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« La Datar et la naissance de la politique française de l’environnement (1962-1972) »

Auteur : Serge Antoine
source : Une certaine idée N° 5  1999

Parce que la Datar, née en 1962, avait pour vocation de se préoccuper du territoire global, elle ne pouvait pas, il y a dix ans, passer à côté de l’émergence de ce que l’on appelle aujourd’hui, « la politique de l’environnement » et ne pas y contribuer. Elle a, en fait, joué un rôle, à mon avis décisif, dans cette naissance, plus décisif qu’on ne pense quand on se réfère au contexte d’alors, dans notre pays, fait d’indifférence ou d’insouciance.
Ces années 1960 étaient, en effet, marquées par la priorité à la « transformation du pays » (J. Monod) et à un développement national de plein-emploi, de forte dynamique, d’urbanisation et d’armature urbaine, de grande mutation agricole et rurale. La fragilité de l’écologie n’était pas, à première vue, un souci pour l’opinion publique, ni pour les autorités locales, ni pour les entreprises.
Le monde scientifique était, dans l’ensemble, peu moteur. Je me rappelle même la difficulté qu’a connue Louis Armand, tout académicien qu’il était, pour faire passer le mot « environnement » qui, d’origine anglo-saxonne, disait-on, était quelque peu récusé en France.
L’opinion publique était, elle aussi, très peu porteuse, si peu qu’en 1967 Le Canard enchaîné ironisait sur l’idée de parcs naturels régionaux :
La France n’est-elle pas si belle et vraie dans sa campagne qu’il faille une étiquette pour ses sites naturels ?
Les « grandes » catastrophes n’étaient pas encore là pour la prise de conscience ; le Torrey Canyon (1967) était une « première ». Quant aux associations, elles naissaient à peine et, presque toujours, pour des motifs locaux.
La dimension internationale était encore à nos portes : en 1970 se préparait la conférence de Stockholm après l’Unesco pionnière ; l’Amérique était, certes, en avance mais les observateurs (Servan-Schreiber) ne le percevaient pas.
Combien anticipatrice apparaît alors avoir été la phrase d’Olivier Guichard dans son livre Aménager la France (1965) :
La protection de la nature est devenue un problème politique.
L’apport de la Datar qu’il dirigeait, quel était-il ? Pour l’eau, le littoral, les parcs régionaux, il a tiré la locomotive.
Le premier apport a été la naissance de la politique de l’eau. Le Secrétariat permanent pour l’étude des problèmes de l’eau (Spepe) avait été créé en 1960, en mitoyenneté entre le ministère de l’Intérieur et le Commissariat général du Plan.
Yvan Chéret, qui en était le patron, fut mis, en 1962, à disposition de la Datar. Il prépara, en deux ans, la loi sur l’eau, qui fut votée en décembre 1964 : un monument exemplaire dans le monde avec ses six agences financières de bassin, dotées d’un financement incitatif, déjà fondé sur le système du « pollueur-payeur1 ».
Le Conservatoire du littoral
Autre apport de la Datar ; le Conservatoire du littoral fut une institution originale, pensée vers 1970 par Michel Picquard et moi. Il s’agissait de contrecarrer la tendance au « mitage » des côtes et d’équilibrer la compétition d’activités sur les 5 500 kilomètres du linéaire côtier français. Nos amis britanniques, avec leur National Trust, avaient ouvert la voie en faisant appel à l’argent citoyen pour racheter leur littoral encore naturel. Il ne fut pas possible de faire la même chose chez nous et la Datar dut faire appel aux crédits de l’État. Ce fut une réussite. Sa structure appuyée sur des conseils de rivages a apporté à la France le moyen de préserver, en vingt ans, plus de 10 % de son linéaire côtier.
Le Conservatoire, dont Olivier Guichard a été l’artisan, fut créé par la loi en 1975 (après le rapport Picquard écrit en 1974). Son premier titulaire a été Robert Poujade. Je favorisai sa localisation à la Corderie royale de Rochefort, en même temps que j’y fis héberger la Ligue de protection des oiseaux, puis, plus tard, le Centre culturel de la mer. Le Conservatoire français est aujourd’hui un modèle de référence pour d’autres pays.
Les parcs naturels régionaux
Les parcs naturels régionaux ont été, entre 1965 et 1967, apportés par la Datar à la politique de l’environnement. On le doit à Olivier Guichard qui, en arrivant un lundi matin, en 1963, à la réunion des chargés de mission, y lança l’idée d’un « parc de nature et loisirs » proche de la métropole lilloise. C’est Henri Beaugé, chargé de mission à la Datar, qui proposa d’élargir cette intention. Leur création a aussi bénéficié du modèle des parcs régionaux allemands (le Luneburger Heide) et de la naissance des parcs nationaux français, créés par la loi du 22 juillet 1960 mais parfois bloqués (par le droit de chasse).
Il fallait aider à trouver un costume de protection pour de nombreuses zones habitées qui ne pouvaient être traitées dans le « sanctuaire » des parcs ou même en « zone périphérique », et épauler aussi le tiers rural de la France en déclin prononcé (entre 1950 et 1975, 50 000 exploitations avaient disparu).
Une rencontre fondatrice eut lieu en 1966 à Lurs, dans les Alpes-de-Haute-Provence. On doit très largement la réussite de ce rendez-vous à Jean Blanc, un ancien berger transhumant de Provence qui me fut présenté à Saint-Véran. Il fut au cœur de la réflexion et du choix des quelque cent trente-cinq personnes venues là pendant quatre jours, à l’abri du quotidien. Georges Pompidou poussa quelque six préfets, et non des moindres, à s’y rendre.
Plusieurs orientations ont été alors dessinées :
– les parcs ne seront pas des musées, mais des lieux de mémoire ;
– les parcs seront dans la vie, dans le développement (on ne disait pas encore « durable »), dans l’architecture contemporaine, ce seront des lieux d’innovation et d’expérimentation ;
– les parcs seront culturels ou ils ne seront pas ;
– statutairement (et on le doit beaucoup au jeune auditeur au Conseil d’État d’alors, Jean-François Thery), les parcs ne seront pas dotés de législation d’exception et on fera appel, pour la première fois en France, au droit contractuel entre l’État et les collectivités territoriales, sous la forme d’une « charte ».
Puis une mission fut composée (merci à Michel Parent et au concours, par lui, du ministère de la Culture), pour prospecter en France des sites possibles pour de futurs parcs. Enfin, une école un peu exceptionnelle (école sans murs) fut ouverte pour former les quelque quinze candidats (fonctionnaires et non-fonctionnaires) qui passèrent un an en caravane spécialement équipée à travers toute l’Europe, au Japon, aux États-Unis, au Canada, pour voir les réponses faites ailleurs dans le monde à la question de la protection de grands espaces.
L’épisode de la mise en place institutionnelle des parcs naturels régionaux mérite d’être conté : un texte, destiné surtout à protéger l’appellation, fut préparé ; parce qu’il ne créait aucune disposition juridique particulière dans les parcs et que les parcs étaient définis comme territoires « beaux, à protéger, et ce avec l’adhésion des populations », le Conseil d’État hésita à trouver ce morceau de bravoure justiciable d’un décret. Le texte était en panne. Peu après, Jean Maheu, conseiller technique à l’Élysée, et qui avait été à Lurs, en parla, en voiture, au général de Gaulle et l’on vit avec étonnement ce texte « flou » être revêtu de la signature du président de la République (décret du 1er mars 1967).
Aujourd’hui, trente-deux ans après, les parcs naturels régionaux sont au nombre de trente-deux ; dix candidatures montrent que l’appétit est encore là. D’ailleurs, si l’on en juge en termes de prospective, l’avenir est prometteur : 10 % du territoire en France est couvert par des parcs, des réserves et le linéaire protégé du Conservatoire du littoral. Près du tiers des régions d’agriculture non productiviste auront, dans quelques années, en Europe, un statut spécial où protection et développement durable devront se conjuguer. Les parcs régionaux sont maintenant un élément fort du dispositif que l’on pourrait qualifier « d’armature rurale » ou encore « d’aménagement fin du territoire » (R. Poujade). René Passet et Claude Lefeuvre dans Héritiers du futur (1995) plaident pour un schéma national des espaces et de couloirs en forme d’« infrastructure verte ».
Au-delà de ces trois apports
Ces trois apports décisifs à la politique d’environnement sont ceux que l’on peut bien identifier. Mais, plus largement, l’attention au respect de ce que l’on n’appelait pas encore « l’environnement » dans la durée longue était bien en germe dans les différents programmes et plusieurs actions de la Datar.
Contrairement à ce que l’on pense, tout n’était pas fait alors de productivité et d’expansion ; les Trente Glorieuses ont bon dos. La Datar était plus inquiète qu’on ne le croit de l’avenir et se préoccupait des avenirs possibles de la société.
Les grands exercices de prospective2 n’étaient pas pour elle des alibis. Les grandes infrastructures, la politique des métropoles d’équilibre, le freinage de la croissance de la région parisienne (+ 80 000 habitants par an, encore aujourd’hui) n’étaient pas des fins en soi mais des objectifs de demi-siècle.
Cette prospective qui mobilisa notamment Bertrand de Jouvenel et Fernand Braudel, deux pionniers du temps long, faisait aussi place, dans d’autres actions de la Datar, à des « précautions » pour l’avenir. Ainsi l’aménagement des stations touristiques du Languedoc-Roussillon (qui débute en 1963) se fait avec une forte maîtrise foncière pour garder intacts des grands espaces et des « fenêtres » naturelles sur la mer, et pensons aussi aux débuts de la Mission touristique Aquitaine (en 1967 avec Philippe Saint Marc).
Là prirent racine des initiatives pour la pédagogie de la nature, un peu à la manière des field centers anglais. Pensons aussi pour la Corse à Philippe Viannay, lui-même très soucieux de « la nature pour tous ». Et n’oublions pas le travail des commissaires à la montagne.
La préfiguration du ministère
La Datar a préparé l’avènement du ministère de l’Environnement et cela, en plusieurs étapes et en apportant à ce ministère quelques vertus et méthodes de travail. Jacques Belle et moi3, nous nous souvenons bien des apports premiers de la Datar.
Certes, ce n’est pas la Datar qui a proposé une institution ministérielle pour traiter de l’environnement, mais, entre 1969 et janvier 1971, elle a contribué à porter l’environnement au niveau politique sans lequel il n’y aurait pas eu ce premier ministère au monde.
Il faut le dire, une part de l’inspiration est venue des États-Unis en 1969, après une des nombreuses missions que nous y faisions, j’ai préparé une note au Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas. Celui-ci, au même moment, en recevait une de Louis Armand sur le même sujet. Il y était dit en substance que la France devait se préparer à faire face à une nouvelle problématique : celle de l’environnement.
Le 24 octobre 1969, le Premier ministre demandait à Louis Armand un rapport sur ce sujet4 et au délégué à l’Aménagement du territoire un programme de mesures et d’actions.
Côté Datar, je réunis, pratiquement tous les quinze jours, un groupe de travail interministériel. Des mesures simples et, comme il était recommandé, sans coût supplémentaire, furent peu à peu identifiées et présentées en première étape au ministre du Plan d’alors, André Bettencourt, qui évalua immédiatement l’intérêt d’un tel programme. Il présenta lui-même les « 100 mesures » en Conseil des ministres le 10 juin 1970.
Parmi ces mesures, l’une d’elles consista à créer un Haut comité de l’Environnement, comprenant à la fois, les différents ministères et neuf personnalités telles qu’Hubert Beuve-Méry, ancien directeur du Monde, François Bourlière, Jean Sainteny, Philippe Viannay, Haroun Tazieff, Paul-Émile Victor.
Le 7 janvier 1971, en lisant le journal, le délégué à l’Aménagement du territoire apprit que le remaniement ministériel avait conduit le Premier ministre à créer un ministère de l’Environnement à part entière et à y rattacher les personnels qui, à cet instant d’horloge, avaient vocation à s’en occuper ou s’en occupaient déjà. Ce rattachement concerna cinq personnes de la Datar. À ce ministère « de la diagonale », la Datar laissa des manières de travailler, des habitudes propres à cette administration de mission.
Certes, dès le départ, avec le décret d’attributions du 2 février 1971, le ministère de l’Environnement allait se charger de responsabilités propres, donc d’une part de gestion. Mais il lui est resté longtemps (et il lui reste encore) des caractéristiques d’une administration de mission.
Le ministère de l’Environnement a été placé sous ce signe et, aux temps de son premier titulaire, Robert Poujade (de janvier 1971 à mars 1974), a été dirigé par un ministre « délégué auprès du Premier ministre ». Cela n’a pas duré. Et, hélas ! quelques habitudes interministérielles se sont un peu perdues. Ainsi, le Fonds interministériel pour l’environnement5 décidé en comité interministériel, présidé à ses débuts par le Premier ministre en personne, s’est peu à peu transformé en un moyen pour le ministère d’élargir, ici ou là, ses moyens financiers et a fini par être supprimé (en 1996), après avoir été progressivement réduit.
Mais il reste encore, pour ce petit ministère, une certaine facilité pour cultiver sa dimension interministérielle… quand certains ne lui coupent pas les ailes. Robert Poujade, déjà, dans son Ministère de l’impossible, parlait de « guerre de tranchées » avec l’Agriculture, sur la forêt, de la résistance du ministère de l’Industrie pour le contrôle des établissements classés, de la bataille avec la Culture pour les services chargés des sites : « Un gouvernement est rarement une équipe : chacun joue sa partie et il y a des résistances administratives », notait-il. Combien de fois Robert Poujade n’a-t-il pas entendu à son propos : « Écartez ce gêneur… » ?
La Datar, même légère et quelque peu jacobine, s’est dotée de relais dans les régions : les commissaires à la reconversion, aux zones rurales, ou à la montagne, les missions touristiques. Le ministère de l’Environnement, a fortiori, lui aussi, a eu besoin de relais sur le territoire, tant il est vrai, en paraphrasant Napoléon, qu’on « peut gouverner de loin, mais qu’on n’environne bien que de près ». Robert Poujade, dans les quelques mois de mise en place du ministère, décida de se doter de relais n’entrant pas dans la hiérarchie administrative, plutôt des sortes d’inspecteurs régionaux relevant de lui autant que des préfets. Plus encore, il fut obtenu qu’au lieu de créer des agents spécialisés, certains services départementaux – DDE, DDAF, DRIR, etc. – relèveraient, en plus de leur ministre, du ministère de l’Environnement pour les affaires de sa compétence : solution tout à fait originale dans le monde et qui fait appel, là encore, à la dimension interministérielle.
Autre dimension bien héritée de la Datar : celle de travailler en prospective à long terme. Non pas seulement parce que l’écologie, comme le devenir du territoire, l’impose, mais parce qu’il faut constamment travailler avec une société qui se transforme.
L’environnement dans son concept n’est-il pas d’abord de prendre en compte la société ? « Parler de l’environnement, c’est parler de notre société à la recherche d’elle-même », dira Robert Poujade. Cette prospective nécessaire a fait que les responsables de l’Environnement ont toujours été en phase avec les Jouvenel, les Braudel, etc.
L’aménagement du territoire, en principe cantonné dans le « pré carré », avait fait un effort constant (Jérôme Monod) pour prendre en compte la dimension internationale et respirer avec ceux qui, dans le monde, pouvaient apporter de l’air et de la hauteur. Le ministère de l’Environnement a un peu hérité de cette ouverture, mais sans doute plus naturellement du fait de l’écologie sans frontières. Dès le début (1972), la conférence de Stockholm a conduit le ministère à être présent à l’échelle internationale. Ce ministère, par nécessité, cultive l’Europe (dont les directives sont une clef de voûte politique aujourd’hui) et notre appartenance à la planète.
Le développement durable
La liaison entre environnement et développement était inscrite dans l’approche Datar des parcs régionaux ou de la politique de l’eau : elle faisait corps avec l’action régionale. C’est ce qu’on appellerait aujourd’hui du « développement durable ». Et il est bon de rappeler l’exposé des motifs du décret d’attribution du 2 février 1971 du ministère, où figure en toutes lettres « la conciliation entre la croissance économique et l’épanouissement de la vie ». « Cette visée, disait plus tard (en 1974) Robert Poujade, était ambitieuse, mais ne pas avoir d’ambition n’aurait pas de sens. »
Certes on n’en parlait pas alors, les prémisses étaient là de cet « éco-développement » né déjà au début des années 1970 à la veille de la conférence de Stockholm qui allait faire son chemin et n’a pas fini de le faire6. Le développement durable, qui se relie bien à une stratégie de territoires, ne peut qu’être endossé par une Datar attentive à la durée longue et au « ménagement » des ressources et des milieux.
Comment, dès lors, ne pas avoir souscrit à la décision prise en 1997 de réunir Environnement et Aménagement du territoire ? Les treize ministres de l’Environnement successifs depuis Poujade avaient souhaité qu’ils fussent dans la même main.

