Serge Antoine répond aux questions de Thierry Paquot
source : Revue Urbanisme, N° 336, p.71 à 78, 29 mars 2004
Quelle est votre formation ? Quel est votre itinéraire intellectuel ?
Mon itinéraire est relativement impossible à retracer, mais je vais essayer parce qu’il est quand même marqué de quelques constantes. L’enseignement me paraissait étroit, recevoir des leçons de professeurs me semblait insuffisant, alors j’ai pris du temps sur Sciences Po pour ouvrir deux fenêtres à mon enseignement personnel. La première pour réaliser pendant deux ans des sondages dans la rue, ce qui m’a permis d’ailleurs de rédiger ensuite, sous la direction d’Alfred Sauvy, un mémoire sur les sondages d’opinion publique, et la seconde pour rejoindre Paul-Henry Chombart de Lauwe. J’intégrais son équipe constituée de cinq volontaires et installée au musée de l’Homme ; il fallait pour la rejoindre sauter par-dessus Jean Rouch et Gérard Philipe dont les bureaux de la Cinémathèque étaient installés là ! J’ai passé plus de deux ans avec Chombart à travailler sur ce que l’on appelle maintenant l’écologie urbaine, issue des travaux de l’École de Chicago. J’ai davantage participé à l’étude de la ville dans sa globalité qu’aux études de quartier, tout en privilégiant la cartographie. Paul-Henry Chombart, comme Louis Couvreur auprès de lui, plongeait dans une ville vécue et non pas dans une ville reçue. J’ai beaucoup appris avec lui.
Vous ne découvriez pas simplement une équipe qui travaillait sur l’écologie urbaine, il s’agissait aussi de la découverte d’une ville. Vous n’êtes pas parisien ?
Je suis né à Strasbourg. Ensuite ma famille a bourlingué, beaucoup et partout. Mon père a répondu à l’appel du général de Gaulle, il est parti en juin 1940 en Angleterre et nous avons réussi à le rejoindre non sans mal, puis nous nous sommes installés à Alger.
Je ne suis ni architecte ni urbaniste, je pense que mon intérêt pour le territoire me vient de mon père. Il était polytechnicien, ingénieur, mais il a pu s’occuper en Syrie d’aménagement du territoire et son nom a été associé au plan de Damas. Par ailleurs, puisque nous sommes dans les histoires de famille, c’est lui également qui a d’abord rencontré celui qui deviendra mon beau-père, l’architecte et urbaniste Michel Écochard. Mon père m’a fait connaître de grands noms de l’aménagement, Eirik Labonne au Maroc ou encore Maurice Rotival. Ce dernier m’impressionnait dans son approche européenne. Pour Jean Monnet, l’Europe c’était le marché commun, le charbon et l’acier, mais pour Rotival c’était la géographie : « Constituons ensemble un morceau de territoire autour du Rhin et on fera l’Europe ! » Il a écrit cela dans le no 1 de la revue Urbanisme. À mon avis, c’est une belle utopie de croire que les aménagements du territoire peuvent être vus comme le ciment des peuples. Cette dimension territoriale, insufflée par mon père, est très importante parce qu’on la retrouve en continu au fil de ma vie.
Après la parution du livre dirigé par Paul-Henry Chombart de Lauwe, Paris et l’agglomération parisienne, en 1952, que faites-vous ?
