc-et-Senans et à en faire un des centres culturels de rencontres les plus vivants. Son apport a été très important parce qu’au-delà de son action concrète et quotidienne, il aimait conceptualiser les choses. Il était véritablement prophétique et disait des centres culturels de rencontres : « Nous sommes des ports francs de la culture. » Cette expression disait tout en ce sens que, par rapport à une vision administrative des choses, nous avons dans ces centres culturels de rencontres une marge d’autonomie très enviable, quelle que soit notre dépendance financière vis-à-vis de l’État ou des collectivités territoriales.
Serge Antoine a été président de la Saline jusqu’à sa mort. Moi-même, je suis président de la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon depuis 1977 et je me dis qu’il est temps d’ailleurs de passer le relais. J’ai eu trois directeurs en trente ans donc, une action continue est possible. Et par rapport aux différentes dépendances que nous avons vis-à-vis de l’État, des départements, des régions, ces « ports francs » de la culture ont réussi à se créer des marges d’autonomie.
Je voudrais également signaler que c’est à l’initiative de Serge Antoine que nous avons créé un lien avec le Conseil de l’Europe. Une réunion fondatrice a d’ailleurs été organisée par le Conseil de l’Europe à la saline avec les responsables d’autres lieux qui, selon des modèles variables, avaient bien des points communs avec nos centres culturels de rencontres. Ce réseau européen des centres culturels de rencontres est resté très vivant. C’est si vrai qu’il s’est réuni il y a quinze jours à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon. C’est un des héritages de Serge Antoine, qui était vraiment un homme de réseaux.
Bien entendu, tout ceci est lié au développement durable et à l’environnement, mais n’oublions pas la sensibilité et l’imagination de Serge Antoine dans le domaine proprement culturel. Nous avons envers lui cette dette de reconnaissance.
Permettez-moi un aveu. En lisant les textes, j’ai revu ce qui concernait les parcs naturels régionaux. Il se trouve que j’étais membre de la Section des travaux publics du Conseil d’État et l’un des rapporteurs du texte qui les a institués. Je me repens d’avoir eu une formule qu’avec son humour Serge Antoine a acceptée et dont, ensuite, nous avons souvent parlé ensemble. J’avais dit que c’était du « droit à l’état gazeux » et dans mon esprit, ce n’était pas très gentil. À la réflexion, le droit à l’état gazeux qui cristallise progressivement, c’est peut-être une des formes de l’imagination juridique dont on a trop souvent peur et dont on a le plus besoin. Cette formule ironique apparaît avec le recul comme le plus bel hommage que je peux rendre à Serge. Après l’avoir regretté, je la revendique donc.