* Une certaine idée, no 5, 1999, « Aménagement du territoire. Territoire ou territoires ? ».
1. Ce principe a été lancé à l’OCDE et adopté officiellement entre 1970 et 1972.
2. La Datar n’hésitait pas à regarder loin, plus loin qu’on ne le fait aujourd’hui. En avril 1968, par exemple, elle organisa un colloque international de travail sur l’an 2050 (quatre-vingts ans d’anticipation !).
3. Jacques Belle a été le directeur de cabinet de Robert Poujade en 1971 ; moi, le chargé de mission. Nous avons tous deux, en janvier 1971, travaillé sur les textes d’attributions du ministère.
4. Louis Armand prépara ce rapport avec Bertrand Cousin et deux jeunes étudiants, François-Henri Bigard et Christian Gamier, et le remit au Premier ministre le 11 mai 1970. De nombreuses liaisons eurent lieu entre l’avenue Charles-Floquet (la Datar) et l’immeuble voisin de l’Union des chemins de fer, que présidait Louis Armand et où il organisait réunions et auditions.
5. Le FIANE ; je venais de la Datar et avais l’expérience du FIAT et j’avais aussi été à l’origine de la création du Fonds d’intervention de la culture, le FIC (en réunion avec Philippe Viannay et Paul Teitgen).
6. Ignacy Sachs et moi étions présents, avec une vingtaine d’économistes du Nord et du Sud, au séminaire de Founex, en Suisse, en 1971.
Ouvrages de référence
Aménagement et nature, no 116, Trente ans d’environnement, Noël 1994.
Serge Antoine (sous la dir. de), Revue 2000, numéro spécial L’Environnement, 1970.
Serge Antoine, « La France polluée », La Nef, no 43, juillet-septembre 1971 (numéro spécial : Demain c’est aujourd’hui).
Serge Antoine, Jean-Baptiste de Vilmorin, André Yana, Écrits francophones sur l’environnement, t. 1 : 1548-1900 et t. 2 : 1900-1996, Paris, Entente, 1991 et 1996, 342 p. et 272 p.
François Essig, Datar. Des régions et des hommes, Montréal-Paris, Stanké, coll. « Au-delà du miroir », 1979, 299 p.
Jean-Paul de Gaudemar, « Environnement et aménagement du territoire », colloque de Strasbourg, Paris, La Documentation française, novembre 1994.
Olivier Guichard, Aménager la France, Paris, Laffont-Gonthier, 1965.
Jérôme Monod, Transformation d’un pays, Paris, Fayard, 1974.
René Passet, Héritiers du futur, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1995.
Robert Poujade, le Ministère de l’impossible, Paris, Calmann Lévy, 1974, 276 p.

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Hugues de Jouvenel Directeur du Groupe Futuribles sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Je suis fort honoré et heureux que cette journée-débat m’offre l’opportunité de témoigner, ne fût-ce que brièvement, du rôle majeur qu’a joué pour moi la rencontre et, depuis celle-ci, une collaboration presque ininterrompue avec Serge Antoine. En effet, Serge Antoine fut sans doute un pionnier dans bien des domaines : celui de l’aménagement du territoire, celui de l’environnement et du développement durable comme celui de la prospective et des études sur le futur. J’évoquerai ici plus particulièrement ce dernier domaine puisque c’est en cette matière notamment que j’ai eu le privilège de suivre ses pas, de faire avec lui équipage, et que je consacre depuis près de 40 ans toute mon énergie à développer dans le cadre de l’association Futuribles International dont il fut l’un des membres fondateurs.
J’ai pour la première fois aperçu Serge Antoine au milieu des années 1960 alors que j’étais dans la soute d’un superbe bateau sur lequel un éminent urbaniste grec de l’époque, Constantinos Doxiadis, invitait chaque année pour une semaine de croisière dédiée à la réflexion et à l’échange sur l’avenir du monde une vingtaine d’intellectuels, tous plus brillants les uns que les autres. Il était là, autant que je me souvienne, avec Jérôme Monod, Margaret Mead, Buckminster Fuller, sans doute Barbara Ward, Arnold Toynbee et quelques autres.
Je n’ai cependant véritablement fait sa connaissance que quelques années plus tard lors de la création, en 1967, de l’association Futuribles International et de l’installation de celle-ci dans ce merveilleux hôtel particulier de la rue des Saints-Pères, à Paris, où furent rassemblés un grand nombre de ceux qui jouèrent un rôle pionnier dans l’essor de la prospective : outre Futuribles, le Centre d’études prospectives fondé par Gaston Berger, le Collège des techniques avancées que dirigeait Jacques Bloch-Morange, la Sedeis que dirigeait mon père, Bertrand de Jouvenel, et qui éditait la revue Analyse et Prévision, mais aussi l’équipe de la Revue 2000 créée et dirigée par Serge dans le cadre de la Datar. Je l’ai vu alors entouré de hauts fonctionnaires et de dirigeants d’entreprises, toujours pétillant d’idées, curieux de tout, déjà semeur d’avenirs.
Serge faisait partie de ces hommes, comme Olivier Guichard, Jérôme Monod, Pierre Massé (alors président de Futuribles International), Paul Delouvrier, Pierre Piganiol, Bernard Delapalme – j’en oublie certainement – qui, pour un grand nombre d’entre eux, grands commis de l’État, étaient sans état d’âme sur le rôle stratégique de l’État et bien convaincus que celui-ci ne pourrait fonctionner sans que soient développées, en son sein ou auprès de lui, des réflexions sur les futurs possibles et que soit élaborée une vision à long terme.
C’était l’époque où, dans le cadre du Commissariat général du Plan, comme à la Datar, deux structures à caractère résolument interministériel, directement reliées au Premier ministre, se développèrent tant de travaux à caractère réellement prospectif. Serge Antoine en fut vraiment l’un des principaux artisans. Ainsi est-ce sous son impulsion, dans le cadre de la Datar et en lien avec les Oréam, que fut réalisé un des exercices de prospective les plus passionnants et qui demeure une référence : un scénario de la France à l’horizon 2000 qui montrait ce que serait le pays si l’on se contentait de prolonger les tendances et de poursuivre les politiques alors à l’œuvre, dressant une image que l’équipe de direction de la Datar reconnut « inacceptable », ce scénario incitant alors les pouvoirs publics à adopter une autre politique.
C’était aussi l’époque où, prenant conscience des travers de la société de consommation et de son corollaire, le culte de l’éphémère, Serge militait déjà pour le temps long et implicitement, la durabilité. Époque aussi où, constatant « les dégâts du progrès » – notamment les atteintes à la nature – il joua un rôle majeur dans les réflexions sur le patrimoine naturel et culturel.
Il ne lui fallut donc faire qu’un pas de plus pour écrire les « 100 mesures pour l’environnement » et jouer un rôle déterminant dans la création du ministère de l’Environnement dont Robert Poujade raconte si bien les débuts dans son livre le Ministère de l’impossible.
« J’aime celui qui rêve l’impossible » écrivait Goethe. Serge Antoine ne se contentait point de rêver et de faire rêver tous ceux qui ont eu le bonheur de le connaître, il avait en permanence à cœur de leur insuffler une énergie, un enthousiasme, dont lui seul avait le secret. Il n’était pas simplement pétillant d’idées, mais avait aussi un extraordinaire talent pour nous entraîner dans l’action.
Je me souviens d’une conversation avec lui durant laquelle, se référant aux sociétés rurales anciennes, il me disait qu’à l’époque, le relais entre générations était évident parce que, si l’espérance de vie était courte, on plantait néanmoins des arbres pour 300 ans. L’instinct du long terme était présent, la générosité vis-à-vis des générations futures, évidente. Ainsi, du reste, lorsque je l’invitai à écrire un article sur la prospective de la prospective pour le numéro 100 de la revue Futuribles que j’ai créée avec son soutien, il écrivit joliment que « l’initiation à la prospective était presque la règle lorsque la prospective se reliait à l’immuable ou, en tout cas, aux changements longs, aux rythmes séculaires et aux mémoires collectives ». Il dénonçait déjà, en 1986, le fait que celle-ci soit décadente dans l’administration française et soulignait en même temps qu’il « ne fallait point pleurer sur l’enterrement de la planification à papa » mais s’inquiéter que « la politique soit éradiquée de son espérance poétique : celle de la liberté de choisir entre plusieurs futurs possibles ».
Serge Antoine aimait se référer à Fernand Braudel qui écrivait qu’« à l’impossible, tout intellectuel est tenu », ainsi qu’à Jules Verne affirmant que « tout ce qui s’est fait dans le monde s’est fait au nom d’espérances exagérées ». Il aimait collecter les citations sur le futur et m’incita à rassembler avec lui un grand nombre d’entre elles, recueil que j’aurai à cœur de publier.
Il m’est impossible ici de tout mentionner, qu’il s’agisse de la création par ses soins du « Plan Bleu », de « l’Institut Claude Nicolas Ledoux pour les réflexions sur le futur », basé dans la Saline royale d’Arc-et-Senans et où se sont tenues sans doute les meilleures conférences européennes de prospective. Impossible d’évoquer ce jaillissement permanent d’idées, d’innovations qui le caractérisait et le nombre de fois où, tôt le matin, le téléphone sonnait : c’était Serge qui voulait un jour créer un « syndicat des générations futures », un autre jour, une « association pour le plus léger que l’air » et y faire voler une montgolfière baptisée du nom de « Futuribles », ou encore créer un prix du livre pour enfants, couronnant ceux des ouvrages qui donneraient aux petits le goût de l’avenir et les sensibiliseraient au sort de la planète. Beaucoup de ces idées se sont traduites par des actions, souvent d’ailleurs avec l’extraordinaire complicité et l’appui que lui apportait sa femme Aline comme, par exemple, dans ce prix de livres pour enfants.
Est-il besoin, pour conclure, de dire combien Serge Antoine, dans le monde de la haute administration publique dont il était très respectueux, détonait, pouvait même parfois paraître un peu excentrique, comme trop à l’étroit dans son costume de grand commis de l’État ? J’ai souvent pensé que ses cravates joyeuses et éclectiques étaient là un peu comme le reflet de cette utile fonction de « poil à gratter » qu’il jouait si bien.
Au-delà du plaisir que j’ai à évoquer ces souvenirs, au-delà de l’hommage que je veux ainsi lui rendre, il me semble essentiel aujourd’hui de poursuivre dans la voie qu’il a tracée, de prolonger l’action qui fut la sienne et qui, année après année, se révèle toujours plus nécessaire. Nombreux sont, à travers le monde, ses disciples, ses amis. Nombreux nous serons, je l’espère, à continuer son œuvre, accomplie avec tant d’intelligence et de cœur.