Après Sciences Po, j’ai préparé l’ENA, où j’ai été admis. Ensuite, je suis entré à la Cour des comptes. J’y ai constitué le centre de documentation et contrôlé une vingtaine de communes. Mais le contrôle a posteriori ne nourrissait pas tout à fait mon appétit. Deux semaines après mon arrivée, Chombart me recontactait ; il avait obtenu du ministère de la Construction et de l’Urbanisme un contrat sur la Sambre, autour de Maubeuge. Cela m’a amené à connaître l’urbanisme opérationnel, comme on dirait maintenant. À peine le rapport terminé, fin juin, j’ai reçu un appel comme tous les autres magistrats de la Cour, proposant durant trois mois, juste avant la période des vacances, d’élaborer la planification régionale du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme, de l’Aisne et de l’Oise. Le hasard est parfois extraordinaire ! Je me suis empressé d’accepter et j’ai travaillé sur l’avenir de ces cinq départements, à vingt ans ou trente ans, puisqu’il s’agissait de planification prospective que Pierre Pflimlin, du gouvernement Edgar Faure je crois, avait décidée. À la fin de cet exercice, j’étais horrifié par le nombre de découpages propres à chaque administration. J’ai alerté les responsables : pour décider une planification régionale, il fallait premièrement des circonscriptions un peu homogènes et deuxièmement que l’administration centrale, alors au ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU), ait une vue d’ensemble autour du Premier ministre. J’inventais alors les régions, que j’ai dessinées et dont je fus, pour le décret, commissaire du gouvernement. J’inventais aussi la « Datar » avant l’heure. Le Comité d’enquête sur le coût et le rendement des services publics, relais de la Cour des comptes, m’a confié les rapports sur ces deux sujets. J’ai dénoncé – ce qui m’a valu pendant un temps une interdiction d’accès au MRU – le défaut de relations entre le ministère de la Reconstruction et ceux de l’Industrie, de l’Agriculture, etc. Quant aux régions, le découpage de la France différait selon chaque administration. Chacune avait le sien. J’ai travaillé là-dessus pendant un an : j’ai d’abord superposé les cartes de découpage des différentes administrations sur un grand calque ; puis j’ai étudié le rayonnement des villes et surtout des futures « métropoles d’équilibre » en tentant de distinguer, en dehors de la région parisienne, les villes qui opéraient comme des points d’attraction. J’ai mesuré les attractions exercées par Marseille ou Montpellier, par exemple, en utilisant notamment les zones de chalandise ou les données statistiques se rapportant aux relations par téléphone, très révélatrices (à l’image des données sur les distances à cheval utilisées lors du découpage des départements pendant la Révolution). Après quoi j’ai proposé l’idée à Jérôme Monod, qui travaillait au cabinet du Premier ministre, Michel Debré. Celui-ci, avec Jean-Marcel Jeanneney, avait en tête le projet d’une France à 47 départements. J’ai expliqué à Monod que je pensais aussi que le département était trop petit pour l’échelle de planification, mais je l’ai prévenu que l’échelon politique allait passer quelque deux ans à mettre en place une réforme difficile parce que l’on ne redécoupe pas un pays en deux coups de ciseaux. La réforme sur laquelle j’avais travaillé était toute prête, beaucoup plus facile à mettre en œuvre. C’est celle-ci qui fut appliquée. Les 21 régions se sont créées en six ans par ajustements successifs, en gardant en nombre entier les départements. Dès qu’une administration désirait innover pour ses échelons déconcentrés, elle devait passer par moi ! Pendant cinq ans, j’ai été une espèce de procureur des 21 régions. Je les ai dessinées seul, sans aucun pouvoir politique et sans être allé sur place, deux particularités qui sont impensables maintenant, mais à l’époque il ne s’agissait formellement que d’un regroupement technique1. Ceci nous amène cinq ans avant la Datar. Elle a été créée en 1962, selon mes vœux, mais à ce moment-là, après trois années passées auprès du directeur général de l’ORTF, Christian Chavaron, j’étais à Bruxelles, proche collaborateur de Chatenet, patron de l’Euratom et ancien ministre de l’Intérieur. Je lui avais promis deux ans mais je lui ai faussé compagnie au bout d’un an et demi, ne pouvant résister à l’appel de la Datar, en 1963. J’y ai passé près de dix ans exceptionnels sous la direction d’Olivier Guichard. On avait des rapports tout à fait extraordinaires avec cet homme, qui était un grand patron. Son bureau, quand il n’était pas à la Datar, donnait directement dans celui de Pompidou, alors Premier ministre, ce qui présentait une situation bien supérieure à n’importe quel pseudo-rattachement tel qu’on peut en voir dans les organigrammes. Il n’était pas, en apparence, chaleureux. Il parlait peu, disait le minimum, mais indiquait le sillage. Prenons l’exemple des parcs régionaux, puisque je m’en suis occupé après l’aménagement de Fos et la création des métropoles d’équilibre. En voyage avec Pisani et Pompidou, il découvre les parcs allemands. Rentré en France, dès la première réunion à la Datar, Olivier Guichard émet l’idée d’en créer : nous avons mis plus d’un an à « digérer » cette idée et à la mettre à l’heure française.
Avez-vous rencontré Paul Delouvrier ?
Je le voyais souvent. J’étais en totale opposition avec Delouvrier sur l’objectif des 12 millions de Franciliens, mais je l’ai beaucoup respecté. Avec Guichard, nous avions, à la Datar, inventé les métropoles d’équilibre pour faire contrepoids à Paris dévorant toute la France. Donc nous ne pouvions que freiner Paul Delouvrier, qui implantait ses villes nouvelles à l’intérieur d’un périmètre régional (que j’avais fabriqué, moi !). Je me suis énormément bien entendu avec lui, par exemple, lorsqu’il a ouvert la voie aux équipes pluridisciplinaires des Oréam pour les métropoles d’équilibre. Je me souviens encore d’une réunion à Rouen, vers 1965, où Paul Delouvrier s’est trouvé devoir donner des explications à un parterre d’ingénieurs qui s’étonnaient de la présence dans une équipe d’urbanisme d’un géographe et d’un sociologue ! J’ai pris modèle sur lui pour constituer des équipes pluridisciplinaires des métropoles d’équilibre.
L’anecdote la plus remarquable s’est passée en 1968. Ni la Datar ni bien sûr Guichard n’étaient sur les barricades, mais nous regardions avec intérêt ce foisonnement soixante-huitard. Nous avons mesuré son apport : celui d’une appropriation forte. Les salariés de l’entreprise disaient « c’est mon entreprise », les étudiants, « c’est mon université », etc. Mais ce mouvement d’appropriation restait étranger aux collectivités locales et territoriales. J’étais depuis peu le patron de la revue de la Datar, la Revue 2000, et j’ai pensé qu’il fallait en débattre. J’ai donc, en plein mois de mai, préparé un numéro un peu spécial qui s’est appelé le Petit Livre rouge – il était d’ailleurs rouge. Paris étant paralysé par les grèves, je suis allé dans les Hautes-Alpes pour imprimer cet ouvrage collectif qui réunit les signatures de personnalités comme Jacques Delors, que je connaissais très bien, et celles de toute l’équipe de la Datar, Jérôme Monod en tête, dans une sorte de plaidoyer pour la région. Cette fois au-delà du découpage. Sans budget, sans élu, la région n’était pas encore une institution. Nous avons donc proposé l’élection d’un représentant au suffrage universel. La revendication des soixante-huitards en direction de leur entreprise ou de leur université, nous l’avons ainsi portée au système territorial français. Quand je suis revenu, Guichard m’a tout simplement dit : « Eh bien dites donc, vous en avez fait des choses pendant ce mois de mai ! » Puis, j’ai découvert l’environnement. À la Datar, nous avions terriblement besoin de prospective à vingt, trente et quarante ans, et il y avait peu de gens dans le monde pour travailler à ces horizons. Grâce à Bertrand de Jouvenel et avec Monod, nous avons pu, aux États-Unis, rencontrer les grands spécialistes, Hermann Kahn, Daniel Bell… J’ai énormément appris en prospective, et c’est ainsi que j’ai découvert la naissance de l’environnement en Amérique. J’ai été la première personne à être reçue par la première administration américaine s’en occupant, directement liée au président. J’ai cueilli les idées à froid. Dans l’avion du retour, nous avons préparé deux lettres à l’attention de Pompidou et de Chaban-Delmas pour leur annoncer que la France devait se préparer à prendre en compte une politique de l’environnement, sachant que, le plus souvent, ce qui se passe aux États-Unis finit par nous arriver. Dans le même temps, Chaban-Delmas recevait une lettre similaire de Louis Armand qui, lui aussi, rentrait des États-Unis. Chaban lui a confié un rapport sur l’environnement et nous a demandé, à la Datar, les premières mesures à prendre en faveur de l’environnement. En 1970, Armand a rendu un rapport rédigé par deux jeunes de 17 ans alors, dont l’un est maintenant professeur, toujours militant et qui paraît, pour moi, avoir encore 20 ans. Ce fut le premier rapport français sur l’environnement. Après, les Anglais se sont manifestés en fabriquant un ministère réunissant l’Équipement, le Logement, l’Environnement et l’Intérieur. Chaban a créé le ministère de l’Environnement en 1971 – une première mondiale – directement rattaché au Premier ministre. Il l’a confié à Robert Poujade. Trois jours après sa nomination, Poujade