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Jacques Theys Responsable du Centre de prospective et de veille scientifique et technique au ministre de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de l’Aménagement du territoire sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Je suis extrêmement ému d’intervenir cet après-midi, d’abord parce que je dois en grande partie à Serge Antoine de faire ce que je fais aujourd’hui, et ensuite parce que je mesure le poids très lourd de la responsabilité qu’il a laissé à tous ceux qui, après lui, se sont engagés sur la voix de la prospective que ce soit dans les domaines de l’environnement, de la ville ou de l’aménagement du territoire.
Dans un article publié en 1986 dans Futuribles, Serge Antoine se demandait s’il y aurait encore de la prospective après l’an 2000. C’est la question qui est posée collectivement à notre table ronde ; mais avant d’y répondre, je voudrais d’abord témoigner de ma reconnaissance personnelle pour tout ce qu’il m’a apporté, au-delà même de ma vie professionnelle ; car il me semble qu’il doit y avoir place aussi, dans ce colloque de témoignage, pour la reconnaissance.
Si je me suis intéressé à l’environnement depuis trente ans, et si, aujourd’hui, je suis responsable d’un service de prospective qui pendant longtemps a été commun à l’Environnement et à l’Équipement, c’est essentiellement parce que j’ai eu la chance de rencontrer Serge Antoine dès les années 1960, au moment où il était encore à la Datar, puis au début des années 1970, quand il était au cabinet de Robert Poujade.
C’est lui qui, après m’avoir permis d’obtenir une bourse pour les États-Unis et d’assister à la conférence de Stockholm, m’a fait venir en 1973 au secrétariat général du Haut comité de l’Environnement pour m’occuper d’abord d’économie puis de prospective. C’est lui aussi qui, au moment du « ministère d’Ornano », a suscité la création, en 1979, d’un « groupe de prospective » commun aux ministères de l’Environnement et de l’Équipement dont le Centre de prospective et de veille scientifique – que je dirige actuellement – est directement issu.
C’est à lui enfin que je dois la conception – pas encore perdue – d’un service public ouvert, créatif, anticipateur, sans laquelle il m’aurait été très difficile de continuer, comme je l’ai fait depuis trente-cinq ans, à travailler dans l’administration. Voilà sans doute l’héritage le plus précieux, et le plus inestimable.
À quel point cette vision du service public, symbolisée par la personnalité même de Serge Antoine, était « extraordinaire », c’est ce que je perçois aujourd’hui mieux rétrospectivement ; et je voudrais simplement pour clore ce témoignage de reconnaissance, en donner deux exemples.
À peine deux mois après mon arrivée au secrétariat général du Haut comité de l’Environnement, j’ai eu l’occasion exceptionnelle de coorganiser à Arc-et-Senans un colloque réunissant chercheurs et directeurs du « nouveau » ministère ou membres du cabinet sur le rapport du Club de Rome1. Ce colloque est à l’origine de la création du « groupe Gruson » chargé – déjà – de faire des propositions sur la mesure de la croissance et de la richesse, sur l’économie de l’environnement ou sur la lutte contre le gaspillage… Qu’il soit donné à un nouvel arrivant de moins de vingt-cinq ans une telle opportunité est quelque chose qui serait aujourd’hui inimaginable dans l’administration française.
Autre illustration de cet « inimaginable » : lorsque nous avons installé le « Groupe de prospective » commun à l’Environnement et à l’Équipement c’est Serge Antoine qui a obtenu, contre vents et marées, que celui-ci soit situé dans un endroit « neutre », et donc extérieur aux deux administrations, d’abord rue Gay-Lussac, puis rue de Varenne, à proximité des locaux de Futuribles et de la Revue 2000. Au-delà du souci de neutralité, cette localisation, qui a étonnamment survécu à la séparation des deux ministères, répondait aussi dans son esprit à l’idée que la prospective devait être la plus ouverte et libre possible, en situation de « miroir », de think tank externe, ce qui, là encore, serait difficile à concevoir dans l’administration d’au¬jourd’hui.
Cela me permet d’en venir tout naturellement au cœur du débat de cet après-midi qui porte sur l’évolution de la prospective au ministère de l’Environnement, et à l’héritage de Serge Antoine dans ce domaine.
Pour ce dernier il y avait une relation de proximité évidente – il utilisait le mot de « complicité » entre la prise en compte du long terme (donc le développement de la prospective) et l’émergence de l’environnement comme préoccupation collective. Ce n’était donc pas un hasard si la problématique de l’environnement avait été portée en France, à l’origine, par des « prospectivistes » comme Bertrand de Jouvenel ou Louis Armand, et mise sur la place publique par le rapport du Club de Rome. Il avait, en conséquence, une vision entièrement ambitieuse du rôle de la prospective dans la politique de l’environnement en cours de constitution : elle devait, à la fois accompagner la croissance du nouveau ministère, lui être directement utile, et élargir son champ d’action, défricher en permanence de nouvelles voies et de nouvelles idées. Être à la fois une ressource et une « avant-garde ».
Accompagner la fondation et la croissance du ministère, cela voulait dire d’abord investir les champs classiques de la politique de l’environnement. Tous les domaines traditionnels de cette politique ont ainsi, à l’initiative de Serge Antoine, fait l’objet, dès les années 1970, de travaux de prospective : l’eau, les pollutions, les risques, la Méditerranée, le bruit, la protection de la nature… C’est à lui que l’on doit, par exemple, le lancement, à la fin des années 1970, de ce qui a été à ma connaissance, la dernière étude de prospective sur les parcs nationaux réalisée en France2. Et il n’y a pas eu, depuis cette même époque d’équivalent à ce qu’il a fait réaliser sur la prospective des pollutions3.
Être à « l’avant-garde » c’était aussi, en permanence, s’intéresser aux signaux forts, aux idées nouvelles, aux dynamiques d’innovations, aux ruptures possibles… Serge Antoine aimait le chiffre 100 et, après les Cent mesures, l’une des premières initiatives qu’il a prises lorsqu’il a lancé la prospective de l’environnement, c’était de faire la liste des « cent innovations ou idées nouvelles » qui pourraient améliorer la qualité de l’environnement en France. On y trouvait déjà « les circuits courts de distribution », « l’écovignette sur les poids lourds », « l’habitat autonome en énergie4 », le « covoiturage » ou même la maîtrise des transports de marchandises à longue distance… ou à « une limitation de la taille des établissements industriels ou des entrepôts » – ce qui apparaîtrait aujourd’hui encore comme une révolution. En fait, sous son impulsion, presque tous les sujets dont nous parlons actuellement à travers le développement durable ont fait l’objet de travaux exploratoires : la lutte contre le gaspillage, les nouveaux indicateurs de richesse, les emplois écologiques, l’aménagement du temps, l’impact des OGM, la finalité verte, la taxe mondiale sur les transports aériens pour financer le développement des pays du Sud5… Je me souviens, par exemple, d’une étude qu’il a commandité sur les impacts de la production de biocarburants au Brésil : les conclusions étaient assez proches de celles faites récemment par l’OCDE sur les biocarburants de première génération… c’était il y a presque un quart de siècle !
Tous ces thèmes, déjà classiques on encore exploratoires, constituaient autant de dossiers de couleurs différentes sur le bureau de Serge Antoine, et souvent autant de groupes de travail associant les personnes les plus diverses et les instituts de prospective les plus prestigieux (Batelle, Hudson Institute…). Il suivait tous les sujets, avait toujours des suggestions pratiques à faire, et disposait d’un réseau tellement extraordinaire que même dans les domaines les plus pointus et inattendus, il arrivait toujours à trouver des ressources et des gens pour travailler pour lui… et faire des propositions utiles…
Il avait aussi, comme Hugues de Jouvenel l’a dit, une aptitude extraordinaire à passer du global au local et à donner une dimension internationale même aux préoccupations ou aux enjeux les plus circoncis ou territorialisés. On sait le rôle déterminant qu’il a joué pour développer la prospective en Méditerranée à travers la création du Plan bleu. Son implication dans les travaux menés par les Nations unies ou le Club de Rome est également bien connue. Mais il ne faut pas oublier qu’il s’intéressait aussi énormément à l’Europe. Et parmi les mille choses qu’il a faites, il faut rappeler la création, avec Edgar Faure, de l’Institut pour une politique européenne de l’Environnement, longtemps situé près de Futuribles et du Groupe de prospective, institut qui a joué un grand rôle pour constituer un espace européen de l’environnement. Si l’on ajoute son intérêt bien connu pour les régions, c’était donc toutes les échelles géographiques qu’il intégrait dans ses préoccupations pour le futur, souci qu’il partageait avec René Dubos et Barbara Ward, auteur de la formule « Penser globalement, agir localement ».
Tout cela peut donner une image très irénique de ce qu’était la prospective de l’Environnement sous son impulsion. Mais, il faut bien constater qu’à cette époque la distance entre la qualité des travaux à long terme et les réalités de l’action était aussi particulièrement importante. À l’intérieur du ministère les conflits avec les directions opérationnelles, par exemple sur la prospective des pollutions, étaient très fréquents. L’opinion publique et les médias n’étaient pas encore suffisamment sensibilisés ni « mûrs » pour relayer les messages d’alerte ou les propositions nouvelles issus des travaux. Il n’y avait pas non plus, dans la communauté scientifique ou les milieux diplomatiques, de relais suffisant pour occuper de manière pérenne et stable les terrains internationaux que Serge Antoine tentait d’investir. Efficace pour poser les problèmes, la prospective n’avait pas la capacité nécessaire pour déplacer les jeux d’acteurs et convaincre de l’utilité de certaines solutions. Elle correspondait à une première phase des politiques de l’environnement – celle des fondations et de la prise de conscience. Mais cette phase est aujourd’hui dépassée.
Serge Antoine avait trois rêves. Il avait d’abord une vision très ambitieuse du haut fonctionnaire ou de l’homme politique comme « celui qui se porte en avant des certitudes », qui « prend le risque du futur » – ce qui donnait à la prospective une fonction irremplaçable dans la modernisation de l’État. Il voyait, ensuite, le ministère de l’Environnement comme « le ministère du futur ». Enfin, il imaginait l’environnement comme un lieu privilégié de synthèse ou de réconciliation entre nature et culture, local et global, mémoire et avenir – c’est-à-dire comme le point d’appui d’une véritable « révolution culturelle ».
Qu’en est-il aujourd’hui de ces rêves ?
À ma connaissance il n’y a plus aujourd’hui qu’un demi-poste affecté à la prospective au ministère de l’Environnement – ce qui, malgré toute la compétence et la bonne volonté de celui qui l’occupe, permet difficilement de parler, comme il l’espérait, de « ministère du futur » !
On est loin, également, de la vision très ouverte et transversale qu’il avait de l’environnement. Petit à petit, le champ qui était celui de l’environnement dans les années 1970 s’est rétréci pour faire place à une conception techniciste et sectorielle qui évoque beaucoup plus le traitement de l’eau et des déchets ou les économies d’énergie que la culture, la qualité de vie, ou le patrimoine. Il est d’ailleurs symptomatique que l’on soit passé aujourd’hui d’un ministère de l’Environnement à un ministère de l’Écologie.
Enfin l’idée d’une prospective qui se situe en « avant des certitudes », en « avant-garde » et d’un « État anticipateur » a laissé place à celle, sensiblement différente, d’une prospective venant en appui d’un « État stratège ». Il s’agit moins, aujourd’hui, de mettre sur la place publique de nouveaux problèmes, de nouvelles idées, que de définir concrètement, et avec les acteurs concernés, les voies les plus intelligentes pour atteindre les objectifs politiques que l’on s’est fixés. D’ailleurs l’État a perdu en grande partie le monopole qu’il avait encore pendant les « Trente glorieuses » de préparation de l’avenir. On va donc, semble-t-il, vers une conception de la prospective beaucoup plus modeste, beaucoup plus intégrée à la gestion et qui ne s’accorde pas toujours avec la vision plus ouverte, imaginative, innovatrice et distanciée qui était celle de Serge Antoine…
Je pourrais m’arrêter à ce bilan plutôt sombre, mais ce serait, me semble-t-il, trahir le message d’optimisme et de confiance en l’avenir qu’il nous a précieusement laissé en héritage. Comme toutes les grandes espérances, comme toutes les pensées fortes, je crois foncièrement que tous les rêves de Serge Antoine – bien au-delà de ceux que je viens de citer – se réaliseront un jour ; et, pourquoi pas, dans un futur pas trop lointain, encore faut-il, pour cela, que nous fassions collectivement vivre son œuvre et sa mémoire, au-delà de tous les témoignages si émouvants, exprimés au cours de cette journée…

1. Donella H. Meadows, Dennis L. Meadows, Jørgens Randers et William W. Behrens III, Halte à la croissance ? Rapport sur les limites de la croissance, Paris, Fayard, coll. « Écologie 3 », 1972. (Rapport établi par le Massachusetts Institute of Technology à la demande du Club de Rome et paru en anglais sous le titre The Limits to Growth. Trad. de l’anglais par Jacques Delaunay ; préf. de Robert Lattès. L’édition française comporte un texte de Janine Delaunay : Enquête sur le Club de Rome.)
2. Jacques Navarin, Vers les parcs du XXIe siècle. Éléments pour une politique à long terme, Paris, Ministère de l’Environnement et du Cadre de vie, 1979.
3. Étude sur la hiérarchisation des pollutions à l’horizon 1985-2000 dont le résultat a été publié par la Revue 2000.
4. Association d’études et d’aide pour un autre développement rural, Vers l’autosuffisance énergétique de l’habitat dispersé, Paris, Ministère de l’Environnement et du Cadre de vie, Mission des études et de la recherche, 1980.
5. Rapport réalisé par Ignacy Sachs.

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« Environnement et prospective »

Auteur : Serge Antoine

source : Revue 2000 N° 44  1978

Que l’Institut pour l’analyse de système à Vienne (Autriche) consacre une large part de ses travaux à l’environnement, que l’une des premières sorties de l’exercice « Interfuturs » de l’OCDE soit consacrée à l’environnement, que Bertrand de Jouvenel ou Louis Armand aient consacré tant de temps à l’environnement, n’est pas fortuit.
La conscience et la politique de l’environnement sont très liées à une vue à long terme des choses et de la société.
Le pays des profondeurs
La première raison provient de ce que l’environnement et la qualité de la vie sont nés parce que les structures politiques et administratives avaient trop peu pris en compte ce que j’appelle « le pays des profondeurs » : celui de ses inquiétudes profondes, mais aussi celui de ses racines. Les sociétés rurales (et les sociétés qui ont suivi mais qui étaient encore proches d’elles) avaient un rythme millénaire : celui du « temps long » des grandes évolutions séculaires, des contrats de génération qui explique aussi bien les paysages de l’Europe que les cathédrales du Moyen Âge que l’on a quelquefois mis 300 ans à construire. Les sociétés rurales charriaient avec elles, dans leurs superstructures politiques, ces dimensions longues que nos sociétés de l’éphémère, de l’événementiel et de la consommation ont tendance maintenant à éliminer.
Les grandes respirations ne peuvent plus se faire aujourd’hui et nous devons nous contenter de celles, admirables, il est vrai, des médiateurs ; des historiens comme Toynbee, Duby ou Leroy-Ladurie (dont les fresques rurales passionnent en ce moment beaucoup de citadins). Le Cheval d’orgueil, récit d’un paysan perdu entre deux civilisations, s’est vendu à plus de 500 000 exemplaires.
Or nos sociétés de consommation rapide des choses, du temps, de l’espace, nos sociétés de macadam ont fini par entraîner des ruptures avec le milieu. Louis Armand, qui est mort il y a quatre ans, et qui a été l’un de ceux à qui l’on doit la mise en place d’une politique de l’environnement en France et qui est aussi un des quatre grands de la prospective française contemporaine, a dit que l’environnement était moins né de la pollution que de cette rupture « de langage familier » entre la société et le milieu. « II faut, disait-il, réapprendre la grammaire de nos relations individuelles avec la nature. » La réintroduction du long terme et de prospective est donc, à mes yeux, tout à fait parallèle et même intimement liée à la prise en compte des facteurs qualitatifs rejetés jusqu’alors de la scène politique et même socio-culturelle. En est un signe, l’extraordinaire « complicité » qu’il y a eu entre hommes de la prospective et ceux qui se sont efforcés de faire émerger des dimensions qualitatives. Bertrand de Jouvenel est de ceux-là qu’il faut saluer aujourd’hui à la fois comme l’un des grands lanceurs de prospective et comme l’un des tout premiers à nous avoir fait découvrir cette autre économie politique qui commence seulement à naître celle des « aménités ».
Des milieux de longue évolution
La deuxième raison, qui explique les rapports étroits entre la prospective à long terme et la politique de la qualité de l’environnement, provient de ce que les données mêmes du milieu de vie et du cadre de vie sont des données longues.
Si nous pensons aux milieux, à l’eau ou à la forêt, par exemple, nous savons bien qu’ils impliquent pour leurs changements, volontaires ou involontaires, des périodes qui sont assez longues. L’eau de la Méditerranée, sur laquelle la France travaille en ce moment avec dix-sept autres pays de cette mer internationale à l’horizon des cinquante prochaines années, dans un projet de prospective que j’appellerai volontiers « Méditerranée + 50 » et que l’on qualifie officiellement de « Plan bleu », se renouvelle tous les 80 ans ; celle de la mer Noire, tous les 250 ans.
Quant aux forêts que l’on abat, on sait toute la lenteur qu’il faut pour reconstituer le tapis végétal. Je n’ai pas vu de meilleure pédagogie prospective que celle de l’Office national des forêts qui, dans les zones urbaines boisées qu’il a dû élaguer et que les citadins sont pressés de voir reverdir, affiche : « Ici, semis de plantations en 1976, milieu végétal reconstitué en 1985, forêt normale en 2070. » N’est-ce pas Napoléon qui avait adressé au corps des forestiers une circulaire pour qu’ils prennent en considération, pour les plantations nouvelles, l’usage que l’on fera du bois un siècle après ?
Et si l’on se réfère au cadre de vie, les rythmes sont-ils plus rapides dans les milieux artificiels ? Alfred de Musset ne disait-il pas en 1834 déjà : « Nous ne vivons que de restes ; notre société n’a pas réussi à imprimer aux villes la marque de notre temps. »
L’urbanisme opérationnel doit allégrement sauter 50 ans pour avoir un sens. Rappelons-nous Paul Delouvrier, qui, en 1965, a été l’un des premiers « décideurs » à parler publiquement de l’horizon 2000 ou 2020 à propos de la région parisienne dont il avait la charge, même si l’on pouvait contester l’ambition chiffrée de ses prévisions de population.
La prospective à long terme et la prise de conscience de l’environnement ont donc vocation à être étroitement liées. Mais cela n’est pas automatique et il faut même un bon humus pour que pousse la fleur.
La nécessaire recherche prospective
Une politique de l’environnement se doit d’abord de promouvoir des recherches sur le long terme. Il est indispensable, non seulement d’effectuer des recherches sur la pollution et de recenser les moyens d’y remédier, mais il faut passer du temps à une recherche sur la recherche pour dégager les tendances à long terme qui résultent de l’évolution constatée et calculer les conséquences en chaîne, mesurer les futurs possibles, envisager les accidents, les conséquences de politiques plus ou moins dures de l’antipollution, examiner les résultats d’une croissance économique moins forte ou ceux d’une « autre croissance ».
Il est essentiel que les chercheurs consacrent du temps à nous prévenir des situations probables dans divers cas de figure et déterminent notamment les phénomènes irréversibles « les points de non retour1 » ou les durées longues de récupération, par exemple, les 250 ans qu’il faudrait pour récupérer certains grands lacs américains ou la Baltique. En second lieu, la politique de l’environnement et de la qualité de la vie n’a pas de meilleur auxiliaire que la conscience et la mentalité des hommes dont les réflexes de survie sont, je me range dans les « optimistes », assez grands mais que l’on ne mobilise pas assez.
Les faits porteurs d’avenir et les risques, l’opinion commence à les connaître (le Club de Rome a eu un grand rôle de vulgarisation, à la fois prospectif et environnemental, à cet égard). Or, que constatons-nous ? Non une démobilisation ni même une attitude défensive de « croissance zéro », mais une approche beaucoup plus profonde et durable qui tend à promouvoir une gestion de ressources « en bon père de famille » ou à susciter une lutte contre les « gaspillages ». Des pays cherchent des pistes de l’« éco-développement » et s’efforcent d’échafauder une nouvelle économie politique. En France, le rapport d’un groupe sur l’antigaspillage2 a eu un retentissement en profondeur assez grand et annonce des changements à long terme.
« Ménager » l’espace
La relation qui devrait se développer entre l’environnement et la prospective relie l’espace et le temps qui sont des dimensions de référence conjointes, pour la prospective sociale à long terme. La prospective à long terme réunit donc environneurs et aménageurs.
Sur le temps long, seule une stratégie géographique de la qualité peut être suffisamment puissante pour valider l’aménagement du territoire3.
Pardonnez le jeu de mots, mais il exprime ce que je sens : « Le ménagement des ressources » passe par un bon « management du territoire ». Comme l’eau ou l’air et, peut-être plus encore, l’espace est une denrée rare. De grands savants d’un pays, pourtant vaste, l’URSS, le rappellent souvent avec raison.
Il est important de le rappeler et de bien relier aménagement du territoire et prospective sociale parce que, dans notre société, encombrée de messages et de tentations, on risque après la sagesse paysanne des millénaires, de faire n’importe quoi. La modification « volontaire » des climats devient un réel problème international. Et comment en serait-il autrement ? lorsqu’on voit de plus en plus de « décideurs » se lancer dans n’importe quelle aventure sans réfléchir à ses conséquences et se lancer comme le roi de Courtelande que fait parler Audiberti :
Vous avez plein de marécages n’est-ce pas ? Eh bien, qui nous empêche de planter dedans d’énormes tuyaux de fer-blanc, je dis bien de fer-blanc, comme le fer-blanc des gouttières, afin de rassembler toute l’eau dans une vallée et que, de là, elle se rende dans les fleuves. Sur les marécages, le blé poussera. L’ Angleterre n’en produit guère, elle nous en prendra 15 bateaux par an !
Avec une nouvelle sagesse de la maîtrise de la géographie en devenir et une grande attention aux cycles et aux temps longs, nos sociétés européennes sont capables de se sauver. Et de retrouver aussi le sens de leur histoire. Sans elle, on peut craindre le pire.
« Soyez polis, disait Prévert, avec la terre et le soleil… »
Il faut être aussi très poli avec la terre et avec le soleil, il faut les remercier pour la chaleur, pour les fruits, pour tout ce qui est bon à manger, qui est beau à regarder, à toucher, il faut les remercier. II ne faut pas les embêter, les critiquer ils savent ce qu’ils ont à faire, le soleil et la terre alors, il faut les laisser faire, ou ils sont capables de se fâcher ; et puis après, on est changé en courge, en melon d’eau ou en pierre à briquet et on est bien avancé…

* Revue 2000, no 44, 1978, p. 46-47.
1. Le Centre international de réflexions sur le futur d’Arc-et-Senans a accueilli, au cours des dernières années, des rencontres de travail intéressantes, sur ce thème de l’« irréversible ». Par exemple, Pugwash, ou encore deux réunions sur les espèces végétales en voie de disparition en 1973 et 1975. Dans le cadre de l’année européenne du patrimoine architectural, enfin, la conservation architecturale de longue durée a fait l’objet de travaux de groupe.
2. Groupe que j’ai contribué à mettre en place et qui, en un an, après la crise du Kippour, a préparé un rapport sur une nouvelle conception de la politique économique axée sur une définition plus qualitative des ressources et de l’environnement. Il a été présidé par Claude Gruson.
3. Voir l’exposé de Serge Antoine au colloque sur « La qualité de la vie et de l’avenir » organisé par les syndicats IG Metall à Oberhausen (RFA), 1972.