m’a appelé pour me proposer de travailler avec lui, c’est ainsi que je suis devenu son bras droit à l’Environnement. Depuis, dix-huit ministres se sont succédé pour le meilleur ou pour le pire… Je suis, si je me situe parmi les « écolos », plutôt un écolo des villes qu’un écolo des champs. Je suis incapable de distinguer dans la nature une feuille d’une autre, je connais peu le vivant, les « écosystèmes ». Je suis un enfant de la ville. Ce ministère a été marqué par de grands pionniers, Ruffié, Bourlière, Trémolière, Paul-Émile Victor, Tazieff, le commandant Cousteau, ainsi que par une ouverture mondiale, beaucoup plus que tous les autres ministères français. J’étais alors moi-même membre du Club de Rome. J’ai participé à la conférence de Stockholm en 1972 avec toutes ces personnalités que j’ai tenues à faire venir. En débarquant à Stockholm j’ai retrouvé Maurice Strong, canadien, grand utilisateur de prospective, qui était le secrétaire général de la conférence, le pilier de ce premier sommet. Je le connaissais bien, cela a été d’autant plus utile que la France avait fait sauter dans le Pacifique une bombe H la veille de la conférence, ce qui lui a valu la réprobation de toute l’écologie naissante. J’ai revu Strong en 1990, deux ans avant le Sommet mondial de Rio dont il avait la charge, et j’ai intégré son équipe. Là, j’ai surtout investi sur les collectivités locales. J’ai rédigé en grande part le chapitre 282 des Agendas 21 et organisé la réunion des maires qui a eu lieu à Curitiba deux jours avant la conférence de Rio. C’est encore très actuel, car la rencontre de ces 300 maires a débouché sur l’alliance de deux fédérations hostiles l’une à l’autre, la Fédération (française) des cités unies et IULA, la fédération anglo-saxonne créée en 1906. Le mariage aura lieu en mai 2004 à Paris puis à Barcelone ; j’ai contribué à le lancer, il se consomme ainsi après douze ans. Cela pour vous dire que l’histoire est lente.
Vous êtes également l’initiateur du Plan bleu pour la Méditerranée et de la coopération entre les vingt États riverains. Comment en avez-vous eu l’idée ?
À la fin de la conférence de Stockholm, Maurice Strong m’a demandé ce que l’on pouvait espérer de la France. J’ai pensé à son passé colonial, mais aussi aux pays du bassin méditerranéen divisés alors entre trois continents, l’Afrique, l’Asie et l‘Europe, et qui n’avaient jamais créé de véritables liens entre eux. J’ai raisonné en termes d’approche régionale, celui d’un aménagement au niveau d’un grand ensemble géographique. Je sentais là un terrain d’avenir intéressant dans lequel la prospective et le grand aménagement pouvaient se retrouver. En 1975, de ce fait, les pays méditerranéens ont signé à Barcelone une première convention. J’y travaille encore et je suis toujours le représentant de la France à la Commission méditerranéenne du développement durable. Comme vous le voyez bien, les hasards sont en apparence inexplicables… Mon curriculum paraît fait de hasards. Je suis passé par l’ORTF, l’Euratom, etc. Autre exemple, en 1981, lors du changement de pouvoir, Robert Lion, qui était directeur du cabinet de Pierre Mauroy à Matignon, m’a contacté parce qu’il voulait rompre avec l’architecture giscardienne qui obstruait l’horizon ouvert de la Défense. En se réunissant le temps de quelques dîners plateau-repas à Matignon en compagnie, par exemple, de Gérard Thurnauer, on a fabriqué un projet. Robert Lion cherchait à inventer quelque chose qui soit durable comme le fer à la tour Eiffel, j’ai lancé l’idée que l’on devrait bâtir un projet autour de la « communication ». Le projet a été réalisé dans son architecture, mais pas dans sa raison d’être : devenir un centre de familiarisation pour des techniques qui changent vite. Mitterrand, Lang, Attali n’ont pas bien compris. Ma seule satisfaction est d’avoir constitué en grande part le jury qui a eu le choix entre Jean-Paul Viguier et Otto von Spreckelsen. Ce dernier a remporté le concours à cause de la transparence, de l’ouverture, il entrait dans la logique de la communication invisible. Viguier avait cru devoir assimiler la communication à un écran géant : la communication ne se résume pas à l’image.