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Dominique Dron Professeur à l’École des mines de Paris sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

La prospective aujourd’hui est un outil opérationnel, un outil politique et un outil anti-résignation par rapport aux tendances. En particulier quand les tendances vous envoient dans le mur, voire dans plusieurs à la fois, il est tout à fait utile de savoir, à nouveau, mobiliser un outil qui a fait ses preuves.
Pour appuyer cette affirmation, je voudrais faire part de deux observations. La première, c’est l’expérience de la cellule « prospective et stratégie » que j’ai eue l’occasion de diriger pendant cinq ans, créée par Michel Barnier, puis soutenue par Corinne Lepage et, jusqu’en 2001, par Dominique Voynet. La deuxième concerne l’arrivée sur la scène française de ce que l’on appelle par un terme anglo-saxon le backcasting, c’est-à-dire la reconnaissance du fait qu’il est légitime de se fixer des objectifs indépendamment des tendances, quand ces objectifs sont souhaitables et issus d’une analyse scientifique, sociétale ou autre, et qu’il est encore plus légitime, suite à la fixation de ces objectifs, d’essayer de savoir comment on y arrive. Je peux vous assurer que, dans les années 1990, cette évidence était loin d’être partagée en France.
Pour la cellule « prospective et stratégie », effectivement c’était prospective et stratégie ; c’est-à-dire que l’idée était de produire des propositions de court terme, en phase avec des visions de moyen et long termes portées, elles, par des résultats de travaux scientifiques de tous styles. Pour faire cela, il fallait absolument croiser les regards de manière continue et avec rigueur. Pour croiser les regards, la base de cette prospective fut un comité de pilotage composé, quels que soient les sujets, des mêmes personnes qui étaient là intuitu personae, ne se sentant donc pas représentants de leurs organisations : c’était très important. Ce comité de pilotage était composé de six personnes venant des entreprises, deux élus (un national et une européenne), deux associatifs et cinq experts venant des pouvoirs publics (Commissariat du plan, économie, équipement, prospective, énergie), tous donc à titre personnel.
Il fallait absolument tenir compte des connaissances les plus à jour. En effet, un autre point à souligner est que parfois, la prospective est un alibi pour faire table rase des résultats connus. Il faut quand même savoir dire ce que l’on sait, et en tenir compte. Par exemple, nous n’allons pas faire de prospective de l’agriculture, sans tenir compte du fait que Harvard vient de sortir un résultat montrant que le risque de maladie de Parkinson est accru de 70 % chez les manipulateurs de pesticides…
Croiser les regards, s’appuyer sur des résultats divers d’une manière solide, rassembler les analyses autour d’un secteur économique : à l’époque, c’était très différent et complémentaire de l’optique de l’analyse environnementale qui était plutôt de savoir ce que l’on fait pour l’eau, pour l’air, pour les risques, etc. Là, l’idée était de savoir ce qui allait se passer dans les transports, ce qui allait se passer sur l’agriculture, ce qui pourrait se passer autour des questions de déchets ou d’économie publique, avec un souci de soutenabilité de l’ensemble. C’est vrai que derrière, il y avait une idée de stratégie de secteur et de stratégie commune société-entreprises ; mais cette stratégie devait être soutenue par une analyse de tendances de long terme, une analyse de phénomènes pouvant porter sur le long terme. Le mode de production requis est forcément dès lors le partage, la confrontation et la jonction des savoirs les plus multiples possibles.
Un autre point sur lequel je voudrais insister parce que j’ai l’impression que cela ne se fait plus beaucoup, c’est qu’il était consubstantiel à ce projet de donner une visibilité forte au produit, et ce pour deux raisons. La première est qu’il fallait alimenter le débat, c’est-à-dire que tout ce que nous savions ou apprenions devait être connu du plus de gens possible, de sorte que les choses progressent d’une façon efficace et honnête, avec la contestation éventuelle venant d’autres sources de savoirs. La deuxième chose est que cela oblige à avoir de la rigueur parce que lorsque ce que vous publiez déclenche 140 articles ou émissions de télé ou de radio – je pense au premier rapport « Pour une politique soutenable des transports » –, vous pouvez être sûrs que si vous écrivez quelque chose qui n’est pas totalement vrai, vous n’allez pas être ratés au tournant. Quand vous savez cela, vous êtes obligés d’être rigoureux.
Résultats :
– une visibilité immédiate beaucoup plus forte du ministère, par exemple sur le secteur des transports ;
– mais surtout l’évidence que cet exercice permet d’ouvrir les possibles, exactement dans l’esprit de ce qui a été dit jusqu’à présent, par relaxation des enjeux immédiats, donc relaxation des contraintes mentales ;
– une qualité de relations interpersonnelles tout à fait extraordinaire au sein du comité de pilotage et avec lui notamment ;
– et, du fait de l’écho qu’ont eu ces travaux de prospective et stratégie, manifestement une attente sociale très forte de ce que des gens proposent une lecture cohérente de la diversité de ce qui pourrait se passer, et de ce qui se passe, de ce qu’on lit par morceaux dans la presse ou les ouvrages. C’est vraiment une demande très importante : j’ai l’occasion aujourd’hui de faire nombre de conférences surtout sur les sujets « climat, énergie et écosystèmes », et c’est clair qu’il y a une demande extrêmement forte de compréhension et de capacité à prendre les choses en main. C’est dans cette ambiance qu’une circulaire du Premier ministre de 1996 avait recommandé de la prospective dans tous les ministères. Et c’est la même année que naquit la première stratégie nationale du développement durable en France. Nous étions dans cette mouvance-là.
Par ailleurs, il est légitime pour la prospective de se donner des objectifs. Cette légitimité de l’existence d’une vision, que je vais appeler politique parce qu’il s’agit de l’organisation de la cité, dans les travaux techniques, est aujourd’hui présente de manière emblématique dans ce que l’on appelle maintenant « le facteur 4 » : comment faire pour diviser par 4 ou 5 les émissions de gaz à effet de serre d’un territoire national. Cet exercice est fait à tous les niveaux : agglomérations, départements, régions, ministères sectoriels, entreprises, non seulement pour la réduction des gaz à effet de serre mais aussi pour l’adaptation d’un territoire au climat. Je ferais là un parallèle avec l’un des sujets favoris de Serge Antoine : qu’est-ce qu’un territoire ? Qu’est-ce que cela peut devenir ? Comment cela peut-il être organisé ? Comment cela peut-il évoluer ? Qu’est-ce que cela peut supporter ? Aujourd’hui, à la fois du fait de l’évolution du contexte géopolitique, économique et à la fois à cause des questions de climat, mais aussi d’imprégnation chimique des écosystèmes, les territoires sont sujets à bouleversements, non seulement socioéconomiques et paysagers, mais aussi par les évolutions du climat et des écosystèmes.
Il va donc falloir de nouvelles représentations et, parce que le territoire est le lieu commun de tous, le lieu commun à toutes les problématiques puisque c’est là qu’elles doivent trouver, in fine, une cohérence de fait, à quand le même travail « facteur 4 » sur l’appauvrissement biologique – la biodiversité c’est quand même notre ceinture de sécurité climatique et si les écosystèmes ne tiennent pas, nous non plus – et sur l’imprégnation chimique ?
Cette démarche de prospective, pour conclure, est vraiment très adaptée à la période que nous vivons. Nous vivons de forts changements de contexte ; par exemple, les dégâts climatiques totaux ont quintuplé en trois décennies et atteignent 700 milliards de dollars pour la décennie 1990, 350 milliards de dollars rien que sur 2004-2005. Le contexte change aussi fortement sur les questions énergétiques, et nous voyons très bien que des perspectives d’accords politiques bilatéraux ou régionaux, notamment Sud-Sud, réduisent peu à peu la part du marché dit mondial de l’énergie. Les fondamentaux de notre dernière moitié de siècle, celle sur laquelle nous avons construit nos économies et notre société, sont donc fortement remis en question. Pour certains, cela peut même être très rapide. En effet, certains financiers expliquent que les modifications très fortes, par exemple, des questions de géopolitique énergétique, pourraient intervenir bien avant 2010. Or, notre évolution sociétale, sociale va plutôt être du ressort de l’évolution structurelle d’ensemble, cohérente, que de l’ajustement à la marge. Pour faire un peu d’humour, je dirais que Jean-Baptiste Say est rattrapé par la réalité, lui qui affirmait que « si les biens naturels n’étaient pas inépuisables, nous ne les obtiendrions pas gratuitement ».
Aujourd’hui donc, la prospective est absolument capitale pour résoudre ces problèmes. Il y a toujours plusieurs façons de répondre à des évolutions de contexte et là aussi, il va falloir de la prospective avec objectifs explicites, sachant qu’à un objectif sont associés des éléments qui ne sont pas indifférents. Par exemple, quelles sont les conséquences redistributives entre secteurs d’activité, entre groupes d’acteurs, associées à telle ou telle image de l’avenir ? Ce n’est absolument pas neutre.
Il va donc falloir rouvrir les possibles en levant les contraintes mentales, et je crois que c’était le sport favori de Serge Antoine. Il y a des choix majeurs à faire, pas uniquement techniques et ce, à tous les niveaux de responsabilité et toutes les échelles géographiques. J’espère que les prospectives vont pouvoir proposer une table de rencontre, de franchise, de concertation et de liberté, parce que nous avons besoin de marge de manœuvre pour nous et ceux qui nous suivent.

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Sébastien Treyer Chargé de mission Prospective à la D4E, au ministère de l’Écologie et du Développement durable sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

au ministère de l’Écologie et du Développement durable
Je suis très honoré de pouvoir prendre la parole en hommage à Serge Antoine et à la suite des oratrices et orateurs précédents dont j’essaye, du mieux que je peux, de reprendre le flambeau dans ce ministère de l’Écologie. Je ne suis pas du tout à la même échelle que ce qu’ont pu faire Jacques Theys et Dominique Dron, mais si j’interviens c’est parce que je suis aujourd’hui chargé de mission Prospective au ministère de l’Écologie.
Modestement, en premier point, je voudrais témoigner que, moi qui suis en train d’essayer de contribuer à la prospective pour l’environnement, moi qui suis en train d’essayer de construire un parcours dans ce domaine, je suis vraiment frappé de remarquer que j’ai rencontré l’influence de Serge Antoine partout depuis huit ans, déjà dans mon parcours de doctorant cherchant à faire une thèse en matière de prospective au sein du CIRED dont j’ai appris aujourd’hui que Serge Antoine avait contribué à la création. En travaillant sur les domaines de la prospective et de l’action publique, on voit évidemment que c’est marqué par l’influence de Serge Antoine. Par ailleurs, je me suis intéressé à un cas d’étude exemplaire dans ces domaines de prospective et d’action publique, à savoir celui du Plan bleu, cas exemplaire de la mise sur l’Agenda des questions d’environnement dans un contexte international complexe, au moyen de la prospective et des références scientifiques. J’ai aussi rencontré l’influence de Serge Antoine dans mon parcours ici, au ministère de l’Environnement, en tant que chargé de mission Prospective au sein du service de la recherche qui lui doit beaucoup également. Je suis donc cerné par l’influence de Serge Antoine, c’est de bon augure et j’espère que cela va m’aider, je le crois en tout cas.
Depuis huit ans, je vois se confirmer l’importance des questions de prospective pour l’environnement, et elles ont toutes la marque de l’intuition et de l’engagement de Serge Antoine.
Je voudrais réagir à cette question sur ce que l’on peut faire en prospective au service de l’État aujourd’hui. Moi qui essaye de reprendre le flambeau des deux orateurs précédents, je sens le poids de cette transmission, mais je vais tenter d’expliquer la façon dont je vois cette mission de prospective, en tant que chargé de mission Prospective au sein du ministère de l’Écologie. Pour ma part, j’essaye d’introduire de la prospective là où c’est possible et pertinent dans les politiques publiques de ce ministère. Mon constat est qu’effectivement, le besoin de prospective ne cesse de transparaître, même si la demande officielle varie parce qu’on voit bien que le Commissariat du plan, lancé sur la prospective en 2003, est aujourd’hui devenu un centre d’analyse stratégique et finalement, il se rend compte qu’il doit faire de la prospective. Enfin, on voit bien que l’on tourne autour de quelque chose.
En participant au réseau interministériel de prospective, je me suis retrouvé avec des homologues d’autres ministères, et nous avons partagé à la fois le constat que nous sommes souvent plutôt seuls à travailler sur ces sujets, et le paradoxe du projet essentiel de la prospective pour l’État. Puisqu’elle doit se porter en avant des certitudes, elle suppose d’être le trublion, l’agitateur, et pourtant, elle doit être institutionnalisée afin de pouvoir exister. Je me dis qu’il faudrait que nous soyons tous des Serge Antoine pour à la fois trouver une place dans les institutions, et continuer à y agiter les idées.
Je retiens surtout que le projet de Serge Antoine  pour la prospective pour l’environnement en particulier, est plus que jamais d’actualité. Il est aussi plus que jamais d’actualité parce qu’il reste toujours à construire. C’est comme si en arrivant dans ce ministère, en 2002, j’avais droit au même projet, aux mêmes obstacles et aux mêmes questions que Serge Antoine quand il a proposé son projet. J’ai l’impression que c’est aussi cela que l’on me transfère avec ce flambeau, c’est-à-dire qu’il y a toujours une flamme à entretenir.
De plus, en participant à cette journée, je me rends compte que l’exemple de Serge Antoine permet aussi de croire qu’il est possible de faire advenir le changement à la croisée des avancées scientifiques, des démarches de la prospective et des politiques publiques, même si cela reste toujours à construire. Je garde espoir, mais je suis conscient que beaucoup reste à faire. J’ai bien entendu les remarques de Dominique Dron qui me donnent plein d’idées pour ce que l’on pourrait continuer à faire.
Un dernier point sur les prospectives, particulièrement sur l’environnement, deux chantiers me semblent essentiels et résonnent avec ce que j’ai entendu aujourd’hui.
D’une part, à l’échelle mondiale, dans tout un tas de questions d’environnement, dans toutes celles que nous essayons de mettre sur l’Agenda, tant en termes de changement climatique que de biodiversité, on fait continuellement appel à des scénarios prospectifs pour les mettre au cœur du débat. Pour exemples, les scénarios du GIAC pour le changement climatique, le Millenium Assessment pour la biodiversité. Selon moi, l’exemple du Plan bleu qui était un exemple de prospective dans un contexte de négociation internationale très complexe reste important et reste un modèle, un cas d’école intéressant sur lequel ce ministère a toujours à apprendre sur ce volet des prospectives au service de la gouvernance mondiale de l’environnement.
Mais je reste tout aussi inspiré par ce que j’ai entendu aujourd’hui en ce qui concerne l’échelle locale, les projets de territoires et les projets de développement durable des territoires. Et je crois que la prospective doit vraiment avoir un rôle pour essayer de ne pas esquiver les questions d’environnement majeures quand on fait des projets de développement durable territorial. Pour moi, la prospective, comme le disait Dominique Dron, est à la fois une opportunité pour faire dialoguer des acteurs locaux qui se retrouveraient difficilement à parler des conflits actuels, mais qui peuvent se parler plus facilement sur les questions du futur, mais c’est aussi un impératif de transparence pour que l’on construise une action collective locale sans perdre de vue les conséquences à long terme des projets de chacun sur les possibilités des projets des autres, et sur l’environnement.
Voilà pour moi une série de chantiers à l’échelle mondiale, locale mais aussi à l’échelle nationale pour lesquels les exemples de Serge Antoine restent importants, notamment parce que nous sommes toujours en train d’essayer de reconstruire ou d’agir pour l’environnement et pour la prospective dans une situation pas facile, et à l’exemple de ce qu’il a dû faire.

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Jean-Claude Oppeneau Ancien directeur du Srétie, ministère de l’Environnement sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

C’est avec beaucoup d’émotion que j’interviens aujourd’hui. Liée à 35 années de cheminement partagées avec Serge au ministère, au Comité 21, au niveau local aussi, car nous étions, tous deux, des élus de communes voisines. Il y a eu aussi notre amitié, notre penchant pour l’étude des civilisations et des grands espaces, notamment méditerranéens. Je viens donc témoigner rapidement de quelques exercices de prospective appliquée auxquels Serge se livrait, en encourageant aussi les voies où il estimait que nous pourrions planter les germes pour le futur, lui qui avait été chargé, en 1971, d’inventer la recherche sur l’environnement.
J’ai pris le parti de n’évoquer que quelques exemples significatifs rapides, techniques qui confirment son éclectisme et sa passion pour l’innovation : « Le plus léger que l’air », il a participé à réhabiliter la montgolfière, organisé « les fêtes de l’air et du vent à Arc-et-Senans », « Le bicentenaire de la Révolution française » fêté par l’envol de montgolfières le 1er janvier 1989 dans toutes les préfectures avec la diffusion à cent mille exemplaires du texte de la Déclaration des droits de l’homme illustré par Yona Friedman… Autant de manifestations qui marquaient son intérêt et cette fascination pour le milieu atmosphérique et ses secrets. La météorologie, la prévision du temps, l’utilisation des courants, la composition de l’atmosphère, d’où très tôt son approche sur le changement climatique.
Cette passion, d’ailleurs, se confirmait par sa prémonition sur l’intérêt du dirigeable. Je voudrais rappeler l’étude qu’il m’a demandé de mener en 1972, et que nous avons fait ensemble, sur la capacité et la possibilité du dirigeable dans le domaine de l’observation, du transport de charges importantes, de la surveillance des mouvements terrestres. Il est curieux de voir qu’aujourd’hui, en 2006, on parle beaucoup de dirigeables et l’on repense à ce qui était dans les études à l’époque. Aujourd’hui, on essaye de faire un grand dirigeable pour l’observation des mouvements terrestres et qui fait la grandeur d’un terrain de football : le système Isis. Par ailleurs, il ne faut pas oublier le fameux dirigeable lenticulaire, c’est-à-dire l’ellipsoïde qui permettait par sa géométrie d’être plus stable et de pouvoir emporter des charges importantes de lieu en lieu. Serge aimait aussi la cartographie, il faisait des cartes tout le temps, non seulement pour marquer le moment, mais aussi pour étudier les tendances sur ce qui allait arriver ou était arrivé.
Il y avait aussi l’intérêt que nous avions sur l’avion solaire. Souvenez-vous du 7 juillet 1981, la première traversée de la Manche avec un avion solaire. C’était le Solar Challenger réalisé à partir des travaux de Paul MacCready, un Américain. Cet avion a traversé la Manche en 5 heures et 23 minutes, à 48 km/h. Nous sommes partis, avec Serge, un matin très tôt à Cormeilles-en-Vexin, pour pousser l’avion solaire afin qu’il décolle. C’était la fête car Serge nous a appris aussi à ce que chaque événement soit un événement de fête. Nous avons beaucoup parlé pour voir comment mettre des cellules solaires, comment mettre l’hydrogène sur le futur avion et déjà, Serge avait pensé à cela.
On parlait donc d’énergie renouvelable dès 1972-1973, et il était déjà sur le sujet. Il y a trente ans, son intérêt s’est porté sur une éolienne particulière à axe vertical. Aujourd’hui, on en reparle pour en mettre dans la mer et récupérer l’énergie des courants.
Ce que l’on oublie toujours au sujet de la voiture propre dont on parle aujourd’hui, c’est que nous avons écrit en 1974 le premier document de la Documentation française sur la voiture propre et nous avions prévu qu’entre 2005 et 2010, on arriverait probablement à l’ère de la voiture électrique. Il est nécessaire de rappeler tout cela.
Sur l’international, nous avons lutté en 1983-1984 pour le Conseil d’environnement sur la coopération décentralisée. Il y a eu aussi le fameux centime pour « Solidarité eau », c’est-à-dire que pour chaque mètre cube d’eau utilisé par les Français, il y aurait un centime pour les pays en développement. C’étaient déjà, en quelque sorte, les objectifs du Millénaire pour le développement. Et une loi est passée l’année dernière, le 27 janvier 2005, la loi Oudin-Santini qui permet aux municipalités de consacrer un pourcentage de leurs dépenses d’eau pour les pays en développement. Pour moi, Serge était l’aventurier de l’innovation et de la vision de l’avenir, dans le domaine de l’environnement, tout comme nous avons connu à l’époque les aventuriers Bombard, Cousteau, etc. Ils étaient nos amis et des aventuriers de l’exploration du monde. Serge, avec cette ouverture d’esprit qui le caractérisait et qui privilégiait l’initiative, l’innovation mais aussi déjà la vision systémique, l’un des caractères fondamentaux du développement durable, était vraiment un visionnaire.
Ce soir, nous allons fêter les 50 ans de la société Bertin. Jean Bertin était un ami commun, avec qui nous avons beaucoup investi sur l’aérotrain. Déjà à cette époque, Serge avait soutenu cet aérotrain et cette société de l’innovation. Préparer l’avenir c’est aussi avoir une volonté. Je crois pouvoir dire que cette volonté, nous pouvons nous la rappeler dans l’action de Serge pour lutter pour une rivière qui est en train de mourir, la Bièvre, et qu’il a essayé de revivifier. Je crois que cette volonté sur la résurrection, la réhabilitation des milieux qui ont été complètement pollués et des sources qui ont été taries est ce qui caractérise Serge que je salue encore une fois aujourd’hui.

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« Prospective de la prospective »

Source : Revue Futuribles N° 100 , 9 pages (79-88), 1986

Auteur : Serge Antoine

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Article numérisé:

Il faut donner du temps au temps.

Cervantès
Les mystères de l’an 2000 s’estompent au fur et à mesure que l’échéance millénaire se rapproche. La prospective perdra, dans la célébration du troisième millénaire, un peu de son sel. Mais elle doit y trouver un supplément d’âme. Au-delà des efforts institutionnels de prévision et d’esquisse du futur, Serge Antoine nous montre que la prospective n’est possible que si elle est portée par la société tout entière : une société qui doit cultiver « l’instinct du long terme ».
Célébrer un anniversaire est l’occasion d’un regard sur le passé ; ce peut être aussi une occasion de prolonger l’avenir. La prospective, regard sur le futur, mérite qu’on la projette, elle aussi dans l’avenir. L’arroseur arrosé !