Quel bilan tirez-vous de ces années 1972-2004 ? Les choses n’avancent pas très vite, semble-t-il…
Non. Je suis d’un naturel optimiste. J’ai toujours dit que trente ans était le temps utile pour obtenir des résultats. Je pensais en 1970 que, en développant une certaine volonté, au bout de trente ans on arriverait à maîtriser tous les problèmes dits « de l’environnement ». C’était mon entrée en matière avec Robert Poujade quand il m’a demandé, au début de son mandat, ce qu’il fallait entendre par environnement ; je lui ai répondu que cela se rapportait à tous les domaines, que tous les ministères étaient concernés : mais c’était d’abord un problème de société. À présent, je suis inquiet. Sans vouloir faire le prophète, je dis que, si nous continuons à ne rien changer, dans deux ou trois cents ans il risque de n’y avoir plus d’humains sur cette terre. Le développement durable, les Nations unies, mais aussi les États, sont d’une lenteur épouvantable.
Quels sont les principaux défis à relever et, bien que tout se tienne, comment les hiérarchisez-vous ? Quelle position adoptez-vous par rapport au développement durable ?
D’abord, je n’ai aucune définition toute prête pour le développement durable et je ne veux pas en avoir. Les Français jugent que c’est une notion floue. Tant mieux. Il se trouve que c’est la troisième dimension floue à laquelle je travaille après l’aménagement du territoire et l’environnement. La vraie question est de passer de l’état gazeux à l’état solide. Je m’emploie à le faire avec d’autres au Comité 21, au Conseil national du développement durable, à la Commission méditerranéenne du développement durable. Cela signifie faire un peu plus de prospective à long terme, réintégrer des valeurs dans nos systèmes de choix, affiner des choix sociétaux, réaffirmer la solidarité entre les pays du Nord et les pays du Sud, être très attentifs aux transformations géophysiques, climatiques, environnementales. En 1967, le conseiller scientifique du président américain, que j’avais rencontré, me confiait que l’important était la fonte de la banquise, le réchauffement de l’atmosphère et l’augmentation du niveau des mers, et que je ne devais jamais l’oublier. Quand je suis revenu en France chargé de ces confidences, l’accueil des politiques s’est révélé plus qu’indifférent. Je porte finalement un regard féroce sur les politiques (je suis pourtant généralement clément). Si retard il y a, c’est parce qu’eux sont en retard.
La politique de développement durable peut s’affiner. Elle se fait en marchant, un peu comme L’homme invisible qui devient visible quand on lui pose des bandelettes. Il faut prendre conscience du fait qu’il s’agit là d’une véritable révolution culturelle, d’une révolution dans les comportements, surtout politiques, à laquelle nos habituels schémas d’analyse sont étrangers. Je ne développerai pas ici tout ce qui est nécessaire pour que le développement durable soit pris en compte. Disons simplement qu’il faut éviter de prolonger la simple approche environnementale et qu’il est nécessaire de s’alimenter de manière systémique aux sources de l’économie, de la culture, du social en même temps que de l’écologie, que l’allongement en prospective est indispensable, qu’il faut transformer tout le monde en « acteurs » et si possible monter des opérations multiacteurs, qu’il faut jouer du volontariat et que les indicateurs de mesure du suivi sont indispensables. Je n’en dirai pas beaucoup plus : le mouvement est en route depuis deux à trois ans dans les entreprises ; les collectivités locales, elles, démarrent en France. Il est encourageant de voir les différents secteurs s’y mettre peu à peu : les agriculteurs, les industriels de l’eau, les forestiers, etc. Côté urbain, les architectes ont une avance avec la haute qualité environnementale (HQE) sur les urbanistes. La réflexion sur la ville de demain a besoin d’être relancée.