L’an 2000, mirage prospectif
Sur un mode mineur d’abord : celui du calendrier de fin de siècle. La prospective passera-t-elle le cap de l’an 2000 ? Cette année fétiche qui aura cependant beaucoup fait pour elle, l’enterrera-t-elle ? L’an mil a généré des peurs ; l’an 2000 aura, depuis 40 ans, nourri des best-sellers, sous-tendu des scénarios de films mais aussi, c’est vrai, beaucoup stimulé l’anticipation.
Le mirage « 2000 » se dissipera-t-il comme tous les horizons d’une vision qui finit par accommoder et s’en accommoder ? La dernière décennie 1990-2000 sera cependant encore fertile et l’on peut prédire un beau premier janvier 1990 et des sondages en grand nombre sur l’après 2000.
Certes l’éloignement stimule (horizons-gigogne) : il produit encore un peu d’effet dans le discours politique, mais il est, en tout cas, aujourd’hui d’un tir très court pour les vrais tenants du long terme. Nous sommes déjà à l’aube de cette année magique et cet horizon de fin de siècle ne fera même bientôt plus croire aux prévisionnistes et aux planificateurs qu’ils font de la prospective. Il faut s’y résoudre : l’an 2000 tombera bientôt dans le quotidien.
Le IIIe millénaire aura, lui, encore quelque temps sa vertu mais qu’en sera-t-il le 31 décembre 1999 (qui est un vendredi) ? Il faudra cultiver le siècle et sacraliser l’an 2025 pour avoir plus qu’un leurre devant soi.
Une prospective plurielle
Sur un mode moins ponctué par le calendrier, il est bon que l’on amorce une réflexion de fond sur cette prospective de la prospective. On y trouvera bien des interrogations sur les relations entre la société et son approche du long terme. Car il n’est pas de prospective sans une société prospective.
Sur la prospective elle-même, on peut être optimiste. Qui a dit qu’elle était, depuis 1974, passée de mode ? Il n’est pas exact, en tout cas, qu’elle ait été condamnée le jour où, en Occident, elle n’a pas annoncé la crise du pétrole, la crise tout court et les problèmes durables de l’emploi. Elle n’a certes pas tout prévu ni tout dit mais porte-t-elle toutes les responsabilités quand on sait que ses messages ne sont pas entendus et qu’ils sont mal relayés ? Il n’existe pas encore d’agence de presse de l’incertain ni de quotidien des lendemains ; et j’ai encore le souvenir de n’avoir, en 1972, pas pu faire passer, dans un colloque sur l’énergie, le moindre message sur l’annonce précise de la crise du pétrole pourtant annoncée par G. Teller et H. Kahn.
La prospective aujourd’hui se porte bien avec, il est vrai, des contrastes forts : vivante dans l’entreprise et certains secteurs professionnels (pas tous), nécessaire par essence dans d’autres domaines (stratégie militaire ou environnement mondial, par exemple), elle est décadente dans l’administration (en France, elle y a presque disparu depuis sept ans), et vagissante dans les collectivités décentralisées. Mais demain ?
L’optimisme pour la prospective peut se fonder sur les progrès évidents qu’elle a parcourus depuis vingt ans grâce aux perfectionnements de la cybernétique et de l’informatique. Elle est aujourd’hui prête à nous débarrasser de la prospective divinatoire ou incantatoire (H. Kahn). Elle est maintenant en mesure de passer des trajectoires univoques d’une extrapolation linéaire. Elle peut se nourrir d’imprévus et d’accidents et surtout prendre en compte les risques (P. Lagadec) tout à fait essentiels. Elle peut fertiliser les liaisons et nouer les interfaces qui sont l’humus de l’anticipation (on a toujours, pour la prospective d’un secteur, besoin de celle des autres).
On peut aussi et surtout faire entrer l’imaginaire dans le calcul, lui qui était, comme le « qualitatif » à la porte d’une prospective qui ne pouvait, il y a 50 ans, que prolonger les certitudes ou, à défaut, renvoyer au Meilleur des mondes (Wells).
L’art de la simulation est aujourd’hui au cœur de la réflexion ; la réponse aux scénarios multiples est l’affaire de quelques secondes. Par-dessus tout, le jeu (« gaming » est meilleur) est entré dans une pratique familière et relègue fort heureusement la prospective divinatoire ou assenée. Les pluriels des « Futuribles » ou d’« Arab alternative futures », par exemple, entrent aujourd’hui à plein dans la réalité, même dans les pays résignés ou ceux que l’on dit fatalistes.
Mais il n’est pas de prospective sans une société prospective et l’on devrait, à ce sujet, se poser plus de questions qu’on ne le fait. Allons-nous vers des sociétés qui prennent en compte davantage le long terme ou vers des sociétés de ­l’intemporel ?
La première réflexion devrait porter sur l’instinct sociétal du long terme. On ne pourrait alors que rappeler sa force dans les sociétés rurales anciennes où le relais de générations était d’autant plus fort que la durée de vie était courte et la durée des plantations longue. Planter une forêt pour dans trois cents ans ou greffer un arbre qui ne produira que 50 ans plus tard, quels beaux gestes de solidarité prospective ! La prospective était enracinée par cette nécessité ; par le rituel de sociétés qui se passaient le flambeau, de « sages » en fils. L’initiation à la prospective était presque la règle lorsque la prospective se reliait à l’immuable ou, en tout cas, aux changements longs, aux rythmes séculaires et aux mémoires collectives. Aujourd’hui, le regard sur le long terme n’est pas un réflexe : peu de domaines y poussent encore ; cependant, l’environnement mondial, la gestion des grandes catastrophes et le destin d’espaces entiers (les forêts, les zones sèches, les océans…), tout comme la troposphère et les climats sont des domaines où le regard doit porter loin, non pour le plaisir mais pour la survie ; les échéances comme Tchernobyl sont là pour nous réveiller. Les instruments de mesure se mettent peu à peu en place et ces tours de contrôle que sont les satellites viendront alimenter les avertissements, les alertes ou les programmes de recherche (« global change » par exemple). Après l’ordinateur, le satellite de télédétection est l’un des outils qui viendront conforter le regard global sur le long terme. Ces outils fantastiques de l’appréhension de la terre et de son devenir relaieront-ils la sagesse paysanne aujourd’hui disparue ?
Aujourd’hui – ou plus exactement en 1998 – la population urbaine dépassera dans le monde la population rurale. Puis, très vite, les proportions seront de 2/3, 1/3. La vie urbaine est trépidante. La société contemporaine vit à un rythme saccadé. L‘acte de planter, pari de la longue durée, sera bientôt pour elle un souvenir comme celui de la lenteur d’évolution ou les grandes continuités. Et même le subconscient n’y fera plus référence. La société vit et trépigne son quotidien. Elle consomme la mode et même le durable. Le mot de « gaspilha » venait du paysan gaulois. Aujourd’hui elle fait, avec la contraception, entrer la démographie dans les discontinuités. Où demeurera le réflexe prospectif dans une société qui, certes, innove, part dans l’espace et bouleverse la génétique, la morale et la biologie mais carambole le temps et l’aplatit. La société de communication qui immédiatise et rapetisse l’universel dans une a-géographie, où l’on réagit aux événements des antipodes avec la méconnaissance de ce qui est à sa porte, renforcera-t-elle la tendance à l’événementiel. La communication érige le temps en actualité et oblitère la mémoire. Une véritable « maladie du temps » naît avec l’instantané. Les nouvelles générations commencent à mesurer la perte de densité du temps. Le quotidien se gère en temps réel et même les grands investissements se réalisent vite : une centrale nucléaire en dix ans, un tunnel sous la Manche en six ans ; entre 1950 et 1980, c’est-à-dire en trente ans, une société comme la nôtre aura réussi à doubler son revenu.
La prospective était d’ailleurs bien adaptée aux « trente glorieuses » ; n’était-elle pas, elle-même glorieuse, collant bien au développement des sociétés industrielles ? Habituée à mesurer les plus, elle a, semble-t-il, été moins alerte pour compter les ralentissements, les crises et les reconversions. Parfois triomphaliste dans les années 1960 ou, en tout cas, expansionniste, la prospective serait-elle un fruit du développement ? Plus que celui de la prospérité d’ailleurs.
La géographie mondiale de la prospective aujourd’hui confirmerait cette thèse. Les pays jeunes, les pays en développement, voire en explosion, se sont mis à une prospective du long terme qu’il y a quelques années encore, ils étiquetaient comme un produit d’importation. La santé de la planification non extrapolatrice mais interrogative de ces pays est évidente ; les fêtes de la jeunesse sont la face ludique de cette prospective qui, en Europe, a peu d’occasions populaires d’être face à ses devenirs. L’intention du Parc de La Villette est un acte encore isolé1.
Des continents entiers qui ont décolonisé leur présent (avec difficulté) sont en train de coloniser leur futur en discutant leurs objectifs et en s’efforçant de mieux définir leurs identités. Les communautés européennes sont plus timides2, hésitantes devant la formulation de projets sociétaux. « Esprit » se contraint à rester technologique. Le contraste géographique de l’affirmation des espérances commence à s’accuser dans un monde pourtant dur pour les pays neufs. Les vieux pays ne sont plus portés comme au XIXe siècle par la croyance au Progrès.
L’industrie est la mère de toutes les ressources. Rien ne peut exister sans elle si ce n’est la misère. Elle répand l’influence qui donne la vie3.
Mais les inconnues véritables de la prospective sont davantage liées à la manière dont les sociétés assument leur avenir et pensent au long terme. Ici l’avenir de la prospective est incertain. Il ne s’agit pas des méthodes de prospective mais de la prospective portée par un peuple, de la prospective des personnes et des groupes plus que de la prospective des institutions.

De la prospective aux mains nues
L’ordinateur est une chance mais aussi un facteur de démission. « L’ordinateur a dit » est une forme de soumission. Alors qu’il fournit merveilleusement la possibilité de jouer, de rêver, faut-il encore que les peuples en aient l’envie. Cela ne se fait pas tout seul. L’instinct du long terme se cultive. Il lui faut de l’exercice, faute de quoi nous risquons d’être des ankylosés du long terme, des ankylosés du futur. Les faits porteurs d’avenir existent parmi la masse des données ou des idées reçues. Encore faut-il avoir la soif de les identifier.
Ceci veut dire qu’il faut non seulement générer une pédagogie de la méthode du long terme mais encore et surtout multiplier les exercices de participation. S’il ne faut pas pleurer sur l’enterrement de la « planification de papa » (Ozbeckhan), s’il ne faut pas s’affliger du déclin des plans centralisés, du moins faut-il s’inquiéter de voir, à ce niveau, la politique éradiquée de son espérance poétique : celle de la liberté de choisir entre plusieurs futurs possibles.
Car il est vrai que la prospective est une respiration. « Une journée de prospective, une année de santé » pourrait-on dire.
On ne consacrera jamais assez d’efforts à décentraliser la prospective et à la mettre à la portée de chacun. « Les villes naissent, les empires disparaissent » (Claude Nicolas Ledoux). La prospective n’en a pas tenu compte ou, du moins, pas les États décentralisateurs. La planification décentralisée, locale ou régionale devrait être une exigence. Depuis cinq ans en France, la décentralisation a été surtout juridique, règlementaire et institutionnelle ; elle n’a pas été accompagnée du moindre souci de pédagogie décentralisée. Futuribles l’avait suggéré : on ne l’a pas entendu.
C’est l’honneur – et la mission – des quelques équipes indépendantes de prospective que d’être les levains d’une renaissance du long terme comme souci de société. Leur réussite sera moins faite des annonces qu’ils pourront faire des étapes de l’avenir que de l’éducation en profondeur qu’ils auront pu prodiguer ou susciter ; rendre l’avenir familier ; habituer les sociétés à refuser l’inexorable pour regarder plus loin ; identifier les non-connaissances et cultiver les interrogations que tout l’appareil éducatif a tendance à fermer sur l’acquis ; célébrer l’inattendu ; et surtout mettre en avant la seule liberté qui existe : celle de pouvoir choisir entre plusieurs avenirs si on prend la peine de les regarder en face.

* Revue Futuribles, no 100, 1986, p. 79-84. Serge Antoine, membre du conseil d’administration de l’Association internationale Futuribles ; président de la fondation C. N. Ledoux pour les réflexions sur le futur (Arc-et-Senans) ; engagé dans la prospective de la Méditerranée 1985-2025 ; directeur de la Revue 2000 (1966-1978) ; membre de l’institut du Temps.
1. Une fête du futur est envisagée en 1990.
2. Serge Antoine, « Pas d’Europe sans prospective », Futuribles, no 8, automne 1976.
3. Claude Nicolas Ledoux (1736-1806), architecte et utopiste, est le créateur de la Saline royale d’Arc-et-Senans qui abrite aujourd’hui la Fondation qui porte en Franche-Comté son nom.

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Jean-Paul Delevoye Médiateur de la République sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006
Merci de m’avoir invité à participer à cette journée en mémoire de Serge Antoine.
Je voudrais, d’une seule phrase, rendre hommage à Serge Antoine. Lors de la réunion des Prix Nobel à Petra (Jordanie), Elie Wiesel disait : « Quand je rentrais de l’école, ma mère ne me demandait jamais si j’avais bien répondu. Elle me demandait toujours si j’avais posé la bonne question. » Selon moi, une des caractéristiques fondamentales de Serge Antoine est qu’il posait toujours les bonnes questions.
Lorsque j’étais président de l’Association des maires de France, j’avais la même passion que Serge Antoine. Lui était un géographe et cherchait à anticiper les variations du temps, mais quelque chose nous préoccupait plus encore et n’a fait l’objet d’aucune étude, à savoir l’évolution des comportements des personnes. Nous savons tous, et nous pouvons tous faire référence aux plus brillants esprits pour savoir quelle est la relation entre l’argent public et la croissance, entre la politique publique et la création d’emplois, mais personne n’analyse les effets comportementaux des politiques publiques. Souvent, j’ai eu des discussions avec lui sur l’analyse que j’avais faite des élections municipales de 1995 qui tournaient, en réalité, autour d’un seul slogan, qui a fait florès depuis : la fracture sociale. À l’époque, il y avait une adhésion collective sur comment vivre avec l’autre. Six ans plus tard, en 2002, toutes les campagnes municipales tournaient autour de la sécurité, ce qui veut dire : comment me protéger de l’autre ? Nous étions passés, en six ans de temps, de la volonté de vivre avec l’autre au refus de vivre avec l’autre qui gênait mon confort et mon quotidien.
Nous devons être attentifs à tous ces paradoxes dans lesquels nous vivons aujourd’hui. Toutes nos forces économiques sont en train de faire exploser nos frontières, le soleil ne se couche plus sur un espace économique d’entreprises. A contrario, l’obscurité frappe un grand nombre de nos concitoyens. Nous sommes aujourd’hui en train d’avoir les plus belles illusions, les plus beaux rêves offerts par la science et chaque jour, sur nos écrans de télévision, nous sommes obligés d’accepter que dans l’humain, il y a de l’inhumain. Nous sommes en train d’avoir un phénomène « ciseaux » de la planète qui fait que cette augmentation de la démographie crée la rareté de l’espace, de l’eau, etc., pendant qu’en même temps, le développement économique crée une force exponentielle de l’offre, de l’abondance. Nous allons avoir, en même temps, de plus en plus de fragilité et de moins en moins de turbulences ; nous sommes dans des horloges à rythme différent. Et aujourd’hui, il convient de restaurer le politique, car si les États n’ont pas d’âme et n’ont que des intérêts, on voit bien qu’aujourd’hui, la perception – à tort ou à raison – de l’impuissance du politique qui présume de son utilité va nous précipiter dans l’extrémisme.
Le fait d’avoir quitté le champ des convictions, et Serge Antoine était un homme de convictions, nous fait basculer sur les émotions. Nous ne cherchons plus à être convaincus du changement climatique, mais nous sommes complètement paralysés sur une inondation qui frappe un village. Ce champ de l’émotion est en train de nous ouvrir toutes les portes du populisme. Si je dis cela sur « Territoires et acteurs », c’est que si nous ne croyons plus à la réussite du collectif parce qu’il n’y a plus de vision politique, plus de croyance dans la réussite du collectif, qu’il s’agisse d’une entreprise, d’une famille, du monde ou d’un État, pourquoi alors accepter des devoirs qui sont, en réalité, des efforts pour un collectif qui ne nous assure pas un avenir meilleur ? À partir de ce moment-là, je refuse d’être citoyen et je cherche à être consommateur de droits. Qu’est-ce que le collectif peut m’apporter comme droits pour augmenter mon confort personnel ? Aujourd’hui, on va même, dans cette citoyenneté de droits, jusqu’à revendiquer le droit de contester le droit. « Tu conduis sans permis, tu n’as pas le droit. – J’ai le droit de nourrir ma famille. » « Tu mets ton huile dans l’égout, ce n’est pas bien. – J’ai le droit de faire les vidanges de ma voiture. » On voit bien qu’aujourd’hui, nous sommes dans un paradoxe où on refuse d’être un citoyen local donc, un responsable de son territoire, tout en étant formidablement attiré par la citoyenneté mondiale. « Je comprends le changement climatique, je comprends la solidarité nécessaire, mais je refuse de faire des efforts sur mon territoire. »
C’est quelque chose qui me paraît, aujourd’hui, un des éléments les plus porteurs de Serge Antoine. Pour ma part, j’avais donné ce triptyque en disant que je suis très inquiet de voir aujourd’hui que les trois moteurs qui font un citoyen sont retournés à l’envers. Premièrement, l’espace qui est négatif, « je vis dans un espace qui devient de plus en plus agressif ». Deuxièmement, le temps, « l’avenir est de plus en plus incertain ». Troisièmement, l’autre qui est « mon concurrent, mon adversaire, celui qui me coûte des impôts, celui qui va voler mon emploi, celui qui gêne mon confort quotidien ». L’adhésion à une cause environnementale, qu’il s’agisse de la protection de l’eau, de la réhabilitation d’une rivière comme la Bièvre, fait que, paradoxalement, si on se déchire sur des intérêts personnels, on peut se rassembler sur un projet et on inverse les moteurs. « Mon action crée un avenir positif, mon espace devient quelque chose de plus agréable au fur et à mesure que j’agis et l’autre devient un partenaire qui peut réussir collectivement ce à quoi j’aspire, à savoir un environnement meilleur. »
On voit bien qu’à un moment ou un autre, le défi le plus important de l’humanité qui sera, certes, sur l’aspect juridique des choses, sur le bien monétaire commun est de retrouver la confiance dans une institution de proximité que peut être une intercommunalité, une mairie ou un pays. Si l’on ne croit plus aux institutions, on ne croit plus à la force du droit et on va revendiquer le droit à la force. Monsieur Bush qui ne croyait pas à la force du droit de l’ONU a revendiqué le droit à la force des armées américaines pour envahir l’Irak. Si en tant que voisin, je ne crois pas à la force du maire pour régler mon problème, je revendique le droit à la force. Nous voyons bien que cette mécanique aujourd’hui fait que nous basculons, tout doucement, de la discussion à la confrontation et à la loi du plus fort.
Très mécaniquement, devant nous, et de façon hypocrite, on évite, et on reste dans des débats schématiques entre répression et éducation. Mais à quoi sert l’éducation si on n’a pas les limites de la répression ? Et à quoi sert la répression si on n’a pas la pédagogie de la sanction ?
Dans cette affaire, Serge Antoine avait cette vision extrêmement bénéfique de faire en sorte que l’on puisse transformer chaque personne en acteur responsable de son avenir. Cela veut dire aussi que peut-être, il faut que nous posions des questions totalement impertinentes. Ce droit à l’impertinence polie qu’avait très calmement Serge Antoine. Nous sommes tous aujourd’hui dans quelque chose d’incroyable, nous avons tourné le dos à nos instituteurs du XIXe siècle qui disaient qu’un problème bien posé est à moitié réglé. Serge Antoine avait l’habitude de bien poser les problèmes. Nous avons un talent fou pour mal poser les problèmes parce que nous nous autocensurons et refusons de regarder les choses en face. Or, la vraie peur du XXIe siècle, ce n’est pas la peur de l’allongement de la vie, mais c’est la peur de la mort sociale, du déclassement, de l’inutilité sociale. Et nous sommes bien obligés d’imaginer qu’aujourd’hui, à côté des liens marchands, il faut peut-être des liens non marchands, pour faire en sorte d’être fiers de ce que nous réalisons, même si ce n’est pas en contrepartie d’un salaire ou d’un statut social, pour faire en sorte d’être utile à quelque chose et peut-être à un projet de proximité.
C’est peut-être le plus beau cadeau que nous pourrions faire à nos concitoyens, et construire ou reconstruire aujourd’hui leur dignité perdue. C’est peut-être le plus bel hommage que nous pouvons rendre à Serge Antoine.

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Jean-Paul Fuchs Président honoraire de la Fédération des parcs naturels régionaux sur Serge Antoine

Journée d’hommage à Serge Antoine le 4 octobre 2006

Septembre 1966, il y a quarante ans, acte de naissance des parcs naturels régionaux.
C’est donc en septembre 1966, à Lurs-en-Provence, et durant cinq jours, qu’une centaine de personnes, des sociologues, des architectes, des hommes de théâtre, des conseillers d’État, des ministres, des préfets, des présidents de grandes associations, des techniciens, des fonctionnaires se retrouvent à l’initiative de la Datar. Ils se retrouvent avec des personnalités des pays voisins pour réfléchir à une formule différente de celle des parcs nationaux. Ces derniers ont été créés quelques années auparavant sur de vastes espaces pratiquement sans habitants. Il s’agissait de réfléchir à une formule nouvelle qui fait appel à l’initiative des collectivités locales, en particulier régionales.
Parmi les pays voisins, l’Allemagne avait, à l’époque, dix ans d’avance sur la France, avec des parcs dont la direction était décidée au niveau des Länder, et dont les objectifs correspondaient à ce que la Datar recherchait en priorité, à savoir définir des lieux de ressourcement pour les citadins.
Ce colloque était préparé depuis plus d’un an par Henri Beaugé et surtout par Serge Antoine. Il était alors conseiller référendaire à la Cour des comptes, chargé de la mission à la Datar auprès d’Olivier Guichard. Déjà à l’époque, il était visionnaire, et n’avait de cesse de dénoncer les risques que nos comportements, si nous ne les modifions pas, faisaient courir à la planète. Il avait une réelle capacité à mettre en relation les personnalités de tous horizons pour leur permettre de confronter leurs idées. C’est la raison pour laquelle Lurs a été une réussite.
Quelques années après, il disait :
C’était une époque miraculeuse dont je pleure tous les jours la disparition, une époque sans cloisons, ni horizontales ni verticales.
Des réflexions de ce colloque sont sortis quelques éléments de doctrines, exposés dans le décret du 1er mars 1967 qui est l’acte de naissance effectif des parcs naturels régionaux. « Décret gazeux », disait le Conseil d’État, mais signé néanmoins par De Gaulle dans sa DS, sur le parcours Élysée-Orly. Trois idées clés se sont dégagées de ce colloque, je les cite parce qu’elles ne sont plus les mêmes aujourd’hui pour les parcs régionaux :
– équiper les grandes métropoles d’équilibre en aires naturelles de détente pour les citoyens ;
– protéger la nature et les sites sur des ensembles suffisamment vastes ;
– faire face à la revitalisation des espaces ruraux en voie de désertification.
Au fond, ce colloque a jeté les prémices du développement rural. On ne comprendrait pas les parcs naturels régionaux sans Lurs, et on ne comprendrait pas Lurs sans les individualités qui y ont participé.
Les premiers parcs créés l’ont été, non pas par les initiatives de base, mais par la Datar. Leur nombre s’accroît rapidement en 1969, on en compte déjà vingt en 1977, trente en 1995 et quarante-cinq actuellement en 2006. Ces quarante-cinq parcs couvrent 12 % du territoire français, dans soixante-huit départements métropolitains et deux départements d’outre-mer. Ils sont très variés, de 15 000 à 300 000 hectares, et de 15 000 à 250 000 habitants, et concernent plus de trois millions d’habitants. Par ailleurs, de nouvelles demandes sont actuellement en discussion.
Depuis 1967, les parcs naturels régionaux ont bien évolué. Ne peuvent actuellement être parcs naturels que des territoires au patrimoine naturel de grande qualité qui s’organisent autour d’un projet concerté de développement durable, fondé sur la protection et la valorisation de ce patrimoine naturel, culturel et humain. Plus en détail, cela veut dire :
– valoriser le patrimoine naturel, culturel, humain ;
– favoriser un développement économique respectueux de l’environnement ;
– montrer qu’écologie et économie ne s’opposent pas mais sont complémentaires ;
– faire participer les élus et la population ;
– expérimenter et évaluer.
Au fond, c’est un projet de développement durable et un exemple de démocratie participative.
Les parcs naturels ne sont pas, comme l’étaient les premiers, fondés par l’État ou par l’administration. Ce sont des élus de base, des gens sensibles aux objectifs des parcs qui se réunissent, qui expriment leurs préoccupations, généralement avec des organisations professionnelles et des associations locales. Ensemble, ils fixent des objectifs consignés dans un document : la charte. C’est un rapport écrit qui matérialise les grands principes d’intervention, les équipements à créer, les actions à soutenir, à innover, à expérimenter. Toute commune, se trouvant dans le périmètre projeté, est libre d’accepter ou non cette charte, est libre d’adhérer ou non au syndicat à constituer. C’est le ministère de l’Environnement qui décernera le label pour douze ans, après avis de la région, du Conseil national de la protection de la nature et de la Fédération des parcs. Après douze ans, on recommence, on réunit toutes les personnes pour préparer une nouvelle charte. Je préside le parc du Ballon des Vosges, et nous avons organisé 300 réunions avec tous les maires pour essayer de définir une charte et tous les douze ans, on recommence. Aucun autre organisme, en France, ne se remet ainsi régulièrement en cause pour proposer, ensuite, un nouveau projet. Les décisions sont prises par un Conseil syndical qui est composé d’élus, et c’est évidemment ce conseil qui choisit le président qui sera le patron du parc.
Que fait un parc ? La mise en œuvre porte surtout sur l’agriculture, les problèmes d’environnement, de pédagogie d’environnement, de tourisme préservant la nature, de culture, d’activités économiques. Pour se faire, un parc emploie entre trente et soixante personnes. J’ajoute que les parcs gèrent souvent des réserves naturelles, c’est-à-dire des territoires qui ont un grand intérêt écologique et sont strictement protégés.
Nos parcs diffèrent de la plupart des parcs régionaux européens, et je ne vais prendre que deux exemples. En Allemagne, les parcs ne s’occupent que d’environnement, un seul s’occupe aussi d’économie, et n’emploient que de trois à cinq personnes. Et ce sont finalement les Länder qui décident de tout et qui nomment les présidents. En Espagne, chaque région donne son propre label et la qualité des parcs est extrêmement variable parce que les critères de chaque région varient eux aussi. La plupart des pays européens, et je les connais pratiquement tous, aimerait avoir notre mode de gestion, en raison à la fois de la démocratie de base et des lignes directrices nationales qui donnent une certaine unité à l’action des parcs, et parce qu’il est garant de qualité.
C’est au niveau international que des parcs français se développent aussi. Des parcs ont été créés au Brésil, au Chili, en Côte-d’Ivoire, au Bénin, au Maroc et dans bien d’autres pays encore. La Fédération des parcs qui est à l’origine de ces créations a un soutien appuyé du ministère des Affaires étrangères qui y voit un ferment de démocratie.
Serge Antoine serait content, sa semence a bien germé. Les parcs sont de plus en plus nombreux, les parcs étrangers nous envient, des parcs à la française se créent dans le monde. Et quelques jours avant sa mort, il nous adressait le message suivant :
Il y a dans les parcs naturels régionaux un devenir fortement vivant. Ne vous sclérosez pas, restez pragmatiques, continuez à innover et à occuper le territoire !

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