En accord avec l’« écodéveloppement », mot consacré par Ignacy Sachs3, vous préconisez un « écohabitat4 », de quoi s’agit-il ?
D’abord un mot sur l’effort entrepris dès 1970 par Maurice Strong, bien avant madame Brundtland, pour réunir en Suisse des économistes du Nord et du Sud : c’est là que je rencontrais pour la première fois Ignacy Sachs et que naissait l’« écodéveloppement ». Pour l’écohabitat, en 1976, j’ai été le coordonnateur de la délégation française au sommet de Vancouver (Habitat I). J’espérais en cette rencontre mais le résultat a été décevant. Elle a produit une littérature abondante mais dont personne ne se sert, les ministres du Logement ne comprenaient pas pourquoi on leur parlait de pauvreté, les États sont restés assez indifférents. Il eût fallu responsabiliser les maires des villes, c’est la leçon que j’ai tirée et c’est pourquoi j’ai proposé à Strong de les réunir juste avant le Sommet de Rio. À Istanbul, lors d’Habitat Il, où Georges Cavallier a bien rassemblé les forces vives françaises, on a assisté à une juxtaposition de déclarations. Ces grand-messes n’apportent pas toujours les résultats espérés ; ce fut le cas à Johannesburg par exemple. Il faudrait profiter de la présence de tous les États pour les forcer à s’engager, chacun selon ses moyens, et afficher des objectifs clairs. L’habitat, au sens des machines à habiter, se met peu à peu au développement durable. L’exposition « Ecologis » qui s’est tenue à la Villette en 1994 est un jalon important que l’on doit surtout à Bettina Laville. La maturation est longue, mais on peut dire que le label HQE qui en est issu a fait beaucoup. Il n’y a pas d’équivalent pour la ville. Il faudra relire l’ouvrage pionnier du MAB (programme UNESCO « Homme et biosphère ») qui a examiné trois villes, dont Rome. La ville est analysée comme un système d’entrées et de sorties de flux, d’hommes, d’informations, d’énergies, d’argent, de ressources, etc. Le philosophe Al-Farabi avait déjà déclaré au Xe siècle qu’il fallait traiter la ville de manière organique, comme un animal. Je trouve cette approche globale très actuelle. Dans un article de la revue Urbanisme, « Vers un écohabitat », j’ai plaidé pour une remise en cause de la manière dont on conçoit la ville, dont on la fabrique, dont on la gère, avec un plus grand égard à la comptabilité des ressources, de l’espace, de l’énergie et du temps. Cela nous mène plus loin que le plan des rues. Il serait utile de dessiner à nouveau la « cité idéale », et cette fois non plus par des « isolés » comme Campanella, Tony Garnier ou Robert Owen mais de manière plus collective. L’appel, nous le lançons encore d’Arc-et-Senans.
Comment êtes-vous arrivé à la présidence d’Arc-et-Senans ?
En 1968, j’ai organisé un colloque sur l’an 2050 qui s’est tenu à Gif-sur-Yvette. Les participants parisiens ne cessaient de téléphoner à leur bureau trop proche, et cela même sans portable à l’époque ; il n’y avait pas moyen de les sortir mentalement de leur univers pour leur faire franchir un saut de quatre-vingts ans ! Pourtant, on avait réuni des invités de marque. J’étais décidé à refaire des exercices de prospective, mais plus jamais si près de Paris. C’est alors que j’ai rencontré l’architecte en chef des monuments historiques d’Arc-et-Senans, Michel Parent, lequel – avec Michel Batisse et Gérard Bolla – a inventé la notion de « patrimoine mondial », qui concerne non seulement le patrimoine construit mais aussi le patrimoine vivant et naturel. Il cherchait à donner une fonction à la Saline, qui bénéficiait de crédits tout frais de la part de Malraux. Ce dernier m’a plus tard encouragé. Ariane Mnouchkine était venue s’y réfugier pendant quelques semaines en 1968. Je m’y suis rendu et la force de cet ensemble construit vers 1778 m’a conquis. Ensuite tout est allé très vite, j’ai rencontré le préfet. J’étais encore à la Datar, et je lui ai proposé un Centre du futur. Le projet, bien accueilli par le conseil général du Doubs, propriétaire, a vu le jour. Trente-cinq ans plus tard, je suis toujours président de ce qui s’appelle aujourd’hui l’Institut Ledoux. On y a fait d’abord de la prospective, beaucoup, puis cette forme de prospective a décliné en France. J’ai pu redonner en l’an 2000 à Claude Nicolas Ledoux (1736-1806) ses lettres de noblesse en présentant, avec l’aide de la mission 2000, une exposition permanente sur les cités idéales. On s’apprête, avec Jean-Louis Véret, François Barré, Georges Theys et Alexander von Wegesack, à célébrer le classement de l’œuvre de Le Corbusier au Patrimoine mondial et à réaffirmer la mission architecturale et sociétale de la Saline. L’histoire des utopies, comme je l’écrivais récemment5, sur une période de deux mille ans peut paraître décevante : que d’échecs, d’impasses et même de totalitarismes au nom du progrès ! Mais la quête n’est-elle pas plus importante que la récolte ? Car l’essentiel, c’est la démarche, l’envie d’utopie. En cela, le développement soutenable appartient, et c’est tant mieux, à l’utopie… Nous allons retravailler à l’utopie de la ville.
Dernière question rituelle à l’invité : quelles sont vos villes préférées ?
Dans lesquelles j’aimerais vivre ? Si c’est le sens de votre question, certainement pas les villes du Middle-West américain, plutôt Boston. Mais je suis d’abord sensible à Barcelone, Rome ou Venise. J’ai beaucoup d’affection pour Alger. En tout cas, ce serait toujours une grande ville.
Propos recueillis par Corinne Martin et Thierry Paquot, à Paris, le 29 mars 2004.
* Revue Urbanisme, no 336, mai-juin 2004, p. 71-78.
1. Voir mon article paru dans Économie et humanisme en novembre 1969, où j’ouvre sur les grandes régions.
2. Extraits du rapport Action 21 de la Conférence des Nations unies sur l’environnement et le développement (Rio de Janeiro, 3-14 juin 1992), chapitre 28 : « Initiatives des collectivités locales d’Action 21 ».
28.1 Les problèmes abordés dans Action 21 qui procèdent des activités locales sont si nombreux que la participation et la coopération des collectivités à ce niveau seront un facteur déterminant pour atteindre les objectifs du programme. En effet, ce sont les collectivités locales qui construisent, exploitent et entretiennent les infrastructures économiques, sociales et environnementales, qui surveillent les processus de planification, qui fixent les orientations et la réglementation locales en matière d’environnement et qui apportent leur concours à l’application des politiques de l’environnement adoptées à l’échelon national ou infranational. Elles jouent, au niveau administratif le plus proche de la population, un rôle essentiel dans l’éducation, la mobilisation et la prise en compte des vues du public en faveur d’un développement durable. […]
28.3 Il faudrait que toutes les collectivités locales instaurent un dialogue avec les habitants, les organisations locales et les entreprises privées afin d’adopter « un programme Action 21 à l’échelon de la collectivité ». La concertation et la recherche d’un consensus permettraient aux collectivités locales de s’instruire au contact des habitants et des associations locales, civiques, communautaires, commerciales et industrielles, et d’obtenir l’information nécessaire à l’élaboration des stratégies les plus appropriées. Grâce au processus de concertation, les ménages prendraient davantage conscience des questions liées au développement durable. Les programmes, les orientations et les dispositions législatives et réglementaires appliqués par les collectivités locales pour réaliser les objectifs d’Action 21 seraient évalués et modifiés et des programmes d’Action 21 adoptés à l’échelon local. Les stratégies pourraient également servir à appuyer des projets de financement local, national, régional et international. […]
3. Ignacy Sachs a été l’« invité » d’Urbanisme, no 303, 1998.
4. Voir Serge Antoine, « Vers un écohabitat », Urbanisme, no 171, 1979, p. 38-43.
5. Voir Serge Antoine, « Actualité de la Cité idéale, plaidoyer pour l’utopie urbaine », La Jaune et la Rouge, avril 2000, p. 10-14.